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L’Homme à l’Hispano/Chapitre XXIII

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Émile-Paul Frères (p. 237-246).

XXIII


Tandis qu’ainsi toute une région s’occupait d’elle, Stéphane, depuis le retour dans sa vieille maison, vivait une vie enchantée. Jamais elle n’avait demandé plus au destin. Là, toute sa race, dans les dernières générations, avait respiré, s’était renouvelée et, d’âge en âge, dissoute dans la paix sereine de la terre. Il lui semblait que ces arbres, à la fois robustes et solennels, n’étaient autre chose que des parents mystérieux. Elle les chérissait et, dans son amour pour Georges, elle lui rendait grâce d’avoir réveillé chez elle tant de sentiments obscurs et profonds Elle demeurait la femme la plus simple du monde, n’imaginant rien en dehors de ce qu’elle voyait, ne doutant jamais d’une parole de son ami, prodigue d’elle-même, belle dans sa chair et son esprit. Elle n’était pas de ces créatures compliquées, fatales, qu’on rencontre dans les romans et elle n’avait de romanesque que sa bonne foi.

Pendant deux semaines, ils ne virent qu’eux-mêmes, dans un univers rétréci, entre les bornes du domaine. Maintenant, Georges le connaissait parfaitement. Il savait les arbres, les champs, la ferme aux animaux nombreux, les dessins des allées du parc, de celles même où l’on ne passait plus. Ils s’y étaient aventurés. Il n’ignorait aucun recoin du château ; il aurait dit le mobilier des appartements, décrit le paysage de chaque fenêtre. De celles de leur chambre, on découvrait la plus belle partie des jardins : au loin, la lisière d’un bois de chênes, de châtaigniers et, tout près, à deux cents mètres, l’étang, l’étang périlleux, protégé par Stéphane, Il n’y avait pas jusqu’au petit pont, rongé d’insectes et pourri par les pluies de vingt années, que Dewalter ne connût point. Il ne l’avait pas traversé, mais, un matin, se promenant seul dans le parc, il en avait compris la fragilité et, qu’au moindre fardeau, il s’abîmerait.


Stéphane était heureuse de voir son ami s’intéresser à sa maison. Elle déclarait :

— Je ferai la même chose quand j’irai chez toi.

Il la regardait. Un jour, il lui dit :

— La vie est un voyage, Quand on est riche et sensible aux visions, on voyage pour peupler sa tête. À la fin, au moment de partir vers d’autres univers, en quelques secondes, on revoit tout de celui-ci. Nous sommes si heureux dans cette maison ! Ce domaine, c’est tellement toi ! Je veux l’avoir dans le cerveau.

Elle rit et elle lui cria, comme déjà une fois à Paris :

— Tu es trop compliqué pour moi. Sois simple. Je suis une paysanne, moi, une bonne paysanne d’Oloron.

Il répondit :

— Oui… une paysanne que j’ai rencontrée à Biarritz.

Ils furent graves soudain. Ils comprirent qu’ensemble ils évoquaient la même minute et qu’elle était vivante.

— Tu vois, dit-il, j’ai raison. Il faut accrocher les choses dans sa tête et faire de sa tête un musée. Mais il faut aussi connaître où elles sont, pour les revoir, où se les cacher à son gré.

— Il faut le pouvoir, murmura-t-elle.

Il répondit :

— Maintenant, je le peux.


Quelquefois, ils allaient eux-mêmes jusqu’à Pau. Une après-midi, elle y fit deux visites et, tandis qu’elle les faisait, il se promenait seul sur le boulevard des Pyrénées.

