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L’Ex-voto/05

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Aux Éditions de l’Estampe (p. 71-82).
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V

Ce fut moins compliqué qu’on ne l’avait imaginé.

Ludivine, au réveil, astiquait déjà, devant la porte ouverte sur la rue. Toute la journée de la veille, elle avait, donnant des ordres, forcé sa mère à travailler avec elle.

Des années de crasse s’accumulaient sur toute chose, dans le triste logis. Installer la propreté là-dedans n’était pas facile.

— Mais qui qu’t’as !… disait la grêlée, les bras au ciel. Ton père a point donné consentement, tu n’sais seul’ment point comment qu’tu t'y prendrais pour ôter tit Delphin aux bonnes sœurs, et tu prépares la maison comme pour une mariée ! Ça n’a point d’copie, cha, Dieu du ciel !

Au fond, qu’elle était heureuse ! Ludivine exagérait, comme tous les enfants, et, certes, une maison n’a pas besoin de tant briller. Mais la pauvre créature, depuis si longtemps enfoncée dans son malheur, goûtait, éperdue, la joie de se trouver subitement en plein conte de fées. Et certes elle avait compris, cette fois, qu’une petite sœur lui était née, dont l’autorité terrible allait maintenant la seconder et même la défendre quand il le faudrait. Elle n’était plus seule. Son sort changeait brusquement de face. Bientôt toute la famille plierait sous les yeux trop clairs de Ludivine. Les petits frères, ah ! s’ils lui obéissaient ! Le père lui-même allait trouver à qui parler, désormais.

— Pourvu seulement qu’on arrive à rattirer Delphin chez nous !… pensait-elle avec angoisse.

Car elle savait fort bien que tout ce revirement n’était qu’un effet de l’orgueil de sa damnée fille, bel orgueil du cœur qu’on ne rencontre vraiment que dans le populaire.

Tout en frottant, brossant, balayant, exténuée et fière :

— Ça y est ! La v’là ambitionnée !… Non !… J’crois pas qu’elle acceptera d’contredit ; car est elle qui va faire la loi, maintenant !

Elle ne s’attardait même pas à l’idée que Bucaille pouvait ne pas accepter cette adoption. Tout son instinct le lui disait : Ludivine était le seul maître, à présent.

— Il est rentré saoul, hier, songeait-elle, et on n’a pas pu r’parler de rien…

La boisson, c’était cela, le point noir.

— Ça, j’vois pas comment qu’elle l’empêchera, par exemple !

Absorbée dans le rangement d’une armoire, Ludivine :

— Tiens !… Attrape ce paquet de hardes ! Y aura bien là n’dans queuque chose à prendre pour les petits. Y sont si bien culottés, à c’t’heure, pour aller à l’école, qu’on leur voit tout ce que Jésus leur a donné !

Se retournant tout d’une pièce, elle continuait, menaçante :

— Et pis, va falloir les chausser, tu sais ben !

Hypnotisée par le regard de cette inattendue ménagère de quatorze ans :

— Moi j’dis pas non !… s’inclinait la mère. Mais est pas moi qui tiens l’argent !

— L’argent ?…

L’enfant hochaït la tête en clignant des yeux :

— Aie pas peur ! Y nous en donnera !

« Mon Dieu, murmurait mentalement la grêlée, Vierge Marie, mon doux Joseph, faites que l’tit gas Delphin soit chez nous l’plus tôt possible ! Ainsi soit-il ! »

Or donc, la petite, assise sur le seuil de la porte ouvrant dans la rue, tenait entre ses genoux une bassine dont elle faisait un soleil.

Acharnée, les cheveux dans les yeux, elle ne vit pas, enveloppé des brumes de ce matin qui sentait déjà l’hiver, la silhouette qui se glissait devant elle. Mais elle entendit bien le sourd « bonjour » qui la saluait.

Le nez aussitôt en l’air, elle ne fit qu’un bond pour se lever. Delphin, qui avait déjà touché son béret, le toucha une seconde fois. Bien élevé, ne devait-il pas ce geste à qui, deux fois de suite, avait suivi les siens au cimetière ?

Il allait continuer sa route et prendre l’impasse Sérène. Debout devant lui, Ludivine l’arrêta.

Quelques curieux regardaient l’intéressant petit bonhomme, si pâle, et qui portait l’enterrement de la veille dans toute l’expression de sa face.

— Excusez-moi !… dit d’abord Ludivine bien bas. Je suis faite comme une chiffetière, mais on est en nettoyage chez nous. Est pour ça !

Et le mot « nettoyage » fut une volupté pour ses lèvres.

Elle savait comme tout était propre à l’intérieur.

