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L’Enthousiasme (Leblanc)/05

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 75-97).

V

En la quiétude de la petite chambre encombrée de livres, ce fut une intimité voluptueuse et grave où elle m’enseigna, autant que la beauté des étreintes, ce qu’il y a de simple et de pénétrant dans la réalité de la vie quotidienne. Cette fin d’hiver m’a laissé le souvenir d’heures fécondes, frissonnantes de baisers, lourdes de paroles et de silences. Je sortais de ses bras épuisé et fortifié, et, sans trop distinguer ce qui me venait d’Armande seulement et ce que je devais plutôt à la révélation sensuelle de l’amour, j’avais l’impression de recevoir des leçons de grâce, d’harmonie, de clairvoyance, de pensée. Ses travaux ne m’intéressaient pas moins que ses lèvres épaisses, et pas moins non plus l’effort de mon esprit que les tressaillements de ma chair. Les admirations et les haines qui nous étaient communes en art ou en littérature, nous unirent à l’égal de nos enlacements.

— Pourquoi cependant, au plus profond de notre subtile, lui arrivait-il de me dire avec une conviction qui me déconcertait :

— Tu ne m’aimes pas, Pascal.

Elle m’échappait par certains côtés de son existence et de sa nature. Ainsi je ne concevais point qu’elle pût m’accueillir si fréquemment et si ouvertement. Elle ne se cachait donc pas de son mari ? Et puis était-ce du vieux professeur qu’elle tenait cette science des caresses ?

Bien que peu enclin à la questionner, car elle s’expliquait toujours si nettement que je redoutais à mon insu sa rude franchise, un jour, néanmoins, je lui demandai :

— Tu as aimé déjà ?

— Non.

— Ton mari ?

— Je n’ai jamais été que sa fille. Au fait, je te le présenterai, tu verras.

— Alors… alors… tu as eu des…

— Dame, oui.

— Mais puisque tu n’as pas aimé ?

— Je n’ai pas aimé comme tu l’entends.

— C’est vrai, tu ris quelquefois quand je te dis mon amour avec trop d’ardeur. Tu ne crois donc pas à l’amour ?

— À celui dont tu parles, pas beaucoup, je croirais plutôt à l’instinct, au désir.

Je lui tordis la main :

— Tais-toi, Armande, tu me fais mal… Ainsi, quand un homme te plait ?…

— Ma foi, je suis jeune, j’ai des sens.

— Et ici, depuis deux ans que tu es ici… tu as eu des amants ?

— Un seul, un officier, cela a duré un mois, il est parti… Mais comme tu es drôle ! tes joues se creusent, tu es tout pâle. Allons, Pascal, ne souffre pas puisque tu ne souffres pas.

— Mais, Armande…

— Non, tu souffres parce que c’est l’habitude en pareil cas, mais si tu voulais, tu ne souffrirais pas… chez toi, c’est affaire de nerfs et d’illusion.

— Tu vas chercher bien loin… moi, je sais que j’ai mal.

Un trouble fugitif rida son calme visage. Toutefois elle ne dit rien.

À vingt ans on est tellement absorbé par ce qui se passe en soi et par le spectacle de la vie, que l’on n’a pas encore cette curiosité qui vous penche vers les autres. On ne se soucie d’eux que dans la mesure où ils vous touchent. Je n’interrogeai plus Armande. Peut-être d’ailleurs, à vivre simplement auprès d’elle, en prenais-je une impression plus exacte qu’à travers le désarroi de réponses brutales. Je sentais une âme un peu sèche, capable d’immolation raisonnée en vue d’un devoir strict comme celui qu’elle remplissait aux côtés de son mari, mais incapable d’élans, d’enthousiasme irréfléchi, de crédulité. Vraiment la femme, en elle, s’effaçait derrière des qualités de décision et de fermeté trop viriles, et ne se montrait jamais en ses attributs ordinaires de séduction, de faiblesse ou de pudeur.

