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L’Hôtel du Nord/23

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 148-153).


XXIII


La gibecière sous le bras, le petit Chardonnereau arrive de l’école.

— Ta maman rentrera tard, dit Louise. Voilà sa clef.

Paul, gamin chétif, au visage terne et vieillot, remercie. Il s’élance dans l’escalier, suivi de son « ami » Badour, qui lui court dans les jambes jusqu’au premier étage.

Paul s’arrête devant la chambre de son grand frère (Gabriel, garçon boucher, habite là depuis son retour du service). Il frappe à la porte. Personne.

La chambre de ses parents, une chambre à « trois », la plus grande de l’hôtel, est au fond du couloir. Elle a quatre mètres sur cinq ; à droite, un petit réduit sert de cuisine. Paul aime la couleur du papier qui tapisse les murs, la fenêtre qui donne sur le quai. De là, en se penchant un peu, on aperçoit le poste-vigie décoré d’un drapeau et l’écluse où attendent les péniches. La cuisine a une petite lucarne d’où l’on découvre un tas de cheminées et le lavoir de la rue Bichat ; mais pour voir les blanchisseuses qui tapent du battoir, Paul doit monter sur une chaise.

Les Chardonnereau habitent Paris depuis deux ans. Ils ont logé à l’hôtel, quai de la Rapée, puis au fond d’un passage ; enfin, à l’Hôtel du Nord, le jour où papa Chardonnereau a trouvé une place de camionneur chez M. Latouche.

Paul a onze ans. Quand il a terminé ses devoirs, il descend jouer sur le quai ; il court derrière les voitures avec ses camarades ou regarde pêcher à la ligne. Mais ce n’est pas toujours fête. Sa mère, une femme de ménage, travaille dehors toute la journée, et souvent il doit faire les courses à sa place…

Maman Chardonnereau a laissé une liste de commissions sur la table. Paul la fourre dans sa poche, prend le filet et dégringole l’escalier. Il s’arrête devant la « Chope des Singes », risque un œil ardent entre deux rideaux pour voir jouer au billard, traverse la rue et musarde aux étalages. Tout lui fait envie !

« Encore toi, mon petit, » dit le boulanger. Paul hoche la tête et tend son carnet (maman Chardonnereau achète partout à crédit). Rue de la Grange-aux-Belles il tombe sur son frère qui donne le bras à une dame.

— Hé, Gabriel ! crie-t-il.

— Fous-moi le camp, lui dit l’autre.

Paul regagne l’hôtel, prend les litres de vin que le patron lui a servis, les glisse doucement dans son filet et quitte la boutique. Le corps ployé, les bras rompus par sa charge, il monte l’escalier en tapant des pieds à chaque marche.

Une main légère lui frôle les cheveux.

« Bonsoir, mon petit bonhomme, » dit Mlle Raymonde qui habite l’autre aile de la maison.

Arrivé chez lui, Paul court à la fenêtre et, le cœur battant, colle au carreau son visage. Il voit l’ombre de Raymonde aller et venir dans sa chambre. Il s’accroche nerveusement aux rideaux.

Soudain une main s’abat sur son épaule.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

C’est Gabriel. Il aperçoit l’ombre de Raymonde.

— Ah bon ! Je dirai à la mère à quoi tu passes ton temps… Va faire la vaisselle.

Paul revient sournoisement à la fenêtre. Des questions lui brûlent les lèvres, il regarde son frère avec des yeux brillants.

— Tu voudrais la voir en liquette, hein ? demande Gabriel. Il se rengorge. « Je la connais, Raymonde. »

— Moi aussi.

— Tu sais pas ce que tu dis. Sers-moi à boire, morveux !

Paul met le couvert ; Gabriel boit, à cheval sur une chaise, le corps tassé, l’air abruti. Un pas lourd se fait entendre, la porte s’ouvre. Jovial, titubant, un fouet à la main, entre le père Chardonnereau.

— Bonsoir papa, dit Paul.

Chardonnereau l’écarte. « Verse-moi du rouge. » Il s’assied, passe la main sur ses moustaches mouillées, ôte sa veste qui sent l’écurie.

— On casse la croûte ?

Tout à coup, retentit la voix autoritaire de la mère Chardonnereau, Gabriel va ouvrir. Chardonnereau se lève. « On t’attendait, Margot. » Un grognement lui répond. La mère Chardonnereau se débarrasse de son manteau.

Puis, le visage dur, la main levée, prête à gifler. « Le dîner est prêt, Paul ? »

Paul risque un mensonge, mais sa mère va dans la cuisine. « Viens donc voir ici ! Je t’avais dit d’acheter trois bistecks. Qu’est-ce que c’est que ça ? » Elle lui flanque une taloche. « Propre à rien ! »

Elle bâcle le dîner : côtelettes, œufs sur le plat, toujours le même ordinaire, et ils se mettent à table. Ils mangent sans prononcer une parole, leurs visages aux mâchoires remuantes penchés sur leurs assiettes.

« Paul, descends acheter un litre, » commande la mère Chardonnereau. Elle attend que son fils soit parti et sort un paquet de sa poche. « Regarde ça, le vieux, dit-elle, en tendant une chemise de soie. Je l’ai ramassée sous le lit de Mme Leclerc. » Une grimace crispe son visage osseux. « C’est-y pas malheureux de laisser traîner du linge comme ça ! »

— Tu vas lui rendre ? dit Chardonnereau.

— T’es fou, toi ! Gabriel, j’ai pas raison de la garder cette chemise ?

— Et comment, répond le fils. Les patrons…

Il crache par terre, avec mépris. Ils se regardent tous les trois sans mot dire. La mère Chardonnereau fourre le linge dans son caraco.

— Je trouverai toujours moyen de la vendre à une femme de l’hôtel.