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L’Ennemi de la mort/10

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Calmann-Lévy (p. 106-118).

X


Après les froides pluies de novembre, l’hiver était venu. D’âpres gelées avaient raffermi la terre et durci les empreintes moulées dans la glaise des chemins, depuis le sabot à petits fers du paysan jusqu’au pied fourchu des bêtes noires. Au-dessus des taillis dépouillés aux sous-bois feutrés d’herbes sèches, les baliveaux de deux ou trois âges se dressaient noirs dans le ciel d’un gris d’ardoise. Sur les étangs encore libres, la sauvagine s’abattait par volées avec de grands frémissements d’ailes ; au-dessus des hautes futaies, des bandes de corbeaux erraient en croassant, à la recherche de quelque vieille bourrique crevée qu’on aurait jetée au milieu d’une lande.

Dans sa chambre, près de la cheminée où brûlaient sur les landiers des troncs d’arbres, Daniel travaillait à son mémoire. Souvent, à un tournant difficile, ou en quête d’une transition, il s’arrêtait, et la tête renversée sur le dossier du fauteuil, les yeux attachés au portrait de la belle dame du temps de Louis XIII, il semblait l’interroger. Si le mot ne venait point à son gré, ou la phrase, il plantait dans l’écritoire la plume d’oie dont tout à l’heure il se caressait la joue, allait à la fenêtre et, de là, regardait vaguement, à travers les vitres embuées par places, un roitelet ou un rouge-gorge furetant parmi les fagotières de la basse-cour. Quelquefois Jannic tracassait dans le fond, portant une fourchée de bruyère pour faire la paillade aux bêtes, ou brouettant du bois fendu à la cuisine. Pour Mériol, son maître, ne l’apercevait que rarement : par ce temps de morte-saison, il chassait en forêt ou bien, au moment des passages, était blotti dans une hutte au bord de l’étang des Oulmes, à l’affût des canards.

Après avoir considéré ce tableau rustique et promené ses yeux de-ci de-là, de César qui flânait en liberté, dans la cour, aux poules groupées contre un mur afin de s’abriter contre le vent du Nord, le docteur se remettait à l’ouvrage. Lorsqu’il était las, il prenait un bâton et s’en allait au hasard, faisant craquer la glace dans les ornières des chemins, ou bien traversait des brandes encore poudrées de givre, d’où parfois s’envolait bruyamment sous ses pieds une compagnie de perdrix effarouchées. Mais la vue du gibier ne l’induisait point à emporter un fusil dans ses courses : il ne chassait plus depuis que, peu d’années auparavant, il avait vu achever à coups de crosse une chevrette blessée, prise par les chiens. C’était une bonne âme, ce jeune docteur : il avait horreur des pratiques barbares des chasseurs qui enfoncent dans la tête d’une perdrix démontée une plume tirée de l’aile ; le cri du lièvre sous la dent des briquets lui faisait de la peine, et il sortait de la cuisine lorsque la Grande saignait un poulet.

Tout en arpentant les chemins et les bois, Daniel rêvait à sa cousine et il eût bien voulu savoir ce qu’elle faisait là-bas, à Ribérac ; quelle était sa vie, quelles étaient ses occupations journalières. Combien il eût été heureux de rencontrer quelqu’un venant de la voir, avec qui il aurait pu parler d’elle ! Cependant, au cours des pensées auxquelles il se complaisait, surgissait parfois le doute. Songeait-elle à lui, seulement ? Les sentiments qu’il avait cru deviner en elle étaient-ils autre chose qu’une amitié un peu tendre autorisée par la parenté ? Et puis, sans que rien se précisât dans son esprit, il sentait obscurément que beaucoup de choses les séparaient.

Alors il dissipait ses préoccupations amoureuses par un effort de volonté et reportait ses réflexions sur son travail. Il méditait en marchant sur la signification des faits recueillis par lui, les coordonnait et les reliait à son argumentation et aux conséquences qu’il en tirait. Mais, malgré ses efforts, au milieu d’un raisonnement, d’un rapport saisi entre deux faits d’ordre différent, souvent lui apparaissait la charmante figure de cette Minna au silence un peu énigmatique. Ainsi absorbé par ses cogitations opposées, il vaguait sans but certain et se retrouvait souvent loin du logis. C’est ainsi qu’entraîné, un jour, par ses rêveries ambulatoires, il se réveilla soudain en reconnaissant devant lui la misérable demeure de Gondet, « le médecin des fièvres » : il se souvint que depuis quelque temps il n’avait pas vu le bonhomme, qui pourtant piquait volontiers l’assiette au Désert.