Je fis la connaissance de M. Berthier. Il avait une tête traditionnelle de vieux savant, le crâne chauve, une couronne de cheveux blancs, pas de barbe, un air de bonhomie distraite et quelques verrues. Je compris bientôt à quel point les petites affaires sensuelles d’une femme devaient être indifférentes à un tel mari, et combien il demeurait peu accessible aux lois les plus sommaires de l’honorabilité. Du reste, à quoi pensait-il et de quoi parlait-il en dehors de l’ouvrage qu’il préparait depuis vingt ans, et des questions scientifiques et philosophiques que soulevait ce travail ?

Armande l’écoutait pieusement. Je subis la contagion de ce respect et m’intitulai le disciple du vieux professeur, dont les opinions correspondaient aux miennes. Ces opinions M. Berthier les exposa, le long des soirs d’hiver : c’était la doctrine des matérialistes allemands, Buchner, Hæckel, etc. Elle plaît par sa simplicité ingénue et par l’explication très suffisante qu’elle donne de tous les problèmes. Il n’y a aucune raison pour ne point s’en tenir là. Ainsi du moins faisait M. Berthier. Il niait de la façon la plus affirmative, et l’autorité de sa conviction était une preuve de grand poids dans des questions où il n’y a pas d’autre preuve que la conviction de chacun. L’essentiel est d’être loyal. M. Berthier l’était, Armande aussi, je le fus également. Nos trois certitudes s’étayant les unes les autres, nous percevions au milieu de nous la présence de la vérité.

Je pris feu. Sous la direction du maître, je lus de nombreux livres ; ceux qui partageaient mon avis l’affermissaient, peut-être davantage encore ceux qui le combattaient. Mes premiers pas vers ces idées, en Angleterre, mon empressement à les accueillir, et mon contentement à les savoir justes, témoignaient, en dehors de tout débat sur leur mérite, de leur étroite parenté avec les tendances de mon esprit, Je ne doutai plus.

Le printemps nous divertit quelque peu, Armande et moi, de ces réunions studieuses. Incapables de résister à l’attrait du soleil, par les rives de l’Orne nous nous avancions dans la campagne. J’y débordais d’amour. Le petit sourire ironique d’Armande ne me rebutait point. Rien ne m’eût empêché de bénir ma maîtresse, de m’attendrir, de chanter, d’implorer le don d’une fleur, de faire mille folies. Qu’elle partageât ou non mon ivresse, que m’importait pourvu que l’effervescence de ma vie éclatât en phrases, en gestes et en silences frénétiques !

J’avais l’air d’un petit garçon qui joue sous la surveillance de sa mère, et comme une mère, elle tâchait de me calmer et de m’induire en conversations sérieuses. Elle me questionnait beaucoup, moins par curiosité que par un besoin constant de porter la lumière dans ces coins de notre âme où, pour des motifs confus, nous maintenons l’obscurité. Elle a découvert en moi des choses que je n’ai point pris la peine de regarder, et que j’ai mis ensuite bien des années à découvrir moi-même.

— Fais attention, Pascal, tu es trop facilement heureux. C’est une grande force au début, car on risque tout au plus de bousculer les autres en courant après sa joie, mais, plus tard, lorsque l’impatience et l’égoïsme de la jeunesse s’atténuent, c’est un principe de grande faiblesse, car on arrive à se contenter trop aisément de ce que l’on a.

Elle appelait cela mon aptitude au bonheur et s’en inquiétait. Une fois elle me dit :

— Pourquoi, en revenant du volontariat, as-tu évité cette femme que tu aimais ?

— Je ne l’ai pas évitée, elle demeure à la campagne et mère se garde bien de la faire venir.

— Mais tu pourrais y aller ? tu l’aurais vue chez elle.

— Ah ! tais-toi, m’écriai-je avec énervement.

— Pourquoi me taire ?

— Parce que… parce que tu me demandes ce que je n’ai même pas voulu me demander.

— Il faut te le demander, Pascal, il faut toujours savoir les motifs de ses actes.

