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L’Hallali (Lemonnier)/03

La bibliothèque libre.
Louis-Michaud, éditeur (p. 27-48).


III


Jean-Norbert passa le fossé, gagna la chênaie, très vieille, isolée parmi d’anciennes coupes. C’était, avec un verger, une boulbène d’une dizaine d’arpents et quelques parcelles plantées en légumineuses, ce qui leur restait de l’antique chevance. On disait que le bois avait été épargné à cause d’une petite statue de la Vierge, fixée au tronc d’un des chênes et qui avait détourné la foudre, un jour d’orage que le père du baron Gaspar s’était abrité sous son vaste ombrage. Noir, épais, pourri, il s’enchevêtrait sur le ciel, farouche comme un morceau de terre malade. Mi-obstrué par les poussées du taillis, un reste d’avenue, en haut, s’arquait de voussures où tapageait la querelle des geais et des pies.

Jean-Norbert pénétra sous les basses branches traînant jusqu’à terre, ôta sa casquette de peau de renard devant l’image propitiatoire, puis s’enfonça entre les troncs, avouant les ravages de la bourrasque, parmi cette vieillesse des grands végétaux.

Lui, l’homme d’une antique humanité, attaché par ses racines à la même terre où avaient poussé les chênes, se sentait revivre là sa lointaine ascendance, comme au cœur même des âges. L’endroit était humide et malsain : des moisissures, comme des lèpres, montaient des racines jusqu’aux ramures ; l’écorce partout champignonnait. Mais les ancêtres avaient chassé là, les grands Quevauquant dont lui et les siens perpétuaient la lignée, ces hommes de huit pieds qui, une dernière fois, reparaissaient dans le baron Gaspar, un géant à côté du petit homme courtaud qui, en lui, perpétuait son autre lignée, celle des Bœuf.

Tout d’abord, il supputa le dégât. Deux fortes branches s’étaient cassées ; tout un chêne avait été écuissé ; du chablis en abondance jonchait le sol. Cependant c’était moins cela qui tourmentait Jean-Norbert que le motif de la dispute qui, depuis deux jours, divisait la maison.

En une remontée de son âcre sang de gentilhomme dilapidateur, le Vieux avait été repris d’une de ces crises qui, pendant de pleines journées, le faisaient se terrer chez lui comme un sanglier dans sa bauge, ruminant des projets, harcelé d’un besoin impérieux de dévaster l’héritage.

Là-bas, rencontrant son fils aux acculs du bois :

— Garçon, j’en ai assez de cette vie de gueux, lui avait-il dit. S’il faut finir, je veux finir du moins en Quevauquant. J’ai donc décidé de vendre la chênaie. Fais venir le tabellion.

Jean-Norbert, d’un esprit de paysan rusé et têtu, sous le coup s’était courbé sans répondre. Les dents serrées sur la révolte intérieure, il avait traîné par la campagne une peine farouche et entêtée. Ce n’est qu’en rentrant à la nuit qu’il avait dit à Barbe :

— V’là ce qui m’arrive, not’femme. Môssieu veut vendre le bois. Y m’a demandé de quérir le tabellion. Mais j’suis le maître autant que lui, ah mais ! J’irai point, j’ferai le mort.

Tout le jour suivant, il s’était tenu caché dans le grenier à fourrages, n’osant se montrer, de peur de tomber sous la main du baron. Mais, entre chien et loup, vaincu par la faim, comme il descendait se tailler un chanteau de pain à la cuisine le Vieux, de ses yeux perçants, l’aperçut qui se coulait par la cour.

— Hé là ! vaurien, as-tu la réponse du tabellion ?

Alors, à bout de feinte, il s’était mis à geindre :

— Môssieu mon père, j’peux point m’faire à l’idée que vous feriez cette chose : le bon Dieu ne l’voudrait point. C’serait un péché, un péché mortel, que je vous dis. C’bois-là allait avec la terre et le château, c’est-y point vrai ? Et à présent qu’ n’y a pu de terre, y a cor tout de même les beaux vieux arbres, comme qui dirait des personnes naturelles. Ça fend-y pas l’cœur de penser qu’y aurait quéqu’un pour les fout’ à bas, hon ?