L’hiver avait une limpidité de printemps. À peine, en face, avait-il dépouillé les collines de Jurançon, parées de vignes agréables et de bosquets. Un gave nerveux, au fond rapproché, parfois écumant parmi les pierres qu’il ronge, coulait au bas des murs qui soutiennent la haute ville. En abaissant les regards, on découvrait la gare hideuse et le paysage en était gâché. Mais, dans l’ensemble des vastes tableaux exposés à la vue, ces premiers plans misérables disparaissaient. Tout de suite la plaine courait jusqu’aux coteaux, sillonnée de routes gracieuses. On apercevait des villas et des châteaux sur les flancs boisés des hauteurs. Plus loin, toute la chaîne glacière des grandes montagnes s’élevait et, derrière elles, c’était un autre monde, l’Espagne qui ne change pas, protégée par cette muraille sublime, la vraie barrière, et la seule, entre l’Asie, l’Europe et les empires de l’Afrique. De l’ouest à l’est, sans une fissure, elle se dressait dans ses formes éternelles, mais la lumière des minutes ne cessait de la transformer. Tout à l’heure étincelante et d’une blancheur crue, des nuées de roses s’abattaient maintenant sur les sommets et, brusquement, ils eurent l’air de s’enflammer. Ils flamboyaient. Dans la gloire fatiguée du jour, le vieux soleil courait de montagne en montagne en allumant des incendies.

Georges, quittant des yeux le vaste déroulement des Pyrénées, regarda autour de lui. Sur les bancs de la promenade, des vieillards, indifférents à tant de beauté, somnolaient dans la tiédeur molle du boulevard ; des malades aux poitrines courbées faisaient quelques pas qui les prolongeaient. Ils aspiraient la douceur de l’air, et leur espoir de durer se voyait dans leurs yeux avides. Leurs visages creux montraient encore leur plaisir d’exister. Une vie diminuée, au ralenti, les animait et, dans la splendeur immense de cette coupe, ils ne songeaient qu’à l’énergie nouvelle qu’ils y pouvaient puiser pour économiser les leurs.

— Ils ne veulent pas mourir, pensa Dewalter avec mépris.

Mais il se rendait compte qu’il leur ressemblait et que, dans ce bel après-midi, il était pareil à ces exténués.

Il hâta le pas et il se dirigea vers le château. Il foulait une large allée qui s’enfonçait dans un sous-bois. Au bas des arbres dépouillés, il traversait, sur le sol, des petits étangs de lumière. Une odeur moisie rampait sous les branches arides ; les toits de la basse ville s’obscurcissaient. Les ardoises devenaient bleues, puis grises, et soudain le soir frissonna.

Georges reprit sa marche, en sens inverse, jusqu’à une église qui bourdonnait dans le crépuscule entre les deux grands hôtels de la ville. Il y entra. Incapable de prier, il songeait.

Enfin, il entendit sonner cinq heures. Il rejoignit Stéphane, qui l’attendait depuis quelques instants dans sa voiture, à deux pas, devant un petit thé qu’ils avaient choisi comme point de ralliement.

Une musique grêle filtrait de l’intérieur quand la porte s’ouvrait, et l’on apercevait une boutique gauchement agencée en salle de consommation et en librairie. L’éclairage était pauvre et l’endroit médiocre. Mais on y allait et, les couples qui dansaient, piètrement soutenus par trois musiciens de fortune, avaient, sans être en grand nombre, une impression de cohue entre les murs rapprochés. Stéphane et Dewalter rencontrèrent là le baron de Baragnas, qu’elle n’avait point revu depuis sa visite à Biarritz. Il parut heureux de retrouver lady Oswill ; il lui dit qu’il avait appris son retour et il demanda à Dewalter s’il ne suivrait pas les chasses au renard. Il vanta les difficultés du parcours et affirma, non sans orgueil, que les sportsmen venaient de loin par amour du risque. Il raconta que le jeune Chillet, de nouveau tombé de cheval, s’était luxé le poignet. Il en riait, impitoyable. Mais son œil vert et dur de vieux brutal se faisait doux pour regarder Stéphane, et gentil quand il observait Dewalter. Comme à la reine, il appliquait à lady Oswill l’axiome qu’elle ne pouvait mal faire, Il promit d’aller bientôt à Oloron.

— Je réunirai quelques amis un soir prochain, dit Stéphane.

Baragnas lui recommanda de ne pas l’oublier. Il l’avait vue enfant. Il la devinait heureuse et, avec cette bonne grâce subtile d’un sang de qualité, sans un mot malencontreux et tout de même avec précision, il lui fit comprendre les vœux qu’il formait pour son bonheur.

— Je la revois jeune fille, dit-il à Dewalter. Elle était une rude cavalière dans nos petits escadrons. Elle me dépassait toujours et le maître d’équipage, en se retournant, était certain de l’apercevoir d’abord derrière lui. Depuis trop longtemps, elle avait renoncé à tous les beaux plaisirs simples de la vie. Mais nous allons la retrouver.

