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L’Homme à l’Hispano/Chapitre XVII

La bibliothèque libre.
Émile-Paul Frères (p. 169-175).

XVII


Maintenant la pauvre histoire de Georges Dewalter coulait de ses lèvres. Depuis deux heures, il la racontait. Le vieil homme, avec sagesse et pitié, écoutait le récit qu’il connaissait déjà par la lettre qu’il avait reçue, la lettre que Dewalter, enfin, avait envoyée. Mais la fin était nouvelle :


— Dans la nuit, disait Georges, j’ai entendu le train s’éloigner. Je ne la voyais plus ; mais le bruit de sa marche persistait et plus loin, toujours plus loin, j’écoutais son roulement qui se prolongeait dans les ténèbres, et je voyais sa route dans le ciel, une lueur rouge, incertaine, et qui diminuait. Un moment, par un caprice de l’atmosphère, le halètement de la machine augmenta, et le tumulte des wagons qui s’enfuyaient. Et puis, ce fut le silence soudain. Plus rien. Alors je me sentis tout à fait seul. Je me rappelle un timbre qui sonnait dans la gare, en appelant je ne sais quoi… Toutes les sensations de l’extérieur m’entraient à vif… Sur une voie de garage, des beuglements de bétail, des chasseurs chargés de bêtes mortes devant une salle d’attente, des cages étagées qui renfermaient des poules prisonnières. Je ne pensais rien et en même temps je voyais tout. Après quelques minutes affreuses, je suis sorti de la gare et je me suis mis en marche dans la direction d’Orléans. J’allais, d’instinct, du côté où le train l’avait emportée. Le ciel s’était éclairci. La lune chancelait sur la route glacée et je marchais comme un homme ivre, Et puis la pluie a recommencé et je suis entré dans un hôtel, un hôtel triste, un bouge à rouliers, Là, j’ai passé la nuit… On m’a donné une bougie, on m’a conduit dans une chambre infecte. Alors j’ai été chez moi, vraiment chez moi, dans ma misère. J’avais la sensation que le patron du garni se méfiait, qu’il me guettait par la serrure et que je donnais l’impression de fuir après un mauvais coup… Mais ça m’était égal… Et puis j’ai ouvert mon portefeuille…

Il racontait cela d’une voix sourde, sans intonation, de la voix d’un homme que tout frappe, qui est à bout et nu.

Je crois que j’ai dormi une demi-heure. Le réveil, quand on est dans la douleur, voilà le terrible On reste, une seconde ou deux, hébété, et puis on recommence à savoir. Imaginez-vous que d’abord j’avais oublié. Je me disais : « Ah ! çà, où est-ce que je suis ? » Et, tout d’un coup, je me suis rappelé. Voyez-vous, c’est le pire. Quand on a dormi, le chagrin s’est reposé, et alors… : si vous saviez ce que j’ai éprouvé ! Je ne peux pas le dire… Non, je ne peux pas !…

Il mit la tête dans ses mains et se tut.

— Pourquoi ne lui as-tu pas parlé ? demanda Montnormand avec hésitation.

Dewalter se redressa à moitié, lentement, et le regarda. Ils eurent un long silence et le vieil homme détourna les yeux.

— Vous voyez bien, dit Georges.

Il se leva,

— Je n’avais qu’une idée : durer. J’ai duré deux mois, C’est fini.

— Tu oublieras, balbutia son ami.

— Pour l’amour du ciel, ne me le dites pas, cria-t-il. Ce serait horrible. Pensez que je n’aurai plus que ça : ma tête avec un souvenir dedans.

Mais le bonhomme s’agita :

— Il te fera tant de mal, ce souvenir ! Oui, il te fera du mal. Tel que tu me vois, le plus dépourvu des hommes, j’ai eu, moi aussi, dans ma jeunesse, une fois, un amour. Il n’a pas bien tourné. Eh bien quand j’y repense… et… il y a longtemps, je soufre encore beaucoup.

Sa voix s’étranglait.

— Voudriez-vous oublier ? demanda Dewalter.

— Oui.

Toute une vieille douleur dictait sa réponse, mais Georges fit un pas vers lui et il lui parlait presque avec violence, comme pour s’accrocher à ce qu’il avait fait :

— Eh bien, moi pas. Non, moi pas. Je me suis enrichi pour ma vie entière. Jusqu’à mon dernier sou, j’ai tout dépensé pour m’enrichir. Où je serai dans six mois, un an, où et quoi, je l’ignore ? Ouvrier ? Pas même. Je ne sais pas travailler de mes mains… Enfin, où que je sois, quand je serai bien fatigué, bien seul, j’ouvrirai ma tête, mon cœur et je fouillerai, je fouillerai dedans. Vous me prédisez beaucoup de souffrance ?… Je sais. Je suis comme ces malheureux qui, dans un matin de printemps, font leur provision pour l’hiver…

Il marcha. Le jour avait baissé. Il tourna le commutateur. Montnormand le vit plus blême encore que tout à l’heure.