« Et puis, écoutez, là, écoutez, môssieu. C’est point que j’sois riche. Ah ! non, que j’suis point riche. À preuve que j’ai que mes mains et mon travail pour nous faire vivre tertous, mais tout de même, s’y vous fallait de l’argent, un petit peu d’argent, ben, j’dis pas que je vous en trouverais point.

— Fripon ! Bâtard ! s’était écrié le baron, si tu as de l’argent, c’est donc que tu me l’as volé ! Mais assez ! Que tu le veuilles ou non, c’est moi qui irai demain trouver le particulier.

Tout seul au bois, Jean-Norbert pensait à cela, une barre droite en travers de ses sourcils velus, de la colère, de la douleur et de l’impuissance sur son visage jaune, piqueté de couperose aux pommettes.

Mais voilà que son accès d’asthme tout d’une fois le secouait et il demeurait là, courbé, s’écrasant la poitrine entre les mains, avec le sifflement de la quinte aux dents. À la fin, l’accès faiblissait et, dans le silence du bois, comme s’il parlait à un être vivant, à une femme aimée d’amour et convoitée par autrui, il traçait du poing un cercle et criait à la terre :

— Y n’t’aura point ! Ni lui ni parsonne !

Après tout, peut-être l’intervention du curé changerait-elle les choses : c’était un vieil homme sanguin, la tête près du bonnet, mais droit comme une parole d’Évangile. On disait qu’il était entré sur le tard dans les ordres après une grande épreuve morale ; lui-même avait demandé cette petite cure perdue dans un pays de bois et de marais. Il y vivait en paysan, plantant ses pommes de terre, binant ses choux et œuvrant pour le salut du prochain.

Jean-Norbert se signa, fit une prière pour que Dieu inspirât à son ministre l’autorité persuasive qui seule pouvait sauvegarder les droits de la descendance.

La vieille foi se mêlait en lui à sa cautèle de paysan : il portait sur la peau un scapulaire et dans la poche un chapelet, grondant ses oraisons, tâchant de happer les faveurs du ciel comme un chien happe un os. Sa dévotion était âpre, violente et sombre. Celle de Barbe, au contraire, était mielleuse et plaintive : elle passait des heures en prière, coupant de soupirs et de gémissements ses pater-noster, intercédant auprès de Notre-Dame la Vierge, aussi bien pour les périls qui menacent les âmes que pour le rôt sur le point de brûler, un écheveau qui ne se dévide pas ou la poule noire qui se perche sur la crête d’un mur. Sa superstition était dolente et puérile, attentive au risque du sel versé et des couteaux en croix. Elle croyait que l’air, la pluie, le couchant et l’ombre sont remplis d’esprits qu’il faut conjurer par d’actives et vigilantes déprécations. Près d’elle, la ferveur de Sybille, impérieuse, sèche et renfermée, vivait au secret de sa vie profonde, autrefois blessée d’une peine que le monde avait ignorée. Quant à leur cadette, Jaja, c’était une sauvageonne qui jamais n’était parvenue à apprendre le catéchisme. Michel, lui, intelligent et doux, d’une belle écriture, écrivait aux deux encres, la rouge et la bleue, des prières copiées dans le livre d’heures et que sa mère fixait au mur avec des épingles.

Le dimanche, comme avaient fait les aïeux avant eux, on se rendait à l’église. Jumasse attelait Bayard à la berline où montaient Barbe et Sybille. Généralement, on laissait Jaja seule au château, gardant les oies, les deux moutons ou la vache, un penaillon de jupe aux jambes et ses cheveux pâles en travers des yeux comme une petite bête.

