Aller au contenu

L’Héritage de Charlotte/Livre 10/Chapitre 03

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 218-224).

CHAPITRE III

FIN CONTRE FIN

Valentin était devenu par son mariage le principal intéressé dans l’héritage auquel avait droit sa Charlotte, et George, dont il avait été le collaborateur dans la recherche de cet héritage, demandait la part du lion qu’il s’était attribuée, par le contrat intervenu entre eux au début de cette entreprise. Mais Valentin refusa de disposer d’un bien qui appartenait à sa bien-aimée, et il ne voulut rien conclure avant d’avoir consulté des hommes de lois de taille à se mesurer avec le frère de Sheldon. Il se rendit chez M. Greenwood, de la maison Greenwood et Greenwood, une huitaine de jours après son mariage et lui remit l’acte légal.

M. Greenwood reçut cette communication d’un air très-grave et même sévère.

« Savez-vous que c’est un acte des plus sérieux que vous avez accompli, monsieur Haukehurst ? demanda-t-il sévèrement. Vous entraînez une jeune femme à un mariage précipité, sans que ses conseils légaux aient été consultés, sachant que cette jeune dame est héritière légale d’une grande fortune et que l’instance pour faire consacrer ses droits est déjà pendante. Pardonnez si je suis obligé de vous dire qu’il y a un manque de délicatesse dans un pareil procédé.

— L’imputation que renferme votre observation n’est pas agréable, monsieur Greenwood, fit observer Valentin avec tranquillité, mais je suis tout disposé à pardonner une injustice de votre part, quand elle est inspirée par le désir de défendre les intérêts de votre cliente ; je pense que vous vous convaincrez promptement que ses intérêts ne sont nullement mis en danger par son mariage avec moi. Il y a des complications sociales dont on est obligé de chercher la solution en dehors des lois et de l’équité. La situation de Mlle Halliday dans ces derniers mois était devenue d’une nature excessivement pénible, si pénible, que la protection légale résultant d’un mariage était le seul moyen de la sauver d’un péril imminent. Je ne puis m’expliquer davantage sur ces pénibles circonstances. Je ne puis que vous assurer que j’ai épousé votre cliente avec le consentement et l’approbation de sa seule proche parente et sans me laisser influencer par des vues intéressées. Quelles que soient les dispositions qu’il vous plaira de prendre pour la sauvegarde des intérêts de ma femme, je suis prêt à y adhérer et à me prêter à leur prompte exécution.

— Vous vous exprimez d’une façon très-honorable et faite pour inspirer toute confiance, monsieur Haukehurst, s’écria M. Greenwood avec une soudaine cordialité. Je vous prie de regarder comme rétracté ce qu’il pouvait y avoir d’offensant dans les observations que je vous ai faites tout à l’heure. Vos affaires, je me plais à le croire, sont dans des conditions de solvabilité convenables.

— Je ne dois pas un denier.

— Bien, et M. Sheldon, le beau-père de la jeune dame et mon client, a-t-il donné son approbation à ce prompt mariage ?

— Le mariage a eu lieu sans qu’il en eût connaissance et sans son consentement.

— Puis-je vous demander la raison qui a motivé ce secret gardé à son regard ?

— Non, monsieur Greenwood, c’est justement cette raison que je ne puis vous dire. Mais croyez-moi lorsque je vous assure que nous avons été déterminés par une raison toute-puissante.

— Je suis bien obligé de me contenter de votre déclaration, si vous vous refusez à vous fier à ma discrétion : mais comme M. Sheldon est mon client, je suis obligé de songer à ses intérêts aussi bien qu’à ceux de Mlle Halliday… de Mme Haukehurst. Je suis quelque peu surpris qu’il ne soit pas venu me voir depuis le mariage. Il en a eu connaissance, je présume.

— Oui, je lui ai écrit immédiatement après la cérémonie, en joignant à ma lettre une copie de l’acte de mariage.

— Le mariage apporte un changement considérable dans sa position.

— En quoi ?

— Mais, dans le cas du décès de sa belle-fille. Si elle était morte sans avoir été mariée et sans avoir testé, sa fortune serait allée à sa mère. En outre il y avait une assurance sur la vie de Mlle Halliday.

— Une assurance !

— Oui, n’aviez-vous pas connaissance de ce fait ? M. Sheldon, par une prudence bien naturelle, avait assuré la vie de sa belle-fille pour une somme considérable, en réalité, pour cinq mille livres, je crois, de sorte qu’en cas de décès avant qu’elle eût été envoyée en possession de la succession Haygarth, sa mère aurait reçu quelque compensation.

— Il avait assuré sa vie ! » dit Valentin à demi-voix.

Là était la clef du mystère. L’envoi en possession de la succession Haygarth n’était qu’une éventualité éloignée, incertaine et nébuleuse, qui ne pouvait guère tenter un assassin, tandis qu’une assurance sur la vie offrait la perspective d’un profit immédiat.

Le seul chaînon qui manquât pour compléter la chaîne de preuves contre Sheldon était trouvé, il n’y avait plus à chercher la raison qui l’avait poussé au crime.

