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L’Hérédo/Chapitre X

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 279-303).

CHAPITRE X

le langage et l’hérédité

Le langage humain est une reprise des éléments héréditaires du moi par le soi et, dans une certaine mesure, il fait partie de la victoire du soi. Ce que nous savons des hérédoconstellations nous aide à comprendre la formation du langage au sein de la personnalité.

Nous avons déjà dit que chaque soi, qualitativement invariable depuis la naissance jusqu’à l’âge le plus avancé, variait, au cours de l’existence, quant à la répartition de ses éléments. Dans l’enfance, c’est l’impulsion créatrice qui domine ; dans la vieillesse, c’est l’équilibre sage, le tonus du vouloir étant à son apogée vers l’âge adulte. L’enfant, dès sa naissance, est pourvu de la plupart de ses hérédofigures, qui gravitent dans les profondeurs de son moi, renforcées d’hérédoprésences, qui vont multipliant et gravitant à leur tour, à la façon de satellites, dans les systèmes des hérédofigures. Les formes verbales de la lignée font partie de ces hérédoconstellations, soit sous l’aspect de sphères complètes, soit associées à des hérédosentiments, sous la forme de fragments de sphères. Le soi découvre ces formes verbales et les attire peu à peu. Il les découvre, quand le jour de l’esprit se lève, comme notre œil découvre les étoiles à la nuit commençante. Les ayant découvertes, tantôt il les absorbe telles quelles, les dissocie puis les réassocie sans les expulser ; et c’est le langage intérieur. Tantôt il les expulse par le cri, la parole ou l’écriture.

Les termes concrets sont des prélèvements attractifs du soi, opérés sur des sphères verbales complètes ou sur des fragments verbaux d’une même hérédosphère. Les termes abstraits sont des prélèvements attractifs du soi opérés sur des fragments verbaux d’hérédosphères différentes. Ils composent ainsi de nouvelles hérédofigures, des systèmes d’un ordre particulièrement relevé, dans l’esprit de certains poètes, musiciens, mathématiciens, politiques et philosophes. On peut imaginer des termes en quelque sorte surabstraits, qui seraient formés de prélèvements nouveaux, ou seconds, du soi sur ces nouvelles hérédofigures, et cela jusqu’à l’infini. Les lois naturelles, découvertes par les uns et par les autres, ne sont ainsi qu’une nouvelle façon de répartir et de nommer, au second degré, les hérédofigures. La science est un langage au second et au troisième degré.

Toute sphère verbale comprend un segment auditif, un segment visuel, un segment articulé, un segment chanté, un segment tactile, un segment gustatif — ces deux derniers infiniment réduits, dans la plupart des cas — et gravite en compagnie d’hérédosphères correspondant à une multitude d’hérédosentiments, d’hérédosensations, d’hérédopenchants. Aussi n’y a-t-il rien de plus évocateur et de plus composite, de plus particulier et de plus relié, même à l’organisme, qu’un mot. Si le mot fait pleurer, s’il fait rire, s’il fait sécréter, s’il meut les foules, c’est en raison de ses prolongements somatiques au sein des hérédosphères et des hérédoconstellations. Côté moi, le mot est à lui seul une complète reviviscence. Côté soi, le mot est à lui tout seul un moteur d’actes sages ou héroïques. Quand le moi, dans le mot, l’emporte sous ses formes péjoratives, il mène à l’obsession et à la folie — surtout alors que l’instinct génésique le gonfle et le fait éclater à travers l’esprit. Quand c’est le soi raisonnable qui l’emporte, le mot grave la loi et administre la cité. Dans le premier cas, le mot anarchise : dans le second, il hiérarchise.