Jean-Norbert, à pied, suivait avec Michel. Ils avaient leurs chaises près du banc d’œuvre, les femmes habillées de simples lainages comme des rentières de village, Jean-Norbert vêtu de gros drap comme un fermier et roulant les grains de buis entre ses doigts calleux. Le Vieux, moins pressé, arrivait vers le temps de l’offertoire. En houseaux de cuir, son pétase à plume de héron devant lui sur sa chaise, il avait l’air de tenir le bon Dieu pour le vassal de Pont-à-Leu.

Le curé Custenoble, en homme qui avait aussi péché par orgueil, était miséricordieux à ces faiblesses. Il savait bien qu’une heure sonne où toute chose est remise en sa place et prenait plutôt en pitié la grande tristesse de cette fin de vie en qui se consommait l’œuvre des siècles. Les Quevauquant avaient leurs pierres tombales dans sa nef, sous les feux des vitraux qui les diapraient d’une clarté surnaturelle et perpétuaient le souvenir de leurs largesses. L’excellent homme ne consentait pas à oublier cela non plus que le temps où, monté sur son bidet, il arrivait célébrer l’office dominical au château devant une assistance de seigneurs aux côtés desquels il festinait ensuite jusqu’à la nuit.

Il demeurait surtout reconnaissant à Dieu de l’avoir choisi pour ministre de ses interventions le jour réparateur où le maître avait épousé l’humble continuatrice de sa lignée. Du reste, il ne se gênait pas pour parler haut et droit au baron, lequel, à son insu, se soumettait à l’ascendant moral de cet ecclésiastique de forte race.

Jean-Norbert, jugeant que le curé serait bientôt là, sortit du bois. En inclinant vers la droite, il déboucha, par delà la ferme en ruines, sur le chemin par lequel M. Custenoble devait venir. Il l’aperçut bientôt qui, juché sous la capote d’un cabriolet, lui faisait signe qu’il descendait. Il avait rencontré Michel, comme il sortait de porter ses consolations à un pauvre diable de charretier, tombé sous sa charrette et auquel il avait fallu amputer net les deux jambes.

Le garçon lui ayant fait la commission, il avait profité de la carriole du boucher pour se faire déposer à Pont-à-Leu.

— J’vas vous dire, not’pasteur, Môssieu cor’eune fois est lâché. Sûrement qu’y va nous ruiner pour tout de bon si on n’y met bon ordre, dit tout de go Jean-Norbert.

Et il racontait leur querelle, finissant par lui demander son aide.

— Avec la grâce de Dieu, mon fils, je veux bien, dit M. Custenoble.

Soudain s’éraillait par les cours la sonnerie d’une trompe de chasse. Le cuivre, embouché d’un souffle nerveux, sonnait par reprises rauques l’hallali. Dans la mort de Pont-à-Leu, ce fut comme un écho illustre venu de par delà les âges.

Jean-Norbert tressaillit.

— Not’ pasteur, dit-il, y a eun histoire dans la famille. Hugues-Césaire, mon trisaïeul, étant devenu très vieux, se fit une fois porter jusqu’au perron et là, avec sa trompe, trois fois il sonna l’hallali. À la troisième fois, ce fut la mort qui arriva. Depuis on dit qu’à chaque fois qu’un seigneur de Quevauquant va mourir, l’hallali sonne trois fois.

De nouveau, la trompe éclatait, brusque et saccadée. Ils débouchèrent et aperçurent le Vieux en culotte de peau et jaquette de chasse, planté sur le perron et embouchant le cuivre haut vers le ciel. Noueux et sec, très long, droit sous l’or et l’écarlate déteints, sa casquette de velours en tête, il ressemblait à une apparition surgie des temps et qui dominait la fortune et le monde. Monsieur, le nez rostré et les yeux durs enfoncés sous les paupières, tenait de la race le grand visage de cheval qui semblait, chez les Quevauquant, évoquer la bête héraldique de leurs armoiries, l’étalon rué autour de qui banderolait, en manière de devise, ce fier jeu de mots : Plus oultre Quevauquant. Tout en fibres et en os, la jaquette et la peau de daim qui, autrefois, avaient moulé sa forte charpente, maintenant boursouflaient sur son ossature écharnée par les ans. Tel était toutefois le grand air qu’il gardait sous ce costume suranné, qu’on n’avait pas le sentiment d’une caricature. Le bras passé dans la boucle de la trompe, le baron semblait sonner le rappel des ombres.

