L’Histoire du matérialisme de Lange/01

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L’Histoire du matérialisme de Lange


L’HISTOIRE DU MATÉRIALISME[1]




L’homme a longtemps désiré de connaître la vérité ; dans ses rêves grandioses, il a cru concevoir l’absolu et penser l’infini. Déchu de tant d’orgueil, convaincu de son néant, il ne cherche plus dans les choses que le vraisemblable et le relatif. L’histoire de ces ardeurs juvéniles, de ces désespérances et de cette résignation de l’entendement humain est toute l’histoire de la philosophie. Toutes les vues de l’homme sur l’univers ont été nécessaires, partant légitimes, puisqu’elles correspondaient à des états de conscience définis, et qu’il n’y a rien de plus dans la vie intellectuelle de l’espèce comme dans celle de l’individu. Dans la lutte des idées pour l’existence, les théories de notre âge n’ont pu apparaître et vaincre en l’universelle mêlée qu’après la défaite et la ruine des anciennes. Ce qui tombe et se décompose par le progrès naturel du temps est à bon droit condamné, et ne saurait renaître que sous d’autres formes éternellement éphémères et périssables.

De là la vanité, mais aussi la nécessité des doctrines extrêmes dans l’évolution de l’esprit, du matérialisme et de l’idéalisme, de l’empirisme et de la spéculation. La période des grandes constructions métaphysiques, des systèmes a priori, paraît être passée. Noter et classer des faits avec exactitude, dans tous les ordres de la connaissance, voilà la plus haute visée des hommes de ce temps. Il faut pourtant convenir qu’une intelligence bien douée ne pénètre dans le détail des choses que pour y découvrir des affinités secrètes et en dégager des lois. La description exacte d’un phénomène est chose délicate ; mais un fait bien décrit est-il expliqué ? La méthode graphique appliquée à l’étude clinique des maladies présente aux yeux un tableau exact des courbes, de la fréquence du pouls et de la température dans les accès de fièvre : nous apprend-elle ce qu’est la fièvre, dont elle montre l’évolution ? Substituer l’objet au sujet dans la nature, réduire l’homme au rôle passif d’instrument enregistreur, tel est l’idéal d’une certaine philosophie qui veut qu’on aille, non pas de l’homme aux choses, mais des choses à l’homme. À ne considérer que la place de notre espèce dans le temps et dans l’espace, rien ne paraît plus logique ; cependant, quoi qu’il fasse, l’homme ne connaîtra jamais que lui-même. Ses sensations sont de purs symboles. Des choses qui l’entourent, il ne possède que des signes. C’est lui qui fait ruisseler la lumière et retentir mille bruits terribles ou harmonieux dans cet univers où tout est ténèbres et silence.

Ce qu’on appelle la nature est une création de notre esprit. Certes notre conception du monde répond à quelque chose de réel. On peut avoir pleine confiance dans l’observation et dans l’expérience. Toute notion n’est pourtant qu’une représentation subjective, une fille de l’imagination, et en croyant connaître les choses nous ne connaissons que la manière dont elles nous affectent. Il faut laisser à certains philosophes la conviction naïve qu’ils voient le monde tel qu’il est, non tel qu’il leur semble être. La vérité, comme le disait naguère Carpenter après Helmholtz, Spencer, Tyndall, est que, pour le peintre, la nature est ce qu’il voit, pour le poète ce qu’il sent, pour le savant ce qu’il croit. Tous les raisonnements scientifiques reposent sur des images et sur des interprétations intellectuelles d’une réalité inconnue et inaccessible. On aimerait à croire à la nécessité et à l’universalité des grandes lois cosmiques que l’homme a découvertes en son coin d’univers : mais le moyen de les vérifier jamais dans l’infini ?

Qui sait découvrir les vices de l’idéalisme doit apercevoir ceux du matérialisme. Albert Lange, l’éminent historien de cette doctrine, ne les a pas dissimulés : il appartient à cette grande famille d’esprits judicieux, chaque jour plus nombreux en Europe, qui avouent qu’en toute science le réel et l’idéal ne sont pas plus séparables que dans l’esprit de l’homme. Quand cette belle intelligence s’est éteinte, le 21 novembre 1875, assombrie de tristes pressentiments pour l’humanité, surmenée par de longues souffrances, mais toujours douce et fière, elle rêvait avec complaisance aux destinées d’une nouvelle alliance de la science et de la philosophie. À l’heure où les plus fermes esprits mollissent souvent et plient, comme le servile troupeau humain, sous le faix des superstitions séculaires, Albert Lange montra une fois de plus au monde comment on meurt sans espoir et sans Dieu. C’est que, si dans la science, dans l’art et dans la vie, Lange rendait à l’idéal la part que lui refuse le commun des matérialistes, il savait bien que cet idéal n’a aucune réalité hors de notre esprit et que l’expérience ne nous révèle d’autre existence dans l’univers que celle de la matière en mouvement. À ses yeux, comme aux nôtres, l’athéisme et le matérialisme étaient encore les essais d’explication des choses le moins éloignés de la réalité inconnue qui nous fuit éternellement.

Le monde reverra l’antique alliance de la science et de la philosophie, car si toute hypothèse n’est qu’une vue de l’esprit, des listes et des catalogues de faits ne constituent pas une science. Il n’y a point de physique sans métaphysique. Quoique distinctes, ces deux disciplines doivent partir du même principe, j’entends de l’expérience, et la méthode doit être la même pour construire la science et la théorie de la science. Néanmoins, toutes les conquêtes de la science accomplies en ces derniers siècles dans le domaine de la nature, de l’intelligence, du langage et de l’histoire, reposent sur quelques notions fondamentales, — l’uniformité de la nature, la conservation et l’équivalence des forces, etc., — qu’il faut admettre comme postulat universel, sans se flatter d’en apporter une preuve qui dépasse notre champ d’expérience. Toute démonstration s’appuie en dernière analyse sur quelque principe qu’on ne peut démontrer. Les plus grands poèmes ne sont pas ceux d’Homère. Le système atomistique de Démocrite, l’hypothèse newtonienne de la gravitation, l’hypothèse nébulaire de Kant et de Laplace, l’hypothèse darwinienne du transformisme et de la pangenèse, sont de sublimes fictions qui deviendront peut-être des vérités, mais dont la plupart seront à jamais invérifiables. C’est pour élever ces immenses constructions que les hommes pensent depuis des centaines de mille ans ; mais les faits innombrables et laborieusement rassemblés seraient demeurés stériles comme le chaos sans l’imagination créatrice du génie. C’est surtout à cet égard qu’on peut dire que les philosophes de génie sont la conscience vivante de l’humanité, le lieu où elle s’éveille et regarde passer les grandes ombres de ses rêves.


I

Les physiciens de l’Ionie.


Dans les îles de la mer Égée, sur les côtes de l’Asie Mineure, dès que la réflexion s’éveilla chez l’Hellène, son premier regard fut pour la nature. Vivre était doux alors, et voir l’éclat du jour était le bonheur suprême. Dans le monde tout n’était qu’harmonie et lumière. Déjà les dieux s’en allaient, et peu à peu échappaient aux regards sur les sommets neigeux de l’Olympe. Resté seul devant la nature, l’homme ne l’adora pas. Un climat sec et sain, un ciel d’une pureté et d’une transparence incomparables, une mer parsemée d’îles aux côtes escarpées et abruptes, masses sombres et sévères qui projettent leurs grandes ombres sur les flots, un paysage austère, une vie de marins et d’aventuriers, préservèrent les Hellènes des mollesses perfides et des allanguissements qui, dans la vallée du Gange, énervèrent de bonne heure leurs frères de l’Inde, les absorbèrent en un voluptueux évanouissement. Les esprits fins et pénétrants, les hommes plus particulièrement doués pour observer et comparer, tous ceux qui, sans se désintéresser de la chose publique, restèrent cependant plus étrangers que d’autres aux révolutions politiques qui éclataient partout en Grèce vers le temps de la guerre des Perses, — en un mot, les penseurs, s’appliquèrent surtout à la mathématique et à l’astronomie.