Sur la lisière des bois, à l’orée d’une lande, au milieu d’un petit défrichement d’environ deux journaux, la bicoque était bâtie de bois et de torchis. Le terrain qui l’entourait, jadis cultivé, était envahi par les ronces, les herbes folles et des bruyères rases sous lesquelles se distinguaient encore les sillons : il semblait que l’homme eût renoncé à tirer sa nourriture de cette terre ingrate.

« Serait-il malade ? » se demanda le docteur. Et, ayant heurté à la porte, il entra.

Sur une méchante paillasse bourrée de fougères encadrée d’un châlit fait à la hache, le vieux gisait couvert de peaux de brebis amoncelées.

— Hé bien, Gondet, ça ne va pas ! interrogea Daniel en voyant les yeux brillants et la face rouge du malade, qui traversait en ce moment le stade de chaleur. Ces coquines de fièvres, hein ?

— Que non !

— Comment ! fit le docteur en lui prenant le poignet, vous n’avez pas la fièvre ?

Non, il ne voulait pas avoir les fièvres, le vieux Gondet. Comme il disait : « Un médecin des fièvres, les avoir, ça ne se pouvait ! Que penseraient les gens, s’ils le savaient ?… » Pourtant, après avoir longuement nié, il finit par convenir que ses remèdes n’y avaient rien fait…

— Votre secret vaut mieux que le mien, dit-il piteusement au docteur ; vous avez guéri Jannic, puis les drôles de Chantors…

— Et je vous guérirai aussi, comme eux, si vous le permettez !

— Si vous m’enseigniez votre secret, j’aimerais mieux ça.

— Mais je n’ai pas de secret ! C’est une poudre que je fais prendre…

— Oh ! les drogues, ça n’est rien ! répliqua le vieux. C’est la manière de les donner et puis les paroles qui font tout.

Enfin, vivement pressé par Daniel, il consentit à se laisser guérir. Mais il fallut lui promettre, sous la foi du serment, de n’en parler à personne, ni au Désert ni ailleurs.

— Vous comprenez, disait-il naïvement, si ça se savait, je perdrais toutes mes pratiques !

Les pratiques de Gondet ne le payaient pas en deniers : il allait par le pays, entrait dans les maisons, à l’heure des repas de préférence, ordonnait ses prétendus remèdes lorsqu’il y avait des fiévreux, et percevait aussitôt ses honoraires sous la forme d’une écuellée de soupe, de « miques » de blé d’Espagne, ou encore de bouillie de millet. S’il se trouvait anuité au loin, le médecin des fièvres couchait dans les fenils des granges, et, ainsi faisant, il courait la Double et passait des trois ou quatre jours hors de chez lui. Il visitait aussi quelquefois des logis hospitaliers où l’on n’usait pas de ses remèdes, comme le Désert, et ne se faisait pas trop prier pour s’attabler au moment du dîner. Lorsque le temps trop mauvais lui défendait de sortir, il vivait de châtaignes ramassées dans les bois, de raves arrachées dans quelque champ, de grains de maïs grillés devant les tisons…

« Singulier homme ! » se disait le docteur en s’en retournant, après lui avoir donné du quinquina et fait les recommandations nécessaires.

Et, en effet, Gondet aurait pu avoir une existence meilleure chez un de ses fils qui possédait un bien devers Siorac ; mais il n’avait jamais voulu abandonner la Double ni sa misérable cabane isolée dans les bois, loin de toute habitation.

Ailleurs il n’eût pas été le médecin des fièvres, quelque peu sorcier, qui était considéré des paysans et même un peu craint : car, outre le pouvoir de guérir la maladie, qu’on lui attribuait en raison de quelques heureuses coïncidences, on lui croyait aussi celui de jeter des sorts sur les hommes et les bêtes.