Le paysan, prudemment, laissa s’avancer le curé tout seul.

— Hé là ! monsieur le baron, cria de loin celui-ci, nous partons donc forcer le cerf par les villages ?

— Toi, curé !

— Moi-même, monsieur. J’étais dans les alentours et n’ai pas voulu passer sans prendre de vos nouvelles.

— Eh bien ! tu arrives à point pour chapitrer mon pendard de fils qui s’est mis dans la tête de m’empêcher de vendre mon bois de chênes. J’en suis bien le maître, je crois.

— Le maître ! s’écria le prêtre, heureux de trouver à point la réplique. Mais il n’y a de maître que celui qui est là-haut !

— Tu oublies devant qui tu parles, l’ami… Il y a bon Dieu et bon Dieu, comme il y a gens et gens…

Le curé, d’un ton bourru, sur-le-champ riposta :

— Sachez, monsieur, que les plus grands sur cette terre sont ceux qui ont les plus grands devoirs. Dieu a fait de vous l’héritier de la gloire des Quevauquant afin qu’à leur exemple, vous étendiez encore le renom glorieux de la famille. Ah ! baron, que répondriez-vous au Très-Haut si, le jour du Jugement, il vous demandait compte des biens qu’il vous a transmis ?

— Corbleu ! interrompit Monsieur avec impatience, je saurai que lui répondre, mais nous n’en sommes pas encore là !

— Corbleu tant qu’il vous plaira ! Mais ce jour viendra et peut-être plus prochainement que vous ne le croyez. La mort est toujours derrière nous qui nous guette ; quand nous faisons un pas, elle en fait un à son tour.

— Alors, curé, ricana le terrible homme, tu estimes qu’il faut se presser ? Eh bien ! à la grâce de Dieu, comme tu dis. J’ai passé mon costume des grands jours et j’ai chaussé mes bottes. Voici la dague et voici la trompe. Qui peut dire que je ne suis pas toujours le seigneur de ce donjon ?

Huchant après le valet, les mains en cornet, il cria :

— Hé ! Jumasse, selle Bayard et me l’amène. Tant que je serai debout au soleil, mon ombre couvrira ce pays au large.

L’orgueil, le mépris, un air d’audace et de grandeur furent sur cet homme qui parlait de lui-même comme un roi. Tout son corps trembla dans ses hautes bottes trop larges et crevées aux semelles ; ses omoplates ondulèrent sous la soufflure de sa jaquette mangée des vers ; et il jetait devant lui des gestes.

— Ah ! Ah ! reprit-il, on me traite en vieux loup blessé qui lèche ses plaies dans sa tanière ! Un bâtard fait la loi dans la maison où Mme de Quevauquant, marquise de Pimprailles, m’avait donné à mon père, elle qui marchait à la tête de ses paysans contre ces chiens de républicains et qu’on appelait la Faucheuse, tant elle en abattait… Le louveteau à présent se tourne contre le loup ! On mord la main dans laquelle on a mangé ! Ah ! curé, sais-tu comment un fils ici ose nourrir un Quevauquant ? Il y a des ans qu’on me met au régime de la pomme de terre et de la châtaigne : à peine un bout de couenne à mâcher, dont n’auraient pas voulu mes chiens. Et pour mon malheur, j’ai toujours l’estomac et les dents du beau temps où j’aurais mangé un village entier à chacun de mes repas. Eh bien ! je vendrai tout ; j’entends faire de mon bien ce qu’il me plaît. Je vais, de ce pas, chez les étripeurs de la ville, faire marché de ma vieille peau d’aristocrate. Allons, mon cheval !