Son obstination me mettait au supplice, j’essayais de me dérober, mais elle continuait :

— Voyons, pourquoi n’as-tu pas été à Bellefeuille ?

— Est-ce que je sais moi ? peut-être… peut-être ai-je eu peur de souffrir.

Elle réfléchit et prononça :

— Oui, la peur de souffrir, c’est le revers des natures trop portées au bonheur. Leur extrême sensibilité s’effare devant la peine. Et puis, chez toi, les événements ont exaspéré cette peur, tu as trop souffert là-bas en exil, et trop jeune, et après trop de joie… et maintenant tu as peur de tes souvenirs, des lieux où tu as vécu, du visage que tu as aimé, peur que cette femme ne te rappelle ce qui est fini, en bon comme en mauvais. Réagis contre ces petites lâchetés, Pascal.

Je voulus la blesser.

— Si tu y tiens, j’irai la voir.

— Pourquoi pas, répondit-elle simplement, ce que j’aime par-dessus tout, c’est la liberté des autres, même si elle se tourne contre moi. J’ai le défaut contraire au tien : je n’ai pas assez peur de souffrir.

La fin de cette promenade fut silencieuse, et il en était ainsi chaque fois qu’elle me parlait avec cette gravité austère. Je comprends aujourd’hui qu’elle s’adressait à des instincts qui ne pouvaient encore répondre à son appel. Mais ils l’entendaient, et c’était l’effort de leur balbutiement qui me rendait triste. Rien ne nous émeut plus que de sentir en nous un bon instinct qui cherche vainement à se dégager des ténèbres. On dirait une voix d’enfant qui gémit sans qu’on sache d’où elle vienne.

Des excursions en voiture nous conduisirent vers des endroits perdus, ravins sombres, forêts profondes, où nous déterrions de ces vieux manoirs compliqués, à tourelles et à poivrières, qui, tapis aux creux les plus sauvages du Houlme et du Bocage normand, abritent les derniers rejetons d’une noblesse déchue. Respirer l’atmosphère de ces demeures moisies, surprendre un peu de l’existence de ces personnages surannés, vivre dans ce monde lointain, autant de plaisirs qui nous ravissaient. C’est de la sorte qu’un dimanche nous avons sonné au logis de la Vaunoise dont le miroir des eaux mortes qui l’entourent double l’âpre silhouette.

L’intérieur n’offrait aucun intérêt. Dans une salle buvaient et se querellaient d’une voix avinée deux hommes, deux hobereaux en blouse, que nous sûmes être M. de la Vaunoise et son beau-père. Dans une autre pièce, nous vîmes la châtelaine. On nous avait dit, à l’auberge du village, sa pitoyable existence de recluse entre un mari jaloux et un père débauché qui, régulièrement le dimanche et souvent au cours de la semaine, se grisaient jusqu’à rouler sous la table. Elle était mince, gracieuse et craintive. Sa jolie figure mélancolique nous frappa. Contente d’une distraction, elle montra les curiosités du Logis et de ses dépendances, quelques meubles anciens, une cachette historique, une vieille tour parmi les chênes séculaires d’un bosquet voisin. Nous nous amusions à observer son animation croissante au contact de notre sympathie et de notre allégresse. Elle ressuscitait. Et tout bas, influencés par la vétusté du décor et par le désordre luxuriant du jardin, nous l’appelions la Belle-au-bois-dormant. À la fin elle avait un air presque heureux. Elle nous dit en riant son nom, Nanthilde.

Le lendemain et les autres jours, à diverses reprises, l’éloge du manoir me sembla indispensable, et après cette entrée en matière j’en arrivais aussitôt à parler de la châtelaine, de son charme languissant, de sa pauvre voix brisée et de la délicatesse de ses traits — si bien que, le dimanche suivant, Armande insista pour une nouvelle visite à la Vaunoise.

