L’Héritage de Charlotte/Livre 09/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 172-180).
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Livre IX

CHAPITRE V

LE COMMENCEMENT DE LA FIN

Plus d’une semaine s’était passée depuis le jour où Sheldon et sa famille étaient revenus de Barrow, et Sheldon ne savait pas encore quelle serait l’issue définitive des événements. Très-vagues étaient les réponses que ses questions arrachaient au docteur Jedd, et c’est en vain qu’il avait cherché à obtenir un entretien en tête à tête avec le docteur Doddleson. Le grand médecin avait grand soin que son faible confrère ne se rencontrât pas seul sur le passage de Sheldon.

Le beau-père de Charlotte savait donc fort peu de chose sur son état actuel. On lui avait dit qu’elle était en danger, et les visages sérieux qu’il voyait autour de lui indiquaient que le péril était extrême. Sa chambre lui était interdite. S’il se présentait à la porte pour adresser quelques questions bienveillantes et paternelles, il trouvait sur le seuil Nancy toujours sur pied et infatigable dans sa vigilance. S’il insinuait qu’il avait le désir bien naturel de voir sa belle-fille, on lui répondait ou qu’elle dormait pour le moment, ou qu’elle était trop mal pour le recevoir. Il y avait toujours quelque raison plausible pour lui interdire l’entrée de la chambre, et voyant qu’il en était ainsi, il n’insistait pas.

Il avait pris la mesure de Nancy, et il l’avait reconnue trop forte pour lui ; et doublement forte depuis qu’il la savait soutenue par une seconde sentinelle vigilante, Diana, qu’il avait jugée depuis longtemps comme une jeune personne douée d’un esprit ferme et supérieur.

Il ne pouvait obtenir un renseignement sérieux de sa femme, il n’y avait à tirer d’elle rien que des plaintes et des lamentations, de faibles appréhensions d’un malheur prochain et de plus faibles réflexions rétrospectives de la maladie et de la fin prématurée de son premier mari.

Georgy était admise une ou deux fois par jour dans la chambre de la malade, mais elle n’en sortait pas plus instruite que lorsqu’elle y était entrée.

Le chagrin dans le présent, et la crainte d’un plus grand chagrin à venir, avaient complètement accablé cette pauvre âme sans énergie. Elle croyait ce que d’autres lui disaient de croire ; elle espérait quand on lui disait d’espérer ; elle était l’incarnation et la véritable image de l’accablement dans le malheur.

C’est ainsi que, l’esprit plongé dans les ténèbres, Sheldon attendait sa destinée. Le jour approchait où il lui faudrait impérieusement trouver une certaine somme d’argent comptant ou se résigner à subir la dure alternative de la ruine et du déshonneur. Il avait les polices d’assurances dans sa caisse, avec le testament par lequel Charlotte l’avait institué son seul et unique légataire. Il avait arrêté dans son esprit quel était l’homme auquel il s’adresserait pour obtenir une avance de quatre mille livres sur le dépôt de l’une des polices, et il comptait sur son banquier pour lui prêter le reste de l’argent qui lui serait nécessaire contre la remise en garantie de l’autre police. Mais pour agir il y avait un événement qu’il fallait nécessairement attendre.

Cet événement, c’était la mort de Charlotte.

Personne, dans la maison, n’avait connaissance de ses excursions au dehors. Le temps qu’il choisissait pour ses promenades sans but, était juste celui où personne n’est encore debout. Celles qui veillaient dans les chambres du premier étage ne l’entendaient ni sortir ni rentrer tant il prenait de précautions pour dissimuler ses mouvements. Mais sans cette trêve à l’effroyable concentration de sa vie, sans cette somme d’exercice physique au grand air, Sheldon aurait difficilement vécu pendant cette période critique de son existence.

La solitude d’un marin naufragé jeté sur une île déserte, n’était pas plus grande que celle dans laquelle cet homme vivait depuis son retour de Barrow.

Passer de son cabinet à la salle à manger et de la salle à manger dans son cabinet, était le seul élément de variété de ses jours et de ses nuits. Il avait un lit de fer dans son cabinet, et c’est là qu’il dormait pendant les premières heures de la nuit, si l’on pouvait appeler dormir l’espèce d’assoupissement dans lequel il tombait ; et si son sommeil devenait plus profond, alors il était tourmenté par d’horribles rêves.