On n’aurait jamais cru que le coursier ainsi évoqué, à l’égal du haut-ferrant des preux, fût le maigre, borgne et rouvieux ronsin que Jumasse se décidait enfin à tirer de l’écurie.

Le gentilhomme, s’étant passé sa trompe en travers du corps, d’un coup de poing enfonça son bonnet à ses tempes et rageusement descendit les marches du perron. Alors Jean-Norbert qui, dès le début de cette scène, était rentré au château par la cour de la ferme et écoutait, caché derrière une des fenêtres, vit le curé, de ses bras ouverts, lui barrer le chemin, criant très haut :

— Un baron de Quevauquant peut bien vendre sa peau comme vous dites, mon ami, mais il ne vend pas ses ancêtres. Or, aliéner ce qui vous reste de vos aïeux après tant de coupables folies, ce serait non seulement vendre votre âme au diable, ce serait par surcroît faire marché de votre race et de votre sang. Eh bien, je dis, moi, que vous ne ferez pas cela : j’en prends à témoin les armoiries qui sont là au-dessus de votre tête. Plus oultre Queuauquant, mais vers l’honneur, le juste et le bien !

— Que me chantes-tu là, diseur de paternotres ? fit le baron en se passant la main sur les yeux.

— La vérité, baron ! Vous êtes la souche, vous êtes l’arbre de la race accroché à ces vieilles pierres, planté au cœur de ce sol ! Du pied vous est sorti un surgeon, le digne et brave fils que, dans votre orgueil, vous méconnaissez, j’ai bien le droit de vous le dire, moi qui ai appris à lire au fond de son tranquille courage résigné. Celui-là a poussé à vos côtés, sauvage comme la terre, et à son tour, il a provigné : c’est lui qui plus tard aura la garde et le soin de la maison. Pour être paysan, on n’en est pas moins gentilhomme. Mais, en attendant, c’est vous, baron, qui dans vos larges rameaux continuez à porter les couvées d’hier ; et on n’a jamais vu le pélican s’arracher les plumes pour les disperser au vent. Quand, dans les nids nouveaux, les petits se mettront à pépier, vous comprendrez mieux cette loi de nature.

Une émotion passa sur le visage de l’ancêtre, comme une rosée de soleil sur les ors et les sinoples d’un antique cordoue.

— Cordieu, ratichon, as-tu fini de me faire pleurer ?

Le curé au cœur de soldat tout à coup lui prenait les mains qu’il se mettait à secouer et s’oubliant à le tutoyer lui-même :

— Mille tonnerres ! Ne vois-tu pas que j’en ai envie autant que toi, baron ?

Là-dessus, interpellant Jumasse qui finissait de racler avec l’étrille le cuir de Bayard :

— Hé ! l’ami, ce ne sera pas encore pour aujourd’hui ! Remets la bête au râtelier.

— Mieux vaut ça, not’ révérend, rapport à la colique de Bayard qu’a mangé du fourrage humide.

Le baron, maintenant, faisait claquer sa langue :

— Ah ! vois-tu, c’est la faute à ce vieux sang qui me bouillonne par le corps comme le jus d’une cuvée. Je vois rouge quelquefois.

— Allez, les grands chênes du bois connaissent aussi la remontée des sèves au temps des reverdis. Ne vous en plaignez pas, baron !

— Tu as raison, dit le Vieux en lui passant le bras sous le sien et l’entraînant du côté des communs. Mais si tu m’en crois, curé, nous irons par là : il n’est pas bon qu’on nous aperçoive ensemble. Personne encore n’a vu pleurer la vieille bête que je suis, sauf toi, en ce moment, car il n’y a pas à dire, ça y est, j’ai aux yeux la goutte que les autres ont au nez. Ah ! je sais bien, c’est ton métier de toucher les cœurs avec des mots. Oui, les nids, les petits, la couvée, ça m’a remué. Et je me dis que peut-être mieux vaudrait que le bûcheron vienne et me jette la cognée.