Le hasard nous permit d’éviter les hobereaux. Mais Nanthilde avoua les reproches que lui avait valus sa complaisance à notre égard, et nous allâmes furtivement l’attendre au pied de la tour. Elle y apporta des fruits, une galette et du cidre mousseux. On goûta gaiement. Puis Armande, prétextant un désir de repos, s’éloigna sous les chênes. Toute l’après-midi, je restai seul avec Mme de la Vaunoise.

Des arbustes emmêlés nous enfermaient dans une grotte de feuilles ornée de soleil et parfumée de plantes sauvages. Nous nous faisions ou ne disions que des choses insignifiantes. Cependant le silence et la solitude nous imprégnèrent d’émotion. Nanthilde pleura ses misères et ses hontes. Je me précipitai à ses genoux et lui offris mon cœur, mon dévouement, toutes les minutes de ma vie. J’étais fou de pitié.

Entre Armande et moi il n’y eut point d’allusion à la jolie châtelaine ni à rien qui rappelât les deux visites au Logis. Mais huit jours après, le soir, une voiture me descendait à proximité de la Vaunoise. Je courus vers la tour. Dans un coin, derrière un éboulis de pierres, se dissimulait une forme blanche.

— Me voici, Nanthilde.

Elle était froide et tremblait.

— Oh ! c’est mal, c’est mal… et puis j’ai peur, me dit-elle.

Mes bras joints autour de sa taille, la voix basse, je la rassurai contre les dangers imaginaires. Le frêle corps se détendit. Au clair des étoiles je devinai son adorable sourire de femme triste, et cela me pénétra d’amour.

— Je n’ai jamais aimé, Nanthilde.

Je cherchai ses lèvres.

— Non, non, supplia-t-elle, j’aurais trop de remords, il ne faut pas, promettez-moi.

Je promis et chassai toute espérance. Nous nous serrâmes l’un contre l’autre et nous fîmes des rêves en contemplant le ciel. Elle ne songeait pas plus à se défendre que moi à la vaincre. Au milieu de la nuit, la lune se leva, puis des nuages la voilèrent. Quand elle se dégagea, Nanthilde était ma maîtresse.

Chaque jour elle m’envoya des lettres interminables, pleines de menus faits et de menues pensées… « Je t’en prie, ne les lis pas, disait-elle, c’est à moi que je m’adresse, c’est si bon de m’écrire mon amour ! » Et chaque semaine la même voiture me berça au trot de deux chevaux endormis, à travers les vallées et les collines baignées de lune ou enfouies dans l’ombre. J’avais la sensation d’apporter du bonheur, des charges de bonheur qui s’empilaient sur les banquettes, sur mes genoux et sur mes épaules. Et de fait, quand j’approchais de Nanthilde, au lieu de se jeter à mon cou elle semblait défaillir sous un fardeau imprévu. La touchante créature ! Aux minutes d’expansion où mes paroles et mes serments la frappaient à coups précipités, je devais m’interrompre de crainte qu’un mot de plus ne brisât son âme fragile. Des fois, elle fut ma sœur tout simplement. Les baisers l’eussent endolorie.

— Aujourd’hui, Pascal, il faut me donner un tout petit peu de bonheur seulement, grand comme ça… tu m’en donnes toujours trop… Tu resterais en dehors de la tour, je ne te verrais pas, mais je saurais que tu es là, cela me suffirait.

Plus hardie cependant, elle m’entraîna une nuit vers l’étang, vis-à-vis de la façade postérieure du Logis, et me fit monter dans la barque dont elle se servait pour éviter la salle où buvait M. de la Vaunoise. Elle me laissa au bas d’un escalier que dominait une porte, puis revint en chuchotant :

— Ils dorment sous la table.

Et le long des couloirs obscurs, à pas sourds, la gorge sèche, je gagnai la chambre de Nanthilde.

— J’ai voulu voir tes yeux, me dit-elle, et que tu voies les miens.

Je vis aussi le joli corps frêle.

Ces rendez-vous me laissaient une telle palpitation de joie que j’avais toujours envie, le lendemain, d’en raconter les détails à Mme Berthier. Nulle raison ne s’opposait de la part d’Armande à ce que je la prisse comme confidente. Si ce désir ne se réalisait point, c’est que je goûtais aussitôt d’autres joies dont l’intensité atténuait le souvenir de la veille.

