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L’Homme à la Rose

La bibliothèque libre.
Théâtre completErnest FlammarionTome XI (p. 5-160).


L’HOMME À LA ROSE
PIÈCE EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois, le 7 décembre 1920,
au théâtre de Paris.


Musique de scène de M. Reynaldo Hahn.


PERSONNAGES


MM.
Don Juan 
André Brulé.
Alonso 
Gaston Dubosc.
Duc de Nunez 
Roger Karl.
Manuel 
René Maupré.
Le chapelain 
Mondos.
Le commis-voyageur 
J. St-Bonnet.
L’horloger 
Reschal.
Le drapier 
Hémery.
Le poète Cardono 
Ch. Bernard.
Récapo 
P. Bayle.
L’écuyer 
Clarens.
Mmes
Inès 
Monna Delza.
Consuelito 
Ève Francis.
Pépilla 
Mary Marquet.
Isabelle 
Simone Joubert.
La religieuse 
Suzanne Paris.
La femme inconnue 
Clarel.
La petite fille 
Sandré.
La chambrière 
Deroy.
La vieille Oltaro 
Batréau.
Filles du peuple 
Rugiens.
Fabry, etc…

LES APPARITIONS :
Mlle Dherlys et Mlle Eve Francis


L’HOMME À LA ROSE





PRÉFACE

C’était en 1917. L’administration militaire venait de me rendre ma maison de campagne, sise à quinze kilomètres environ des lignes allemandes et transformée depuis plus de deux ans en ambulance. Pour m’abstraire du roulement de la canonnade, des éclatements d’obus, du tapage des cantonnements, je me remis tout de suite à ma table de travail ébréchée et j’ébauchai brièvement l’Animateur. Mais, peu après, jugeant l’œuvre trop absorbante pour un esprit livré encore à des pensées tumultueuses, j’en ajournai l’exécution, et, en manière de dérivatif, un beau matin, j’attaquai, sans préparation, les premières scènes d’une pièce à laquelle je ne pensais plus depuis longtemps, conçue dans ma jeunesse, et que j’avais négligé d’écrire.

L’idée première, le scénario (à peu de chose près identique à celui de la pièce actuelle) date, ma foi, de 1895. Ce n’est point d’hier ! Je venais d’enterrer ma vingt-deuxième année. Marcel Schwob était le familier de mes soirées d’hiver. Je lui contai l’histoire de l’« Homme à la rose » telle qu’elle m’était venue à l’esprit. Elle le plongea dans le ravissement. Ne vous étonnez pas d’une aussi complète approbation. Il faut vous dire que ce grand conteur, ce pur esprit, avait découvert mes premiers poèmes. Ce fut lui qui donna la Chambre blanche au libraire et en écrivit la préface ; lui qui s’enthousiasma pour la Lépreuse, puis m’invita à la faire représenter : il était donc, pour moi, tout naturellement porté à une indulgence excessive. — « Quand écrirez-vous cette pièce-là ? Vous ne pouvez pas ne pas l’écrire un jour », me disait-il. Il eut beau faire, des compositions modernes me hantaient ; la pièce future demeura à l’état de narration orale. Elle devint même un de ces sujets, point tout à fait abandonnés, qui, peu à peu, se muent en anecdotes.

Des amis divers, Maurice Magre, Edmond Sée, Robert d’Humières, etc., en écoutèrent le récit. Finalement, quand ce dernier prit le théâtre des Arts, un de ses premiers soins fut de me presser d’écrire l’Homme à la Rose pour sa nouvelle scène. Mais, déjà, la Femme nue me sollicitait. Le projet tomba à l’eau. Il a fallu les tragiques loisirs de la guerre pour me permettre cet « entr’acte », cette incursion dans la légende. Encore n’achevai-je pas le manuscrit à l’endroit même où je l’avais commencé, car, peu après, à l’avance ennemie de mai 1918, je dus à nouveau abandonner la maison retrouvée, sous une avalanche de torpilles qui, déjà, broyait mon seuil.

Cette fois, je n’ai pas eu d’autre prétention que de me divertir à graver une espèce d’eau-forte à la manière de Goya. Si elle apparaît sombre, sarcastique ou blasphématoire, mille regrets !… J’ai jeté sur la planche pêle-mêle quelques ombres et quelques lumières autour d’un prétexte ; celui d’un personnage célèbre qui a déjà posé chez les maîtres. C’est en quelque sorte l’« en marge » d’une grande légende. Je l’eusse intitulée : parabole ou moralité, si je n’avais craint de paraître trop prétentieusement appliqué à préciser mon dessein. Moralité me semblerait le terme le plus approprié : mais ce sont là des distinctions de peu d’intérêt et auxquelles il ne faut pas s’attacher outre mesure. Donc la pièce, en dépit des décors et des costumes, n’est pas du tout une pièce historique, mais un long anachronisme voulu, purement fantaisiste, et le héros légendaire, sous les traits d’un grand acteur, y parlera un langage tout contemporain.

Le sens de cet apologue est clair. La vie, la gloire, l’amour et la mort s’y jouent quelques tours de leur façon… On y verra, triste et simple, l’histoire du héros, du conquérant qui promène son altière nonchalance dans le royaume aride du baiser, et découvre tout à coup, devant la mort, l’Âme immortelle, s’en grise comme d’un vin fort et puissant :

Alors, ô ma beauté, dites à la vermine

Qui vous mangera de baisers

Que j’ai gardé la forme et l’essence divine

De mes amours décomposés ;


puis, dégrisé de l’orgueilleuse ivresse dont s’alimentent les grands conquérants devenus de grands solitaires, se soumet simplement à l’humble vie, au rythme éternel de l’univers…

Mais si menue que soit l’anecdote, quelques idées subsidiaires s’y entrelacent comme les branches se nouent au tronc. Qu’on me permette de les souligner. La première est celle-ci : que notre mère l’humanité est bien sans doute la plus inlassable créatrice de chimères dont les dieux dotèrent le firmament ! Un perpétuel besoin d’idéalisation est en nous. Nos actes les plus simples, les plus ordinaires, quelquefois les plus nocifs, une fois accomplis, s’embellissent, dans le souvenir, et notre désir personnel de beauté, de préexcellence, les pare avantageusement, les convertit même en valeurs tout à fait exceptionnelles (je parle de nos actes et non de nos œuvres, bien entendu). Satisfaction toute mentale, pure spéculation d’amour-propre, mais la plupart du temps aussi jeu de dupes, puisque nous sommes seuls à porter nos mérites médiocres à un taux aussi élevé ! Orgueil de n’avoir pas existé en vain ! Sources communes à la vanité et à la gloire où chacun s’abreuve et vient mirer son destin ! Cette évaluation avantageuse ne dépasse d’ailleurs pas le plus souvent le terme de notre existence. Cependant il arrive parfois que le consentement unanime ratifie les titres chimériques que tel homme s’attribuait pour prétendre à une suprématie dont il n’était pas cependant le représentant particulièrement désigné. Autour de lui, dans ce cas, se crée la légende et l’idéalisation commence. Nous en avons tellement besoin pour guider nos pas incertains ! D’un simple hère, le sentiment populaire fait un héros : il fabrique à la douzaine ces surhommes à la Rose et au Glaive que la nature humaine de temps en temps sent l’impérieux besoin d’ériger en exemples pour se masquer à elle-même la matérialité ou la cruauté de ses instincts. On amplifie et, peu à peu, on fait œuvre de falsificateur. Ma pièce, justement, s’appuie sur cette constatation : qu’à peine un acte est accompli, il entre dans le domaine de l’interprétation fantaisiste ; d’où impossibilité de posséder jamais la vérité, d’établir une critique rationnelle et rigoureuse des faits, même quand ils nous sont contemporains ; d’où vanité de l’histoire, livrée aussi bien au subjectivisme de l’historien qu’aux chimères collectives de la postérité. Et pourtant la vérité est une et son existence indubitable. Nous ne l’embrassons jamais, elle expire avec le fait.