— Pas avant d’avoir fait la paix avec votre fils, toutefois, répondit en riant M. Custenoble. Jean-Norbert a gardé pour vous la soumission et le respect de la petite enfance. Prenez en considération son incessant effort pour sauver ce qui reste à sauver de Pont-à-Leu. Je connais son âme triste comme toutes celles sur lesquelles pèse un long passé. Jean-Norbert est celui qui vient à l’heure où la table du festin s’est vidée de ses convives et qui, avec les miettes tombées à terre, tâche de nourrir les siens. Et ce n’est pas tout : il porte humblement, l’épaule courbée, un grand nom lourd, avec l’espoir que la fortune un jour reviendra à ces Quevauquant dont il est sorti, et à ceux-là, leur refera l’épaule haute. Ah ! monsieur, croyez-moi, c’est là encore de la grandeur. Voyons, un bon mouvement : allez à lui et prenez-le dans vos bras.

— Hein ! Quoi ! interrompit avec orgueil le baron, vous avez sûrement perdu la tête, mon bonhomme. Que j’aille à mon fils, que j’aie l’air de m’accuser de je ne sais quel tort, que je lui fasse des avances, moi, Gaspar, baron de Quevauquant ! Ah çà ! pour qui me prends-tu ?

Une galopée saccadée soudain traversa la cour ; une des laies ayant, des poussées de son groin, déclanché la porte de la soue, toute une bande de porcelets se ruait, tire-bouchonnant de la queue, et traquée par Adelin, le petit porcher. Énorme, frangée de ses tétines roses écroulées jusqu’à terre, la monstrueuse bête faillit culbuter le curé.

— Carogne ! Hé ! s’écria l’ecclésiastique en replantant droit en travers de ses oreilles sa barrette.

Et tôt après, se tournant vers le baron, une fusée de sang aux joues, il lui relançait par ricochet son nom :

— Baron Gaspar tant que vous voudrez, mais, vous n’êtes ni le pape ni le roi après tout ! On crochèterait plus facilement les portes du paradis que votre bon vouloir !

Il soufflait un coup, puis riant :

— Je crois bien, monsieur, que vous m’avez fait pécher par colère contre le prochain.

Là-dessus, comme ils s’étaient, en marchant, rapprochés de la maison, le digne curé l’empoignait par le bras et, d’une bourrade repoussant la porte qui du reste ne joignait plus, il l’en traîna par les corridors, criant :

— Le voilà ! le voilà ! je vous le ramène. Et maintenant mangez-vous le nez si vous voulez, j’aurai fait mon devoir.

Barbe, tranquillement, prenait son lait du matin dans la petite pièce où Micheline, la mère de Jean-Norbert, avait passé une partie de sa vie et qui aujourd’hui servait encore d’ouvroir aux femmes. De saisissement elle renversa son bol sur le jeu de cartes qui ne la quittait jamais, et, tout apeurée aux éclats de la voix qui emplissait les chambres, elle appela :

— Sybille ! Sybille !

Haute et noire, les yeux et le nez brusques de l’aïeul, un duvet ombrant le coin de la bouche, celle-ci apparut au seuil d’une des portes tandis que le curé, toujours poussant Monsieur devant lui, entrait par une autre.

À vingt-neuf ans, sa beauté commençait à passer ; la bouche avait pris un pli dur et droit comme un barreau murant cette âme énergique et solitaire. Le baron lui-même disait qu’elle avait été vraiment couvée dans le nid des gerfauts. Dame Barbe étant une Lanquesaing, on l’appelait dans cette famille, de moindre noblesse, une amazone, par allusion ironique au blason des Quevauquant. L’âme des grandes femmes de la lignée s’était aigrie en elle.