Dans le langage, le soi joue le rôle du chant, le moi celui de l’accompagnement. Le verbe, quand vient la phrase, relève en général du soi. Les pronoms, substantifs et qualificatifs traduisent les alternatives variées du moi et des hérédoprésences. La phrase elle-même est un petit système verbostellaire, réglé et dominé par le soi. Le style peut être considéré comme un ensemble de ces systèmes verbostellaires, eux-mêmes gravitant en compagnie des hérédofigures, et où le soi est constamment vainqueur. Ce qui n’empêche que, chez le meilleur écrivain aussi, le ciel intérieur soit parsemé d’éclats et de débris héréditaires, où l’automatisme se manifeste sous forme de tics et de réflexes variés. La beauté, la force, l’intrépidité du style se mesurent à la qualité et à la prédominance du soi de l’écrivain. Il en est de même de la beauté, de la force, de l’intrépidité d’un langage. La langue latine, la langue française sont deux réussites, ou mieux deux apothéoses du soi. Le verbe y a la toute-puissance. Le verbe y tient l’emploi d’un soleil.

Les diverses aphasies sont aux verbosphères ce que les amnésies sont aux hérédosphères : des éclipses. L’aphasie est le résultat de l’interposition d’une hérédosphère ou d’un segment d’hérédosphère entre un système verbostellaire et le soi. Les quelques mots que le malade répète machinalement, dans les aphasies partielles, qualifient et situent l’hérédosphère interposée. Il appartient au médecin de la déterminer. C’est ainsi que le « cré cochon », devenu l’ultime propos de ce grand verbal que fut Charles Baudelaire, faisait évidemment partie d’une hérédofigure, qui lui masquait tout le reste de son système verbostellaire. C’est ainsi encore que certains aphasiques ne voient plus telles consonnes, que d’autres ont perdu la moitié avant ou la moitié après des phrases les plus simples. Il est possible d’imaginer des combinaisons infinies d’aphasies, aussi variées que les possibilités d’éclipse dans telle ou telle partie du ciel intérieur. Mais il n’est aucune de ces aphasies qui ne puisse s’effacer et guérir par une exaltation appropriée du soi. Le « Soldat, soldat, ne tue pas Crésus » donnera au médecin de l’avenir la direction de son traitement.

Il en résulte que les lésions anatomiques observées ici et là, dans l’écorce du cerveau, à l’autopsie des aphasiques, sont des conséquences et non des causes de l’aphasie, comme le croyait l’erreur de Broca et de Charcot. La doctrine enfantine des localisations cérébrales a achevé de s’effondrer avec les constatations anatomopathologiques de la guerre de 1914, attendu qu’on a vu des soldats vivre, se mouvoir et parler correctement après ablation de la moitié ou des deux tiers de leur substance cérébrale. Mais la moindre réflexion eût dû amener de véritables savants à conjecturer que le mécanisme du cerveau était un peu plus compliqué que cette fable par trop simpliste, issue des passions matérialistes de deux professeurs à la Faculté. La fiction des localisations cérébrales est au langage articulé ce que l’invention similaire du neurone est à l’association des idées : une plate chimère à base d’orgueil.

La vérité est que l’éclipse aphasique, quelles que soient ses causes, amène, dans la gravitation psychostellaire, des troubles qui se communiquent aux prolongements ou aux satellites somatiques des hérédosphères. D’où rupture d’une tunique vasculaire et épanchement sanguin constatable, ici ou là, à l’autopsie. Chez les individus à prédominance génésique, ou automatique, cet épanchement contracte une affinité, dépendant elle-même d’une hérédosphère, pour tel ou tel domaine du cerveau, comme il pourrait la contracter pour tel ou tel domaine de la moelle, tel ganglion du grand sympathique, ou du foie. Le physique ne commande pas plus le psychique que l’homme ne marche la tête en bas.

Il est de courtes et minuscules aphasies, des recherches brèves d’un mot perçu comme tout proche, dont l’explication est identique. Elles s’accompagnent souvent de sueur, ou d’une grimace appropriée, ou d’une contraction musculaire. On fait cesser ces éclipses éphémères en évoquant toute l’hérédosphère ou, si cela ne suffit, toute l’hérédoconstellation dont fait partie le terme masqué. Chacun connaît ces minutes de trouble ou, ayant à présenter un monsieur à une dame, on ne se rappelle plus le nom du monsieur. C’est un phénomène analogue.