Depuis longtemps les Hellènes avaient acquis cette puissance d’abstraire grâce à laquelle les nombres, signes des choses, deviennent les principes de tout un ordre de sciences subjectives. Le soleil, la lune, les astres innombrables qui chaque soir semblaient s’allumer dans les profondeurs bleues du ciel, et s’éteindre chaque matin, dès que l’aurore ouvrait les portes du jour, le besoin que ce peuple de marins et de marchands avait de connaître les phénomènes célestes, enfin cette pureté et cette transparence de l’atmosphère qui font d’Athènes, par exemple, un des lieux de la terre le plus favorables pour un observatoire, tout cela ne contribua pas peu sans doute à faire naître chez les Grecs la pratique et le goût de l’astronomie Au commencement du vie siècle, ils étaient peut-être déjà assez avancés dans cette science pour prédire les éclipses de soleil. Ils savaient que la lune reçoit sa lumière du soleil. Ils avaient essayé de calculer le volume et la distance des corps célestes. Quant à la terre, qu’ils s’étaient d’abord représentée comme une immense plaine, les révolutions des astres qui reparaissaient les mêmes chaque jour, brillant à l’Orient, après avoir disparu la veille au couchant, les courses lointaines des navigateurs, des voyageurs comme Hécatée de Milet, leur apprirent qu’elle ne s’étendait pas à l’infini, qu’elle était isolée dans l’espace et présentait une forme arrondie.

L’impression que les phénomènes, célestes ou terrestres, firent sur les Hellènes, voilà l’origine de la première conception scientifique de l’univers, du premier système du monde vraiment digne de ce nom par sa grandeur et sa simplicité. Frappés tout d’abord des transformations que subit la matière en passant par les trois états solide, liquide et gazeux, ils considérèrent tantôt l’une tantôt l’autre de ces formes comme les différents états fondamentaux de la substance universelle, et l’eau, l’air, le feu et la terre furent tour à tour regardés par Thalès, Anaximène, Héraclite, Empédocle, comme le principe des choses. Un instinct sûr et vraiment merveilleux, une tendance invincible les porta tous à expliquer le monde par les propriétés de la matière éternelle et par les lois qui en résultent. La recherche et la constatation de ces lois devaient être surtout l’œuvre des philosophes pythagoriciens établis dans la Sicile et l’Italie méridionale. Ces mathématiciens, ivres du rhythme universel, ne virent dans la nature que nombre et mesure. Graves et pensifs, religieux et purs comme des brahmes, ils écoutaient en silence et notaient l’harmonie des sphères.

Que les tentatives des Grecs du vie et du ve siècles pour comprendre et expliquer le monde, toutes fondées sur l’observation générale des phénomènes naturels, loin d’avoir été stériles et inutiles, aient au contraire été précieuses et fécondes pour l’avenir, c’est ce qu’aucune personne instruite n’essaiera de nier. Bien que restée étrangère à l’idée proprement dite de la combinaison, la doctrine atomique, que nous exposerons bientôt avec quelque détail, représente tout un côté de nos théories moléculaires avec une netteté que l’on n’a guère surpassée[2]. La doctrine des quatre éléments, qui, pendant plus de deux mille ans, a régné à peu près sans rivale dans toutes les parties du monde civilisé, cette doctrine fameuse qu’Empédocle avait enseignée avant Aristote, la science constate qu’elle s’est rapprochée avec le temps des opinions modernes de la chimie sur la combinaison et sur la formation des corps composés. Enfin, il n’y a pas jusqu’aux éléments premiers et similaires d’Anaxagore, aux homœoméries, où un éminent chimiste de notre époque n’ait reconnu les « germes confus des idées actuelles sur la constitution des corps et sur celle des principes immédiats[3]. » Il ne faut pas craindre de l’affirmer, au ve siècle avant l’ère chrétienne, nos idées générales sur la nature étaient nées en Grèce, les principes fondamentaux de nos sciences étaient connus, notre conception actuelle du monde avait été entrevue.

Personne n’a mieux compris que Lange cette première évolution scientifique du génie grec et ce qu’on pourrait appeler les temps héroïques de la philosophie. La liberté et l’audace de la pensée, le coup d’œil sûr et pénétrant qui démêle les causes et surprend les conséquences, le don de la généralisation et de la déduction scientifiques, voilà quelques-uns des traits de l’esprit hellénique qu’a notés M. Lange. À ce propos, il a remarqué que, surtout en Angleterre depuis Bacon, on déprécie trop la valeur de la déduction ; il aurait pu rappeler, après Bain, que la déduction n’est autre chose, en dernière analyse, qu’une induction. L’école de philosophie déductive, fondée par les Grecs, a donné au monde les éléments de la mathématique et les principes de la logique formelle. L’histoire du matérialisme telle que l’a conçue M. Albert Lange est proprement l’histoire des sciences inductives et déductives. Voilà pourquoi il écrit en tête de son livre : « Le matérialisme est aussi ancien que la philosophie. » Il ne le croit pas plus ancien, persuadé qu’il était que les antiques conceptions du monde, cosmogonies et théogonies, n’avaient pu s’élever au-dessus des contradictions du dualisme. C’est une vieille erreur qu’il partage avec beaucoup d’autres historiens de la philosophie, plus familiers avec les monuments du monde classique qu’avec ceux de l’antiquité orientale. Loin d’être un fait primitif dans la conscience humaine, la conception dualiste de l’univers est partout une production de la spéculation philosophique ; on n’en trouve point trace dans les cosmogonies sémitiques de la Babylonie et de Ninive que les textes cunéiformes nous ont conservées ; au contraire, on y trouve la notion du chaos ou de la matière éternelle, mère universelle d’où sont sortis les cieux, les dieux, les hommes et tout ce qui existe, par voie d’évolution ou de génération spontanée dans le principe humide. Aussi bien la plupart des découvertes auxquelles nous faisons allusion sont récentes ; Lange n’a guère pu les connaître. Nous reviendrons quelque jour sur ce sujet.

