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L’Homme-Dieu

La bibliothèque libre.
Les Symboles, nouvelle sérieL. Chailley (p. 155-167).


L’HOMME-DIEU[1]


 

I


L’heure a sonné pour moi, l’heure qui me délivre
De mille visions troublantes que j’aimais.
Heure sereine et grave : il faut, après ce livre,
Parler virilement ou me taire à jamais.

J’ai trente ans. Je suis las, mais plein de vie encore.
Mon cœur tumultueux lentement s’est calmé.
Fuyant la passion aveugle qui dévore,
J’ai trouvé mon repos lorsque j’ai mieux aimé.

Je ne regrette pas la merveilleuse enfance,
L’ancien goût de la vie et l’extase des yeux,
Lorsque tout m’était joie, et que nulle défense
Ne me fermait la porte éclatante des Cieux.


Je ne regrette pas la divine jeunesse,
Malgré ses grands espoirs et ses désirs sans frein,
S’il peut m’être accordé qu’enfin je me connaisse,
Si j’ai le cœur en paix, l’esprit libre et serein.

Je ne cherche plus Dieu dans la nuit où nous sommes.
Pourtant, j’ai conservé le plus pur de ma foi :
J’espère en l’avenir, et c’est l’amour des hommes
Qui me prendra ma vie et le meilleur de moi.

Oui, mon cœur eût battu, jadis, pour une étoile ;
Je préférais la lande aux plus riches moissons ;
J’aimais la mer sauvage, âpre, sans une voile ;
Je célébrais la Terre en de vagues chansons.

L’amour, plus d’une fois, m’a consumé de fièvres ;
Et, cherchant mon bonheur, hors de moi n’aimant rien,
Poète sans fierté, j’ai profané mes lèvres
Qui n’auraient jamais dû s’ouvrir que pour le bien.

Mais soit. Si maintenant la nature m’enivre,
Je glorifie aussi le travail. Chaque jour,
L’homme doit féconder le sol qui le fait vivre ;
Et c’est pourquoi la Terre a mon profond amour.


Si je me réjouis que la grâce fleurisse,
De beaux yeux n’auront plus mon âme, fussent-ils
Ceux d’une virginale et sainte Béatrice ;
Je suis las du mystère et des songes subtils.

Oh ! puissé-je trouver de limpides paroles !
Je me tairai longtemps, trop heureux si j’écris
Un livre simple et vrai, sans rêves ni symboles.
Et qui soit accessible aux plus humbles esprits.

Je n’épargnerai pas mon cœur. Je ne souhaite
Que d’avoir jusqu’au bout la force et la santé.
Mais toi, donne la vie à l’hymne du poète :
Sois mon âme à jamais, puissante Humanité.



II

Lorsque, dans mon ardente et vaste rêverie,
Le genre humain comme un seul être m’apparaît,
Je crois voir devant moi le doux Fils de Marie,
Le Fils de l’Homme, aux yeux plein d’amour, et qui prie,
Peut-être tourmenté par un doute secret.

Certes, l’humanité finit d’être chrétienne.
Elle a besoin, ô Christ, qu’une mâle vertu
En des sentiers hardis la guide et la soutienne ;
Il lui faut une loi plus ferme que la tienne ;
En ces temps d’âpre lutte, à quoi servirais-tu ?

Il ne nous suffit plus d’aimer et de nous taire.
Les Hellènes vivaient sous leur ciel radieux
Sans se réfugier dans la paix du mystère ;
Et, libres, ils savaient, tout en aimant la terre,
Mourir pour la cité, la patrie et les dieux.


Vivre à genoux dans l’ombre et la fraîcheur du temple,
C’est aimer la justice avec peu de ferveur.
Voici longtemps que l’âme humaine te contemple,
Christ, et nous sommes las de prendre pour exemple
Madeleine rêveuse aux pieds de son Sauveur.

Mais qui peut oublier ta charité sublime ?
Quand tu rendis l’esprit, quand tout fut consommé,
Tu devins, ô Jésus, l’idéale Victime.
Devant toi brûle encore un encens légitime ;
Nul n’aima comme toi ; nul ne fut tant aimé.

Il s’était rencontré, dans de glorieux âges,
D’aussi nobles esprits, des cœurs presque aussi grands ;
Mais la foule, qui fuit les austères visages,
Ne les connaissait point ; il parlaient pour les sages,
Et non pour les petits, les faibles, les souffrants.

Toi, tu promis le Ciel. Dans ta pitié profonde,
Tu fis enfin fléchir l’antique et dure loi.
Tu marchas au supplice et ta mort fut féconde.
Tes bras sanglants s’ouvraient pour embrasser le monde :
Toute l’humanité fut incarnée en toi.


Avant qu’on te fît Dieu, tu fus pour Simon-Pierre
Le Messie attendu, le Prince de la paix.
D’autres virent en toi la Parole première,
Le Verbe né de Dieu, l’éternelle Lumière
Descendue en la nuit de nos songes épais.

La tendresse du monde acheva ta victoire :
Tu fus Dieu même, égal du Père et de l’Esprit.
Depuis lors, tu siégeas sur un trône de gloire
En restant parmi nous l’hostie expiatoire ;
Et tous furent le corps saignant de Jésus-Christ.

Mais nous, rajeunissons les symboles antiques !
L’humanité, voilà ce Verbe auguste et cher.
Oui, qu’elle soit la vigne et le froment mystiques !
Et pour elle entonnons de suprêmes cantiques,
Nous, ses membres vivants et sa visible chair.

Judas trahit mon Christ, et Pierre le renie ;
Mais lui, calme, il attend son heure. Il doit entrer
Dans la maison de Dieu, dans la joie infinie ;
Il doit, après sa lente et cruelle agonie,
Échapper au sépulcre et se transfigurer.