« Cet homme connaît une assurance faite sur sa vie, pensa Valentin, il se peut qu’il y en ait eu plus d’une. »

Après un court silence, pendant lequel Valentin était resté absorbé dans ses réflexions, l’homme de loi procéda à la discussion des dispositions à prendre par acte postérieur au mariage pour sauvegarder les intérêts de sa cliente.

Dans le cours de cette discussion, Valentin expliqua la position dans laquelle il se trouvait placé à l’égard de George Sheldon, et fit connaître la prétention de celui-ci sur l’héritage.

M. Greenwood fut complètement abasourdi en entendant Haukehurst s’expliquer sur ce sujet.

« Et vous dites que cet homme réclame la moitié nette de l’héritage, c’est-à-dire cinquante mille livres, comme rémunération de son insignifiante découverte ?

— Telle est la demande qu’il a faite et à laquelle je suis engagé à ne pas m’opposer. Il est certain qu’il a des prétentions bien grandes, mais il faut cependant reconnaître que sans la découverte qu’il a faite, ma femme et les parents de ma femme seraient probablement descendus au tombeau dans l’ignorance de leurs droits sur cette succession.

— Je vous demande pardon, monsieur Haukehurst : si M. George Sheldon n’avait pas fait cette découverte, elle eût été faite par quelque autre, soyez-en persuadé. Il y eût eu une petite perte de temps, mais voilà tout. Il ne manque pas d’individus du genre de M. George Sheldon qui sont à l’affût de hasards semblables et qui se contentent d’une très-petite rémunération, si on la compare aux prétentions que celui-ci élève. Mais tenez, je connais un homme, un Français, nommé Fleurus, qui se donnera tout autant de mal pour une succession de quelques centaines de livres qui n’est pas réclamée, que celui que s’est donné George Sheldon pour la succession Haygarth. Et il a réellement l’impudence de vous demander cinquante mille livres ?

— Réclamation à laquelle je suis engagé à ne pas faire d’opposition.

— Mais vous ne vous êtes pas engagé à y faire droit ? Mon cher M. Haukehurst, c’est une affaire que vous devez me permettre de régler pour vous, comme conseil de votre femme. Nous vous considérerons comme tout à fait en dehors de la question, si cela vous convient, et de cette manière vous vous tirerez de vos relations avec George Sheldon les mains parfaitement nettes. Vous ne ferez pas d’opposition à sa réclamation, mais c’est moi qui y résisterai, comme conseil de votre femme. Mais ignorez-vous que cet homme avait fait un compromis avec son frère, par lequel il consentait à ne recevoir que le cinquième de l’héritage et le remboursement de ses frais et débours et renonçait à toute autre prétention ? J’ai un extrait de ce compromis parmi les pièces du dossier de Mlle Halliday… de Mme Haukehurst. »

Après quelques explications, Valentin consentit à remettre toute l’affaire entre les mains de M. Greenwood.

Fin contre fin, c’était une affaire à régler entre les deux hommes de loi.

« Je ne suis que prince consort, dit-il en souriant. Je ne prétends pas à prendre un rôle actif dans l’administration de la fortune de ma femme. Je ne sais, en vérité, si je ne serais pas plus complètement heureux de notre mariage, si elle n’était pas l’héritière d’une si grande fortune. »

À ces mots M. Greenwood se laissa aller à un moment d’hilarité.

« Allons, allons, monsieur Haukehurst, s’écria-t-il, cela ne peut pas passer. Je suis un vieux renard, je connais le monde, et vous ne pouvez pas me demander de croire que l’idée de la perspective de fortune qui s’ouvre pour votre femme, peut vous causer autre chose qu’une franche et complète satisfaction.

— Vous ne pouvez pas le croire ? Non, peut-être, répondit Valentin d’un air pensif. Mais vous ne savez pas combien il s’en est fallu de peu que ces perspectives de fortune ne me coûtassent la perte de ma femme. Et même maintenant qu’elle est ma femme en vertu de liens que la mort seule peut rompre, il me semble encore que sa fortune pourrait amener une sorte de division entre nous. Il y a des gens qui me considéreront toujours comme un aventurier heureux, et mon mariage comme le résultat d’une habile intrigue. Je ne puis porter à la connaissance du monde que j’aimais Charlotte Halliday depuis le premier instant où je l’avais vue et que je lui avais demandé d’être ma femme, trois jours avant d’avoir découvert ses droits à la succession Haygarth. Un homme ne peut se promener avec un écriteau sur la poitrine. Je pense que ma destinée me condamne à être mal jugé durant toute ma vie. Il y a un an, j’avais peu de souci de l’opinion de mes semblables, mais j’ai maintenant le désir d’être digne de ma femme aussi bien dans l’estime des hommes que dans la profondeur de ma propre conscience.

— Allez et terminez votre lune de miel, dit l’homme de loi. Elle doit être dans son premier quartier, je pense… Allez et laissez-moi le soin de traiter avec George Sheldon. »