De son cabinet, il pouvait entendre le moindre mouvement dans la salle d’entrée, les moindres bruits de pas dans l’escalier, et celui de la porte extérieure chaque fois qu’elle s’ouvrait ou se fermait.

Il y pouvait monter sa garde, se tenir prêt à faire face à ses ennemis, si l’occasion se présentait pour lui d’une action soit défensive, soit agressive.

C’est dans cette pièce qu’il rentrait furtivement, par une brillante matinée d’été, au moment où l’horloge de l’église de Bayswater sonnait six heures.

Il s’était promené dans Bayswater au milieu de tous ces bruits charmants des premières heures du jour : les charrettes arrivant de la campagne, les laitières qui commencent leur tournée journalière, les moineaux qui piaillent sur les plus hautes branches des ormes, les oiseaux qui gazouillent leur hymne joyeux pour célébrer le retour du jour et, par-dessus tout, le pur et radieux éclat du soleil d’été.

Mais pour Philippe, tous ces ravissements n’existaient pas. Depuis les douze ou quinze dernières années de sa vie, il avait eu peu de souci des changements de saison, si ce n’est par rapport à son livre d’échéances ou aux intérêts de ce monde commercial qui était tout pour lui dans sa vie. Maintenant, moins que jamais, il avait l’oreille aux chants des oiseaux, des yeux pour admirer l’éclat du soleil ou le feuillage des arbres doucement agité par la brise.

Il rentrait chez lui avec un vague sentiment du bruit et du mouvement qui se faisait autour de lui sur la grande route.

C’était un soulagement pour lui d’échapper aux agitations de la vie et à l’éclat du jour et de chercher un refuge dans l’obscurité de son cabinet dont les volets étaient fermés et ne laissaient passer la lumière que par les étroites ouvertures qui y étaient pratiquées.

Pour la première fois depuis cette période d’inaction et d’incertitude, il se sentait tout à fait accablé, et, au lieu de passer immédiatement dans son cabinet et de faire sa toilette du matin, comme il avait coutume de le faire à cette heure, il se jeta tout habillé sur son lit de fer et tomba dans un profond sommeil.

Oui, mais avec le sommeil vinrent ses tortures habituelles, il se vit entouré de visages affairés et inquiets et sur toutes les physionomies il voyait une expression de colère et de surprise.

Le marteau de bois frappait les trois coups solennels.

Il entendit la voix faible de Halliday le remerciant de ses soins amicaux, le regard mourant de Halliday se tourna vers lui, plein de confiance et d’affection.

Puis, au milieu des ombres du royaume des songes, défila lentement un cortège funéraire ; un corbillard surmonté de plumes plus noires que la nuit ; un grand nombre de chevaux couverts de housses de deuil, la tête surmontée de panaches noirs agités par le souffle froid d’un vent d’hiver ; une longue suite de personnes enveloppées dans de noirs manteaux se prolongeait à l’infini dans l’espace et ressemblait à une procession de spectres sans commencement ni fin ; cette foule recueillie s’écoulait avec une grande régularité, sans qu’on entendît ni le bruit des pas des hommes ni celui des sabots des chevaux ; on n’entendait que le sifflement monotone du vent glacé qui agitait les plumes noires et les sourds tintements de la grosse cloche qui sonnait le glas funèbre.

Il s’éveilla en sursaut et s’écria :

« Si c’est cela qui est dormir, je ne veux plus dormir jamais ! »

Un instant après, il était revenu à lui.

Il avait dormi sur le dos.

Ce cortège sans fin, cette cloche qui sonnait le glas des morts, n’étaient que le résultat du cauchemar, ce supplice commun à toute l’humanité.

« Qu’il faut que je sois bête ! » murmura-t-il en essuyant la sueur froide dont son horrible rêve avait inondé son front.

Sheldon ouvrit les volets, puis regarda la pendule qui surmontait la tablette de la cheminée. À sa grande surprise il vit qu’il avait dormi trois heures ! Il était neuf heures. Il monta à sa chambre pour s’habiller : dans le corridor du premier il y avait un mouvement inaccoutumé.

