L’Hôtel du Nord/30

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 200-206).


XXX


Les aboiements de Badour éveillèrent Lecouvreur qui faisait sa sieste. Il se frotta les yeux et vit une femme entrer dans la boutique.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Vous n’auriez pas une chambre de libre ?

Il la regarda : une belle fille, habillée de façon cossue.

— J’en ai une, dit-il, mais voilà… je l’ai promise.

— Oh ! comme c’est ennuyeux.

Elle lança une œillade à Lecouvreur qu’elle voyait hésitant.

« Est-ce que ça ne pourrait pas s’arranger, patron ?

— Oui, décida-t-il brusquement.

Il prit une clef et ils montèrent visiter le No 4. La chambre était claire, confortable.

— Ça vous plaît, mademoiselle ?

— Beaucoup.

Et, familière :

« Ne m’appelez pas Mademoiselle, c’est plus de mon âge. Appelez-moi Denise, comme au théâtre.

Elle s’assit sur le lit :

« Un bon plumard… Pour moi, c’est l’essentiel.

Lecouvreur souleva un coin du matelas.

— Voyez, c’est tout laine.

Il cherchait un moyen de prolonger ce tête-à-tête. Toutefois comme Denise ôtait déjà son manteau :

— Allons, je vous laisse, dit-il.

Il travailla un peu, mais il avait l’esprit ailleurs. Il pensait : « Qu’est-ce que Louise va me conter. » Dès qu’elle fut revenue, il la mit au courant.

Comment ! Tu as loué le quatre ! se récria-t-elle. Je l’avais promis.

— Je ne me rappelais plus.

Il ajouta, tout guilleret :

— J’ai trouvé quelqu’un de bien, une actrice.

— Encore ! Tu n’as pas perdu assez d’argent avec les Farges !

— Chut. Chut…

Denise poussait la porte. Quelques clients étaient dans la boutique. « Bonsoir la compagnie, fit-elle, à la cantonade.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » marmonna Louise, offusquée.

Denise portait une robe tapageuse sur laquelle pendait un collier de perles ; ses bas de soie couleur de chair, ses souliers mordorés, tiraient l’œil. Elle se regarda dans sa petite glace en faisant des mines, tapota ses cheveux blonds — des cheveux teints, se disait Louise — se poudra, et, après un dernier coup d’œil satisfait : « Patron, que me conseillez-vous pour me rafraîchir ? »

Flatté, Lecouvreur regarda ses apéritifs et proposa :

— Une menthe ? Un byrrh ? Il se creusait la tête. « Une gentiane à l’eau ?

— Si vous voulez.

Denise s’éventait avec son mouchoir et poussait de gros soupirs. Des jeunes gens lorgnaient de son côté.

— Il fait lourd, déclara Bernard.

— Je vous crois, répondit-elle.

— On serait mieux à poil…

Elle rit, et, s’approchant, se mit à bavarder. Elle était danseuse ; elle travaillait en province, Bernard lui offrit un apéritif ; elle accepta sans façon.

— Émile, c’est ça ton actrice ? ricana Louise, lorsque Denise fut sortie, Veux-tu que je te dise, moi ?… Eh bien ! c’est une femme de maison !

— Tu vois des putains partout, protesta Lecouvreur. Il haussa les épaules, resta un moment songeur : « Et puis, ces femmes-là, ça fait marcher le commerce… »

Le lendemain, vers onze heures, Denise descendit dans la boutique. Elle portait un « kimono » à ramages que fermait une cordelière de soie, ses pieds étaient nus dans ses babouches sans talons qui traînaient sur le carrelage.

— Vous avez fait de jolis rêves ? lui demanda Lecouvreur.

— Je rêve jamais… Vous pourrez me servir un petit déjeuner, patron ?

— Ah, je n’ai plus rien à cette heure-ci… Attendez.

Il prit de l’argent dans sa caisse et sortit en courant.

Cinq minutes plus tard, Denise était attablée devant un bol de chocolat. Lecouvreur s’assit à côté d’elle. Elle surprit le regard qu’il coulait vers sa gorge et fit le geste de mieux clore son peignoir.

— Vous allez vous plaire, ici ? demanda-t-il à voix basse.

Elle cligna de l’œil, et, tout en grignotant sa brioche.

— Jusqu’à présent, je n’ai pas à me plaindre d’être descendue chez vous.

Denise s’absenta tout l’après-midi, mais rentra pour l’apéritif. Ses amis de la veille l’invitèrent à leur table. « Ça vous crève de courir les magasins », dit-elle. Elle étendit ses jambes sur la banquette et agita sa robe comme pour s’éventer.

« Quelles manières ! » ronchonna Louise. Tout l’irritait dans sa nouvelle locataire. Elle s’approcha de son mari, « Tu sais, ta danseuse, si elle prend notre maison pour un bordel, je la fous dehors illico. »

Lecouvreur regarda sa femme de travers. « Laisse-la tranquille. Elle fait pas de mal. »

Au bout d’une semaine, Denise avait mis l’hôtel sens dessus dessous. On ne jouait plus au zanzi ni à la manille, on ne parlait plus politique. On entourait Denise, on cherchait à lui plaire, on se disputait l’honneur de lui offrir l’apéritif. Lorsqu’elle était absente, vite on courait interroger la patronne.

« Vous avez tous le feu au derrière, » répondait Louise. Elle savait à quoi s’en tenir sur sa cliente ; elle avait fait la « visite » de sa chambre, et, quand elle entendait vanter son talent de danseuse, elle ricanait. Même son mari qui gobait les balivernes de cette coureuse et qui la soutenait à tout propos !

Un soir, Denise arriva accompagnée d’un jeune homme qui rappelait certains camionneurs de Latouche. Il avait leur désinvolture, les moustaches coupées à l’américaine, le regard hardi ; comme eux il était coiffé d’une casquette, mais sa cravate, ses chaussettes de soie, parfaitement assorties à la nuance de son costume, rehaussaient sa tournure.

Denise se suspendait à son bras. Elle le présenta : « Mon ami. » Il y eut un froid, mais le nouveau venu offrit une tournée qui lui gagna les sympathies.

L’arrivée de ce blanc-bec faisait évanouir bien des espérances. Lecouvreur servait tout le monde en rechignant.

— Mon ami couchera chez moi, annonça Denise.

— Non ! fit-il, sans lever le nez.

Elle le regarda, stupéfaite, puis éclata de rire.

— Quoi donc ? Vous voulez me faire marcher, patron ?

— Pas du tout. Le 4, c’est une chambre pour personne seule. Et cherchant cette fois l’appui de sa femme. « N’est-ce pas, Louise ?

— Bon, ça va, dit Denise, vexée. Elle vida son verre. « D’ailleurs, Gaston m’a trouvé un bel engagement en province. Je quitterai votre boîte vendredi…