Un autre mérite de Lange, c’est d’avoir insisté sur les conflits de la science et de la religion en Grèce. On a trop répété que les Grecs n’avaient point de religion d’État, de prêtres ni de théologiens. Il y a là une singulière illusion produite par l’éloignement des temps et le silence des grands écrivains hellènes dont les œuvres sont venues jusqu’à nous. C’est le propre des grands hommes de concilier les tendances contraires de leur époque. On n’aperçoit plus les courants violents qui, sous eux, à de certaines profondeurs, agitaient les masses. La mythologie, qui se montre à nous sous les voiles légers et brillants dont l’ont parée les poètes grecs et romains, n’a jamais été la religion du peuple. Les Hellènes n’étaient pas une nation de libres et gais penseurs ; il n’en est point, il n’en a jamais existé de telle, même en Grèce. Partout et toujours le peuple a besoin d’une religion : c’est la seule part d’idéal qui est faite aux simples et aux malheureux. La plèbe de Milet, de Samos ou d’Athènes croyait infiniment moins aux dieux de l’Olympe, avec leur savante hiérarchie, qu’aux divinités locales et nationales, aux bons vieux dieux de la cité, voire de tel ou tel quartier, dont elle vénérait les images exposées au fond des antiques sanctuaires. Celles-ci n’étaient point de magnifiques œuvres d’art, des dieux d’or et d’ivoire, comme on en vit plus tard : c’étaient souvent de grossières idoles enfumées, des pieux de bois informes et à peine équarris, sortes de fétiches monstrueux. À coup sûr, les adorateurs de tels dieux n’étaient pas de fins sceptiques. La populace crédule, fanatisée par des prêtres non moins superstitieux, en possession d’une tradition sacrée et de priviléges dans la cité, faisait bonne garde autour des sanctuaires. Presque tous les libres esprits, Protagoras, Anaxagore, Aristote, Stilpon, Théophraste, Théodore l’Athée, et sans doute Diogène d’Apollonie, sans parler de Socrate, qui but la ciguë, du poète Diagoras de Melos, dont la tête fut mise à prix, d’Eschyle, d’Euripide, etc., ont été persécutés ou exilés comme convaincus d’impiété. Il y avait une orthodoxie religieuse dans l’Athènes de Périclès comme dans le Paris de Voltaire, et, bien des siècles avant qu’on brûlât sur les marches du Palais les écrits des philosophes du dix-huitième siècle, on brûlait sur l’agora d’Athènes les livres de Protagoras.

Sans doute il faisait meilleur vivre au sein des opulentes cités ioniennes des côtes de l’Asie-Mineure ou dans les colonies doriennes de la Sicile et de l’Italie méridionale. Le commerce et les alliances politiques avec les vieilles monarchies de la Lydie et de la Phrygie, toutes pénétrées des usages et des mœurs des grands empires de la Mésopotamie, avaient de bonne heure initié les Ioniens à toute sorte de raffinements de pensée et de politesse. Chez les riches marchands grecs de Milet, d’Éphèse ou de Samos, dans la bourgeoisie élevée d’où sortirent Thalès, Anaximandre, Héraclite, Pythagore, on était volontiers sceptique, d’une ironie enjouée et fine, à l’endroit des croyances religieuses du vulgaire. On voyageait beaucoup dans tout ce monde grec des îles ; à parcourir la terre, à visiter l’Égypte et les pays de l’Euphrate et du Tigre, on se formait le jugement, on acquérait cette conviction, — qui bouleversa tant d’âmes à l’époque des croisades, — qu’il y a sur la terre une multitude de religions, une grande variété de mœurs, toutes également fondées en apparence, si bien que très-probablement aucune n’est vraie. D’ailleurs nul esprit de propagande ni de prosélytisme chez ces libres-penseurs ioniens du vie siècle. Comparés aux philosophes athéniens du ve et du ive siècle, si militants, ils présentent presque la même opposition que les penseurs anglais du xviie siècle et les philosophes français du xviiie.

Dans un tableau aussi complet de la pensée des Hellènes, la fameuse question de l’origine, indigène ou étrangère, de la philosophie grecque, ne pouvait guère être tout à fait négligée. Après Ed. Zeller, M. Lange l’a traitée avec une discrétion qu’on ne peut qu’approuver dans l’état actuel de la science. Un fait qui témoigne bien plus de l’influence de l’Orient sur les commencements de la culture hellénique que tous les voyages plus ou moins légendaires des philosophes grecs, c’est que l’esprit scientifique s’est éveillé en Ionie, à l’est du monde grec, dans des cités en rapport avec l’Égypte, la Phénicie, l’Assyrie et la Perse. Que, dans le domaine de la mathématique, de l’astronomie en particulier, — pour ne rien dire ici des arts et de la civilisation matérielle, — ces nations eussent sur les Hellènes une avance de longs siècles, personne ne le conteste plus. Et cependant, en dépit de toutes ces influences croisées, la philosophie grecque n’est pas moins originale que l’art grec. C’est que les matériaux d’une science ne sont pas la science. Toutes les observations sidérales des Chaldéens n’ont jamais constitué une astronomie. Les germes féconds du savoir humain qui, de divers côtés, furent portés en Grèce, y rencontrèrent un sol propice ; ils s’y développèrent avec une vigueur incomparable, en une végétation géante. N’est-ce pas précisément dans la mathématique, dont les Hellènes avaient reçu du dehors les premiers éléments, qu’ils ont dépassé tous les peuples anciens ? Les spéculations sur l’origine et la substance de l’univers ne pouvaient prétendre à la solidité durable des résultats obtenus dans cet ordre de science. La même méthode, appliquée à des faits si différents, devait conduire ici à des progrès certains, là à des errements sans fin. Après les admirables conquêtes des mathématiques au dix-septième siècle, l’influence de cette discipline sur les systèmes de Descartes, de Spinoza et de Leibniz a eu un effet analogue : ces systèmes ont eu du moins le mérite de délivrer le monde moderne des chaînes de la scolastique. En Grèce aussi, les cosmogonies philosophiques et les explications naturalistes de l’univers ont dissipé les nuages mystiques qui planaient à l’origine sur le chaos et introduit dans le domaine propre de la raison et de l’observation des faits et des idées jusqu’alors abandonnés aux prêtres et aux poètes. L’origine de cette grande évolution de l’esprit humain doit être cherchée dans la contemplation réfléchie des réalités de l’univers, ou de ce qui paraît tel, non dans l’observation stérile d’un moi qu’on écoute vivre et penser. Pour tous les vieux penseurs de l’Ionie, le corps de l’homme vivant et animé sent et pense[4]. Ceux qui devaient découvrir dans le monde un plan et une volonté n’étaient pas nés encore. Aucune préoccupation des causes finales. Ni déisme, ni mysticisme, ni vague religiosité, aucune des grossières superstitions que devaient un jour propager dans l’Occident, avec le monothéisme, les races sémitiques.

II

Démocrite et l’atomisme.

Le progrès le plus considérable peut-être qu’on ait fait en aucun temps dans l’explication de la nature est dû à une philosophie sans doute très ancienne, — la philosophie atomistique, — élaborée par Leucippe, mais portée par Démocrite au plus haut point de généralisation, de rigueur savante et de conséquence logique. C’est un des coups de génie de Bacon de Verulam d’avoir reconnu sans hésiter l’importance capitale de l’œuvre de Démocrite dans l’histoire de l’esprit humain ; il lui a rendu, parmi les philosophes grecs, la première place si longtemps usurpée par Socrate, Platon ou Aristote. Comme Thalès et Pythagore, Démocrite d’Abdère est sorti de la bourgeoisie riche et éclairée des colonies grecques orientales. Qu’aux lointains rivages de la Thrace un Hellène du cinquième siècle ait acquis le prodigieux savoir encyclopédique que toute l’antiquité accorde à Démocrite, voilà qui excite encore moins de surprise que d’admiration. Ici le doute n’est point possible ; quoique au temps de Simplicius les écrits du vieux maître fussent déjà perdus, Aristote, Théophraste, Eudème, les avaient sous les yeux. Le Stagirite, un adversaire, le cite sans cesse, et toujours avec révérence. Il est probable qu’en ses études sur la nature, il lui est souvent arrivé d’emprunter à Démocrite sans le nommer. De tous les philosophes grecs, aucun n’a surpassé Démocrite en savoir et en génie : mathématique, sciences naturelles, éthique, esthétique, grammaire, etc., il possédait cet ensemble des connaissances humaines qu’on admire tant chez Aristote. À en juger par les fragments, ses livres de physique paraissent surtout avoir été nombreux : c’est là qu’on trouvait ses principales idées philosophiques, exposées dans une langue claire, sobre, élégante, et qui en sa simplicité avait si grande allure que les critiques anciens plaçaient à cet égard Démocrite à côté de Platon.

