L’Hôtel du Nord/26

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Robert Denoël (p. 169-174).


XXVI


Raoul Farges, artiste dramatique, s’arrêta devant le bureau : « J’ai du courrier ? »

— Non, répondit Lecouvreur.

Soucieux, Farges monta l’escalier. Un mois qu’on le faisait languir après cet engagement de casino. Suzanne et leur gosse (un jeune prodige de 10 ans) fabriquaient des étiquettes en attendant des jours meilleurs.

« Rien de neuf ? » demanda sa femme.

Il secoua la tête et arpenta la chambre.

— Voyons, ne te décourage pas, fit Suzanne. Avec ton talent, tu finiras bien par trouver un engagement.

— Le talent. Il ricana : « Aujourd’hui, ma petite, les gens s’en foutent, du talent.

— Dis pas ça, Raoul. Tiens, Dupré vient de tourner un film.

— Le cinéma… Jamais !

Il haussa les épaules et s’accouda à la fenêtre.

Les maisons du quai de Valmy se découpaient sur un ciel orageux. Il faisait une chaleur accablante. Un groupe de badauds contemplait le patron de la « Chope des Singes » qui, perché dans un marronnier, tendait une bande de calicot et des rangées de lampions en travers de la rue.

— Raoul, dit Suzanne qui avait suivi son mari à la fenêtre, si tu proposais à ces gens d’organiser leur fête. Elle ajouta vivement : Tu as déjà été régisseur.

Raoul se dérida. « Je ne serais pas embarrassé, certes. » Il resta songeur une minute. « Même, on pourrait leur jouer un sketch. »

— Tu vois bien. Et ça permettra de s’arranger avec M. Lecouvreur pour le mois.

Raoul ne l’écoutait plus : « Suzanne. » Il tendit le bras : « Regarde : j’accroche des godets de couleur autour du poste, je pavoise l’écluse, je fais toute une fête vénitienne. » Il se frotta les mains : « Jamais ils n’auront eu un 14 juillet pareil ! »

Il prit son feutre : « Je descends. »

Sur le pas de la porte, Lecouvreur suivait des yeux les préparatifs du bal.

— Bonsoir, patron !

— Vous venez me payer ?

Raoul se pencha :

— Je viens vous proposer une affaire.

Il avait la parole facile et exposa son plan avec force détails. Lecouvreur restait perplexe. Il dit : « Faut que je demande l’avis de Gustave. » Et ils allèrent trouver le patron de la « Chope des Singes ».

Raoul fit du boniment. Enfin, pour les décider, il déclara : « On vous jouera un sketch. »

Lecouvreur arrondit les yeux : « Un quoi ? » Mais Gustave qui flairait une bonne publicité pour la « Chope » donna une tape sur l’épaule de Raoul : « Ça colle ! »

Les Farges lâchèrent les étiquettes. Raoul, épanoui, combinait, discutait, donnait des ordres ; sa femme retapait leurs costumes de scène. Tous les locataires de l’hôtel l’entouraient et lui demandaient des détails sur « sa fête ».

— Un peu de patience, disait-il, d’un ton protecteur.

Le 14, après dîner, une dernière fois Raoul répéta son sketch : Rosalie. C’était l’histoire d’une très jeune bonne qui profite d’une réception que vont donner ses maîtres pour exiger de l’augmentation.

Le sketch était amusant. Le jeune Farges, en travesti, tenait le rôle de Rosalie. Raoul arpentait la chambre tandis que Suzanne, avachie sur une chaise, hurlait : « Mais, ma fille, c’est du chantage ! » Farges comptait sur le patois de Rosalie qui avait toujours un effet irrésistible.

Brusquement, un bruit de fanfare éclata et le jeune Farges courut à la fenêtre. « Papa ! la retraite aux flambeaux ! »

Tous les gens du quartier étaient dans la rue. Des enfants lançaient des pétards, d’autres brandissaient des lampions. Dominant les cris, on entendait les commandements de Gustave qui cherchait à discipliner la foule. Le cortège s’ébranla, suivit le quai de Jemmapes en braillant la Marseillaise, puis tourna rue Bichat. Les flons flons se perdirent.

— Reprenons, dit Raoul. Tu réponds à ta mère : « Madame, j’étions point disposée à vous servir pour rien. »

… L’heure de la représentation approchait. La « Chope des Singes », illuminée, ressemblait à un café-concert. Des banderoles et des guirlandes de fleurs pavoisaient gaiement la salle où avait été élevée une petite scène. Au premier rang des spectateurs, se trouvaient la mère Fouassin, fière de son récent mariage avec Latouche, Mimar qui enterrait sa vie de garçon, le père Louis, Pélican, la nouvelle bonne de l’Hôtel du Nord, Raymonde, Fernande et leurs amis. Des retardataires se pressaient à la terrasse.

Dans le hourvari, Gustave cria : « Les Raoul’s ». La famille Farges fit son entrée au milieu des applaudissements. Raoul s’inclina. « Une bonne salle, souffla-t-il à sa femme. » Il frappa trois coups pour obtenir le silence, se carra dans un fauteuil, et, la voix bien posée, sûr de ses effets :

— Yvonne, tout est-il prêt pour recevoir nos invités ?…

Le sketch eut un gros succès. Le jeune Farges, costumé en Rosalie, fit une quête. Un bal clôturait la fête. Six musiciens remplacèrent les Raoul’s. On débarrassa la salle des sièges qui l’encombraient.

Des amoureux commencèrent à tournoyer dans la boutique de Gustave et sur le quai illuminé. De vieux ménages se lançaient étourdiment au milieu du tourbillon tandis qu’à la terrasse de l’Hôtel du Nord un groupe de braillards marquait la mesure. Après chaque danse, des couples allaient prendre le frais dans l’ombre du square ; des valseurs revenaient à leur table et demandaient à boire.

Soudain on entendit une pétarade. En face, sur le pont-tournant, Raoul tirait le feu d’artifice ; alternativement, une fusée, un soleil, éclaboussaient le ciel. Au bout d’un quart d’heure, il alluma des feux de Bengale ; une lueur d’incendie se refléta dans l’eau sombre, s’étendit, lécha les murs de l’Hôtel du Nord, les terrasses grouillantes de consommateurs…

Peu à peu, les couples se firent plus rares. Seules, des danseuses enragées, comme Raymonde et Fernande, continuaient à tourner. Parfois, le bruit d’un pétard ou une plaisanterie de Raoul ranimait la fête. Enfin l’orchestre cessa de jouer. C’était fini.

Lecouvreur souffla. Il était abruti de fatigue, mais content. En avait-il vendu des litres de bière et de limonade !

Sur le quai, régnait le silence… Lecouvreur, dans son bureau, s’attardait seul à faire ses comptes : 596, autant dire 600 francs de gagnés grâce aux Farges.