Combien de généraux victorieux, par exemple, qui devaient être de véritables crétins, bénéficièrent de la fameuse ligne de coïncidences, et que le sentiment universel a haussés au pavois ? La postérité elle-même, cette cour d’appel, se contente la plupart du temps de confirmer les arrêts rendus sans preuves décisives. Sélectionnant un peu au hasard ses admirations et ses passions, elle a vite fait, quand elle le juge nécessaire, d’ériger des images ou des bustes, qu’elle croit exemplaires parce qu’ils ont la rigidité des formules. S’il le faut même, elle crée des légendes de toutes pièces en prenant prétexte d’un simple nom, autour duquel elle dispose ses motifs décoratifs.

Au personnage authentique et plus humain on préfère substituer une idole parée, fatalement plus conventionnelle, tant il est vrai que cette force ancestrale des conventions altère sans répit la mobile et fuyante vérité !…

Mon petit conte irrévérencieux présente la double face : effigie et réalité, et, à côté de la légende glorieuse, tout imaginaire de l’amant supérieur, alias l’Homme à la Rose, l’éternel Don Juan — on verra justement s’opposer cette sincérité nue que chacun emporte au tombeau, cette vérité de soi, humble petit paquet de chair et d’âme, ni pire, ni meilleur qu’un autre, et qu’on s’en vient remettre immanquablement aux pieds de celle devant qui expire tout orgueil, tout rêve et tout mensonge !…

La pièce, qui s’ouvre sur des buccins d’amour impétueux, se termine par l’acte le plus humble, le plus naturel, le plus dépourvu d’idéalisation qui soit. Dans ce dénouement — plutôt conclusion que dénouement — prière de ne voir de la part de l’auteur aucun nihilisme philosophique ! Ce serait un contresens. Il veut signifier, ce dénouement, que l’orgueil de l’homme a beau dresser perpétuellement sa propre statue le long du chemin, la nature indifférente n’en poursuit pas moins son grand rythme égalitaire, tout à fait étranger à nos cogitations ambitieuses et passagères. Et cette modicité de la parva domus, de notre guenille humaine, soumise à la commune mesure, est-elle laideur, ou, au contraire, dans sa limite en quelque sorte fonctionnelle, l’emporte-t-elle, tout compte fait, sur nos orgueilleuses transfigurations ?

For se che si, for se che no ?

Ni l’un ni l’autre, sans doute, pense l’auteur, derrière le tréteau.

La possession n’est rien sans le Sentiment. Marie du Désert a dit au passeur, qui réclamait un salaire : « Prends mon corps et paye-toi ! C’est ma guenille, je te la donne ! » L’amour commence au sentiment, et quand l’Homme à la Rose s’écrie orgueilleusement : « L’amour, c’est la guerre ! Il ne comporte que deux termes : la victoire ou la défaite », l’auteur murmure tout bas, en coulisse, et pour lui seul (car on ne doit pas entendre la voix de l’auteur, mais seulement celle des personnages) : « Non, l’amour est humilité et charité, ou il n’est rien, ni laideur, ni beauté, ni le bien, ni le mal, rien que le Rythme, le grand Rythme, égal à celui des flots et des astres ! »

H. B.
20 novembre 1920.

Il est à noter que l’Homme à la Rose fut luxueusement et très artistiquement monté par le Théâtre de Paris. La musique de M. Reynaldo Hahn, les costumes harmonieux de Poiret, les décors de Ronsin et Paquereau, constituèrent un ensemble qui fit affluer le public pendant 100 représentations. Que celui-ci, pour une raison ou une autre, n’ait pas été rebuté par la sévérité du spectacle, voilà une constatation qui méritait d’être faite. Elle est toute en faveur d’une époque théâtrale que l’après-guerre n’a pas embellie.



ACTE PREMIER

Toutes les splendeurs stellaires de la nuit andalouse. À gauche, un château du temps des Maures, avec sa large terrasse à pic. Des bois d’orangers. De vastes jardins en fleurs sous le clair de lune, avec des jets d’eau. Nous sommes non loin de Séville, vers l’année 1620. Nuit de bonne tradition espagnole. Lune complaisamment théâtrale. Un homme est sous la terrasse ; comme de juste, une femme émue se penche à la terrasse.



Scène PREMIÈRE


CONSUELITO, L’HOMME

LA FEMME.

Don Juan !

L’HOMME.

Oui !

LA FEMME.

C’est moi !… Consuelito… Don Juan !…

L’HOMME.

C’est moi… Don Juan !… Consuelito !

CONSUELITO.

Oh ! votre voix !… votre voix que je n’avais jamais entendue ! Est-ce la première fois que mon nom est prononcé sur la terre ?… Il ne m’avait jamais paru aussi beau !…

L’HOMME.

Consuelito !…

CONSUELITO.

Une musique… étouffée par les mille rossignols du jardin !

L’HOMME.

Il m’est impossible de donner plus de voix !… Une heure que j’attends ici !… Puis-je monter, maintenant ?…

CONSUELITO.

Je crois… Mes chambrières sont couchées…

L’HOMME.

Vous avez reçu ma lettre à temps ?

CONSUELITO.

On me l’a remise à quatre heures dans un pot de miel vide… J’ai suivi vos instructions.

L’HOMME.

Alors, votre mari ?…

CONSUELITO.

Parti ! J’ai motivé comme j’ai pu son départ pour Séville… Le prétexte était bon… Tous ses gens l’ont suivi !… Nous serons seuls…

L’HOMME, (s’arc-boutant à la porte de fer du souterrain.)

Dépêchez-vous donc d’ouvrir !

CONSUELITO.

Hélas !… C’est la seule chose que je ne puisse faire pour l’amour de vous, seigneur…

L’HOMME.

Le jaloux vous a-t-il enfermée à clef ?…

CONSUELITO.

Selon toute tradition nationale ; je suis comme une caille prisonnière !…

L’HOMME.

Vive la France !… Il n’y a que là que les femmes soient libres !

CONSUELITO.

Ne croyez pas cela, noble Don Juan !… Ma cousine m’a assuré que les dames n’y jouissent que d’une liberté apparente… Tous les maris de France ont sur eux la clef d’une serrure bien plus secrète que celle-ci !… On dit même qu’ils l’emportent en voyage !…

L’HOMME.

Nous ne sommes pas ici pour faire de l’érudition !… Je veux monter… Faudra-t-il que j’adopte le chemin des vers luisants… à travers vos avalanches de rosiers griffeurs ?

CONSUELITO.

J’ai fait sauter trois pierres de la muraille cet après-midi !… Là !… Un peu plus à droite, seigneur !… Après quoi, je vous jetterai l’échelle tressée !…

L’HOMME.

Vous avez pensé à tout… Ne serai-je pas votre premier amant ?

CONSUELITO.

Dites-moi, auparavant, si je suis votre première maîtresse ?…

L’HOMME.

À l’ardeur que j’éprouve pour vous, je finirais par me le persuader à moi-même !…

CONSUELITO, (jetant l’échelle.)

Ah !… Scélérat !… Scélérat !… Votre voix est bien celle que j’imaginais, comme vos lettres sont bien celles que je rêvais !… Désormais, je connais les trois choses les plus ravissantes du monde : votre voix… votre écriture… et votre visage !…

L’HOMME.