— Entrez donc un peu !… pria-t-elle avec une petite fierté.

Il prit son air gêné.

— N’suis dehors que pour un môment… expliqua-t-il. On m’envoie chez nous (sa voix sombra sur ces douces syllabes) pour chercher queuques papiers qu’y faut que j’montre…

Et là-dessus, tout de suite son petit visage se déforma, cherchant à retenir les larmes.

— Allons ?… Entrez !… Entrez !… dit Ludivine avec une autorité douce, sur le ton qui signifie : « Il n’est pas convenable que vous pleuriez dans la rue. »

Quand il fut dans la cuisine où tout étincelait, où régnait l’odeur de l’eau de Javel et du savon noir, il parvint à maîtriser son sanglot, Et même ses yeux, malgré lui, s’étonnèrent.

Ludivine, au passage, saisit cela. L’effet était produit. Elle respira profondément.

— Assayez-vous donc ?… dit-elle en tendant une des vieilles chaises dépaillées.

Puis :

— Voulez-vous un brin d’café ?… J’en ai là qui reste du père.

— Oh ! oui !…

Ce fut dit avec tant de cœur, avec une envie si enfantine qu’elle pensa : « Il en est privé, c’est sûr ! »

Comme une gosse qu’elle était, elle mettait quelque emphase dans ses allures de bonne ménagère. Ce jeu nouveau l’étonnait tellement elle-même !

Avec bruit, elle secoua le feu dans le fourneau, mit à chauffer la cafetière, puis enfin se retourna. Le petit Delphin pleurait en silence.

C’est un des génies du populaire de chez nous de deviner, sur les visages, les phases subtiles de l’action intérieure. Le petit Delphin pleurait parce que, maintenant, c’étaient les voisins tant méprisés qui lui donnaient du café, comme à un pauvre ; et Ludivine comprit cela comme s’il le lui eût dit tout haut. Ce fut donc par une suprême délicatesse qu’elle tint à s’excuser :

— Dame !… fit-elle d’un air humilié, ça s’ra pas du café comme celui qu’on buvait chez vous, bien sûr !

Il se mit à protester poliment, tout en s’essuyant les yeux. Et, pour se faire une contenance, peut-être, il recommença d’examiner discrètement cet intérieur reluisant qui le surprenait.

Ludivine profita de cette attitude pour amorcer la conversation qu’elle brûlait d’avoir avec lui.

Tout en lui servant son café :

— Vous devez pas être bien, commença-t-elle, à l’hosp…

Vite, elle se reprit, ne voulant pas prononcer l’affreux mot, et dit : « Là où qu’on vous a mis ? »

Le petit but une gorgée de café, mais ne répondit rien.

Plantée devant lui, les mains aux hanches, ses yeux audacieux le scrutant, elle insista, cruelle à dessein :

— Allez-vous bientôt partir pour l’orphelinat ?

Il posa si vivement sa tasse sur la table qu’il faillit la casser. Sonore, lamentable, déchirant, le sanglot éclata. C’était fait. Le cœur, enfin, venait de crever.

Les bras sur la table, la tête enfouie :

— Papa ! criait le mousse effondré. Maman !… Maman !… Julien !.…

Ses épaules se mirent à rouler. Tout son corps était secoué, secoué par un désespoir tel qu’on eût dit qu’il allait en mourir.

Ludivine, qui se penchait sur lui, se retourna. Sa mère entrait.

La grêlée s’arrêta, sur le pas de la porte. Immobile, retenant son souffle, elle resta devant cela comme devant une chose sacrée.

La fillette, calme, avait pris l’enfant par les épaules. Elle approcha sa bouche tout contre l’oreille qui dépassait du creux des bras repliés.

— Dites ?… murmura-t-elle, dites ?… Voulez-vous ?… Voulez-vous rester ici, dans votre pays, dans votre ville, avec nous ?

Il entendit enfin. La clameur de son désespoir s’assourdit.

Lentement il releva la tête et regarda Ludivine à travers ses flots de larmes. Rapprochée d’un pas, encore à distance, la femme Bucaille pleurait en mordant son mouchoir.

— Restez avec nous, poursuivit Ludivine toujours à voix basse, Est pas comme chez vous, non !… Mais ça s’ra toujours mieux que…

Les yeux ruisselants, égarés, du petit Delphin cherchaient à comprendre. Il vit la grêlée qui lui faisait signe : « Mais oui, mais oui !… Restez donc avec nous…

— J’ai pas toujours été raisonnable, continua la petite, âprement. Mais ça changera, allez ! Vous aurez pas honte de nous, vous verrez ! Vous pouvez m’croire. — J’prends tout sur ma tête !