— Tu te détruis, dit-il, tu t’intoxiques. Tout est ton cerveau.

— Qu’est-ce qui n’est pas dans le cerveau ? répondit Dewalter. L’homme est fou. Comment, sachant ce que je savais, le sachant… condamné d’avance, comment expliquez-vous ceci : j’étais heureux ?

— C’est toute la vie, murmura le notaire en remuant maladroitement ses petits bras avec des gestes de pantin. Toute la vie !… Dix jours… dix ans… c’est la même chose ! Si on pensait toujours à la fin…

— C’est vrai, reprit Dewalter. Et pourtant nous construisons… J’ai construit pièce par pièce, pour elle, un personnage. Il était devenu vivant, même pour moi. Je l’avais fabriqué de mes aspirations. C’est lui qu’elle aime. Et il était riche… Ah ! si vous saviez comme il était riche !…

Montnormand comprenait bien de quelle richesse il parlait, richesse du cœur, de l’esprit, richesses que la richesse n’aurait dû que servir… À son tour, il commença de dire ce qu’il croyait utile. Il voyait l’immense douleur de son ami et, pour la vaincre, il se jeta sur elle. À la fois admirable et ridicule, il essayait de la détruire avec des ruses de nain qui veut abattre une géante. Il trouvait des paroles magnifiques, des mots lourds de sens. Il prêcha le courage, la joie de se grandir en souffrant. À la fin, il offrit son argent. Georges refusa. Il insista :

— J’ai confiance en toi, disait-il, je sais que tu es honnête. Tu n’as rien fait de mal. Si tu as été faible et imprudent, tu as payé ta faute de ta douleur. Grâce au ciel, tu n’as plus rien. Mais je te prêterai, moi, de quoi partir et t’installer au Sénégal. J’ai confiance. Avec mon argent, je sais que tu t’en iras ! Et, pour me le rendre et pour me faire plaisir, tu travailleras. Tu n’as pas le droit de refuser puisque je te crée un devoir. Si tu le veux, de là-bas, tu lui écriras, à cette femme. Tu pourras le faire, sans craindre d’elle un jugement puisque tu seras parti.

Mais Georges lui répondit non : jamais elle ne saurait qu’il lui avait menti. Il dit qu’il lui adresserait une lettre pour prétexter un voyage, et puis plus tard, une autre pour lui apprendre que son absence se prolongeait, et qu’enfin il laisserait agir le temps. Jamais il ne la reverrait. Les paroles de son ami lui donnaient de la force. Il emporterait son chagrin et pleurerait la vivante comme une morte. Montnormand lui demanda de lui jurer qu’il partirait ainsi. Il le jura. Alors, le vieux notaire sut qu’il l’avait sauvé. Ils s’embrassèrent et Dewalter resta seul.

Il ouvrit la fenêtre et respira l’air froid de la nuit.

Il se sentait désespéré mais résolu. Il eut le courage, qu’il n’avait pas eu depuis quarante-huit heures, de prendre soin de lui. Il se rasa, s’habilla et descendit dans la ville. Il alla dîner dans un petit restaurant près de la gare Saint-Lazare et il s’obligea à lire un journal. Mais il était incapable de comprendre une ligne. Il s’occupa d’examiner sa douleur, sachant qu’il allait falloir vivre avec elle. Il était décidé à la discipliner comme une compagne de tous les jours, comme une servante fidèle qu’il allait emmener en exil. Chaque fois que l’image de Stéphane surgissait en lui, il la regardait en face, voulant s’habituer à lui sourire. Il souriait, et sa souffrance était terrible. Pourtant, il était satisfait de son courage. Il se sentait sur la vraie route et il se rappelait son serment et l’argent qu’il avait accepté de Montnormand en jurant de partir.

Il remonta vers l’appartement qu’il ne devait quitter que le lendemain.

En marchant, il se demandait s’il n’allait pas faiblir, là-haut, dans ces pièces encore toutes parfumées d’elle et s’il ne serait pas plus sage en allant à l’hôtel ? Mais il songea qu’il était pauvre et qu’il devait désormais éviter toutes les dépenses. Il comprit aussi que la douleur était partout et que fuir l’asile de son bonheur perdu, ce serait lâche et inutile. Ainsi, il arriva devant la maison.

Comme il y arrivait, il vit la femme de chambre de Stéphane.

Il la vit, et puis il ne la vit plus, car son saisissement fut si violent que, pendant quelques secondes, il resta environné d’un brouillard. Enfin, il distingua qu’on lui parlait.

D’une voix rapide, la femme de chambre le prévenait qu’elle le guettait depuis près d’une heure, que lady Oswill était revenue de Biarritz, que son mari l’avait retrouvée et qu’il était lui-même dans l’appartement. Elle ajoutait que Dewalter aurait tort de monter, que sir Oswill était toujours armé, mais que pour « madame »… elle ne craignait rien…

Déjà elle parlait seule. Georges, soulevé d’anxiété et peut-être de joie, avait disparu dans l’immeuble, et les étages qu’il escaladait semblaient disparaître sous ses pas.