Il te reste à connaître une quatrième chose… et la plus enviable de toutes… mon baiser !…

CONSUELITO.

Apporte !…

L’HOMME.

Je n’aime pas qu’on me parle comme à un chien… mais j’obéis parce que c’est vous !… (Il s’élance, il monte à l’échelle. Le voilà sur la terrasse. Il se précipite dans les bras de Consuelito, il la couvre de son manteau.) Sous mon manteau !

(Elle disparaît toute enveloppée dans la cape. Silence.)
CONSUELITO.

Vous n’aviez pas menti !… À ce premier baiser, je viens de sentir que je vous aimerai la vie entière… Mais n’êtes-vous pas blessé ? Pourquoi ce bandeau vous balafre-t-il la figure ?

L’HOMME.

C’est un bandeau de paysan aragonais : je le porte quand il est utile pour dissimuler mon visage.

CONSUELITO.

Apprenez-moi vite ce que voulait dire ce signe que vous m’avez fait hier à l’église et dont le sens m’a échappé ?…

L’HOMME.

Un signe… Lequel ?…

CONSUELITO.

Comment, lequel ? Par trois fois, vous l’avez répété avec insistance.

L’HOMME.

J’en suis bien capable !

CONSUELITO.

Expliquez.

L’HOMME.

Tout à l’heure… au lit !… Viens, bien-aimée !… Ton corps adorable et presque nu semble une gerbe d’eau lumineuse… Regarde, les lucioles envahissent les orangers et tournent autour des jets d’eau !… Oh ! les rossignols, comme ils te parlent ! Viens… Sommes-nous obligés de passer sous ce clair de lune éclaboussant ?… C’est imprudent !…

CONSUELITO.

Vous vous tiendrez derrière moi… Ce sera comme à l’église, quand je vous écoutais marcher, presque dans les plis de ma traîne !… Imaginez qu’au commencement de la messe, mon amie Isabelle m’avait dit à brûle-pourpoint : « Don Juan est là, à quatre rangs derrière toi !… » Don Juan ! ce nom… ce nom fatal !… Don Juan est dans la ville !… Je ne vous avais jamais vu !… Je ne soupçonnais même pas comment vous pouviez être fait… Mais votre renommée était venue jusqu’à moi !… Les aventures trop célèbres, les tragédies et les farces, les confidences de Dona Elvire que je rencontrai un jour au parloir du couvent… tout cela me revenait en mémoire. J’étais troublée au delà de toute expression. Don Juan est là, derrière moi !… Mes yeux, par décence et par crainte conjugale, n’osaient se détourner du livre de messe, mais mon dos se sentait invinciblement attiré !… Je palpitais d’aise !… À l’offertoire, je me suis retournée. À l’évangile, j’ai subi votre regard. Alors j’ai murmuré : « C’est lui !… » et je vous ai appartenu dès cet instant !… Don Juan, vous pouvez calculer quel fut mon émoi quand, à la sortie, je constatai que vous me suiviez depuis un instant… que ce pas dont j’entendais la résonance sur les dalles était le vôtre !… Depuis, je ne vous ai plus revu, mon maître, mais quelques secondes avaient suffi pour que vous entriez à jamais dans le cœur de Consuelito !…

L’HOMME.

Et lorsque vous avez reçu mes lettres, mes messages ?…

CONSUELITO.

J’ai cru devenir folle de joie !…

L’HOMME.

Je ne passe, vous le savez, que huit jours à Séville !…

CONSUELITO.

Hélas !…

L’HOMME.

Je reviendrai !… Le grand arracheur de cœurs est de passage !… Profitez-en pendant qu’il soulage !…

CONSUELITO.

Faut-il que vous partiez, vraiment ?…

L’HOMME.

Je hais Séville… Je le fuis !… Trop de dangers, de créanciers m’y assaillent… Voici dix années que je n’y mis les pieds, et j’ai hâte d’en être reparti… Je suis l’éternel vagabond, toujours traqué. Je ne surgis comme le chat qu’à l’heure où les chiens sont couchés !… Pour vous, je me suis fié aux instructions que vos billets m’ont précisées… Mais comment se peut-il qu’une beauté pareille soit si mal gardée ?… Il n’y a donc pas de guetteur à ces créneaux ?…

CONSUELITO.

Si… Il y en a un !… Mais j’ai prié ma femme de chambre la plus intime de l’inviter pour cette nuit à partager son lit !

L’HOMME.

Et là, là… que vois-je ?…

CONSUELITO.

Que voyez-vous, Don Juan, qui vous inquiète ?…

L’HOMME.

Cette lumière, au fond du corridor ?

CONSUELITO.

C’est là que j’ai préparé notre couche… Il eût été imprudent de monter chez moi !

L’HOMME.

Vous n’avez pas fait l’obscurité complète ?…

CONSUELITO.

Même la peur ne me priverait pas du plaisir de regarder votre visage pendant que vous m’aimerez… et de me plonger au fond de vos yeux ! Je ne veux rien perdre de cette nuit… C’est pourquoi j’ai allumé la veilleuse.

L’HOMME.

Je n’ai jamais pu dormir avec une veilleuse !

CONSUELITO.

S’agit-il de dormir ?…

L’HOMME.

Consuelito, allez souffler cette lumière… Je n’avancerai qu’à ce prix !

CONSUELITO.

Seriez-vous lâche, vous le plus beau des enfants des hommes ?…

L’HOMME.

Non ; mais j’aime l’ombre passionnément. À force de l’aimer, mes yeux sont devenus comme ceux des matous et je vois mieux dans l’obscurité… J’ai des prunelles pailletées d’or… Je veux te posséder dans le secret !… Je t’en aimerai bien mieux, je te le promets !… Va souffler la veilleuse importune… Tu ne t’en repentiras pas, bien-aimée.

CONSUELITO.

Attendez-moi, je reviendrai pour vous guider !…

(Elle s’enfuit. Resté seul, l’homme se penche sur la terrasse et imite dans la nuit le cri de la chouette. Un autre homme descend le grand escalier de marbre en se dissimulant et vient se poster contre le mur.)


Scène II


MANUEL, DON JUAN

L’HOMME, (se penchant du haut de la terrasse.)

Merci, Don Juan !

DON JUAN.

Bonne chance, Manuel !…

MANUEL.

À tout à l’heure !…

DON JUAN, (d’en bas.)

Et fais honneur à mon pavillon ! Je me fie à toi !…

MANUEL.

Merci encore, Don Juan !… Je te devrai la plus belle nuit de ma vie !…

DON JUAN.

Ce qui prouve que la plupart des hommes ont des rêves d’une extrême modicité…

MANUEL.

Tu me donnes l’occasion de réaliser une ambition que je jugeais impossible : tenir une heure cette femme dans mes bras !…

DON JUAN.

Rapporte-moi seulement une mèche de ses cheveux !… Et tu me diras si, comme je le redoutais, sa gorge n’était pas au-dessous de sa renommée ?… Je souhaite, pour toi, de m’être trompé, camarade !

MANUEL.

Je serai probablement bien empêché de te renseigner !…

DON JUAN.

C’est juste. La nuit, tous les seins sont purs !… Adieu !

MANUEL.

Dans une heure, je serai là, je te le promets.

DON JUAN.

Prends ton temps !… Prends ton temps !… Je ne suis pas pressé. Tâche surtout de ne pas dévoiler la supercherie dans ta précipitation ou dans l’extase !

MANUEL.

Compte sur moi pour soutenir ta réputation.