Ce n’est pas seulement la doctrine atomistique moderne qui remonte à Démocrite : les principes les plus élevés et les plus généraux de notre physique, l’idée grandiose d’une explication purement mécanique de l’univers, le sentiment de la nécessité et de l’aveugle fatalité des lois de la nature, mettant à néant toute téléologie, maintes analyses des sensations et de la conscience que professe la psychologie expérimentale contemporaine, et sans doute quelques-unes des hypothèses évolutionnistes de notre époque, ont aussi été introduits dans le monde par le philosophe d’Abdère. Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir le grand recueil de Mullach, et de commenter avec Lange les principaux fragments de Démocrite. Ce n’est pas qu’on ignore communément ce fait ; toutefois, les moins prévenus sont si portés à ne voir la philosophie antique qu’à travers Socrate, Platon et Aristote, et l’histoire de la philosophie, presque exclusivement écrite par des spiritualistes, a été si singulièrement faussée et dénaturée, qu’il peut n’être pas tout à fait inutile de rappeler brièvement quelques points de la doctrine du vieux maître.

Rien ne vient de rien et ne se perd en rien, μηδέν τ’ ἐϰ τοῦ μὴ ὄντος γίνεσθαι ϰαὶ εἰς τὸ μὴ ὂν φθείρεσθαι. Dire que rien ne se crée et que rien ne se perd de ce qui existe dans l’univers, si bien qu’à travers toutes les transformations résultant de la rencontre ou de la séparation des éléments la quantité de substance reste la même, c’est énoncer les deux propositions fondamentales de la physique moderne, l’indestructibilité de la matière et la conservation de la force. Il était réservé à d’autres temps de découvrir toute la portée de ce principe, et d’y reconnaître la loi générale des forces mécaniques et moléculaires, l’axiome qui domine la physique, la chimie et la biologie. Mais, dès la haute antiquité hellénique, l’idée de la persistance de ce qui est, de ce que l’on considère comme le principe des choses, quel qu’il soit, apparaît chez tous les penseurs. D’après Thalès, ce principe est l’eau ; c’est pour Anaximandre une substance indéterminée ; selon Héraclite c’est le feu primordial où s’abîment et d’où renaissent périodiquement les mondes. Parménide niait, avec autant de force que Leucippe et Démocrite, que quelque chose pût commencer ou cesser d’être : l’être, conçu comme une sphère parfaite, est en quantité invariable dans l’univers ; il est un et tout, et rien ne se peut imaginer en dehors de lui. Si les Éléates méconnaissaient la pluralité des choses, c’est qu’on ne saurait concevoir ces modes de la substance sans l’existence du vide, et que le vide est un non-être. Leucippe en convenait, mais il pensait pouvoir rendre raison de la réalité des phénomènes, de la naissance et de la mort, de la pluralité et du mouvement des corps, en admettant cette existence d’un non-être ou du vide à côté de l’être ou du plein. Les atomistes allèrent jusqu’à dire que l’être n’existe pas plus que le non-être, parce que le vide et les corps existent également. L’être cessa d’être l’Un des Éléates pour devenir une multitude infinie en nombre de particules matérielles en mouvement dans le vide. Dès lors tout ce qui arrive dans le monde, les changements et les transformations de la substance, se réduisent à l’union et à la séparation de ces corpuscules. Même conception chez Empédocle et chez Anaxagore. Mais, que ces philosophes aient fait tout venir des modifications d’une substance unique par voie de raréfaction et de condensation, ou qu’ils aient expliqué les causes de tous les phénomènes par la forme, l’ordre, et la position des particules ultimes des corps, ils se sont du moins accordés à regarder le principe des choses comme incréé, immuable et impérissable.

C’est une vérité presque banale, et qu’il est pourtant toujours bon de rappeler, que les Grecs admettaient naturellement l’éternité de la matière existant par soi-même. Au contraire, comme l’a noté M. A. Bain en examinant ce qu’il faut penser de la preuve dite de « l’inconcevabilité du contraire, » beaucoup d’hommes des temps modernes prétendent que l’existence par soi de la matière est absolument inconcevable. Nul doute que l’influence des religions monothéistes, avec leur dogme de la création, n’ait amené chez les chrétiens cette grave modification mentale dans la conception du monde. Quoi qu’il en soit, l’idée de l’éternité de la matière et de la persistance de ce qui la constitue à travers toutes les transformations est générale chez les philosophes grecs[5]. Or, si l’on examine au point de vue de nos connaissances actuelles la valeur relative des différentes théories édifiées par ces antiques penseurs, on constate, d’une part, que « quelque vraisemblance peut être accordée au rêve que faisaient les anciens d’atteindre une dernière unité fondamentale, au milieu de la diversité en apparence infinie de la nature[6] », et, d’autre part, que « nous sommes ramenés à l’atomisme professé par Démocrite, par Gassendi, par Descartes. Mais, ajoute M. de Saint-Robert, si ce n’était alors qu’un système philosophique à l’appui duquel on ne pouvait fournir aucune des preuves sérieuses que réclame la science véritable, aujourd’hui c’est une hypothèse physique que beaucoup de faits sont venus étayer, et qui est bien près de devenir une vérité[7]. »

Rien n’arrive par hasard, mais tout arrive d’après une raison et par nécessité, οὐδὲν χρῆμα μάτην γίνεται, ἀλλὰ πάντα ἐϰ λόγου τε ϰαὶ ὑπ’ ἀνάγϰης. Si l’on prend garde que la « raison » n’est que la loi mécanique et mathématique suivie de toute nécessité par les atomes en mouvement dans le cycle éternel de la production et de la destruction des mondes, on reconnaîtra que la téléologie n’a point de place dans ce système. C’est la plus éclatante défaite de cette « ennemie héréditaire des sciences de la nature, » ainsi que l’appelle Albert Lange. Ce n’est pas le hasard, l’aveugle destin, qui domine toute cette conception, comme on l’a tant de fois répété après Cicéron. Pas plus que l’univers le moindre phénomène n’est l’œuvre du hasard : le monde est gouverné par des lois fatales, expressions abstraites des rapports naturels des choses. Pour que la science pût apparaître, il fallait écarter résolûment toutes les interprétations anthropomorphiques et religieuses de la nature, il fallait bannir sans pitié du gouvernement de l’univers les intentions morales et les vues rationnelles de l’homme, en un mot, il fallait exorciser jusqu’au fantôme des causes finales. Aristote s’en plaint ; Bacon y applaudit. Tant que le divin ou le surnaturel intervient en quoi que ce soit dans les événements du monde, il n’y a point de science de la nature. Croire à une finalité de l’univers, à un idéal qui se réalise, à une conscience qui se fait, à une loi de développement interne des choses, c’est encore croire aux miracles. Quand la foudre éclatait dans les cieux embrasés, quand les comètes[8] apparaissaient, que le soleil ou la lune s’éclipsait, dit Démocrite, les hommes des anciens jours s’effrayaient, convaincus que les dieux étaient les auteurs de ces prodiges, θεοὺς οἰόμενοι τούτων αἰτίους εἶναι.

