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L’Ennemi de la mort/35

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Calmann-Lévy (p. 410-420).


XXXV


Les années se passèrent sans événement notable pour Daniel et les siens. Ils vivaient oubliés de tous, pauvres et résignés, lorsque à l’occasion d’un accident vulgaire, fréquent alors dans ce pays, le malheur rentra sous leur toit.

La vache, qui le jour paissait en liberté, un soir ne revint pas à l’étable. Toutes les recherches de Daniel ayant été vaines, il en conclut finalement qu’elle avait été volée. Comme le surlendemain était jour de foire à Neuvic, il s’y rendit, présumant que le voleur tâcherait de la vendre là.

Noémi, qui avait voulu l’accompagner par curiosité, était alors une mignonne fillette de quatorze ans, grandette, svelte, avec une poitrine naissante, de longs cheveux et de beaux yeux noirs comme ceux de sa mère.

Lorsqu’ils furent à Neuvic, la foire était dans son plein. Il faisait une lourde température de juillet. Dans le foirail les bœufs et les vaches accouplés au joug, serrés flanc contre flanc, étouffaient, et tourmentés par les mouches, parfois mugissaient sourdement d’impatience ; difficilement les bouviers réprimaient leur humeur en leur appliquant un coup d’aiguillon sur le nez. Dans cette atmosphère surchauffée par le soleil brûlant et par la tiédeur moite émanant des bestiaux, dans une odeur d’étable au vague relent de vanille qui eût affadi l’estomac d’un citadin, les paysans discutaient bruyamment des prix, faisaient des marchés avec force jurements, reniements et tapes sèches qu’échangeaient leurs mains calleuses.

Entre les rangs pressés, Daniel et Noémi passaient lentement et cherchaient à reconnaître leur vache, en regardant d’un côté les têtes cornues, de l’autre les croupes fauves et les cuisses où se plaquait une épaisse couche de bouse desséchée.

Soudain, tandis que le père et la fille se trouvaient au milieu du foirail, quelque chose d’étrange, une espèce de terreur panique frappa, rapide comme l’éclair, l’immense troupeau. Comme si tous avaient été assaillis simultanément par des nuées d’œstres et de taons, les bœufs foncèrent en avant et se ruèrent affolés dans toutes les directions avec des meuglements furieux. Les cornes dressées, les croupes soulevées comme des vagues rousses, les queues roides fouettant l’air, les yeux farouches, un millier de bêtes en furie, dans une poussée irrésistible et tumultueuse, bousculaient et renversaient tout devant leur front armé. Les jurons des paysans accrochés aux cornes, frappant de l’aiguillon, les glapissements épouvantés des femmes et des enfants, les cris de douleur des gens atteints par un coup de corne ou foulés aux pieds, tout cela mêlé aux mugissements se brouillait au-dessus du champ de foire en un formidable bruit confus, en une prodigieuse clameur sinistre qui s’accordait puissamment avec l’horreur de la scène.

Puis, comme il arrive en ces désordres-là, les bœufs s’arrêtèrent subitement, les beuglements cessèrent, et l’on n’entendit plus que le brouhaha des gens échappés sains et saufs de la bagarre et les plaintes des blessés.

Parmi ceux-ci, d’aucuns avaient de fortes contusions : d’autres, des côtes enfoncées ou des membres cassés. Malheureusement, il y avait aussi des morts : un vieux paysan de Bénévent, dont les boyaux sortaient par le pont-levis déchiré de sa culotte en grosse étoupe, et la pauvre petite Noémi. En vain son père avait cherché à la préserver en la prenant dans ses bras : elle avait reçu dans le flanc un terrible coup de corne.

Et maintenant le père atterré tenait contre sa poitrine l’enfant immobile, dont les petits bras pendaient autour de son col.

Lentement il quitta le champ de foire et s’assit sur une banquette de pierre, sa fillette morte sur ses genoux. Il ne songeait point à des secours inutiles, car il avait senti contre lui le frémissement de la vie qui s’échappait de ce petit corps frêle, mais silencieusement il baisait la jolie tête pâlie qui reposait sur son cœur.

Bientôt il y eut autour de lui une affluence de curieux qui faisaient des remarques et discouraient sur ces paniques dont la cause est obscure. Les uns les attribuaient à un chien courant entre les jambes des animaux ; d’autres, à des insectes très redoutés des bœufs et dont le seul bourdonnement les rendait fous. Enfin d’autres prétendaient que ses affolements subits étaient dus à une certaine poudre lancée furtivement par des filous, intéressés à créer du trouble, dans les naseaux d’un bœuf dont la terreur se communiquait comme une décharge électrique à tout le champ de foire.