« La nature humaine est la même partout, sauf les modifications dues au milieu, pensait Daniel ; ce bonhomme tient à sa réputation tout comme Broussais ou Récamier ! »

Ayant ainsi conclu mentalement, et comme il arrivait à la croisée de deux chemins, il leva la tête et aperçu venant à lui M. Cherrier sur sa mule.

— Je t’apporte les renseignements de la commune de Saint-Étienne, dit le notaire en serrant la main du docteur, après avoir mis pied à terre. Mais ça n’a pas été sans peine ! Le maire, qui demeure hors de la commune, ne savait seulement pas où étaient les registres et les papiers. Nous les avons retrouvés pièce à pièce dans des tiroirs, au fond d’un placard, et sur le haut d’une armoire à linge…

En suivant ces propos, ils atteignirent le Désert.

— Ha ! monsieur Cherrier, vous arrivez bien à la bonne heure ! s’écria la Grande. Il y a dans le charnier, vous attendant, un beau lièvre au croc !

— Ça va bien, Sicarie ! mets-le à la royale ! tu as tout le temps : je couche ici.

— Tant mieux, monsieur Cherrier ! vous nous direz quelque joli conte, ce soir, à la veillée !

Bientôt survint Mériol, qui traînait par le licol la bourrique prêtée quelque peu auparavant à l’homme de Saint-Étienne.

— Eh bien, interrogea Daniel, pourquoi ne la rendait-il pas ?

— Il en avait besoin.

— Il n’est pas gêné !… Enfin, il l’a rendue.

— Eh ! je l’ai emmenée de force !

— Voilà comme sont nos paysans ! dit M. Cherrier.

Faites-leur du bien, ils en abusent… Celui-ci a fait crever ta bourrique de faim, ça se voit assez, et, si tu avais tardé un peu plus à l’envoyer querir, il l’aurait dite sienne et il ne te l’aurait pas voulu rendre !… C’est à dégoûter d’obliger les gens !

— C’est la misère qui les rend comme ça ! objecta doucement Daniel.

Vers dix heures, ayant soupé d’un excellent appétit, et réjoui tout le monde de ses devis pittoresques, M. Cherrier se coucha, l’estomac satisfait, la conscience tranquille, et ne fit qu’un somme jusqu’au lendemain.

— Quel diable de temps fait-il, Daniel ? demanda-t-il, le matin, en s’étirant. On n’y voit brin.

— Nous allons le savoir.

Et, prenant un gourdin à son chevet, Daniel en frappa trois ou quatre coups sur le plancher.

Un instant après, la Grande accourut et répondit aux interrogations :

— Oh ! vous autres pouvez rester encore au lit : il commence à neiger.

— Diantre ! s’écria M. Cherrier, alors je m’en vais : je ne veux pas être claquemuré ici par les neiges.

— N’ayez crainte, fit Daniel, on vous soignera bien !

— Je le crois ; mais, mon ami, j’ai un contrat de mariage pour demain… Sicarie, dis à ton bavard d’homme de seller ma mule.

— Bien ! répondit-elle en riant.

Et, une demi-heure après, ayant bu un verre de vin blanc, le notaire s’en alla. Il emportait dans un bissac une couple de canards sauvages tués par Mériol.


Bien avisé avait été M. Cherrier de rentrer chez lui : la neige tomba sans discontinuer pendant deux jours, en sorte que dès le lendemain elle avait deux pieds d’épaisseur.

Dans la maison, chacun s’occupait à sa manière. Mériol, au fond du « canton » de la cheminée, où brûlaient d’énormes « cosses » ou souches, son briquet couché en rond entre ses jambes, faisait de ces traîneaux de bois en forme d’arête de poissons auxquels les braconniers de la Double attachent les collets pour le lièvre. En face de lui, Jannic, la chatte à ses côtés, fabriquait des pièges à taupes. Cependant la Grande, sa quenouille au flanc, filait en se promenant par la cuisine.