J’ai raconté ailleurs l’histoire d’un ingénieur russe, rencontré par moi à Lamalou-les-Bains. frappé d’aphasie à la suite d’une vive émotion morale et qui recouvra la parole avec le patois des îles Baléares, que lui avait enseigné sa majorcaine de nourrice. Ce patois avait jadis coiffé d’une présence verbale catalane une verbosphère russe. Puis l’interposition d’une hérédofigure quelconque s’était produite entre cet assemblage et le soi, sous l’influence de l’émotion, peut-être même une autofécondation avait-elle eu lieu ; d’où éclipse de toute la faculté du langage. À la cessation de l’éclipse, le soi, ressaisissant la verbosphère, avait rencontré tout d’abord la calotte verbale catalane. Deux jours après, le Russe parlait russe comme auparavant.

Le cri apparaît comme un segment de verbosphère héréditaire. La racine du mot en est un autre. Autour de cette racine se groupent et se répartissent des sensations, des présences, également congénitales et dont la rotation devant le soi amène la diversité des termes. Il n’est pas jusqu’aux accents provinciaux et aux idiotismes qui ne se transmettent ainsi, le long de la lignée, par les hérédofigures du moi. Dans les cas, naguère qualifiés de dédoublement ou de détriplement de la personnalité, — et que nous avons vu relever de l’autofécondation, — l’hérédofigure nouvellement apparue amène avec elle, entraîne dans sa giration, son langage, ses formes verbales, ses inflexions, ses tournures propres. Mais à la frange du soi, toujours persistante, correspond aussi une frange verbale intérieure, de sorte que ces personnes hantées recouvrent de temps en temps leur parler véritable, leur régime vocal autonome.

Sans aller jusqu’à l’autofécondation, certains hérédos, en proie à un ancêtre, ont une tendance à changer complètement de voix, dans la colère par exemple, ou dans la surprise. Celui-ci, qui avait une voix chantante, prendra une inflexion dure et saccadée. Celle-ci, qui possède à l’ordinaire un timbre élevé, presque criard, usera de tonalités graves, reprochantes. Il est d’observation courante que le sommeil chloroformique altère étrangement la voix dans la phase intermédiaire de l’action narcotique, au début et au réveil. C’est que le chloroforme engourdit et masque le soi et suscite les hérédismes de toute sorte, avant de les couper de la conscience. Toute émotion trouble la voix plus ou moins. Le simple balbutiement résulte de la vacillation, devant le soi, d’une verbosphère, ralentie ou désemparée par le passage d’un hérédisme, comparable à une étoile filante, sous l’influence d’un trouble quelconque, principalement génésique. Ce qui n’est alors qu’un accident fugitif devient un empêchement chronique chez le véritable bègue ; lequel est presque toujours un hérédo, de forme hésitante et aboulique.

C’est chez les meilleurs écrivains qu’il convient d’étudier le langage, à la lumière des notions qui précèdent. Car ce sont eux qui le concentrent et qui le fixent, maintenant ainsi, d’âge en âge, la communication intellectuelle et la communion sensible entre leurs concitoyens. Le langage est une grande part de la patrie. Le poète qui est le plus profondément descendu dans ce problème vital, parce qu’il était en même temps un savant et un sage, j’ai nommé Frédéric Mistral, a pu dire justement : « Qui tient sa langue tient la clé qui de ses chaînes le délivre. » Double délivrance, à la vérité, hérédopsychique et nationale. Mais la nation, comme l’individu, n’est-elle pas formée d’un soi et d’un moi, d’un soi qui agit dans l’espace et d’un moi héritier du temps.

Chateaubriand, écrivain d’humeur, c’est-à-dire chargé d’hérédismes, possède un soi harmonieux et nuancé. Le rythme de sa phrase est réglé sur une voix ample, qui appelle, faite pour être entendue de loin. Le système hérédostellaire est chez lui exceptionnellement brillant, combiné avec une gravitation continuelle de figures mélancoliques, orgueilleuses, amoureuses, dramatiques, dans lesquelles son siècle s’est miré. Cependant sa sagesse est mince ; je veux dire fréquemment recouverte. Il en est de même du tonus volontaire ; au lieu que l’impulsion créatrice est chez lui d’une grande richesse et toujours en activité. Il exprime plus qu’il ne ressent, ce qui est un des signes du romantisme. L’hérédosphère affective ou généreuse, qui passe devant sa conscience, est amplifiée, dans son segment verbal, par un instinct génésique toujours en mouvement ; de sorte que le mot dépasse le sentiment ou l’idée ; puis la période, à son tour, dépasse la nécessité de l’expression. C’est le défaut d’une telle éloquence de sacrifier trop souvent la raison à l’attitude.