Rien n’existe véritablement que l’atome et le vide, ἐτεῇ δὲ ἄτομα ϰαὶ ϰενόν. « On a ici, écrit Lange, en une seule proposition, le côté fort et le côté faible de toute atomistique. » Il rappelle que le fondement de toute explication rationnelle de la nature, de toutes les grandes découvertes des temps modernes, a été la réduction des phénomènes au mouvement des plus petites particules de la matière. Nul doute que, sans la réaction contre les recherches naturelles qui partit d’Athènes, et que personnifie Socrate, l’antiquité ne fût arrivée, sur cette voie qu’elle avait trouvée, à d’importants résultats. C’est par l’atomisme qu’on explique encore aujourd’hui les lois du son, de la lumière, de la chaleur, des actions nerveuses, bref, de tous les changements chimiques et physiques que subissent les choses. Mais, aussi peu aujourd’hui qu’à l’époque de Démocrite, on ne saurait expliquer la moindre sensation de son, de lumière, de chaleur, de goût, etc. « Malgré tous les progrès de la science, malgré toutes les transformations de l’idée d’atome, l’abîme est demeuré aussi grand, et il ne diminuera point si l’on arrive à constituer une théorie complète des fonctions du cerveau, et à indiquer exactement, avec leur origine et leurs suites, les mouvements mécaniques qui répondent à la sensation ou, en d’autres termes, qui la font naître. » Ainsi, d’après Lange, il n’est point douteux que la science ne parvienne à ramener toutes les actions de l’homme, et partant toutes ses pensées, à des dégagements de force nerveuse ayant lieu dans le cerveau, consécutivement aux excitations des nerfs, d’après les seules lois de la conservation de l’énergie : mais il nous est éternellement interdit de trouver le terme intermédiaire qui sépare la sensation du processus nerveux. Avec tout le respect qu’impose la parole d’un tel maître, il est peut-être permis de faire ici d’expresses réserves. Outre que l’on commence à ne plus voir dans le mouvement nerveux et dans la pensée qu’un seul et même fait envisagé sous deux faces différentes, au point de vue objectif et au point de vue subjectif, — explication qui simplifie très-fort le problème, si elle ne le résout pas encore, — il est toujours téméraire de faire des prédictions à si long terme. Qu’est-ce que l’homme, d’ailleurs, pour parler de l’éternité ?

Ce qui est vrai, et ce que presque tout le monde admettra avec Lange, en vertu du principe de l’inconcevabilité du contraire, c’est que Démocrite a eu raison de montrer le caractère absolument subjectif de nos sensations : c’est dans l’opinion qu’existe le doux, dans l’opinion l’amer, dans l’opinion le chaud, dans l’opinion le froid, dans l’opinion la couleur ; rien n’existe en réalité que les atomes et le vide, νόμῳ γλυϰύ, [ϰαὶ] νόμῳ πιϰρόν, νόμῳ θερμόν, νόμῳ ψυχρόν, νόμῳ χροιή· ἐτεῇ δὲ ἄτομα ϰαὶ ϰενόν. L’influence de l’école éléatique paraît ici, comme plus haut, dans la conception de l’être. Démocrite transporte aux qualités sensibles des corps ce que les Éléates disaient du mouvement et du changement : elles ne sont qu’une pure apparence. Les différences de toutes choses, disait Démocrite, dérivent de la diversité des atomes qui les constituent, quant au nombre, à la grandeur, à la forme et à la situation[9]. Point de différence qualitative, point « d’états internes » des atomes : ils n’agissent les uns sur les autres que par pression et par choc. Ainsi la nature de nos impressions subjectives dépend des divers groupements des atomes en figures qui rappellent les schemata de nos chimistes. Il n’y a dans la nature ni couleur, ni saveur, ni odeur, etc. : il n’y a que des arrangements d’atomes, des figures ou schemata, qui, en assaillant sur tous les points les organismes vivants, y déterminent l’apparition de ces notions tout à fait subjectives. À chaque saveur, par exemple, correspond une figure atomique ; au doux un schéma constitué par des atomes ronds et assez grands ; à l’aigre des figures fort grandes, âpres, raboteuses et anguleuses, etc. « Le schéma existe en soi (ϰαθ’ αὑτό), mais le doux, et en général la qualité de la sensation, n’existe que par rapport à autre chose… »[10]. Toute sensation est ainsi ramenée à une sorte de sensation tactile, à une modification du toucher. Les opinions que nous avons d’une chose dépendent de la manière dont elle nous affecte, et la même chose pouvant affecter différemment différentes personnes et nous-mêmes selon les temps et les circonstances, elles sont toutes également vraies et également fausses. L’essence véritable des objets, la seule réalité, l’atome, échappe à nos prises et se dérobe inaccessible. Voilà pourquoi l’homme vit plongé dans un monde d’illusions et de formes trompeuses que le vulgaire prend pour des réalités. Il semble qu’on entend encore l’accent amer et triste du philosophe d’Abdère dans ces mots : À dire vrai, nous ne savons rien : la vérité est au fond de l’abîme, ἐτεῇ δὲ οὐδὲν ἴδμεν· ἐν βυθῷ γὰρ ἡ ἀληθείη[11].

Démocrite n’est pourtant pas un sceptique, bien qu’on ne puisse douter que le scepticisme de ceux qui l’ont pris pour maître ne fût en germe dans sa doctrine. Il distinguait, paraît-il, entre la réflexion (διάνοια) et la perception sensible (αἴσθησις), et, quoique toutes deux eussent même origine[12], il croyait pouvoir ajouter autant de certitude à celle-là qu’il en refusait à celle-ci. La proposition fondamentale de Démocrite : rien n’existe en réalité que les atomes et le vide, témoigne assez, nous le répétons, qu’il n’est pas un sceptique, bien que l’expérience n’ait rien pu lui apprendre sur l’essence et le principe des choses, sur les atomes. L’atomisme, en effet, repose comme toute explication universelle sur une hypothèse transcendante, et le matérialisme n’échappe pas plus que l’idéalisme à la métaphysique. Mais avec ces vieux penseurs de l’Hellade il ne faut pas trop insister sur la critique et l’analyse psychologiques. Quelques-uns ont eu le mérite très-grand de poser le problème de l’origine de nos connaissances presque dans les mêmes termes que Locke, et de pressentir, d’indiquer même, les difficultés que nous trouvons encore insurmontables.

Le système du monde de Démocrite est l’œuvre d’un physicien et d’un mathématicien de génie : les atomes sont infinis en nombre et d’une infinie diversité de formes. Dans un éternel mouvement de chute à travers l’espace infini, les plus gros, tombant le plus vite, rebondissent sur les plus petits ; les mouvements latéraux et le tourbillon d’atomes qui en résultent sont le commencement ou l’origine de la formation des mondes. D’innombrables mondes se forment ainsi et périssent contemporainement ou successivement. Lange est frappé de la grandeur de cette conception. En tout cas, elle s’accorde mieux avec nos idées actuelles que celle d’Aristote, qui prouve à priori qu’en dehors de notre monde il ne saurait en exister un autre. L’hypothèse cosmique de Démocrite nous frapperait davantage si Épicure et si Lucrèce ne l’avaient répandue par le monde, non sans la modifier toutefois en quelques points secondaires. Ainsi, Épicure admettait bien que les atomes fussent infinis en nombre, mais il ne croyait point qu’ils fussent infiniment différents de formes. Plus importante encore est l’innovation qu’il introduisit dans le système pour expliquer l’origine des mouvements latéraux ou de la déclinaison des atomes. Mais c’est par la base, on peut le dire, que pèche toute cette théorie, et Aristote, d’accord ici avec la physique moderne, n’a pas manqué de le noter. Démocrite prétend que les gros atomes tombent d’une chute plus rapide et rebondissent sur les plus petits. Mais, objecte Aristote, dès qu’on admet l’existence du vide, c’est-à-dire d’un espace dénué de milieu matériel, — ce qu’il tient pour impossible, — tous les corps doivent y tomber également vite, les différences observées dans la rapidité de la chute des corps correspondant aux différentes densités des milieux parcourus, tels que l’eau, l’air, etc. Épicure a dû se rendre à l’évidence de cette intuition de génie, et enseigner que dans le vide tous les corps tombent également vite. Il est sans doute inutile d’ajouter que, ne connaissant pas la théorie de la gravitation, les anciens n’avaient qu’une idée empirique de la chute des corps. C’est un axiome pour les atomistes que les corps tombent en droite ligne dans le vide, à peu près comme des gouttes de pluie. Dès qu’il n’a plus été permis d’admettre que les gros atomes, emportés par une chute plus rapide, rebondissaient sur les plus petits, aucune hypothèse plausible n’a jamais pu expliquer la possibilité d’une rencontre ou d’un choc d’atomes, condition indispensable à la production d’un monde. Quant au mouvement, Démocrite, ainsi qu’Épicure et Platon[13], le considérait comme éternel.