Je prends tout sur ma tête. Elle était belle, en disant cela, cette gamine. Instruite de la vie dans ce qu’elle a de plus noir, précoce, elle avait déjà le cœur naufragé d’une femme, une pauvre et mauvaise femme du peuple qui en a vu de dures, mais qui découvre la rédemption de tout dans l’élan magnifique de son simple instinct.

Le mousse, pour mieux comprendre ce qui lui arrivait, essayait de modérer, d’arrêter ses sanglots dans lesquels il y avait de tout.

— Vous travaillerez sur not’bateau, avec mon père… racontait Ludivine, Est vot’pays, ici ! À l’orphelinat des marins, on vous enverra n’importe où. Est pas votre affaire, ça ! Votre affaire, à vous, c’est Honfleur !

Et, tout à coup, dans ce mot, il y eut un charme. L’adolescent acheva de se redresser, se tendit tout entier.

— Oui ! Oui !… cria-t-il avec une espèce d’enthousiasme.

La grêlée s’était enfin avancée, lui tenant l’autre épaule.

— Va, mon por’p’tit gas !… On t’soignera bien !… On t’aimera bien !…

— Oui !… oui !… répétait-il toujours.

Ludivine, toute crispée par le sourire de son émotion immense, demanda :

— Alors… alors vous voulez bien ?

— Oui !… Oh ! oui !…

Sa nuque se renversa. Entre la mère et la fille serrées contre lui, cherchant un nid pour sa tête, les mains accrochées à leurs robes, il ferma ses yeux qui pleuraient encore. Et, pendant le temps qu’elles le bercèrent, les lèvres du petit garçon ne cessèrent de murmurer, comme s’il ne pouvait pas dire autre chose pour exprimer l’ineffable :

— Oui !… Oui !… Oh ! oui !… oui !…

Il était parti tout courant, suivi, jusqu’à la fin du « maudit bout », par le regard des deux, restées sur le seuil, regard qui l'aimait déjà comme seulement on peut aimer quelqu’un à qui l’on vient de tout donner.

Il avait été convenu qu’il irait annoncer à l’hospice que ses voisins le prenaient chez eux, et qu’il renonçait à l’orphelinat. Il devait revenir à midi, pour prendre son premier repas avec les nouveaux siens.

Par ailleurs, la mère Bucaille se mit en demeure d’aller, par déférence, avertir M. le curé.

— Mets ton beau fichu sur ta tête… ordonna Ludivine, et dépêche-toi. Faut que tu sois rentrée en temps pour faire le fricot !

— Et si ton père arrive avant moi ?… demanda l’autre, heureuse.

— T’occupe point d’cha ! Est moi qui vais l’prévenir…

Et la femme Bucaille partit, confiante en son entreprenante fille.

Sitôt, celle-ci refit sa natte, se lava la figure et les mains, brossa sa robe, passa le manteau propre encore qu’elle mettait parfois le dimanche, et, se sentant presque aussi reluisante que sa maison, elle sortit à son tour, sachant fort bien où elle allait.

Ce ne fut pas en flânant, comme à son ordinaire, qu’elle prit le chemin du port. Le menton en avant, déterminée, elle avançait, les sourcils froncés par ses préoccupations.

Son ardeur combative de petite corsaire avait maintenant de quoi vivre, certes ! Elle portait désormais toute sa maisonnée sur le dos. Il ne lui restait plus une minute pour traîner dans les rues, marauder dans les champs ou jouer sous la jetée. Sa horde, à présent, c’était son père, sa mère, ses frères, cet orphelin qu’elle avait introduit dans la maison sans prendre l’avis de personne,

Savait-elle bien pourquoi elle avait fait cela ? Les impulsifs obéissent à eux-mêmes, aveuglément, comme à un maître.

Elle n’avait rien calculé. Mais…

Pour une paire de claques, elle avait voué Le Herpe à la mort, et il s’était noyé le lendemain. Le chagrin avait tué sa femme. Alors, criminelle en pensée seulement, Ludivine réparait en fait, par son adoption de l’orphelin. C’était la continuation de son secret, ce secret qui avait déchiré sa vie, changé son âme.

Elle se sentait bien la même, pourtant, une petite force de la nature née pour le commandement, inconsciente descendante des reines de mer ancestrales. Et, sans même le savoir, elle comptait, pour tout mener à bien, sur cette singulière puissance de rayonnement qu’elle sentait vivre, formidable, derrière ses yeux décolorés.

La brise faible, comme elle arrivait à la jetée de la Lieutenance, souleva sa frange pâle, tombée jusque sur ses cils noirs. Elle connaissait la marée, comme on dit dans le port, et savait que son père débarquerait là.