Les choses se compliquèrent. Cette année-là, par des motifs qu’il m’était facile de deviner, mère se prétendit lasse du séjour à Bellefeuille et accepta une invitation de Mme Landol, la sœur de Geneviève. Cette résolution ne dérangea point mes habitudes. La propriété se trouvant aux environs immédiats de Saint-Jore, je me rendais en ville le matin et en parlais à l’heure du diner.

Or, un soir de chaleur pesante, tandis qu’on s’attardait aux allées, je me glissai dans le salon, tirai plusieurs clefs de ma poche et les essayai toutes à la serrure d’une vitrine remplie de livres et de partitions. L’une d’elles s’adapta. Vivement je saisis un album de photographies et le feuilletai. À la seconde page il y avait un portrait de Mme Darzas.

Je le considérai longuement. Il datait d’autrefois, comme l’indiquait la mode de la coiffure et du corsage. La pose ne manquait ni d’affectation ni de ridicule, Mais c’était bien l’expression charmante de Geneviève, la gaité de ses lèvres et ses yeux souriants. Elle portait des boucles d’oreilles, ce à quoi, de mon temps, elle avait renoncé pour me plaire.

— Vous l’aimez donc toujours ?

Je fermai l’album en rougissant. Mme Landol était derrière moi.

— Non… je ne sais pas… J’ai ouvert cela machinalement… rien ne prouve…

— En tout cas vous l’avez aimée. Non ? pourquoi vous défendre ? Qu’y a-t-il au-dessus de l’amour ?

De quelle voix vibrante elle dit ces dernières paroles ! et comme elles sonnaient étrangement en la bouche de cette amie de ma mère ! Je fus gêné par l’insistance de ces yeux rivés aux miens, de beaux yeux gris qui me rappelaient ceux de Geneviève.

— Vous pensez à elle, Pascal ?

— Mais non, je vous jure…

— Alors… alors… souvenez-vous… de vos visites au sortir du collège…, vous me prêtiez plus d’attention… un jour vous avez pleuré dans mes bras.

— Oui, je me souviens.

Se penchant, elle murmura.

— Je voudrais savoir… répondez-moi franchement… m’avez-vous aimée ?

Je sentis en elle la prière ardente de quelqu’un qui sollicite un mot secourable, l’appréhension de la femme qui fut belle et qui veut l’être encore, du chagrin, des regrets. Mon cœur se serra. N’avait-elle point connu l’amour ? ou, l’ayant connu, se désespérait-elle de ne plus l’inspirer ? Des fils d’argent se mêlaient à ses cheveux bruns. Des rides fines rayaient sa peau. Je crus voir une larme.

— Oh ! oui, je vous ai aimée, je vous ai beaucoup aimée.

— Et maintenant ?

Son haleine me brûlait, sa poitrine haletait sur mon épaule, et une beauté suprême rayonnait de ce visage flétri. Je fus prêt à tous les aveux et à toutes les tendresses. Mais un bruit de pas nous sépara.

La nuit, j’entendis la porte de ma chambre s’ouvrir lentement. Mme Landol entra.

Je prenais ma revanche. Les aspirations, les nécessités, les besoins opprimés jusqu’à ma vingtième année, éclataient enfin, et tout naturellement en gestes et en volontés d’amour, puisque l’amour, à cet âge, est le but le plus tentant et le plus accessible.

J’aimais, sincèrement et abondamment. Qui ? je n’en savais rien. J’allais de l’une à l’autre sans trop savoir les distinguer les unes des autres, et comme si elles eussent été la même femme vue dans des conditions différentes. Il ne me fallait pas le moindre effort ni la moindre hypocrisie pour leur adresser les mêmes protestations, pour les invoquer et les remercier avec la même ferveur. Mes effusions étaient spontanées.