DON JUAN.

Jeune présomptueux !… Tu me retrouveras au carrefour même où nous avons laissé nos chevaux aux mains de l’éouyer.

MANUEL.

Que vas-tu faire par cette nuit amoureuse mais fraîche ?…

DON JUAN.

Je suis resté longtemps à l’affût des palombes !… Puis j’écris mes mémoires !… Je commencerai ce chapitre sous le clair de lune… On y voit comme en plein jour.

MANUEL.

Ah ! bah !… Tu écris tes mémoires ?… Tu ne m’avais jamais avoué cette faiblesse !

DON JUAN.

Hé ! oui !… mon cher !… J’en suis déjà là !… Je les porte toujours sur moi… et quand j’ai des loisirs, comme ce soir, j’en profite !… C’est donc moi qui dois te remercier.

MANUEL.

Je la vois qui arrive et glisse sur la pointe de ses pieds nus ! Je sens que je vais passer une nuit incomparable !…

DON JUAN.

Prends ton temps et ton plaisir. Je te le souhaite de tout mon cœur qui t’aime.

(Il se range dans l’ombre.)
CONSUELITO, (sur la terrasse.)

N’avez-vous rien entendu ?… Ne parlait-on pas… de ce côté ?

MANUEL.

Vous vous l’êtes imaginé, mon amour !… En bas, je ne vois que les lucioles dans les orangers ; je n’entends que l’eau dans les vasques.

CONSUELITO.

Votre main, monseigneur !… Venez.

(Ils disparaissent enlacés. Au loin, une légère brume. Un rideau de lucioles danse dans l’omhre.)


Scène III


DON JUAN, seul.

DON JUAN, (sous le clair de lune, s’étire et bâille.)

Somme toute, ne regrettons pas l’aventure !… Depuis un mois, je m’étais très surmené ; cela constituera un petit temps de repos très appréciable !… Que d’avantages ne tirerais-je pas d’un sosie… d’un double, qui partagerait mes efforts et à qui je laisserais, de temps en temps, le bénéfice d’une aventure inférieure !… C’est à envisager… Soutenir ma renommée à frais commun avec une ombre !… Une ombre qu’il faudrait choisir, à tout faire, plus jeune et vigoureuse qu’un taureau de Léon… Ce soir, j’ai envoyé mon ombre chez ma belle !… C’est commode, et pas autrement ennuyeux !… Dieu, que les femmes sont absurdes ! Ce jeune Manuel a dix ans de moins que moi ; il est bien mieux fait de visage, incontestablement : elle ne l’a même pas remarqué, bien qu’il se fût placé cent fois sur son passage !… Il a suffi un jour qu’on prononçât mon nom, devant elle, et que je lui lançasse la plus banale des oeillades dans une église pour qu’elle ait perdu la tête et se soit compromise jusqu’à la folie !… J’aurais été laid, qu’elle ne m’en eût pas moins adoré. (Il se regarde dans une vasque.) D’ailleurs, suis-je beau ? Au clair de lune, je perds beaucoup ! Je suis, en tout cas, très inférieur à ma renommée… comme tous les gens qui ont acquis une célébrité, ou qui se sont spécialisés dans un emploi ! Je suis persuadé que tous les êtres férocement aimés sont vulgaires. Si l’on retrouvait dans les ténèbres de l’histoire l’image de Cléopâtre, on serait épouvanté… et consolé à la fois !… (Il s’étend sur l’herbe, paresseusement.) Ce soir, j’ai envoyé mon ombre, une ombre avantageuse, chez ma belle !… Certes, je renouvellerai cette aventure, quand la mansuétude ou la lâcheté m’auront entraîné à des rendez-vous frivolement consentis ! Brrr ! J’ai un peu froid !… Mon double, certes, doit se sentir plus au chaud. Si encore je pouvais téter une outre de vin sec !… Attaquons le chapitre XXXIII. (Il tire le manuscrit de la poche de son manteau et sort une écritoire.) Ah ! mais, au fait… il y a toujours la lacune du mois de juin de l’année 1610 !… Je pourrais profiter de ce repos nocturne pour essayer de la réparer… (Il feuillette.) Mon écritoire… Septembre… Fécond, mais chargé de servantes !… J’étais jeune !… Très chargé, septembre !… Ce fut une belle année pour les récoltes !… Combien, déjà, au total ?… L’addition n’est pas faite !… 32… plus 6… plus 20… plus une demie ! Comment, une demie ?… (Il sourit.) Ah ! bon !… j’y suis !… Total ?… Ce n’est pas mal !… J’ai baissé depuis 1610 !… Chacun a ses années historiques !… Chers mémoires, agréable passe-temps, souvent interrompus depuis mon entreprise, vous m’êtes un réconfort bien précieux !… Nous disons 1620. (Il s’installe, la tête en arrière.) Oh ! trop de rossignols ! La paix ! Les propriétaires en mettent trop dans leurs jardins, (Il rêve.) Marietta… Aurélia… Je suis sûr de celle-là… Mais du diable si je me souviens d’un nombre même approximatif de nuitées… Vingt… ou vingt-deux ?… Ah ! mais… ah ! mais… c’est que je veux être vrai !… « Sois vrai, mon enfant, sois sincère », m’a dit un vieux maître scribe, poète mahométan, qui écrivait mes premières lettres d’amour dans une échoppe à Salamanque… Je n’ai pas oublié ce conseil. Ce qui me manque, c’est le style… je m’en rends compte… Je n’ai pas assez étudié… Mais la littérature n’est pas mon fait !… Une sèche précision, une brutalité cordiale !… Soyons vrai… Le style des grands capitaines… « Sire, j’ai gagné telle bataille… J’ai perdu telle autre… » Il n’est pas d’apparence que quelqu’un lise plus tard ces griffonnages. J’aurai le sort commun. Aussitôt dédaigné, aussitôt oublié. Néanmoins, Don Juan, avoue-le, si tes mémoires ne nourrissent pas l’ambition secrète de devenir quelque jour la lecture de chevet d’une femme inconnue, pourquoi as-tu choisi le parchemin le plus épais, chez le brocanteur ?… Juan, mon ami Juan, tu m’affliges !… En tout cas, à dater d’aujourd’hui, par prudence, soigne ton style… On ne sait jamais ce qui peut arriver. Fais des descriptions, comme tout bon auteur… Ainsi, ce soir, un bon auteur décrirait inévitablement le château où l’action se passe… Décris. (Il se lève et écrit debout.) « Flanqué de quatre tours, le château de Nunez s’enlevait sur le ciel… »

(Il disparaît, en inspectant les fossés.)


Scène IV


UN HOMME, LE CHAPELAIN, LE DUC DE NUNEZ, DES OFFICIERS, LE CHEVALIER, L’ÉCUYER, DES SOLDATS.

L’HOMME.

Par ici, monseigneur.

NUNEZ, (surgissant.)

Don Juan ! Don Juan, est-ce toi ?…

LE CHAPELAIN, (qui le suit.)

Vous rêvez, monseigneur !

(Les hommes d’armes du duc s’élancent derrière lui.)
UN SOLDAT.

Quelqu’un vient de bouger par là !…

PREMIER OFFICIER.

Un mendiant qui cherche à passer la nuit dans les jardins.

NUNEZ, (s’est précipité et suit la muraille.)

Si c’est toi, Don Juan, ah ! j’en fais serment, j’assouvirai ma vengeance !… Je labourerai ta face… je casserai le miroir où nos femmes se sont mirées. (Il disparaît. On n’entend que sa voix.) Ne rampe pas comme une taupe !… Rien ne pourra te sauver… Je te trouverai au bout du monde…

DEUXIÈME OFFICIER, (criant.)