Daniel entendait ces propos sans presque en saisir le sens, absorbé dans la contemplation muette de son malheur.

Puis, des gens de la ville intervinrent : on l’emmena à l’hospice où le petit corps fut déposé sur un lit. Ensuite, vers le soir, un vieux homme en lunettes, le magister du lieu, se présenta, qui demanda au père les renseignements indispensables pour rédiger l’acte de décès.

Et, à dix heures, Sylvia, informée par un voisin qui avait vu l’accident, arriva. Elle se pencha sur sa fille, — son dernier enfant, — et, l’étreignant de toute sa force, elle sanglota d’un cœur désespéré. Enfin, lasse, n’ayant plus de larmes, elle vint s’asseoir près de Daniel et laissa tomber sa tête sur l’épaule de son ami :

— Père ! lui soufla-t-elle à l’oreille, je suis lasse de la vie, bien lasse !

— Courage, ma Sylvia, courage ! fit-il en l’entourant de son bras.

Ils passèrent ainsi la nuit, à la lueur d’une veilleuse qui éclairait faiblement la « chambre des morts », comme on l’appelait.

De grand matin, après avoir été clouée par le menuisier dans un cercueil de bois blanc fait au dépens de la mairie, la petite Noémi fut portée tout droit au cimetière, — dans un coin profane destiné aux suicidés, aux morts-nés, aux huguenots et, le cas échéant, aux suppliciés par justice. Quand le cercueil fut descendu au fond de la fosse, tandis que la mère agenouillée pleurait, la figure entre ses mains, et que le fossoyeur rejetait la terre dans le trou, Daniel murmurait d’une voix basse et grave :

— Adieu mon enfant chérie, fille de mon esprit et de ma chair. Dors en paix, au sein de la nuit éternelle et profonde. Tu es désormais à l’abri des passions fatales, de la misère et du malheur. Tu auras ignoré les joies de l’amour et de la maternité, mais aussi tu ne connaîtras pas la douleur de perdre l’un après l’autre tous tes enfants !… Adieu, ma fille !…

Sur le chemin des Essarts, le père et la mère allaient tristement, échangeant de loin en loin une brève réflexion, une parole, qui étaient la simple expansion de leur douleur. À moitié route, Sylvia s’accrocha de ses deux mains jointes au bras de Daniel :

— Aide-moi un peu à marcher ! dit-elle.

Lorsqu’ils furent seuls dans la maison noire, elle s’affaissa sur une escabelle, frissonnant malgré la chaleur. Lui fourragea dans les cendres du foyer avec une chènevotte soufrée et alluma une chandelle de résine. Puis, dans la demi-obscurité, ils se regardèrent, et, avec une indicible expression d’accablement, Sylvia répéta sa lamentation de la nuit :

— Père ! je suis lasse.

— Prends courage, Sylvia !

Et, tout doucement, d’une voix basse et affectueuse, il s’efforça de soutenir la pauvre femme qui succombait sous le poids de sa peine. Certes, il comprenait la griève douleur qu’elle éprouvait et il la partageait, mais cette douleur, si légitime qu’elle fût, devait être maîtrise par la raison. Combien de mères étaient dans son cas ! Elle avait eu le meilleur de sa fille, les innocentes caresses de l’enfance et les premières effusions de l’adolescence : que pouvait-elle espérer de plus précieux ? Après avoir vécu pour les siens, la jeune fille allait bientôt vivre pour elle-même. À sa mère elle eût préféré un homme, un étranger qui l’aurait arrachée des bras maternels pour l’emmener au loin peut-être… Et savait-on si ce n’était pas pour Noémi elle-même un grand bonheur que d’être morte à l’âge des illusions juvéniles ? Que de fois peut-être elle eût maudit le jour de sa naissance ! Maintenant elle était à l’abri de toutes les adversités, de toutes les cruautés du sort, de toutes les douleurs physiques et morales qui harcèlent les humains. Elle était dans un séjour de paix où nulle hostilité ne pouvait plus l’atteindre, d’où nulle puissance ne la pouvait chasser !

Et Daniel faisait appel à l’énergie de cette mère désolée, la conjurait de se montrer forte contre elle-même et supérieure à toute l’injustice des événements. Si elle s’abandonnait sans mesure à son chagrin, non seulement elle se rendrait plus malheureuse, mais elle le rendrait plus malheureux aussi, lui qui aurait à porter, outre la tristesse causée par la mort de sa fille, l’affliction de son amie désespérée.