Au fond c’est la vie que j’aimais en elles, la vie ardente et sans entraves que le hasard m’accordait sous la forme d’aventures romanesques. On m’avait empêché de vivre et, volontiers, on m’en eût empêché jusqu’à la mort. Mais je vivais et c’était délicieux. Plus on dépense de vie, et plus on en reçoit du dehors. L’échange est perpétuel. Le frôlement de l’air vous en donne, et l’éclat d’une couleur, et le chant d’une musique, et surtout, surtout la lèvre des femmes.

Vers la fin de septembre, mère me dit :

— Eh bien, tu as réfléchi depuis un an, que comptes-tu faire ?

— Ma foi, rien du tout.

— Comment rien ! s’écria-t-elle scandalisée, mais un homme doit travailler, ton grand-père a travaillé toute son existence, ton père aussi.

— C’est justement ce qui me permet de n’en pas faire autant ! Pourquoi ne profiterais-je pas de leur travail pour agir d’abord selon mon goût ?

— Alors ton goût, c’est le plaisir, la flânerie, maintenant… Je n’aurais jamais cru…

— Oh ! mère, tu te trompes, j’emploie très bien mon temps et à des choses aussi importantes que si j’étudiais le droit.

Quelles choses ? Ma réponse n’était point pour la satisfaire. Son visage perplexe m’apprit qu’elle cherchait un argument dont la masse m’ébranlât. L’ayant trouvé, elle prononça gravement :

— Pascal, on n’est pas content de toi à Saint-Jore.

Je ne pus m’empêcher de rire.

— On n’est pas content de moi à Saint-Jore ? Ah ! quel dommage !

— Ne plaisante pas, ce ne sont plus des bruits comme au temps de Bellefeuille, on cite des faits. On t’a rencontré avec la femme d’un vieux professeur, on cause aussi d’une dame de notre entourage, — une allusion probablement à Geneviève — enfin on a remarqué que tous les dimanches soirs une voiture t’attend au coin de la rue Théodore-Leprince et te ramène au point du jour.

— Bigre ! ce que on est renseigné ! De qui tiens-tu ces informations ?

— Sont-elles vraies ou fausses ? L’essentiel est là. Que répondre ?

— En effet, répliquai-je, comment se défendre contre les insinuations de personnes qui n’affirment rien puisqu’elles n’ont pas vu, mais qui se retranchent derrière les affirmations de celles qui ont vu ou qui connaissent des gens qui ont vu ? « Moi, je vous dis ce qu’on m’a dit. »

Mère me reprocha ma légèreté et conclut tristement :

— Nous ne sommes plus d’accord, Pascal, et malheureusement sur bien des sujets. Dieu veuille que l’état d’esprit où tu es ne nous cause pas d’ennuis !

Avait-elle discerné à mon petit air fat qu’il ne me déplaisait point d’être en butte aux potins de cette espèce, et que ce jeune Pascal à qui l’on prêtait de si beaux exploits ne me semblait pas un personnage de mince envergure ?

En réalité j’étais grisé. Trop de satisfactions diverses et de réussites flatteuses m’étourdissaient. Ce que je devais à ma jeunesse, à ma foi, à une grande fraicheur de sentiments et, en partie, au hasard, je l’attribuai naïvement à un pouvoir spécial de séduction et à des qualités toutes personnelles. Généralisant mon expérience des femmes, je les jugeai de vertu fort médiocre et prêtes à se jeter dans les bras de quiconque sait en user à leur égard. Je me crus un conquérant et un roué, alors que je ne valais que par mon extrême candeur.

Cette crise de vanité puérile, sans conséquence si elle eût suivi son cours dans les replis de mon âme, devenait dangereuse pour peu qu’il en parût quelque signe extérieur. Je n’évitai point ce danger. Au Cercle, où, chaque soir, se réunissaient mes anciens compagnons de fête ainsi que beaucoup de ces messieurs, négociants et industriels, dont la plupart me tutoyaient, m’ayant vu naître et grandir, je commis la sottise de parler.