Quelle imprudence, seigneur !

LE CHAPELAIN, (aux gardes.)

Courez à son aide !

LA VOIX DE NUNEZ.

Là !… là !… il a glissé dans le fossé… J’ai entendu le bruit de son épée sur une pierre.

LE CHAPELAIN.

Notre maître a le cerveau troublé par les vapeurs fétides de la jalousie… Il n’y a pas plus d’amant sur la terrasse, j’en jurerais, qu’il n’y avait de truite au bout de ma ligne ce matin quand je péchais tranquillement dans le petit bois de chênes verts.

PREMIER OFFICIER.

Je ne suis qu’un simple militaire, mais je conclus qu’il ne faudrait point que notre maître fût chargé d’un commandement bien important à la guerre… Il fait preuve d’une singulière incompétence en matière tactique… Il avertit d’abord l’ennemi par des éructations inconsidérées de sa vengeance et fonce aussitôt après que l’adversaire s’est tiré des chausses à travers prés !…

LA VOIX DE NUNEZ.

Faites lâcher les chiens !

(Il revient.)
PREMIER OFFICIER.

Monseigneur, monseigneur… voyez votre imprudence !… Vous eussiez été moins prompt que nous tenions peut-être le gaillard au bout de la broche.

DEUXIÈME OFFICIER.

La fouine au poulailler.

LE CHEVALIER.

Vous nous aviez promis la modération !

NUNEZ.

C’est vrai !… Je n’ai pu me retenir. Dès que j’ai vu s’agiter cette ombre… le sang m’est monté à la gorge.

PREMIER OFFICIER.

En tout cas, l’honneur est sauf !… Vous êtes arrivé à temps ! Quelques instants de plus…

LE CHAPELAIN.

Et qui vous dit que vous ne vous êtes pas leurré en tout ceci… et qu’il n’y a pas eu le moindre péril pour la vertu de votre femme ?…

NUNEZ.

Pas de doute possible !… J’ai confiance absolue dans cette chambrière !… Si c’eût été dans le dessein d’accuser faussement sa maîtresse, se fût-elle donné la peine de franchir six lieues à dos d’ânesse, pour venir me dire qu’elle avait trouvé, au fond d’un pot de miel vide, un billet signé « Don Juan ? » Ce ne peut être que ce Manara dont les exploits empestés sont parvenus jusqu’à nous !… Vous m’avez dit vous-même qu’on le croyait de passage à Séville ?…

LE CHAPELAIN.

Sans doute… sans doute ! Mais qui vous assure, par-dessus le marché, que c’est le maître que vous venez de pourfendre !… Pourquoi n’aurait-il pas placé, hypothèse fort vraisemblable, un guetteur au bas de la terrasse… alors que lui-même…

NUNEZ.

Dieu vivant !… Dans ce cas !… (Il appelle.) Cernez la maison !… Postez-vous régulièrement, un par un, de cent mètres en cent mètres !… Surveillez toutes les fenêtres !… Dans ce cas, la bête serait baugée chez nous !… Éclairez les souterrains.

(Il va à la porte de fer, tire une clef et l’ouvre. Des hommes pénètrent avant lui dans le souterrain.)
LE CHAPELAIN.

Monseigneur, une femme qui, en tout cas, vient d’entendre votre voix, tremble là-haut, et prie peut-être Dieu de pardonner à la pécheresse. Souvenez-vous-en !…

NUNEZ.

La magnanimité est faite pour les vieillards !… Je suis jeune, et je cherche un rival.

(Il repousse le chapelain et entre.)


Scène V


Les Mêmes, moins NUNEZ, un instant, puis CONSUELITO.

LE CHAPELAIN.

À cette parole conjugale, je présage qu’il va se passer des choses abominables !… Des yeux égarés, la respiration haletante, les cheveux qui se crépèlent comme ceux d’un nègre au sortir de sa couche… ce sont les indices que notre cher enfant n’est plus maître de lui-même !… Il avait l’air du madianite précipité sur Zophim, ne trouvez-vous pas !…

L’ÉCUYER.

Sois tout de même un peu plus clair, si tu veux que je te réponde.

LE CHAPELAIN.

Je dis qu’il nous faut souhaiter ardemment que l’épouse repose seule dans son lit !… J’ai peur !… Elle est si jeune… et sa parfaite conduite jusqu’à ce jour m’est garante du peu de résistance qu’elle offre au grand œuvre de la séduction !

L’ÉCUYER.

Quoi ?… Prétendrais-tu qu’une vieille débauchée est plus à l’abri des tentations que ne l’est l’innocence ?…

LE CHAPELAIN.

Ah ! mon fils, il est si facile à un pèlerin sans expérience de crier « Jérusalem ! » à la première bourgade qu’il aperçoit sur la route !

L’ÉCUYER.

Je ne sais pas si la duchesse a crié « Jérusalem » dans les bras de ce seigneur-là, mais…

LE CHAPELAIN, (montant sur la vasque pour se hausser.)

Taisez-vous !… N’avez-vous rien entendu ?…

L’ÉCUYER.

Rien !

LE CHAPELAIN, (soupirant.)

Ah ! mon Dieu !… J’espérais mieux de cet enfant !… Je le croyais à l’abri des passions, quand nous herborisions tous les deux dans les montagnes et que le seul langage licencieux qui le préoccupât était celui que pouvait bien échanger l’alpiste isabelle et la fleur de pavot bleu !… Maintenant, il demande à la vie ce problème impossible de cumuler les jouissances orageuses de la passion avec les agréments d’une existence régulière et ménagée !… Circé me le métamorphose !

(On entend des cris.)
L’ÉCUYER.

Écoute !… Circé change les porcs en hommes, chapelain ! La fable a été mal rapportée !

(Sur la terrasse, on voit déboucher Manuel, le corps demi-nu, drapé d’un manteau, poursuivi à coups d’épée par Nunez.)
NUNEZ.

Tue !… Tue !… Ah ! misérable chien !… Tâte ceci… et ceci ! Mon épée est trop noble encore pour toi !… Meurs sous mon talon ! (On voit Manuel tomber sur la terrasse.) J’écraserai ta face adorée, comme on piétine un crapaud !… Tiens !

(Il lui marche sur le visage.)
LE CHAPELAIN, (d’en bas.)

Mon fils !… Mon fils !…

NUNEZ, (s’acharnant avec sa dague sur le visage de Manuel.)

À coups de dague, je te dépècerai !… Je trace cette croix d’extrême-onction sur ta figure !

LE CHAPELAIN.

Arrêtez-le !… Il écume !… Cet homme est sans défense !…

L’ÉCUYER, (d’en bas.)

Non, vengez-vous, mon maître !… Vous avez bien fait !… C’est nous, vos serviteurs, qui vous le crions !… Vous avez bien fait de venger votre honneur !…

(Manuel se redresse tout à coup, sanglant.)
NUNEZ.

Ah !… Tu te dresses comme un spectre saignant, Don Juan !… Qu’est-elle devenue, maintenant, ta face d’amour ?… Tu as pressé ma Consuelito contre ta poitrine !… Au cœur, maintenant !… Au cœur !

(Il lui donne un violent coup d’épée ; Manuel appuyé contre la terrasse, chavire sous le choc et s’écroule. Le corps tombe à travers les branches des rosiers grimpants.)
L’ÉCUYER.

Premier venu, premier servi !…

(Le chapelain, l’écuyer et l’archer ramassent le corps et le tirent en scène.)
NUNEZ.