Sur le mât de signaux, elle lut le métrage de l’eau. Il lui fallait attendre longtemps encore.

Un reste de brume enveloppait dans ses mousselines la côte lointaine du Havre. La mer qui montait, tout doux, montrait déjà proches ses longues et lisses vagues sans bruit.

L’avant-port stagnant et trouble s’émouvait en silence de la venue exacte et lente de l’eau du large. Et, dans l’espace sans couleur, entre le ciel atone et le flot blafard, un vol de mouettes s’effeuillait comme une rose blanche.

Appuyée au parapet, la petite fille respirait la vague puanteur, composée de tant de choses, qui monte de la vase éternelle, et qui n’est pas sans délice, à cause de ce qu’elle contient de forts parfums marins. Toute seule sur cette jetée déserte, elle ignorait toutes les forces qu’elle puisait dans cette odeur phosphorée de son estuaire natal, confusion d’éléments contradictoires, fleuve déjà mer, mer encore fleuve.

Elle regardait sans les voir les deux phares inégaux, la vieille lanterne du milieu, pendue à sa potence envasée, la grosse cloche de brume du bout de la grande jetée, sous laquelle elle s’était tant amusée à marée basse.

Des soucis de femme occupaient son esprit, effervescent comme celui de tous les gens des ports, qui vivent constamment énervés par l’air salin.

Augurant une possible résistance de son père à la décision qu’elle avait prise sans lui, rageusement elle lui préparait des arguments. Le mot de la région sonnait dans sa tête, comme une devise de conquérant : « J’céderai point ! » Et le riche dictionnaire de la poissonnerie, qu’elle possédait si parfaitement, lui fournissait à l’avance les plus péremptoires réponses.

Elle dressa tout à coup la tête. Les mouettes se dispersaient avec des cris. La première barque parut au loin, suivie des autres, vol de plus grandes mouettes, dont les calmes ailes de toile se gonflaient toutes dans le même sens.

À la fois oiseaux et poissons, elles s’avançaient sans heurt, selon un rythme identique. Elles revenaient de l’horizon, toutes blanches, et comme menées par des poètes. Mais leur blancheur, de près, se transformait vite, montrant ses salissures et ses rudesses ; et déjà les grosses voix qui parlaient à la barre faisaient s’envoler tous les rêves.

Penchée au-dessus de l’étroite échelle de fer encastrée dans la jetée, et qui plonge tout droit dans le bassin, Ludivine hélait déjà son père.

La barque venait d’accoster.

— Qui qu’tu fais là… cria Bucaille, surpris.

Elle répondit tranquillement :

— J’tespère !…

— Tu m’espères ?…

Il s’activait en bas, avec son matelot. Celui-ci monta le premier, portant la pêche, un panier mouillé dans lequel sautaient les crevettes grises. Bucaille suivait. Quand il eut pris pied sur la jetée :

— Qui qu’y a ?… fit-il, inquiet.

C’était l’heure où, n’ayant presque pas encore bu, le marin avait le regard doux et l’âme bonnasse ; et la rusée petite le savait bien.

Il l’embrassa sur les cheveux.

— Dis à ton matelot d’aller à la criée, dit-elle. J’ai à te parler.

Croyant peut-être à quelque malheur, il obéit docilement.

Quand il revint vers elle, il répéta tout bas, d’un air effrayé :

— Qui qu’y a ?

— Rentrons ! dit-elle. Je vas expliquer en route.

Ils marchèrent côte à côte, père blond, fille blonde, pareils cheveux déteints et pareilles prunelles transparentes, petite lueur de source entre les épais cils noirs. Le port, tout à l’heure muet, s’était animé subitement du retour des barques. Et le sifflet du bateau à roues, tout près d’entrer, avait fait surgir la petite fourmilière humaine de tous les jours le long du quai d’abordage.

— Eh ben ?… fit impatiemment Bucaille, au bout de quelques pas.

— Eh ben ! dit-elle avec calme. Est entendu ! Delphin vient habiter chez nous, et y n’demande pas mieux que d’te servir de matelot !

Elle ne le laissa pas placer une exclamation. Tout en coudoyant des gens pour passer, dans le brouhaha gesticulant du quai :

— Y vient manger avec nous c’midi, comme de juste. Tu vas pouvoir l’interroger sû l’métier. Et j’suis bien certaine qu’y t’répondra comme y faut !

Bucaille, allongeant ses grandes jambes pour rattraper sa fille qui passait toujours devant :

— Ah ! mais !… Ah ! mais !…

Et, les bras ballants, il ne sut rien dire de plus devant le fait accompli.