Chez Flaubert, disciple de Chateaubriand, l’élimination littéraire des hérédofigures, constamment reviviscentes, est beaucoup plus pénible et même douloureuse. La conception est ample, voire majestueuse, contrariée par une faiblesse de l’impulsion créatrice, qui retombe sur elle-même en ironie. Trop souvent cette ironie tourne à la grimace et au tic, par éclatement des hérédismes au centre de la personnalité. On sait que la décharge des résidus automatiques est allée, chez l’auteur de Madame Bovary, jusqu’à l’épilepsie. Mais cette épilepsie, ici encore, fut un effet et non une cause. Il y avait disproportion, chez Flaubert, entre le nombre et l’assaut des hérédosphères et le potentiel créateur et de projection du soi. D’où accumulation de mouvement dans le prolongement organique des hérédosphères et des hérédoconstellations, puis issue brusque de ce mouvement, sous formes d’attaques convulsives. La Tentation de saint Antoine marque un effort presque surhumain en vue de dramatiser des hérédismes, auxquels le récit ne suffisait pas, qui avaient besoin de s’extérioriser par la lutte, le dialogue, le débat et le cri. Flaubert eût fait tout aussi bien un orateur ou un homme d’action, un explorateur ou un mime ; et la cause déterminante de son mal fut son emprisonnement littéraire à Croisset. Les médecins, en lui donnant du bromure, ne faisaient que l’endormir davantage, c’est-à-dire engourdir son moi et accumuler en lui les images dangereuses, au lieu de l’aider à les expulser.

Deux qualités sont à envisager dans le mot : son exactitude et son intensité. Un mot exactement approprié est toujours la conséquence d’un soi vigilant, qui, parmi les verbosphères, a attiré ou élu la plus conforme à la pensée. Exemple, dans Chateaubriand : « la cime indéterminée des forêts ». Cet exemple est d’autant plus significatif que le terme le plus juste exprime ici l’indétermination. C’était un segment d’une verbosphère, où tournaient tous les souvenirs visuels de la ligne de faîte des forêts, en même temps que l’impossibilité de les fixer, de les dessiner. À rapprocher des rêveuses gambades de la Fête chez Thérèse de Hugo. Ce qu’on appelle le bonheur de style est une justesse intellectuelle, éphémère ou constante, analogue à la justesse d’oreille chez le musicien. Conséquence de l’équilibre sage, malheureusement assez rare chez les romantiques, amis systématiques du dérèglement. Au lieu que l’intensité du mot — comme chez Gautier, ou Baudelaire — tient en général à une superposition d’hérédismes. Le mot est alors chargé de sensations de divers ordres, que boursoufle encore l’instinct génésique. C’est une bulle de savon irisée et toute proche de l’éclatement. S’il se rompt dans l’esprit de l’écrivain, avant d’avoir été projeté par la parole ou sur le papier, il en résulte un réel malaise, une augmentation de la tension vasculaire, de l’automatisme, et une impression de fatalité. Cet accident a dû arriver plus d’une fois à Gautier comme à Baudelaire, si j’en juge par leurs dépressions soudaines, allant, quant au langage, jusqu’à la banalité ; quant à l’intellect, jusqu’au fatalisme.