Pablo ?… Réponds ! Aurons-nous à déplorer la perte du fameux chevalier ? Ha ! Ha !…

(Il se penche sur la terrasse.)
L’ÉCUYER.

Ce grand corps que voilà ne respire plus, en tout cas !

LE CHAPELAIN.

Diem clausit supremum !…

NUNEZ.

Consuelito !… Viens voir mon ouvrage !… Consuelito !…

(Il rentre dans le château en criant.)
L’ÉCUYER.

Il est mûr pour l’encens et le buis !

LE CHAPELAIN.

Il a les chairs hachées comme par un carnassier ou par un corbeau de charnier !…

LE CHEVALIER.

Et sa chute l’a achevé !

L’ÉCUYER.

En voilà un qui ne criera plus « Jérusalem » !

(On accourt avec des torches.)
UN VALET.

Que se passe-t-il ?

UN ARCHER.

On a trouvé l’homme.

DEUXIÈME VALET.

Il a été écorné de belle façon !

LE VALET ET L’ARCHER, (ensemble.)

La figure est en bouillie ! Quelle saignée !

LE CHEVALIER.

Portez le corps près de la fontaine !… Lavez la tête !

PREMIER ARCHER.

Le pouls ?…

DEUXIÈME VALET.

Il ne bat plus !… Le malheureux !

(Ils poussent des exclamations variées d’horreur et de dégoût.)
PREMIER VALET.

Je ne vois là qu’un avantage, et non un inconvénient !… Il vaut mieux qu’il ait été abattu ?… Et si c’est le maître qui a donné le coup de grâce, Dieu soit loué !

(On trempe des linges dans la vasque et on essuie le visage.)
PREMIER ARCHER.

Maintenant il convient d’aller chercher les hommes du roi !

DEUXIÈME ARCHER.

Laisse donc !… Ceci doit être réglé d’homme à homme !… Il ne faut point d’affaire !

(On entend dans le souterrain la voix de Nunez. Des lumières jettent leurs rayons au dehors et éclairent la scène.)
NUNEZ.

Dehors !… Ah ! je te traînerais plutôt par les cheveux !… Des flambeaux !… De la lumière ! Je veux qu’elle voie comment finit l’histoire galante !… (Il la tire par les bras.) Allons, Madame, chantez votre romance italienne !

Che morte piu dolce que morir per amor…
(Il la traîne et la jette à terre devant ses gens.)

Chantez-la devant vos gens !… Qu’ils assistent à la honte après le châtiment !…

CONSUELITO.

Je n’ai pas honte !… Regardez-moi, serviteurs !… Je n’ai honte que du crime, du forfait qui vient d’être commis !

NUNEZ.

Tu me braves !… Nous réglerons le compte un peu plus tard !…

CONSUELITO, (repoussant les hommes.)

Mon amant, mon bel amant, où est-il ?… Qu’ont-ils fait de toi, Don Juan ?… Tu allais, formidable… intrépide !… On eût dit que la nature t’avait revêtu d’une invincible armure !

(Elle s’écroule sur le corps.)
NUNEZ.

Repais-toi, maintenant, de ses baisers !… Ah ! ah ! la bouche qui savait des choses si tendres !… Ah ! les bras qui tenaient cette nudité frémissante, il y a un instant… ouverts en croix maintenant !…

(Il saisit les deux têtes, celle du mort et celle de Consuelito, et les fait s’entrechoquer.)
CONSUELITO.

Mon amant !… Que je meure avec toi, Don Juan !… Oh ! ce que sont devenues tes lèvres… tes pauvres yeux… (Elle l’enlace. Tout à coup elle se redresse.) La torche ?… Passez-moi la torche ?… (Elle s’empare d’une torche que tenait un valet, elle la place à deux doigts du visage défiguré qui gît à terre, puis elle se relève.) Ce n’est pas lui !

LE CHAPELAIN.

Que dit-elle ?…

CONSUELITO.

Ce n’est pas lui !

NUNEZ.

Que signifie ce nouveau mensonge ?… Où veux-tu en venir ?… Quel est ton but ?… Quoi, tu oserais, insensée, soutenir devant tous que ce n’est pas l’homme que j’ai surpris dans ta couche ?… Celui que j’ai poursuivi, frappé de ma main même ?

CONSUELITO.

Je suis certaine que cet homme n’est pas don Juan… Même défiguré, même en lambeaux, je le reconnaîtrais !

L’ÉCUYER.

Elle divague !… N’ajoutez pas d’importance à ses propos, monseigneur !… Vous avez mis le traître en tel état qu’elle a peine à reconnaître en ces débris les formes vivantes de son amant !…

LE CHAPELAIN.

C’est un naturel effet de la terreur !

CONSUELITO.

Non ! Non ! Non !… Devant Dieu lui-même, je certifierais que cet homme n’est pas Don Juan !

NUNEZ.

Qui prétends-tu abuser ?… Mon bras ne l’a point lâché depuis l’instant où je l’ai détaché de tes flancs jusqu’à l’instant où je l’ai précipité de cette terrasse !

L’ÉCUYER.

Et c’est nous qui avons reçu le corps.

LE CHAPELAIN.

Et moi-même qui ai fait le signe de croix sur son front.

CONSUELITO.

Je ne puis pas dire autre chose que la vérité… Le front que j’embrassais tout à l’heure dans l’ombre… les bras qui m’étreignaient n’étaient pas ceux de cet homme étendu la !… Présentez à la chatte des petits mutilés qui ne sont pas ses petits, elle ne s’y trompera jamais !

NUNEZ.

Donc le complice que j’ai arraché de tes bras…

CONSUELITO.

Était le noble Don Juan de Manara… oui… je le jure !

NUNEZ.

Et celui-ci ?…

CONSUELITO.

Est un autre, je le jure également.

NUNEZ.

Il eût fallu que je devinsse fou, dans le trajet du lit à la terrasse !

L’ÉCUYER.

Ou, seigneur, qu’un comparse, qui sait ? un guetteur, quelque écuyer, se soit substitué dans l’ombre à son maître.

NUNEZ.

Mais, jourdieu, je ne l’ai pas lâché d’un pouce, durant le parcours !

LE CHAPELAIN.

La colère vous aveuglait peut-être ?… Il y a pourtant, monseigneur, dans ce cri féminin un accent de sincérité qui impressionne… Quel intérêt aurait-elle à cette supercherie ? Notez-le, c’est un cri de surprise sincère qui vient de lui échapper par inadvertance, car si elle est convaincue que la victime n’est pas le coupable, elle aura vite fait de s’apercevoir que, par cet aveu même, elle désigne le survivant à vos coups… Profitez de ce qu’elle ne s’est pas encore rétractée, seigneur, pour vous assurer si nous n’avons pas été les jouets de quelque erreur !

NUNEZ.

Voyons, personne ici ne connaît, ni n’a rencontré dans sa vie Don Juan de Manara ?

PLUSIEURS VOIX.

Personne que je sache, dans le pays !… Personne ne le connaît.

NUNEZ.

Nous allons bien juger, par exemple, si je suis dément ou si elle joue une infâme comédie !… Que tout le monde me suive… qu’on cherche !… Qu’on fouille le château partout !… Pas de temps à perdre !… Sonnez la cloche d’alarme pour ameuter les voisins et les paysans.

TOUS.

En chasse !…

NUNEZ, (à Consuelito.)

Viens, toi… je t’attache à mes pas !… Si tu n’as pas menti, Consuelito, ma vengeance ne sera pas différée d’une heure… Où que soit Don Juan, s’il vit encore, je le retrouverai… J’en fais serment sur ta bouche de parjure !… Vous, ne la laissez pas échapper, tenez-la bien et suivez-moi.