Certes je ne me vantai d’aucun succès, mais de quel air mystérieux je répondais aux demandes que l’on m’adressait sur ma disparition et sur mon genre de vie ! Que de réticences et de sourires ! Et, surtout, comme je me compromis par mon scepticisme moqueur à propos des femmes mariées, par mes tirades contre leur honnêteté, par les hochements de tête de quelqu’un qui aurait beaucoup à dire là-dessus si la discrétion professionnelle ne l’obligeait à se taire !

Mon éducation m’avait donné une conscience trop subtile à cet endroit pour que je ne connusse point le tort considérable que me faisaient mes paroles et ma conduite. Mais ma nature s’opposait à ce que j’y prisse garde et à ce que la peur de ce dommage me décidât à sacrifier le moindre plaisir ou la moindre commodité passagère. On me vit aux côtés d’Armande sous les arcades de la grand’place, en plein jour ; je continuai à la rue Théodore-Leprince la faveur de mes départs du dimanche, et je me rendais assez régulièrement dans la petite serre où Mme Landol me recevait à l’extrémité de son jardin de Saint-Jore. Tout au plus affectais-je certaines précautions, de celles que l’on remarque.

Sans doute j’étais heureux ? Je l’eusse affirmé du moins. Mais alors comment expliquer l’acte imprévu dont l’idée première fermentait, je le sais aujourd’hui, dans le désordre et le bouillonnement de ma vie ? El pourquoi cette note, une des rares qui furent rédigées en ces mois d’effervescence ?

« Triste… je n’ai de cœur à rien, et je m’ennuie tellement que personne ne pourrait me distraire. Comme les heures sont vides ! Je voudrais autre chose. Qu’est-ce que l’avenir me réserve ? »

En vérité ma détermination ne fut point si brutale et si inconsciente que je me le persuadai, L’acte se prépara peu à peu, à l’insu d’un regard qui se détournait volontairement, et ce que j’allais accomplir résulta logiquement de mes pensées obscures et de mes rêves certains.

Un mois encore s’écoula en journées lentes. La même fougue me stimulait, mais coupée d’intervalles de langueur et d’oisiveté. J’allais chez Armande avec le même empressement quotidien, mais il y avait des jours où ses caresses m’étaient moins agréables, et moins précieuse son intimité. Le charme de Nanthilde ne résistait point à des entrevues hebdomadaires. Les baisers de Berthe Landol m’excédaient.

Je me souviens de longues promenades solitaires dans la campagne, et je me vois aussi dans les rues en quête d’aventures nouvelles, m’arrêtant aux vitrines, dévisageant les femmes, suivant la première venue, laide ou jolie, élégante ou disgracieuse, commençant à la fois plusieurs intrigues et trop las pour les mener à bien. Quel écœurement le soir où j’obtins les faveurs d’une petite modiste qui m’avait accueilli dans sa mansarde après de courtes assiduités ! Cette chute me désolait comme une souillure, comme une trahison envers quelqu’un. Envers qui ? Je courus chez Armande et lui confessai ma faute. Elle n’en parut pas suffisamment chagrine, ce qui acheva de m’exaspérer.

— Mais tu devrais souffrir mortellement, m’écriai-je, hors de moi.

Je lui tins rigueur de sa placidité. J’étais nerveux, irritable, taciturne, avide de mouvement et d’imprévu, fatigué de tout, sans désirs et harcelé d’envies contradictoires.

— Le dénouement approche, me dit Armande.

— Le dénouement ?

— Allons, Pascal, tu sais bien ce qui en est.

Le savais-je réellement ? N’étais-je pas de bonne foi avec moi-même ?

Un matin, sur le journal, je lus machinalement la date : vendredi vingt-huit octobre. Le vingt-huit octobre ! L’anniversaire de notre séparation ! Deux heures après je descendais à la station de Bellefeuille.