Enfermé dans sa chambre, Daniel s’était remis au travail et faisait crier sa plume sur le papier. De temps à autre, Sicarie, quittant sa quenouille, entrait sans bruit, apportait une bûche, raccoutrait le feu et s’en allait. Quelque envie qu’elle en eût, elle ne disait rien, pour ne pas déranger son « petit ». Mais, en passant derrière le fauteuil, elle lui posait avec précaution une main sur l’épaule comme pour lui dire : « Si tu as besoin de moi, je suis là. » Et elle était heureuse quand Daniel l’interpellait :

— Ma Grande, apporte-moi une poignée de graines : il faut que tout le monde vive !

Et, après qu’elle était revenue, empressée, il ouvrait la fenêtre et dans la cour jetait du millet aux petits oiseaux affamés, ce qui faisait dire à la bonne femme :

— Ah ! tu n’es point bâtard, non ! Comme ton défunt père, tu as horreur de voir souffrir autour de toi, bêtes ou gens !… C’est dommage que tu ne sois pas riche comme ton cousin de Légé !

Et Daniel de sourire…

Ainsi tombée sur le sol glacé, la neige tenait bien et empêchait toute communication de la maison bloquée avec les environs. Par les trous de la haie, les lièvres venaient au gagnage dans le jardin et broutaient quelque plante à moitié gelée. Dans les terres jouxtant le Désert, les sangliers, ne pouvant plus muloter dans les labours ni vermiller dans les prés durcis, fouillaient la neige du groin et dévoraient les feuilles des raves. La nuit, parfois, un loup affamé, sorti de son liteau, venait rôder autour de l’habitation et, sentant les brebis à l’étable, poussait des hurlements prolongés auxquels répondaient les aboiements furieux de César. Pour les hôtes des vieux logis bien clos, la vie extérieure était suspendue : hommes et bêtes, à l’abri, espéraient patiemment le dégel.

Au bout de quelques jours, fatigué de cette réclusion, Daniel prit un bâton et sortit, emmenant le chien. Sous ses pas, la couche blanche cristallisée par le gel se tassait en bruissant et ralentissait sa marche. En passant près du petit cimetière enseveli sous la neige que le vent avait amoncelée, le jeune homme donna un pieux souvenir aux siens endormis là, puis poursuivit son chemin au hasard. Fréquemment il remarquait les traces de bêtes de rapine, — renards, blaireaux, fouines, belettes, — chassées de leurs tanières par la faim. Plus loin, tout à coup, au sortir d’un bois, il vit devant lui se profiler la tour du signal, sombre sur la colline blanche, et l’idée lui vint de contempler d’en haut le paysage hivernal.

Arrivé péniblement au sommet, il entendit un léger bruit, et, levant la tête, il vit dans l’enchevêtrement de la charpente une famille d’effraies rangées sur une poutre : le père, la mère et quatre jeunes, qui le regardaient de leurs yeux ronds, étonnés.

« Ne craignez rien de moi, petits amis ! pensa-t-il. Mais gardez-vous bien de l’homme, stupide et féroce, qui en récompense de vos précieux services, vous clouerait sans pitié à la porte de sa grange ! »

Un moment, il songea, indigné, à l’inepte cruauté des populations qui exterminent les oisillons destructeurs d’insectes nuisibles, et font une guerre sans pitié aux rapaces nocturnes, ennemis des rongeurs malfaisants.

« Allez, pauvres imbéciles, continuez !… Et, lorsque les chenilles et les rats des champs dévoreront vos récoltes, gesticulez vers les nuages, lamentez-vous, faites des prières et demandez des exorcismes pour les bannir !… »

Puis, un peu apaisé par cette objurgation mentale, Daniel reporta ses regards sur le paysage qui s’étendait devant lui.

Un immense linceul enveloppait la Double. Les terres, les prés, les landes, les friches, semblaient nivelés. Plus trace de chemins ; dans les bois, les sentes avaient disparu. Par endroits, les hautes falaises érigeaient leurs masses sombres sur la blancheur de la campagne déserte. Les vieux châtaigniers dressaient vers le ciel gris leurs maîtresses branches habillées de neige, semblables à des squelettes blanchis. Comme de grandes taches éparses dans le pays, les étangs étalaient leurs eaux noires au milieu des neiges environnantes. Çà et là, de rares hameaux montraient sous leurs tuilées pures les murs sales de leurs misérables demeures. Au loin, des maisons disséminées, perdues entre les taillis neigeux, grisaillants, laissaient monter dans l’air froid un filet de fumée bleuâtre qui se confondait bientôt avec le ciel obscur. Dans les défrichements, autour des habitations, des vignes perçaient la neige de l’extrémité de leurs ceps tordus, et les seigles recouverts comme d’une ouate épaisse attendaient le printemps à l’abri de la gelée.