Deux qualités sont à envisager, dans la phrase ou dans la période : sa correction et son mouvement. Jules Lemaître, connaisseur s’il en fut, définissait ainsi la phrase française : « Un sujet, un verbe, un attribut. » C’est le mérite du Candide de Voltaire, ouvrage d’une rare importance psychique, de répondre à cette définition. Or, Voltaire était un hérédo de choix, mais l’impulsion créatrice était chez lui d’une qualité telle qu’elle arrivait de temps en temps, et presque périodiquement, à le débarrasser de toutes ses scories congénitales et à ramener ainsi le calme dans sa nature agitée et troublée. Candide est une de ces expulsions en masse, une eau résiduaire des hérédismes voltairiens, canalisée dans une sorte de sagesse encore grimaçante. Combien de fois n’ai-je pas lu et relu ce petit ouvrage énigmatique, où l’anarchie prend un air d’ordonnance, afin de saisir son ultime secret ! Il semble le manuel du désespoir et du dégoût de tout et cependant il y a au fond de lui comme une espérance. Charles Maurras explique cette contradiction en disant qu’il signifie quelque chose comme : « La voie est libre ». Quoi qu’il en soit, Candide est le modèle d’une délivrance totale de la personnalité dans une œuvre. L’auteur, en écrivant le dernier mot de la dernière ligne, le mot « jardin », dut s’écrier : « Ouf ! ça va mieux ! » Ainsi donc, si l’exactitude du mot est une suite de la vigilance du soi, il n’en est pas tout à fait ainsi de la correction de la phrase ou de la période, qui tient plutôt à l’épuration, chronique ou passagère, des hérédismes. C’est que la phrase n’est pas seulement une juxtaposition, mais bien plutôt une gravitation de mots, donc d’hérédosphères, devant le soi.

Le mouvement de la phrase, ample et harmonieuse, traduit la prédominance du soi ; désordonnée et emportée, la victoire du moi et des hérédismes. Le premier type correspond en général aux auteurs dits classiques, le second aux auteurs romantiques, sans que cette distinction ait rien d’absolu. Il est certain toutefois que Racine, pour ne citer que celui-là, proportionne son élan verbal à la circonstance dramatique, par un esprit de mesure qui ne nuit pas à l’expression, au contraire. Au lieu que Hugo appelle les quatre éléments et la foudre autour d’une invention romanesque, mais quelconque. Quand Corneille enfle la voix, c’est pour la Cité, son honneur, sa durée. Quand Hugo enfle la voix, c’est pour une histoire de valet amoureux de sa reine, ou de bouffon tueur de sa fille. Avec Racine et Corneille, nous sommes dans la logique, avec Hugo dans l’humeur — ou hérédisme — et dans l’arbitraire. Chez les deux premiers, la raison gouverne le style, même dans la peinture des passions. Chez le second, le style emporte la raison. Brunetière, chez qui l’appétence critique était vive, mais le sens critique obnubilé, supposait que le romantisme consistait en un certain élan intérieur outrepassant la réalité immédiate, et découvrait ainsi du romantisme chez les classiques. Or, le romantisme est autre chose : c’est la disproportion entre le thème et le développement, entre le sentiment et l’expression, entre le rêve et le récit du rêve, le tout érigé en doctrine. Le XVIIe siècle savait que l’égarement n’est jamais beau. Le XVIIIe siècle a essayé d’établir que l’égarement pouvait quelquefois être beau. Le XIXe siècle débutant a affirmé que l’égarement était toujours beau. On peut suivre, dans cette progression, la prédominance, également progressive, du moi des écrivains du XVIIIe et du XIXe sur leur soi. Le XXe s’annonce comme un retour du soi, aidé d’ailleurs des hérédismes sages.

Au delà de la phrase et de la période, il y a le concept de l’œuvre littéraire. Le mot comporte la gravitation, devant le soi, d’une verbosphère, ou du groupement de plusieurs segments verbaux d’hérédosphères. La phrase comporte la gravitation d’un système de verbosphères, ou d’un groupement d’hérédosphères. Le concept de la haute œuvre littéraire — Don Quichotte, la Divine Comédie, Faust, les drames de Shakespeare, ceux de Racine, les poèmes de Mistral, etc. — n’est autre que l’impulsion et l’équilibre, par le soi, d’une ou de plusieurs hérédoconstellations.