Il pleuvait et il ventait. Les nuages roulaient au ras des hautes cheminées. Afin de me soustraire à la vue des ouvriers qui sortaient des usines, je contournai le village, mais de l’autre côté du vallon, à mi-coteau, j’aperçus un groupe de sapins, et le spectacle de ces quelques arbres dissipa l’ivresse qui me soutenait. Ma volonté fut immédiate et définitive : j’allais rebrousser chemin. Pourtant, malgré l’effort éperdu de mon cerveau, malgré un épuisement si profond que mes jambes chancelaient, je continuais d’avancer, et la maison blanche apparut, et la grille du jardin me livra passage, et la sonnette retentit, et l’entrée du perron s’ouvrit, et tout cela me sembla extraordinaire comme si je n’avais pas attendu des choses une telle condescendance.

Comment ai-je réussi à m’approcher du salon ? Je n’avais plus de forces. Un grand vide s’élargissait en moi, et dans ce vide se cognait mon cœur comme un oiseau fou. Je voulais m’enfuir — j’avais si peur ! mais ma main saisit le bouton de la porte et poussa le battant.

Geneviève… Geneviève travaillait à l’autre bout de la pièce. Elle leva les yeux, et un faible gémissement lui échappa. Son ouvrage glissa le long de ses genoux. Son buste fléchit.

Dix pas me séparaient d’elle, dix pas infranchissables. Je tombai sur une chaise en tremblant. Dans le silence, elle murmura :

— Oh ! mon chéri, mon chéri.

J’éclatai en sanglots. Son premier aveu, jadis, dans le bosquet, ne m’avait pas ému davantage. « Mon chéri ! » se pouvait-il qu’elle eût prononcé les mots d’autrefois ! Et nous étions là, tous les deux, réunis pour toujours… Quel miracle !

Elle ne bougeait pas et je n’osais la regarder, les bras joints sur ma poitrine, me serrant en moi-même comme si j’avais cherché à ne faire qu’un avec mon bonheur.

— Tu te rappelles, lui dis-je à voix basse ?

— Oui, oui.

— Nos baisers ? nos caresses ?

— Je me rappelle tout.

— Et mon départ ? nos adieux sous les sapins, les feuilles qui tombaient, le fil de fer qui grinçait…

— Je n’ai rien oublié. Depuis trois ans, chaque jour, je songe à tout cela… ce que j’ai souffert, Pascal !

Ses tendres yeux se posèrent sur les miens sans reproche, et des remords me déchirèrent. J’imaginai son isolement à la campagne, les souvenirs cruels, l’attente. Elle m’aimait bien, je le sentis.

La douceur infinie avec laquelle nous songions l’un à l’autre guérit nos blessures. Je voulus m’approcher d’elle et baiser ses mains, mais il me fallut renoncer à un tel effort.

— Geneviève, suppliai-je, vous serez à moi, n’est-ce pas ?

— Oui, je vous le jure.

— Ton amant, je serai ton amant… comme tu es bonne !

L’idée d’une joie si formidable comprimait les désirs de ma chair. À son tour elle m’implora :

— Tu ne verras plus ma sœur ?

— Ah ! tu sais…

— Oui, j’ai deviné… elle ne se cachait pas de moi, elle est jalouse… tu ne la verras plus ?

— Non, jamais.

— Tu as d’autres maîtresses ?

— Oui.

— Tu vas rompre ?

— Oui, je te le promets.

Il n’y avait plus rien entre nous, c’était notre amour passé qui se continuait et réclamait son dénouement logique. C’était notre bonheur de jadis. J’en reconnus la sensation ineffable, si différente de toutes celles que j’avais éprouvées depuis lors, sensation de pureté, de plénitude, de confiance.

Elle tira de son corsage l’anneau d’or que je lui avais donné.

— Je ne l’ai pas quitté, Pascal.

— Oh ! Geneviève, m’écriai-je affolé, je l’embrasserai comme la dernière fois, là où tu le mets, et je t’embrasserai tout entière, n’est-ce pas ?

Le surlendemain grand-père mourait d’une angine de poitrine, et M. et Mme Darzas s’installaient à Saint-Jore dans la maison du dépôt.