L’anthropologie de Démocrite est infiniment moins remarquable que sa cosmologie. Il enseigne, comme on sait, que l’âme est formée d’atomes fins, polis et ronds, semblables à ceux du feu ; ces atomes sont d’une mobilité extrême ; ils parcourent incessamment tout le corps, dans lequel ils entrent à chaque inspiration, et auquel ils procurent le mouvement, la vie, la pensée, — la pensée dans le cerveau, la colère dans le cœur, le désir dans le foie. La mort n’est rien de plus que la séparation des atomes animés du corps devenu inanimé ; comme ils n’y peuvent rentrer et qu’ils se dispersent, la conscience individuelle s’évanouit du même coup. Ainsi, comme chez Diogène d’Apollonie, l’âme est une matière particulière. Cette matière animée, ces atomes de feu, qu’absorbent à tout moment en leurs tissus les êtres organisés, sont répandus dans l’univers entier et produisent partout, avec le mouvement et la chaleur, l’âme et l’intelligence. C’est parce qu’il y a dans l’air beaucoup d’âme et de raison disséminées, que nous les respirons, et non-seulement nous, mais les plantes[14]. Ce n’est pas, Zeller l’a remarqué, pour trouver un principe supérieur d’explication des choses que Démocrite admet l’existence de cette sorte d’atomes : ils n’ont rien de commun avec le νοῦς d’Anaxagore ni avec l’âme du monde platonicienne. Bien que l’âme ne soit pas le corps, et que Démocrite n’ait considéré celui-ci que comme la tente ou la demeure (σϰῆνος) de l’âme, — l’âme est constituée par une simple variété de corpuscules matériels : c’est un phénomène résultant de la nature géométrique de certains atomes dans leurs relations avec d’autres atomes. En d’autres termes, les sensations et les pensées ne sont rien de plus que des changements ou modifications du corps, des processus corporels[15]. L’âme est un cas spécial de la matière en mouvement ; les mouvements rationnels, les processus de la sensibilité, de la pensée et de la volonté, doivent être réductibles, comme tous les autres mouvements connus, aux lois générales de la mécanique. Cette idée est devenue évidente, si j’ose dire, pour tous les psychologues ; on vient d’en voir l’origine. Certains réalistes naïfs croient même le problème déjà résolu. Admettons un instant qu’il le soit et qu’il existe des tables de mouvements nerveux comme il existe des tables de mouvements astronomiques : il restera à découvrir ce qu’est une impression, une sensation, une pensée ; bref, tout demeurera aussi obscur qu’aujourd’hui dans le domaine de l’intelligence, à moins qu’abêti par le positivisme l’esprit de l’homme n’en vienne à trouver le repos et le suprême contentement dans la haute explication qui définit la pensée une propriété du cerveau.

L’éthique du grand ancêtre de la philosophie matérialiste dérive naturellement de sa théorie de la connaissance : il a trop bien distingué l’essence véritable des choses des vaines apparences sensibles pour placer hors de nous, dans le monde extérieur, le bonheur de notre vie. Ce n’est que dans la paix et l’impassible sérénité de l’âme, dans la modération des désirs et la pureté du cœur, surtout dans la culture étendue et raffinée de l’esprit, que l’homme trouve la plus haute félicité. C’est, comme on voit, une philosophie du bonheur. Ce qui tient l’âme en joie est l’utile ; ce qui la trouble est le contraire. Voilà pourquoi tous les biens extérieurs, l’or, la beauté, la volupté des sens, alors même qu’ils n’éveillent en nous aucune convoitise, ne peuvent être que des accompagnements, non la fin de cette belle harmonie où l’âme se recueille et s’enchante. Cette morale, aussi éloignée de celle d’Épicure que de l’égoïsme raffiné du xviiie siècle (en dépit des apparences), manque assurément du criterium de toute morale idéaliste, c’est-à-dire d’un principe de nos actions directement tiré de la conscience et posé indépendamment de toute expérience. Mais, pour avoir le droit de la trouver inférieure, il faudrait montrer qu’il y a autre chose dans la conscience que des notions purement empiriques à l’origine, et que ce n’est point par un artifice de langage, par un sophisme, qu’on essaie d’ériger au-dessus des faits l’idée du bien et celle du devoir.

Il serait bien étrange qu’après avoir éliminé toute téléologie, Démocrite eût oublié d’expliquer l’apparente finalité des organismes vivants par le principe de l’évolution naturelle et par la concurrence vitale. Cette doctrine, en effet, qui sous un nom nouveau a reparu dans la science, était très-répandue en Grèce à l’époque de Démocrite. Il admire fort la belle ordonnance du corps humain, mais on ne voit pas qu’il en ait cherché les causes dans le développement des appareils et des organes rudimentaires. Il y a sans doute ici une lacune, non du système, mais de la tradition qui nous l’a transmis. Car on sait, par Épicure et par Lucrèce, que le problème de l’origine et de l’évolution des êtres a été très-anciennement résolu par les matérialistes en un sens purement mécanique. Cette théorie était, on peut le dire, populaire, dans les grandes et brillantes cités de la Grande-Grèce, puisqu’Empédocle l’avait exposée en vers. Ce que Darwin, appuyé sur une quantité considérable de connaissances positives, a fait pour notre temps, dit M. Lange, Empédocle l’a fait pour les penseurs de l’antiquité. Ce n’est pourtant pas un matérialiste que ce losophe, qui paraît bien avoir inauguré en Grèce la fameuse doctrine des quatre éléments : il a séparé la matière de la force. Je veux dire qu’à côté et au-dessus des éléments matériels, Empédocle a supposé l’existence de deux forces, l’Amitié et la Discorde, qui jouent à peu près le rôle de l’attraction et de la répulsion dans la genèse des phénomènes naturels. La théorie de l’origine des êtres vivants qu’il nous a conservée, dans ses livres de physique, n’en a pas moins une importance capitale. Il nous montre les végétaux apparaissant d’abord, puis les poissons ; les différents organes des animaux pullulaient isolés, yeux sans visage, bras sans corps, etc. ; des monstres naquirent de ces monstres ; la nature s’essaya en créations informes ; elle produisit des êtres à deux visages, à double poitrine, des androgynes (v. 315-16),

μεμιγμένα τῇ μὲν ἀπ’ ἀνδρῶν,
τῇ δὲ γυναιϰοφυῆ.