— Ah ! mes chères paroissiennes, soufflait d’une haleine le curé, si vous saviez quel cœur magnanime bat sous cette sacrée écorce-la ! Allez, c’est bien l’ancêtre ; et je m’y connais en hommes, vous savez.

Il ajouta cérémonieusement :

— Mademoiselle Sybille de Quevauquant, appelez votre père.

Jean-Norbert arriva, timide et sournois, les yeux de côté, n’osant tout de suite les lever jusqu’au visage paternel. Mais, encore une fois, le prêtre s’entremettait et joignant leurs mains entre les siennes :

— Que la paix soit entre vous ! Dieu le veut.

— Bon ! n’en parions plus, dit le vieux rudement. Seulement, mon fils, sois plus respectueux à l’avenir.

Jean-Norbert, sans répondre, baissa la tête vers cette main qu’il avait gardée dans la sienne et qui, ayant semé la ruine et la dévastation, semblait, dans le rouge de la jaquette de chasse, la main de la mort habillée d’écarlate. Sybille, toute raide, la bouche serrée, regardait de ses yeux froids la réconciliation. Barbe, d’aise, larmoyait en essuyant les cartes l’une après l’autre avec son mouchoir.

Un léger tumulte de voix vint par la porte. C’étaient Michel et Jaja qui se pressaient au-devant du curé et lui demandaient sa bénédiction. Derrière eux, avec son museau pointu de musaraigne, s’avançait la vieille Guilleminette qui, au village, cousait les morts entre deux draps et qu’on appelait pour cette raison l’Ensevelisseuse. Quand personne n’était trépassé, elle arrivait s’employer au château, cuisant le pain, lessivant et tirant l’aiguille. M. Custenoble imposa les mains.

Cependant Michel, de dessous ses sourcils de rêve, s’émerveillait des boutons de cuivre du Vieux, demeurant là, un doigt à la bouche, comme hypnotisé par leur disque brillant. Jaja, simplette, d’une enfance attardée, avait son petit rire animal en touchant du doigt la dague gainée que Monsieur portait à sa ceinture :

— Donne-moi le beau couteau, grand-pè !

Elle seule, avec son puéril esprit, osait se frotter au quinteux bonhomme : l’humeur du vieux loup s’amadouait devant son rire innocent.

— Baise-moi d’abord, fit-il, si tu n’as pas peur de mes picots.

Et par jeu, doucement il lui râpait le nez aux poils de sa barbe qu’une fois la semaine venait lui faire le maçon, qui était aussi le barbier du village. Ce fut une détente dans l’état un peu crispé des esprits, après quoi le curé s’en alla, reconduit par Jean-Norbert jusqu’au chemin. Alors celui-ci, qui n’avait rien dit encore, cessait de se contenir et s’écriait avec violence :

— C’est-y qu’y nous le laisse, au moins, le bois ? Dites, curé, voyons, faut dire si c’est que l’bois est toujours à nous, hon ?

Il fut visible qu’il n’avait pensé qu’à cela et que tout le reste lui était resté indifférent. Une grimace lui tordait la bouche ; ses yeux, comme des billes, lui jaillissaient des orbites.

— Le bois, eh ! corbleu oui, dit M. Custenoble, sans compter le reste.

Aussitôt le paysan passait son mouchoir sur ses yeux, jouait la comédie des larmes et de la reconnaissance.

— Ah ! not’ pasteur ! not’ pasteur ! C’est un miracle, pour sûr ! Y a pas, y a pas ! Allez, j’vous oublierai pas, ni les pauvres… Vous êtes l’image du saint bon Dieu.

— Je ne suis qu’un homme de bonne volonté, répondit le curé.

Et, après avoir refait la boucle de son soulier, il se remit en route.

Là-haut, à l’étage, Monsieur, tirant sa culotte de peau et mettant bas sa jaquette de chasse, passa ses grègues et sa veste des jours semainiers.

« Le ratichon m’a joué, » pensait-il.