Nancy était là la main posée sur le bouton de la porte de la malade, parlant à Diana, qui se couvrit le visage avec ses mains à son approche et disparut dans sa chambre.

Les battements de son cœur s’accélérèrent soudainement. Quelque chose devait être arrivé pour troubler l’ordre ordinaire des événements.

Quelle chose ? Que pouvait-il être arrivé, sinon la redoutable circonstance qu’il espérait et qu’il attendait avec une si horrible anxiété ?

Sur le visage grave de Nancy il lut la réponse à sa pensée. Pour la première fois, il fut bien près de perdre son empire sur lui-même. Ce fut avec effort qu’il reprit assez de calme pour adresser sa question habituelle du ton accoutumé.

« Est-elle un peu mieux ce matin, Nancy ?

— Oui, monsieur, elle est beaucoup mieux, dit la vieille gouvernante d’un ton solennel. Elle est où personne ne peut lui faire de mal maintenant. »

C’était la périphrase habituelle dont se servent les gens de cette classe : il savait leur phraséologie par cœur.

« Vous voulez dire qu’elle est… qu’elle est morte… morte ?… »

Il n’essayait plus de cacher son agitation. Il entrait dans son rôle de paraître agité en apprenant la fin prématurée de sa belle-fille.

« Oh ! monsieur, vous pouvez vous montrer chagrin, dit la vieille femme avec un profond sentiment. C’était la plus douce et la plus indulgente créature qui ait jamais vécu en ce monde : jusqu’au dernier moment, pas un mot dur où cruel n’est sorti de ses lèvres innocentes. Oui, monsieur, elle est partie ; elle est hors de la puissance de quiconque lui voudrait du mal.

— Tous ces genres de discours ne sont que d’hypocrites rabâchages, madame Woolper, murmura Sheldon avec impatience, et je vous conseille de les garder pour le chapelain du workhouse, où, selon toutes les probabilités, vous irez finir vos jours. À quel moment ce… ce… triste événement est-il arrivé ?

— Il y a une heure environ. »

Juste à l’heure où, dans son horrible rêve, il avait vu le cortège funèbre.

Y avait-il un sens dans ces folles imaginations ?

« Et pourquoi ne m’a-t-on pas envoyé chercher ?

— Vous dormiez, monsieur ; je suis descendue moi-même, et j’ai regardé dans votre chambre. Vous étiez profondément endormi, et je n’ai pas voulu vous déranger.

— Vous avez eu grand tort ; mais c’est un tort qui est en concordance avec toute votre conduite, qui m’a été hostile depuis le premier moment. Je suppose que je puis voir ma belle-fille maintenant ?… ajouta Sheldon avec un méchant sourire. Il n’y a plus d’excuse à imaginer, elle a un violent mal de tête… ou elle dort…

— Non, monsieur, vous ne pouvez la voir encore. Dans une heure, si vous désirez revenir dans cette chambre, vous pourrez entrer.

— Vous êtes d’une obligeance extrême. Je commence réellement à douter que je sois le maître de cette maison. Dans une heure, donc, je reviendrai : Où est ma femme ?

— Dans sa chambre, monsieur, couchée et dormant, à ce que je crois.

— Je ne la dérangerai pas. Mais, à propos, et la déclaration, il faut s’en occuper.

— Le docteur Jedd a promis de se charger de ce soin, monsieur.

— Le docteur Jedd est venu ici ?

— Il y était il y a une heure.

— Très-bien. Et il s’est chargé de cela ?… » murmura Sheldon d’un air pensif.

L’événement qu’il avait attendu si longtemps lui paraissait, au dernier moment, bien subit ; il avait secoué son système nerveux plus qu’il ne le croyait possible.

Il se rendit dans son cabinet de toilette, où il s’habilla fort à la hâte.

L’événement était arrivé bien tardivement, et il n’avait pas de temps à perdre pour l’escompter, maintenant qu’il était accompli.

De son cabinet de toilette il retourna à son cabinet de travail, où il prit dans sa caisse le paquet contenant la police d’assurance et le testament, puis il quitta la maison.