Toutes les combinaisons organiques apparurent au sein des eaux et sur la terre, en cet immense champ de carnage où, dans la lutte pour l’existence, les êtres les mieux doués survécurent seuls et se reproduisirent. Telle aurait été l’origine des êtres, nés de la rencontre des éléments matériels sous l’action des forces de la nature. À ce propos, Ueberweg a remarqué qu’on pourrait comparer cette théorie à la philosophie de la nature de Schelling et d’Oken et à la théorie de la descendance de Lamarck et de Darwin, quoique d’ailleurs cette doctrine n’explique point par la combinaison d’éléments hétérogènes, mais, au contraire, par une différentiation successive de formes très-simples, la genèse des êtres organisés.

III

Les Sophistes et les Cyrénaïques.

Le sensualisme des sophistes est une des formes du matérialisme. Le matérialiste associe en un couple indissoluble la sensation avec la matière agissant par choc ou contact sur l’organisme, si bien qu’il ne surprend, même dans les processus les plus complexes de la conscience, qu’une suite et une transformation des mouvements matériels du monde ambiant. Le sensualiste nie que nous sachions quelque chose de la matière en tant que réalité extérieure, car nos sensations ne sont que pour nous, et nous ignorons leur rapport véritable avec la chose en soi qu’elles sont censées représenter. La sensation devient ainsi la seule et unique matière de nos idées, le seul objet de connaissance qui soit immédiatement donné à la conscience. Cette doctrine, on l’a vu, avait déjà été produite par Démocrite lui-même, puisque, en dehors de l’existence des atomes et du vide, il ne reconnaît à tout le reste, en particulier à nos sensations subjectives de saveur, de son, de couleur, etc., aucune réalité, sinon dans l’opinion. Le matérialisme de Démocrite forme donc la transition entre la conception du monde purement objective des anciens physiciens et la philosophie subjective des sophistes. C’est ainsi que Locke est venu après Hobbes, Condillac après La Mettrie. Le sensualisme n’est à son tour qu’une philosophie de transition qui peut mener à l’idéalisme, — de Hobbes à Berkeley par l’intermédiaire de Locke, — car dès qu’on n’accorde plus d’existence réelle qu’à la sensation, les choses, déjà dépouillées de toute qualité propre, oscillent de plus en plus dans le vague et finissent par s’évanouir. L’antiquité, toutefois, n’a pas été aussi loin.

On conçoit donc la haute importance accordée par Lange à Protagoras et aux autres sophistes. Les temps ne sont plus où le mot de sophiste n’éveillait qu’une idée de mépris. Ces penseurs n’ont guère été mieux traités des historiens de la philosophie que les matérialistes, et, en dépit de Hegel et des philologues allemands, malgré Grote et Lewes, il est à craindre que pendant un demi-siècle encore on ne continue chez nous à les juger fort mal. Depuis Platon et Aristote, en effet, s’il est une opinion regardée comme vraie et de tous points évidente, c’est que les sophistes ont été une peste morale pour Athènes et pour les autres cités grecques de l’Ionie, de la Sicile et de l’Italie. Dans la tradition, Socrate est le grand, l’infatigable adversaire de la secte des sophistes. Or, qu’étaient en réalité les sophistes ? Le mot qui les désigne, loin d’avoir été une injure, était au vie et au ve siècle le nom qu’on donnait d’une manière générale à tous les lettrés, aux poètes, aux philosophes, aux maîtres voués à l’enseignement, si bien que Socrate, Platon et Aristote sont appelés « sophistes » tout comme Homère, Selon, Pythagore, Protogoras, Gorgias et Isocrate. Les sophistes étaient les maîtres de sagesse pratique qui enseignaient tout ce que devait savoir un Grec bien élevé, désireux d’arriver aux premières charges de l’État. Dans les cités grecques du cinquième siècle où la forme du gouvernement était la démocratie, nul ne pouvait devenir un citoyen éminent, puissant, illustre, s’il ne l’emportait sur ses concitoyens par une raison plus haute et plus éclairée, par un art plus délié, par une habileté extraordinaire à exposer devant le peuple les idées qu’il voulait faire adopter, les causes qu’il désirait voir triompher. Ceux qui apprenaient aux jeunes gens l’art de penser, de parler et d’agir étaient les sophistes. Ils préparaient les hommes à la vie civile. Leur but était de faire des orateurs, des administrateurs, des hommes d’État. Quiconque désirait acquérir du renom dans la cité allait les trouver. Les sophistes passaient leur vie sur l’agora ; ils possédaient une grande expérience des affaires et une longue pratique des hommes ; riches et honorés, ils furent souvent députés comme ambassadeurs aux diverses cités grecques. Croire qu’un sophiste était une sorte de charlatan qui enseignait à ses élèves l’art de parler de tout sans avoir rien appris est vraiment bien naïf. Imagine-t-on les élèves d’un tel maître à la tribune d’Athènes, ou devant les juges du dikasterion ? Ils auraient fait rire la Grèce entière d’un de ces éclats de rire qu’Homère prête aux dieux de l’Olympe. On ne pouvait se tromper plus lourdement qu’en faisant des sophistes une secte de philosophes, une école dogmatique, un corps enseignant en possession de doctrines et de méthodes parfaitement définies. On ne croit plus qu’ils aient eu en propre une argumentation dialectique dont l’effet aurait été de démoraliser et de pervertir les Hellènes. C’est presque uniquement Platon qui, dans ses dialogues, présente les sophistes sous un jour aussi peu favorable ; Xénophon ne l’a pas plus suivi ici qu’ailleurs. Platon, qui ne nomme pas une seule fois Démocrite, témoignait, à la manière de tant d’autres idéalistes, sa haine contre les doctrines en calomniant les personnes. Cet artiste incomparable ne comprit rien au génie de ces autres artistes pleins de finesse et de goût. Comme tous les croyants, il n’admettait pas qu’on pût être de bonne foi en niant la vérité, la justice et les dieux. Avouer qu’on ne sait rien, et surtout qu’on ne peut rien savoir, lui semblait une mauvaise action. Cet aveu des sophistes nous paraît pourtant un exemple admirable de bon sens, de sincérité, d’esprit.

« Protagoras est le premier, a écrit A. Lange, qui partit non plus de l’objet, de la nature extérieure, mais du sujet, de l’être spirituel de l’homme. » C’est un précurseur de Socrate ; c’est à lui, non à Socrate, qu’il convient de faire remonter l’origine de la réaction contre le matérialisme qui va commencer. L’atome n’est plus pour lui la chose en soi : la matière lui paraît, au contraire, quelque chose d’indéterminé, dans un flux et reflux perpétuel, en une sorte d’écoulement sans fin, comme s’exprime Héraclite ; bref, elle est ce qu’elle paraît être à chacun. L’homme est la mesure de toutes choses, de l’être en tant qu’il est, du non être en tant qu’il n’est pas. Πάντων χρημάτων μέτρον ἄνθρωπος· τῶν μὲν ἐόντων ὡς ἔστι, τῶν δὲ οὐκ ἐόντων ὡς οὐκ ἔστι. A-t-on jamais mieux dit que les idées que nous nous formons des choses dépendent de nos sensations et que nous ne pouvons connaître que celles-ci ? Ainsi est écartée toute conception rationnelle à priori portant un caractère de nécessité et d’universalité. Rien n’est tel ou tel dans la nature que parce qu’il est senti d’une certaine manière. La même température paraît au même individu tantôt fraîche, tantôt étouffante : or les deux impressions qu’il éprouve sont également vraies. Si toute pensée est vraie pour celui qui la pense, il n’y a point de proposition qui puisse être contredite. D’où cet axiome fameux : on peut sur toute chose faire valoir le pour et le contre, δύο λόγοι εἰσί περὶ παντὸς πράγματος ἀντιϰείμενοι ἀλλήλοις. Jusqu’où allait ce scepticisme élégant et léger, cette fine incrédulité aussi étrangère aux méthodes scientifiques qu’au lourd dogmatisme des croyants et des philosophes, on le voit par les premiers mots du traité sur les Dieux qu’avait composé Protagoras : « Quant aux dieux, je ne puis dire s’ils existent ou non ; bien des raisons m’en empêchent, entre autres l’obscurité de la question et la brièveté de la vie humaine. »