Elle riait, contente de la confiance qu’il faisait aux vertus heureuses de son amour, et vraiment avec la joie neuve d’une femme dont la vie vient à peine de commencer. Ils sortirent. L’air était doux, presque chaud, parfumé, et la fraîcheur du crépuscule avait disparu. Dans la nuit lumineuse, les grandes montagnes se dressaient là-bas, comme un mur sombre. Les pas résonnaient sur le pavé tranquille. Stéphane s’arrêta devant la boutique d’un antiquaire et Baragnas s’en alla. Elle voyait, dans la vitrine, un collier qui lui semblait beau, une espèce de rivière composée de brillants anciens. Georges exprima l’idée d’entrer pour examiner le bijou.

Le marchand, jaune et bouffi, faisait l’article avec un accent italien et, derrière lui, sa femme, grasse et lustrée, renchérissait. Ils étaient obèses et accablés par leur existence sédentaire. Ils vivaient, le jour et la nuit dans un amoncellement de meubles, d’étoffes, de bibelots, de vaisselles, de tableaux précieux, de statues religieuses. Le magasin, profond, était encombré comme une voiture de déménagement gigantesque et, dans les étroites allées qui restaient aménagées, ils se coulaient avec agilité, ainsi que des rats dans le ventre d’un navire. Autour d’eux, des fortunes dormaient sous la poussière, ensevelies dans une demi-obscurité qui régnait par économie. Parfois, la boutique fermée, le soir, ils sortaient de tiroirs secrets des soies merveilleuses et ils les faisaient chatoyer avec bonheur près de la table boiteuse où ils avaient dîné d’un ragoût.

Le collier, exposé dans la vitrine, jouait maintenant aux mains de Stéphane. C’était un bel objet. Le Napolitain en exigeait quatorze mille francs :

— Ce n’est pas cér, disait-il en agitant des mains arrondies qui paraissaient sans os, pareilles à des petites poulpes et tachées comme elles de plaques violettes, — pas cér du tout. Relardo l’a payé treize mille…

Relardo, c’était lui-même, dont il parlait avec affection comme d’un complice. Et Mme Relardo roulait des yeux candides dans son visage blafard, et souriait, obséquieuse, en se rappelant les six mille francs qu’elle avait donnés pour acquérir la vieille rivière.

Elle connaissait lady Oswill et déjà flairait qu’elle allait vendre au prix demandé. Stéphane, visiblement, se décidait. Georges la devança et lui offrit le bijou. Elle sourit et dit qu’elle le porterait souvent.

Aidée de la marchande, elle le mit à son cou, tandis que Dewalter payait l’italien. Alors, il lui resta en poche trois mille francs.

Il était depuis quinze jours à Oloron.


Le soir, tandis qu’elle s’habillait pour le dîner, il dit deux choses : il dit qu’il avait un vieux notaire, jadis son tuteur entre la mort de son père et sa majorité, que c’était pour lui un serviteur fidèle et qu’il projetait de le faire venir pour quarante-huit heures. Il expliqua que ce Montnormand s’occupait de ses affaires mieux que lui-même. Distraite, lady Oswill répondit qu’elle serait enchantée de le voir. Dewalter lui dit aussi qu’elle devrait inviter pendant quelques jours Pascaline Rareteyre. Il pensait qu’on le lui avait promis et il ajouta qu’il était mieux de le faire sans tarder, pendant que le notaire serait là. Ainsi leur solitude ne serait troublée qu’une fois. Elle rit et l’approuva. Elle ajouta qu’elle en profiterait pour donner un souper à quelques intimes et les lui faire connaître. Ils tombèrent d’accord pour fixer la date cinq jours plus tard, le premier décembre.

— Il y aura juste trois mois que je t’ai rencontré chez Deléone, dit-elle.

Il la regarda, s’approcha d’elle, et il lui répondit :

— J’aurais donné ma vie pour un seul jour.

Ils descendirent dans la grande salle à manger. Deux valets en livrée faisaient le service et présentaient la cuisine d’Antoinette. Une vieille horloge, dans le silence solennel, faisait entendre régulièrement toutes les minutes. Elles s’envolaient…