Pendant que le docteur parlait ainsi, à demi-voix, Sylvia tournait vers lui son visage de mère douloureuse sur lequel coulaient des larmes qu’elle s’efforçait en vain de réprimer. Comme il arrive d’habitude en ces occurrences, les considérations générales ne la touchaient guère. Mais lorsque, laissant cela, Daniel recourut à des arguments personnels, — invoquant leur mutuelle affection, les consolations qu’ils se devaient réciproquement, l’obscure douceur qu’ils avaient à subir ensemble la même infortune, — Sylvia sentit que, si sa sollicitude maternelle était désormais sans objet, il lui restait l’obligation d’être pour celui qui l’aimait tant, une compagne attentive et dévouée.

Alors, au milieu de ses pleurs, le visage de la pauvre femme s’illumina pour cette réponse :

— Je serai courageuse, va, père, pourvu que tu me soutiennes, toi qui est fort !…

Et, en vérité, elle se montrait vaillante, la mère sans enfants. Mais depuis le rapt du petit Nathan elle était gravement atteinte, et la mort violente de sa Noémi avait encore meurtri son cœur malade. Afin de ne pas contrister Daniel, elle faisait appel à toute son énergie et dissimulait ses souffrances sous une mine tranquille. Longtemps elle alla ainsi, cachant son mal, lorsqu’un jour, comme elle marchait par la maison, le docteur la vit s’arrêter subitement et porter la main à son côté gauche. Il l’interrogea. Elle avait ressenti un élancement qui lui avait presque fait perdre haleine.

Alors il l’ausculta. Après un moment d’examen, le pauvre homme vit clairement qu’il n’avait pas achevé de parcourir le chemin douloureux où une sorte de fatalité l’avait engagé.

— C’est un peu de fatigue, dit-il bientôt en remettant la brassière. Il te faudra éviter toute chose pénible… Tu n’iras plus à la fontaine, ni au bois…

— Alors je vais devenir une paresseuse, une bonne à rien ?

— Non, ma fille. Mais c’est assez que tu t’occupes aux petits soins du ménage : je ferai le reste… Tu m’entends bien ? C’est le médecin et l’ami qui l’ordonnent, il faudra leur obéir ! acheva-t-il avec un demi-sourire, en l’embrassant.

— Oui, père ! je leur obéirai… Je ne veux pas te laisser seul : qui aurait soin de toi ? fit-elle en souriant aussi.

Chacun d’eux cherchait à rassurer l’autre, mais c’était en vain : le docteur ne pouvait être trompé là-dessus, et, quant à Sylvia, elle ne doutait pas qu’elle ne fût profondément touchée.

Comme si elle eût voulu épuiser avant de mourir l’infinie tendresse qui était en elle, Sylvia maintenant avait souvent des épanchements qui remuaient le cœur affligé de Daniel. La pensée que bientôt, peut-être, elle ne serait plus là pour entourer son ami de son zèle affectueux, l’obsédait péniblement.

Un jour qu’elle s’agitait un peu trop au gré du docteur, pour préparer leur maigre souper, il l’obligea de s’asseoir :

— Laisse-moi faire, Sylvia !

— Je t’obéis, père ! Car je ne veux pas mourir !… Qui t’aimerait, si je n’y étais plus ?

Dans cette nature ardente et généreuse, l’esprit et la chair, le cœur et les sens étroitement unis avaient une même activité qui se témoignait naïvement :

— Il faut être sage, ma mie ! lui disait parfois le docteur, sur un ton de plaisanterie légère ; les émotions vives ne te valent rien !

— Ô mon doux ami, qu’importe ?… puisque je dois mourir, que ce soit dans tes bras !

Une autre fois, en essuyant une larme, elle murmurait :

— Maintenant que je n’ai plus que toi à aimer, il me semble être revenue au temps de ma jeunesse… Te rappelles-tu la première fois que je te vis après ton retour de Montpellier ? J’étais venue au Désert sur la bourrique du moulin, et, toute drôlette que j’étais, lorsque tu me regardais il me semblait que j’étais tienne déjà… Et ce soir des fenaisons, plein d’étoiles, où, jeune pucelle amoureuse, je me donnai à toi au pied de la barge de foin embaumée !… Je voudrais bien savoir si le cerisier que je plantai en cet endroit même a prospéré ? ajouta-t-elle au bout d’un instant.

— Oui, ma fille, il est beau et vigoureux ! Passant par là vers la Saint-Jean, je l’aperçus tout rouge de cerises.