L’homme ne pense pas seulement à l’aide de mots ou de groupements de mots, d’images ou de groupements d’images. Il pense aussi, et surtout, par groupes de groupes et par systèmes de systèmes, le nombre de ceux-ci étant d’autant plus considérable que le soi est plus puissant, plus intense, que sa lumière et son attraction se projettent sur un plus vaste système verbostellaire. La conception philosophique, artistique, scientifique, littéraire, dans son expression la plus haute, n’est pas une création réalisée peu à peu, par augments successif, comme l’effort s’ajoute à l’effort, ou la journée à la journée. Elle est une irradiation soudaine, par le soi, de tout un pan du ciel intérieur, d’un fourmillement d’hérédosphères. Elle est un embrasement et un ordonnancement d’un majestueux firmament de souvenirs, de présences, d’idées héritées ou autonomes, de penchants, d’aspirations vagues, par l’impulsion créatrice, la volonté et la sagesse, conjointes en un triple et unique faisceau ardent. Le concept humain totalise soudainement la vie de celui qui le porte.

Si Dante, Shakespeare, Balzac, Léonard de Vinci, Gœthe, Beethoven, Laënnec, pouvaient prendre la parole et nous expliquer chacun la genèse de son œuvre immense, ils nous la dépeindraient ainsi qu’une illumination immédiate, à tel ou tel tournant de l’âge, généralement intermédiaire entre l’âge adulte et la jeunesse, ou entre l’âge adulte et la vieillesse. Ils la compareraient, selon le mot de Sainte-Beuve, au coup de foudre et à la voix, sur le chemin de Damas. Synthèse fulgurante, profonde, instantanée, d’où sortiront ensuite, — par une série de contemplations, attractions, projections partielles et successives, venant après la contemplation, l’attraction, la projection globales, — tous leurs drames, tous leurs personnages, tous leurs tableaux, toutes leurs musiques, toutes leurs découvertes. Vous est-il arrivé par un soir d’orage, de considérer, de votre fenêtre, la nuit chaude, obscure et lourde ? Tout à coup l’éclair brille et le vaste horizon vous apparaît dans ses moindres détails ; ici un arbre, une meule, ici une ferme, là le fil d’argent d’un ruisselet. Vous reconstituerez ultérieurement, par le souvenir et pièce à pièce, ce tableau subit d’un rouge incandescent. Ainsi se présentèrent les concepts, auxquels nous devons les maîtres chefs-d’œuvre. Leurs auteurs ont transcrit peu à peu, — selon la faiblesse des moyens d’expression humains, — la victoire embrasée, synthétique, préliminaire de leur soi sur les mondes et constellations héréditaires.

De là, dans les chefs-d’œuvre en question, cette analogie des parcelles au sein de la diversité, ces reprises de thèmes différemment assemblés, cet air de famille et de tribu entre les hérédofigures projetées, et même entre les fragments ou segments verbaux des hérédofigures. Ces fulgurations ont presque toujours la forme de la grande fulguration initiale dont elles sont issues. L’œuvre de Shakespeare est une colonne de feu instantanée dans les espaces verbostellaires du moi shakespearien, rabattue, refroidie et morcelée sur la durée des quelques années terrestres pendant lesquelles travailla Shakespeare. Il en est de même de l’œuvre racinienne, de l’œuvre beethovenienne, etc. Le peuplement de figures et de sonorités, opéré par ces souverains génies dans le monde d’ici-bas, fut le déploiement et la répartition d’une éblouissante seconde, que dis-je, d’un millième de seconde créatrice, d’une explosion intellectuelle et pathétique au sein de l’univers intérieur.

Or il n’est aucun phénomène métapsychique au centre du génie le plus altier, le plus complet, qui n’ait son correspondant au sein du plus humble d’esprit parmi les hommes. Si nous évoquons le premier sur son piédestal, c’est afin d’expliquer le second, attendu qu’on comprend mieux les rapports des lettres sur un grand tableau que dans un petit alphabet. Tout humain peut accomplir ici-bas son chef-d’œuvre, à quelque milieu qu’il appartienne ; et sa libre destinée réside dans son soi. Nous sommes environnés de héros obscurs, dont les merveilleuses réussites ne vivront pas dans la mémoire des hommes, mais peuvent être pressenties à l’incommensurable moisson des bonnes volontés toujours prêtes, quand un sacrifice national, vital, devient nécessaire. Ces réussites modestes furent, elles aussi, le résultat d’une illumination, d’une maîtrise instantanée du soi sur la gravitation des hérédosphères. Ces réussites eurent, elles aussi, de quoi glorifier toute une existence, en la peuplant d’images généreuses, d’éclats resplendissants et parfois sublimes.