Daniel considérait ce tableau mélancolique, et, par la pensée, se représentait les choses et les êtres invisibles. Les pauvres gens mal vêtus, serrés autour de l’âtre rustique, où brûlait sur de grosses pierres un feu de bois vert qui enfumait la cahute obscure… Puis, dans les étables tièdes des métairies, les bœufs pensifs ruminant sur la bruyère, et parfois remuant leur chaîne avec de sourds meuglements. Enfin, parmi les cimes des grands arbres, les oiseaux enjuchés, immobiles, les plumes hérissées, et, au fond des bois, dans les gaulis et les halliers impénétrables, les bêtes sauvages, rousses et noires, tapies sur le ventre, attendant la nuit pour aller au gagnage et à la proie.

Nul bruit sur cette nature ensevelie ; pas un chant de coq, pas un mugissement de vache appelant son veau, point d’abois de chiens ou de cris de bêtes, rien. Un silence sinistre planait sur la campagne solitaire, interrompu seulement, à de longs intervalles, par le coup de fusil lointain de quelque bourgeois désœuvré, sot massacreur de petits oiseaux qu’attirait la graine de foin semée à l’exprès dans sa cour déblayée.

À une petite lieue, au sommet d’une butte, la tour pointue de Légé se haussait sur l’horizon, dominant le pays. Tournant ses regards de ce côté, Daniel revit la chambre de sa cousine, et elle-même dans son lit, gémissante et peureuse : « Mon cousin, je suis perdue !… » Il lui semblait encore avoir sous ses lèvres ce beau bras blanc, aux chairs délicates, marqué par les crochets venimeux de deux petits points rouges à la saignée… Et il soupirait.

Depuis plus de deux mois qu’elle était partie, il n’en avait reçu aucune nouvelle. La petite provision de quinquina qu’elle avait envoyée alors était épuisée depuis une quinzaine, et elle ne l’avait pas renouvelée, bien que ce même Gary fût revenu, la semaine dernière encore, de Ribérac où il avait porté des provisions. Cela ne semblait-il pas impliquer l’oubli, ou du moins une légèreté inquiétante ? Cependant, comme il lui était pénible d’accuser l’indifférence de Minna, Daniel cherchait des raisons à sa réserve, et, parmi celles qu’il trouvait, une lui était plus désagréable que l’oubli lui-même : la vision d’un rival inconnu passait devant ses yeux obstinément fixés sur le château de Légé, et lui faisait serrer les dents… Puis il repoussait vivement cette idée poignante et se forgeait des explications improbables : peut-être était-elle malade ? ou en voyage ?… Il se pouvait aussi que M. de Légé s’opposât à des relations de parenté trop amicalement suivies…

Daniel resta là, un moment, préoccupé, songeur, tandis que César, à ses côtés, sur la plate-forme, humait les émanations des bois. Puis, soudain, réveillé par le froid, il descendit et revint au Désert…

Quelques jours plus tard, ce fut le dégel, suivi de pluies diluviennes, qui firent de la Double un vaste marais. Ensuite il y eut des retours de froid, des brouillards glacés et des gelées avec de pâles rais de soleil, les après-midi. L’hiver tirait à sa fin ; un jour, revenant de voir une femme en couches, le docteur aperçut dans un bois une fleur de perce-neige : « Ah ! voici l’avant-courrière du printemps ! »

Et, tandis que s’achevait l’hiver, son mémoire s’achevait aussi. Après des alternatives d’optimisme et de découragement, il l’avait conduit jusqu’à la conclusion. Tout au plus y avait-il encore des corrections de style à faire, et quelques points mal connus à éclairer.

Alors Daniel serra le manuscrit dans son tiroir, afin de l’y délaisser pour le revoir plus tard, la tête fraîche et l’esprit libre des soucis de la composition.