Je sais bien que je rêve. Ah ! pauvre race humaine !
Sa lourde servitude engendre un doute amer.
Nul ne saurait prédire où le destin l’entraîne ;
Mais j’espère qu’un jour elle rompra sa chaîne
Aux acclamations du ciel et de la mer !

Que tu crieras vers nous, bon soleil qui nous aimes,
En baignant nos moissons d’un fleuve de clarté ;
Que l’air n’entendra plus de stériles blasphèmes ;
Que les êtres, joyeux, au plus profond d’eux-mêmes
Sentiront tressaillir le Christ ressuscité !

La guerre s’éteindra, si le jour qui m’enivre
Se lève et resplendit ailleurs que sous mon front ;
Et, si le merveilleux avenir nous délivre,
Sans s’arracher le pain de la bouche pour vivre,
D’un cœur tendre et viril les hommes s’aimeront.



III

Tels, brillent dans mes yeux que le rêve sature
Un siècle de justice et la race future.
Mais, parce qu’au delà de mon heure emporté
Je contemple ardemment la grande Humanité,
Toi, France, ne crois pas que mon âme avilie
Pour cette vision resplendissante oublie
Son devoir le plus saint et son plus juste orgueil.
Si je n’exhale point, quand tu vis dans le deuil,
Mon douloureux amour pour la France meurtrie,
C’est par une pudeur digne de toi, Patrie !
Terre des paysans laborieux et durs,
Si robuste, aux cheveux de fleurs et d’épis mûrs,
Je sens bien circuler en moi ta forte sève.
Non, je n’oublierai pas pour le plus vaste rêve
Celle à qui je dois tout, celle qui me nourrit
De son lait généreux et de son noble esprit.

Ma pensée est à toi : comment te nierait-elle,
Puisqu’elle n’est plus rien sans ta langue immortelle ?
Si j’ai voulu servir les hommes, c’est par toi.
Seule, tu m’as donné mon invincible foi.
Comme tous tes enfants, Mère à jamais bénie,
J’ai ma part de ton cœur, ma part de ton génie.
Ne t’es-tu pas dressée, ardente, pour le Droit ?
N’as-tu pas élargi le monde trop étroit
Et pétri l’avenir dans tes mains souveraines ?
Les siècles béniront tes victoires sereines.
C’est pour l’avènement d’une éternelle paix
Que, dans ta majesté terrible, tu frappais
Les peuples répandus sur ton fier territoire.
Cet âge fut sanglant ; tu payas ta victoire.
O moisson de héros et de purs citoyens !
Par leur vie et leur mort les plus justes des tiens
Te firent grande, ô toi que la gloire illumine,
Comme la Grèce antique au jour de Salamine.
Certes, nous poursuivrons notre œuvre ; mais tes fils
Ne sont pas dédaigneux des vertus de jadis.
Ils s’agenouilleront sous ton joug salutaire ;
Pour eux tu resteras sacrée, ô noble Terre.


Si ta puissante voix nous appelle demain,
Ce n’est pas le mystique amour du genre humain
Qui fera défaillir nos cœurs dans nos poitrines.
Elle parle plus haut que toutes les doctrines.
Vienne l’heure suprême : et nous nous lèverons,
Patrie, au sombre chant de tes mille clairons…



IV

Tous, quand luira le jour d une paix fraternelle,
Ne seront plus qu’une âme en d’innombrables corps
Et le son de lointains et sublimes accords
Fera frémir aux cieux l’Harmonie éternelle.

Tout travail sera noble ; et c’est par la beauté
Que le juste et le vrai pénétreront les âmes….
Ah ! ne peux-tu, désir violent qui m’enflammes,
Peindre en mots lumineux l’idéale Cité ?

Mais qu’importe ? à quoi bon dire avec les prophètes
Qu’un fleuve de vin doux ruissellera des monts ?
Trop heureux si d’un mâle amour nous nous aimons
Et si nous pouvons vivre en paix avec les bêtes.

Alors, s’il est un Dieu hors du monde et de nous,
Quelle extase pour l’âme ! Il n’aura point d’athée ;
L’ineffable splendeur sera manifestée ;
Un hymne montera des peuples à genoux.


Certes, s’il ne veut point que la prière meure,
Dieu s’écriera : « Béni soit l’hymne que j’entends ! »
Et le Dieu qui devient dans l’infini du temps
Marchera, plein d’amour, vers le Dieu qui demeure.

S’il n’en est pas ainsi, les hommes auront foi
Dans l’avenir d’un monde où la justice est née,
Sachant que tout conspire, et que leur destinée
Se déroule suivant une divine loi.

Le bonheur des vivants et l’amour qui les mène,
N’est-ce pas encor Dieu ? Chaque jour plus réel,
Ce Dieu resplendira dans la beauté du ciel,
Mais d’un éclat moins pur que dans la face humaine.

Peut-être que la Mort perdra son aiguillon
Et que dans une chair sans fin renouvelée
L’âme palpitera comme une chose ailée,
Oui, comme un radieux et libre papillon.

Ou bien l’auguste Mort sera sans agonie ;
Chacun, d’un ferme cœur, verra venir son tour,
Content d’avoir été, dans ces siècles d’amour,
Un frémissant anneau de la chaîne infinie.


Votre félicité ne me rend point jaloux,
Hommes puissants et bons des époques futures.
Mais nous aurons subi, nous, de longues tortures :
Quand vous serez heureux, frères, pensez à nous.

Ah ! Terre, souviens-toi, Terre transfigurée !
Et songe avec tristesse, avec fierté pourtant,
A ceux qui préparaient ton triomphe éclatant
Et qui doutaient parfois de leur œuvre sacrée.

  1. Voir la note relative à ce poème, après l’Épilogue.