(Il descend dans le souterrain. Consuelito, se laissant entraîner, raille et chante sa chanson italienne. Les uns se précipitent dans le château, les autres se dispersent dehors. Des écuyers passent avec des molosses, qui, lâchés, se mettent à japper de tous côtés. Va-et-vient, branle-bas général. Le corps de Manuel demeure abandonné. Au bout de quelques instants, Don Juan avance en rampant dans l’ombre.)


Scène VI


DON JUAN, seul.

DON JUAN.

Cette femme est en train de détruire les combinaisons merveilleuses du destin, ce destin qui n’a pas voulu que l’heure de ma mort fût déjà sonnée. En tout cas, il est prudent de prolonger l’équivoque. (Il s’avance près du corps.) En mettant à son doigt cette bague. (Il soulève avec appréhension la main de Manuel et lui passe l’anneau au doigt. Le corps dépoitraillé est presque nu, roulé dans un manteau.) Ce témoignage n’est pas convaincant… Une bague, cela se prête ou se ramasse. Il faudrait une preuve décisive… indubitable, qui rassure ce butor enivré de vengeance… Si je glissais mes mémoires dans la poche de son manteau ! Diable ! Les perdre ? Avoir à récrire un jour tout cela ?… Bah !… je trouverai bien le moyen de les reprendre… avant qu’il soit longtemps !… J’ai d’autres tours dans mon sac… (Il prend les mémoires et les introduit dans la poche du manteau lacéré de Manuelo, en retournant légèrement le corps.) Toi, pauvre enfant, pardon ! Fallait-il que là-haut cette fatalité fût durement inscrite pour que tu aies mis tant d’étrange insistance à vouloir me remplacer auprès de cette femme… Tu es venu boire la mort sur ces lèvres, comme une abeille tenace qui ne peut s’arracher à la fleur et qu’on écrase pendant qu’elle se gorge de suc… Tu m’as sauvé, je t’ai perdu… Ton corps d’éphèbe, ils l’ont monstrueusement profané. « Merci, Don Juan, m’as-tu dit, je te devrai la plus belle nuit d’amour de ma vie ! » Je te l’ai donnée, sans savoir qu’elle devait être ta dernière !…

(Il disparaît prestement.)


Scène VII


LES TROIS HOMMES

(Trois hommes sortent du château, avec une civière.)
PREMIER HOMME.

Mettons ce corps sur la civière.

TROISIÈME HOMME.

C’était un gaillard… il pèse son poids.

PREMIER HOMME.

La vie est une chose appréciable, camarades !…

DEUXIÈME HOMME.

Où le déposons-nous ?…

PREMIER HOMME.

Dans la galerie…

TROISIÈME HOMME.

Il a une amulette au cou et des anneaux d’or aux oreilles.

PREMIER HOMME.

Le sang en fait un rosaire !

TROISIÈME HOMME.

Rejette les cheveux en arrière !

PREMIER HOMME.

Et il portait un ruban de tête à la mode aragonaise.

DEUXIÈME HOMME.

Attendez ! Attendez ! Qu’est-ce qui passe sous son bras ?

PREMIER HOMME.

Des feuilles de parchemin !… Un manuscrit !…

TROISIÈME HOMME.

Prends garde de le laisser tomber.

DEUXIÈME HOMME.

Hé, mais, voilà, qui peut être intéressant pour le duc ! (Il appelle.) Monseigneur !… (Un homme accourt sur la terrasse.) Appelez le duc, dites-lui qu’on vient de trouver sur le corps de l’écriture qui pourrait fournir quelque indice. (L’homme rentre dans le château. Aux autres.) Peut-être est-il préférable de laisser la chose là où nous l’avons trouvée ?

TROISIÈME HOMME.

À quoi bon ? Nous avons affaire non au juge, mais au maître !

PREMIER HOMME.

Tu as raison, je ne remets pas le manuscrit dans son sac de cuir : ce que le maître désire, c’est être renseigné sur l’homme qu’il vient de tuer.

(Le duc remonte du souterrain.)


Scène VIII


Les Mêmes, LE DUC, puis CONSUELITO et les HOMMES DU DUC

DEUXIÈME HOMME.

Monseigneur !… Monseigneur ! Venez vite… Nous avons trouvé ce manuscrit dans son manteau. Peut-être ces lignes contiennent-elles une indication !

NUNEZ, (lit à la lueur d’une torche.)

D’abord un titre… Mémoires de l’Homme à la Rose… L’homme à la rose !… Quel est l’orgueilleux qui se désignait ainsi ?… Approchez la flamme… Ah ! J’en étais sûr !… Plus de doute possible… J’ai bien abattu la bête !… Le livre détaillé de ses méfaits… Allons, dites de ma part là-haut qu’on arrête les recherches !… Faites mettre au cachot pour cette nuit toutes les servantes de la duchesse. Quant à elle, ramenez-la promptement ici !

PREMIER HOMME.

Bien, monseigneur.

NUNEZ, (lisant.)

C’est un acte d’accusation terrible… J’ai droit de haute et basse justice !… Je suis duc de Nunez et d’Anteguerra, prieur de San Marcos, et capitaine des gens de mer !… J’ai droit de vie et de mort sur ma seigneurerie !… À la prison, les chambrières ! Elles seront flagellées avec des tresses de crin. Et ma femme au couvent !… Elle ira baiser les lèvres du bien-aimé imaginaire chez les franciscaines !… Les feuillets qui tiennent dans un sac de cuir sont détachés les uns des autres, mais numérotés soigneusement… Prends, chapelain… parcours rapidement et voyons s’il n’y a pas d’erreur possible : « Préface. » (Il lit.) « Voici mes convictions : je suis monothéiste et polygame. » (S’interrompant.) C’est un pédant !

LE CHAPELAIN, (lisant.)

« J’ai aimé le pâté de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain, le gaspacho national, la morue de Terre-Neuve bien gluante… »

NUNEZ.

C’est un imbécile !… Un simple tondeur de mules !

L’ÉCUYER, (lisant un autre feuillet.)

Quant aux femmes, j’ai trouvé toujours que celles que j’ai aimées sentaient bon… »

NUNEZ.

C’est un cynique !

LE CHAPELAIN, (lisant.)

« La senora de Nunez fraîche comme une grappe de jacinthe… »

NUNEZ, (vivement.)

Donne !… Il avait déjà discouru de mon déshonneur… (On amène Consuelito.) Arrive, toi ! Et sois confondue !… L’évidence… c’est que voilà bien Don Juan !

CONSUELITO.

Je le nie ! Et je le crie à la face de la nuit !… Mon bel amant vit quelque part !… Il vit… Il respire… il pense à moi… qui pense à lui !…

NUNEZ.

Et nieras-tu ceci ?… (Il lit.) «Une affreuse monstrillonne à la face de laquelle Dieu s’est complu à jeter une poignée de verrues m’apporte un billet laconique : « Don Juan, oui, je vous ai vu… et, depuis lors, je tremble, et je languis… Organisez un rendez-vous pour demain soir… J’expédierai mon mari. » Ah ! tu changes de couleur !… Jour pour jour, ce bandit écrivait les narrations précipitées de ses intrigues !… Vous êtes tous témoins que j’ai fait justice, mes amis !… Le hasard à étalé devant vous toute la trahison… Hélas ! je n’éprouve plus aucune pudeur devant vous… D’ailleurs, un vieil usage de nos pères voulait que l’épouse coupable fût chassée devant tous les serviteurs de la maison polluée…

LE CHAPELAIN.