Si, pour l’homme, tout n’est qu’illusion et vaine apparence dans le monde, s’il ne connaît les choses que par la manière dont elles l’affectent, de sorte qu’elles ne sont rien de plus pour lui que ce qu’elles lui semblent être, ce n’est pas seulement la vérité qui d’absolue devient relative, qui de vraie devient vraisemblable : les idées morales, toujours subordonnées aux notions de l’entendement, comme la volonté l’est à l’intelligence, subissent la même transformation, et le juste, le bien, l’utile, ne sont plus que ce qui paraît tel à chacun. Ces conséquences éthiques du subjectivisme de Protagoras et des sophistes sont les principes mêmes d’Aristippe de Cyrène et de l’école cyrénaïque. On y soutient que rien n’est en soi juste, honnête ou honteux, et que ces distinctions ne viennent que des lois et de la coutume. Μηδέν τε εἶναι φύσει δίϰαιον ἢ ϰαλὸν ἢ αἰσχρόν, ἀλλὰ νόμῳ ϰαὶ ἔθει[16]. Je ne pense pas que le sensualisme dût nécessairement enfanter cette philosophie. Épicure lui-même ne s’accorde pas plus que Démocrite avec Aristippe. Il n’est même pas certain que ce philosophe se rattache avec pleine conscience à la tradition de Protagoras. Ce qui ne fait aucun doute, ce sont ses rapports avec Socrate.

Mais peut-être ne faut-il pas chercher bien loin l’origine de la philosophie du plaisir. Aristippe était sorti, lui aussi, de la bourgeoisie opulente et sceptique d’une des plus puissantes colonies du monde grec. Quand il vint de la côte d’Afrique à Athènes, il inclinait déjà, nous dit-on, à penser que le plaisir était la fin de l’homme. À la cour des Denys, en Sicile, où il rencontra Platon, il paraît tomber dans le matérialisme pratique qu’on suivait d’instinct à Corinthe aussi bien qu’à Syracuse, et qui n’a rien de commun avec l’austère doctrine du matérialisme théorique. Aristippe se flattait pourtant de n’être point l’esclave de la volupté tout en se livrant à elle. Ἐχω, οὐϰ ἔχομαι, disait-il en parlant de Laïs. Il était aussi trop éclairé pour ne distinguer point entre τὸ πάθος et τὸ ἐϰτὸς ὑποϰείμενον ϰαὶ τοῦ πάθους ποιητιϰόν, entre nos impressions subjectives et la chose en soi, située hors de nous, qui les produit : ce que nous sentons ou connaissons n’existe que dans notre conscience ; la chose en soi existe aussi, mais nous n’en pouvons rien dire de plus. Aristippe croyait donc, à l’exemple de son maître Socrate, pouvoir négliger la recherche des causes physiques, sous prétexte que cette étude ne peut donner aucune certitude. Il distinguait deux modes de sentir, la douleur et le plaisir : celui-ci était un mouvement doux, l’autre un mouvement violent. Ainsi, loin de faire consister le bonheur dans le calme, le repos et la paix de l’âme, exempte de douleur et de crainte, les Cyrénaïques réduisaient presque toute félicité humaine au plaisir inséparable du mouvement. Ils déclaraient le plaisir un bien, quelle que fût son origine, et, comme les voluptés des sens excitent chez le vulgaire les sensations les plus vives, ils plaçaient les jouissances et les douleurs corporelles au-dessus de celles de l’âme.

Nous ne demandons pas mieux que de reconnaître, avec Lange, qu’Aristippe est un moraliste d’une rare conséquence. Qui ne croit plus au vrai ne peut pas croire au bon, du moins au sens métaphysique de ce mot. Comparés aux Cyniques, les Cyrénaïques paraissent des gens lucides et de grand sens à côté de maniaques orgueilleux et stupides. Ils ont le mérite de n’avoir pas reculé devant le fantôme de la morale. Depuis, on ne l’a plus osé. Ceux-là même qui ont confessé, avec le caractère relatif, purement humain, de nos connaissances, le néant de nos efforts pour étreindre cet univers qui nous fuit d’une fuite éternelle, ont planté sur les ruines de la science de l’absolu le drapeau de la conscience morale, et affirmé que si tout était apparence et duperie, le devoir, au moins, n’était pas une vanité. Qu’en savent-ils ?

Jules Soury.
(À suivre.)

  1. F. A. Lange, Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeutung in der Gegenwart. (Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque.) Leipzig, J. Baedeker, 1875.
  2. Marcellin Berthelot, Chimie organique fondée sur la synthèse. I, xxxv et suiv.
  3. Ibid., p. xxxv. « Au moyen de ces éléments (les quatre éléments d’Empédocle), de ces atomes, de ces parties homogènes (les homéoméries d’Anaxagore), les premiers philosophes naturalistes s’efforçaient de comprendre et d’expliquer l’univers, non sans exciter la surprise des métaphysiciens qui poursuivaient par la logique pure la recherche des causes premières. »
  4. Cf., entre autres, Arist., de An. iii, 3, 427, a, 21 : οἵ γε ἀρχαῖοι τὸ φρονεῖν ϰαὶ τὸ αἰσθάνεσθαι ταὐτὸν εἶναι φασιν.
  5. Toutes les écoles hindoues de philosophie ignorent également la création ex nihilo, qu’il s’agisse du monde matériel ou du monde immatériel.
  6. Alex. Bain, Logique, ii, 179-80 de la trad. franc.
  7. P. de Saint-Robert. La nature de la force, dans la Conservation de l’énergie, par Balfour-Stewart, p. 201.
  8. C’est ainsi qu’il faut traduire ici ἄστρων συνόδους, v. Ed. Zeller, Die Philos. der Griechen, p. 756. Cf. p. 724.
  9. Arist. Métaphys. I, iii. « Ils disent que les différences de l’être viennent de la configuration, de l’arrangement et de la tournure ; or, la configuration c’est la forme, l’arrangement c’est l’ordre, la tournure, c’est la position. Ainsi A diffère de N par la forme, AN de NA par l’ordre, et Z de N par la position. »
  10. Fragmenta philosophor. grœcor. (Mullach.) I, 362.
  11. Ibid. Démocrite exprime la même pensée sous huit formes différentes, p. 357-358.
  12. Zeller, Die Philosophie der Griechen, I, 740-741.
  13. Arist. Metaphys. XII, 6, 1071, b, 31. ἀεὶ γὰρ εἶναι φασι ϰίνησιν.
  14. Arist., de Plant., c. 1815, b, 16. ὁ δὲ Ἀναξαγόρας ϰαὶ ὁ Δημόϰριτος ϰαὶ ὁ Ἐμπεδοϰλῆς ϰαὶ νοῦν ϰαὶ γνῶσιν εἶπον ἔχειν τὰ φυτά..
  15. Stob. Ecl. Ed. Gaisf. II, 765. Λεύϰιππος, Δημϰράτης (— όϰριτος) τὰς αἰσθήσεις ϰαὶ τὰς νοήσεις ἑτεροιώσεις εἶναι τοῦ σώματος.
  16. Diog. Laert. II, 8.