C’est ainsi que l’étude des rapports du langage et de l’hérédité nous amène à constater, au delà du langage, l’enfermant et le dominant, une puissance psychoplastique correspondant à une phase encore supérieure de la lutte du soi et du moi, à une victoire encore plus décisive du soi, en cas de succès. Cette puissance psychoplastique, à laquelle obéissent les hérédoconstellations et toutes les figures gravitant dans les profondeurs du ciel intime, nous l’avons appelée, en commençant, l’acte de foi. Elle est à l’origine des concepts d’ensemble qui magnifient toutes les vies humaines, à condition que l’homme veuille sa volonté et ordonne son intelligence, après avoir libéré sa liberté.

Une autre conséquence de cette étude, c’est que non seulement l’homme est une créature distincte de toutes les autres et complètement inexplicable comme dérivant d’aucune de celles-ci ; mais encore chaque personnalité humaine, si elle apporte avec elle un fond commun à toute l’humanité, possède aussi, pour ce qu’il y a en elle de plus important et de plus puissant, quelque chose de non transmis, d’intransmissible, qui règle le transmis et le transmissible, qui ne peut qu’avoir été créé avec elle et pour elle.

Je n’ignore pas que cet exposé va à l’encontre des doctrines généralement admises depuis quelque soixante-quinze ans, d’après lesquelles l’inférieur explique le supérieur, la matière l’esprit, le singe l’homme : d’après lesquelles nous serions, nous humains, des captifs attendant, au sein d’une boue immobile, les coups d’une destinée invisible et inconnaissable ; d’après lesquelles notre raison ne serait qu’une mince pellicule sur l’immense abîme de la sensibilité ou de l’inconscience ; d’après lesquelles la lumière de l’intelligence serait un simple fumeron à côté de la torche de l’intuitivisme ; d’après lesquelles les idées, les mots, les souvenirs seraient autant de petites pièces, rangées séparément et par travées, susceptibles néanmoins de réunion et d’agglomération périodiques — d’association comme l’on dit — étiquetées dans tout autant de petites cases du cerveau, seul et unique siège de la pensée ; d’après lesquelles la construction histologique et anatomique dudit cerveau expliquerait très suffisamment toutes les complexités, toutes les finesses et toutes les grandeurs de ladite pensée ; d’après lesquelles l’hérédité, conçue d’ailleurs, non dans son ensemble psycho-organique, mais seulement dans ses modalités pathologiques, pèserait irrémédiablement sur la famille et l’individu, sans aucun espoir de réaction, ni de relèvement ; d’après lesquelles enfin la Science, avec un grand S, serait à la veille d’avoir dit son dernier mot, lequel correspondrait à ceci : néant.

Peu à peu, par le jeu naturel de personnalités médiocres et d’académies timorées ou somnolentes, ces doctrines d’engourdissement et de mort prenaient le pas sur leurs adversaires spiritualistes, d’ailleurs posées de travers et mal défendues en général, à l’aide d’arguments verbaux et désuets. J’ai pensé que l’observation directe de l’homme, aidée par l’introspection d’une part, de l’autre par une analyse un peu poussée des chefs-d œuvre de l’art, de la science, de la poésie et de la littérature, pouvait aiguiller les chercheurs dans un sens tout à fait différent. C’est ce qui m’a amené à écrire et à publier le présent essai. Je ne me dissimule aucun de ses trous ; aucune de ses imperfections. Tel quel, j’estime qu’il pourra avoir quelque utilité, non seulement dans le domaine de la théorie, mais encore dans celui de la pratique. C’est pourquoi j’ai groupé, aussi brièvement et nettement que possible, les quelques conclusions qu’on va lire en terminant.