Elle lui jeta ses bras autour du cou, prise d’une émotion subite :

— Je veux vivre encore pour t’aimer ? fit-elle. Pauvre ami ! tout seul que deviendrais-tu ?

Et, dans une autre occasion, elle lui disait encore :

— Ce qui me rend fière, c’est que tu m’as aimé librement, sans maire ni curé, par ton seul vouloir ; et que moi, je t’ai aimé, non point par intérêt, mais pour toi-même, et davantage dans le malheur que dans le bonheur !

Ces effusions étaient en quelque sorte le testament moral de cette femme qui se sentait mourir.

Un jour, comme, debout devant la table elle taillait la soupe pour le déjeuner, Daniel entra, venant du travail. Elle tourna la tête vers lui, et, au moment où il s’approchait pour l’embrasser, elle défaillit dans ses bras :

— Pauvre père ! fit-elle en le regardant avec un profond soupir.

Elle n’en put dire plus, elle était morte.

Le malheureux docteur la porta sur son lit, et, s’asseyant auprès, il courba la tête sous ce nouveau coup, pourtant prévu. Puis il se redressa, regarda longtemps, fixement, le visage pâli de Sylvia, où se voyait encore l’angoisse désespérée qu’elle avait éprouvée en quittant son ami, et sortit de la maison.

Il faisait un clair soleil d’avril. Le temps était doux l’herbe verte, les bois d’alentour feuillus, les ajoncs de la lande étoilés de fleurs jaunes. Dans les pommiers fleuris du jardin, voletaient des pinsons amoureux…

Fermant la porte à clef, Daniel s’en fut chez le maire de la commune.

— Nous n’avons pas d’endroit dans le cimetière pour les huguenots, objecta celui-ci.

— De tout temps, nous enterrons nos morts chez nous, répliqua le docteur. Au Désert, nous avions notre cimetière particulier, vous le savez.

— Alors, faites à votre guise !

Revenu aux Essarts, Daniel se mit à creuser une fosse sous un pommier qui abritait un banc où Sylvia aimait à se tenir.

Le soir, la fosse n’était creusée qu’à la hauteur des genoux du travailleur ; Daniel rentra au logis. La morte était toujours là, dormant paisiblement de l’éternel sommeil : l’esseulé baisa ce front déjà glacé, puis revint vers le foyer éteint. Une oulle pleine de pommes de terre à l’étouffée, que Sylvia avait fait cuire le matin, était demeurée dans les cendres : le docteur en prit une et la mangea lentement.

Durant cette longue nuit, il veilla, allant de l’âtre froid au lit mortuaire. Là, il s’arrêtait, un moment, à méditer : « Mourir est une fonction de la vie… La mort n’est ni un bien ni un mal : on ne peut être malheureux lorsqu’on n’est plus… »

Quand le soleil du matin, passant par le fenestrou, vint toucher la couche funèbre, Daniel resta longtemps immobile, silencieux. L’expression du désespoir qu’avait éprouvé Sylvia en laissant à jamais son ami s’était dissipée : son visage d’une pâleur mate, avait revêtu maintenant une beauté calme, sereine, idéale, presque immatérielle, — la beauté de la mort.

Enfin, réveillé de cette contemplation, le docteur revenant au sentiment de la réalité, ensevelit le corps dans un drap, et alla ensuite reprendre sa besogne de la veille. Et, tandis qu’il lançait les pelletées de terre hors du trou, il songeait au travail de décomposition qui allait s’accomplir là, marqué par des phénomènes aussi réguliers que ceux de la formation de l’enfant dans le sein de la mère…

À quatre pieds de profondeur, il trouva un filon isolé de cette pierre appelée « griset », qui lui donna de la peine, en sorte que lorsqu’il eut suffisamment creusé la fosse, le jour baissait. Du fond de ce trou, comme d’un puits, il voyait quelques étoiles poindre faiblement.

Nul bruit aux environs. Les troupeaux étaient retournés à l’étable, et les oiseaux, enjuchés sous la feuillée, se taisaient. Daniel regagna la maison, prit le corps dans ses bras et le porta au bord de la fosse. Puis, descendu, il l’attira vers lui, le reprit et le déposa au fond tout doucement. Après un dernier baiser au front de la morte, il rabattit le linceul, remonta, et rejeta la terre qui tombait sourdement sur la pauvre Sylvia…

Quand la fosse fut comblée, le fossoyeur d’occasion se redressa, appuyé sur sa bêche, et le regard vers l’horizon noir, il songea aux innombrables milliards d’êtres humains qui depuis le commencement des temps dorment au sein de la terre maternelle.