Seigneur, elle s’évanouit !…

NUNEZ.

Soutenez-la !…

CONSUELITO.

Don Juan n’est plus ! Faites de moi ce que vous voudrez !…

(Elle s’affaisse.)
NUNEZ, (lui mettant le manuscrit sous le visage.)

Dommage que le manuscrit soit brusquement interrompu… Le plus beau n’a pas été écrit… Il n’aurait pas tardé à exhiber votre nudité…

L’ÉCUYER.

Sans doute portait-il l’écritoire toujours sur lui, car ils l’ont trouvé dans sa poche…

NUNEZ.

Donnez, donnez la plume… Pas d’encre !… Qu’elle soit trempée dans son sang !… Va, Pablo, j’ordonne !

CONSUELITO, (hurlante.)

Non ! Non ! Pas ça !

(Un serviteur exécute l’ordre, trempe la plume dans le sang, puis la tend à Nunez.)
NUNEZ.

Arrêté le 10 du mois d’août 1620… Et je signe… Duc de Nunez… Voulez-vous parapher avec l’encre vermeille de son sang ? (Lui-même, cette fois, il trempe la plume, la tend à Consuelito qui tombe comme une masse en criant : Assassins !) Emmenez-la… Portez-la dans sa chambre ! (Un soldat redresse Consuelito évanouie et l’emporte comme une chose.) Nous autres maintenant, faisons notre œuvre. (Il désigne le corps de Manuel sur la civière. La sonnerie d’un cor retentit au loin.) Qu’est ceci ?…

L’ÉCUYER.

Le bruit d’un cor, derrière le bois d’orangers, monseigneur !

NUNEZ.

À cette heure de nuit ?…

LE CHAPELAIN.

Et tout proche de nous. Il doit sans doute réclamer l’accès des grilles !…

UN VALET.

Sans doute quelqu’un qui aura été attiré par les cloches d’alarme…

NUNEZ.

Qu’on ouvre !

UN HOMME, (criant dans la nuit.)

Qu’on ouvre !

DES VOIX, (au loin.)

Qu’on ouvre !

NUNEZ.

Voyez de quoi il s’agit… À moins que le coupable ne soit venu avec sa garde !…

L’HOMME.

Monseigneur, nous distinguons trois chevaux… Deux cavaliers descendent…

NUNEZ, (s’adressant aux hommes sur la terrasse.)

Armez-vous toujours, mais ne tirez pas !

L’HOMME.

L’un reste à garder les chevaux, l’autre s’avance…

NUNEZ.

Laissez-le venir !… Pablo, donnez-moi mon chapeau que j’ai laissé tomber !… (Quelques secondes après, paraît Don Juan en haut de l’escalier de marbre. À Don Juan qui s’avance.) Halte ! (Don Juan s’arrête sur l’escalier.) Qui va là ?… Nommez-vous ou je fais tirer sur vous !



Scène IX


Les Mêmes, DON JUAN

DON JUAN.

Je suis Don Luis de Estrella, marquis de Arganda !

NUNEZ.

Avancez !… (Aux hommes.) Bas les armes ! Que voulez-vous, Monsieur ?

DON JUAN.

Un ami, un compagnon de jeunesse, m’avait prié de l’accompagner avec mon écuyer jusqu’au pied de ce château ; comme je ne le voyais pas revenir, des cris, des cloches, m’ont fait redouter quelque drame. Pardonnez, Monsieur, à un étranger de franchir la grille de cette demeure !

NUNEZ.

Un larron s’attaquait à mon honneur. J’ai fait justice !

(Il montre le cadavre.)
DON JUAN.

Don Juan ! (Il s’approche.) Ami ! pauvre ami ! (Au duc.) Le duc de Nunez, n’est-ce pas ?

NUNEZ.

Lui-même. Venez-vous me demander raison, vous qui guettiez sans doute à ma porte pour protéger la fuite du coupable ? Soit !… Complice ou non, vous êtes de sang noble. J’accepte. Dégainons !

(Il tire l’épée.)
DON JUAN.

L’épée au fourreau, duc ! Je ne viens pas vous demander raison. Je sais que votre honneur était en état de légitime défense. Je perds un camarade de jeunesse, mon désespoir est vif, mais je m’incline avec respect devant l’homme offensé qui a frappé et dont la loyauté n’est pas en cause.

NUNEZ.

Merci, monsieur, de ce témoignage. Alors, que venez-vous faire ?

DON JUAN.

Je viens réclamer le corps de mon ami !

NUNEZ.

Il m’est impossible de me rendre à ce vœu. Voulez-vous consulter le capitaine ? Je ne dois de compte à personne, ayant droit de haute et basse justice sur mon fief.

DON JUAN.

Je frémis ! Et la sépulture chrétienne ?

NUNEZ.

Il l’aura ; son corps ne sera pas jeté aux chiens ; il sera mis en bière, et enterré très chrétiennement. Connaissez-vous un parent de Don Juan de Manara auquel vous désirez que la dépouille soit remise ?

DON JUAN.

Don Juan n’avait plus de proches parents, mais son oncle, le marquis de San-Ibanez, à Séville, me paraît avoir qualité pour recevoir le funèbre dépôt.

NUNEZ.

Écrivez, chapelain.

(Le chapelain tire son écritoire.)
DON JUAN, (dictant.)

« Le marquis de San-Ibanez, à Madrid, rue Mayor. »

NUNEZ.

Ces choses seront faites exactement comme vous le désirez. Monsieur.

DON JUAN.

Il ne me reste plus qu’à vous demander l’autorisation de prendre les divers objets qu’il avait coutume de porter sur lui.

UN ÉCUYER.

Il y a une amulette, des boucles d’oreille et à la main une bague…

DON JUAN.

Une bague avec, sur le chaton, une inscription ?

NUNEZ, (lisant l’inscription de la bague qu’on lui passe.)

« L’amour… »

DON JUAN, (de mémoire.)

« C’est la guerre… »

NUNEZ, (après un petit rire triomphant et réprimé.)

Exactement ! Ces bijoux vont vous être remis.

DON JUAN.

Ce n’est pas tout… Mon ami avait également coutume de porter sur lui le manuscrit de ses mémoires, auquel il ajoutait quelques notes en cours de route, et…

NUNEZ, (l’interrompant, avec éclat.)

Pour cela, jamais !… Il est entre mes mains, on ne me l’arrachera pas pour un royaume ! D’ailleurs, je rends un service public en mettant la griffe sur ces papiers qui, d’abord, m’appartiennent de plein droit… Il y a là de quoi déshonorer vingt des plus nobles maisons d’Espagne !…

DON JUAN, (ironique.)

Qu’en savez-vous ? Les avez-vous déjà lus ?

NUNEZ.

Il m’a suffi de jeter un regard là-dessus pour apercevoir vingt, trente noms dont un, le mien, m’a fait rugir de colère. Et vous voudriez que je vous livre le récit de ma honte ? Tudieu, monsieur !… J’aimerais mieux en découdre avec vous que de me laisser ravir ce précieux mémorial.

DON JUAN.

Que prétendez-vous en faire ?

NUNEZ.

J’y pourvoirai.

DON JUAN.

Je puis, au nom de la famille et du droit, réclamer la restitution d’une propriété que…

NUNEZ.

Vous dites ? Une propriété ?… À Dieu ne plaise que je vive un jour sous un régime qui reconnaisse la propriété des lettres ! Ce serait une belle turpitude !… De deux choses l’une, ou vous vous approprieriez ces mémoires…

DON JUAN, (l’interrompant.)

Mon intention est de les remettre aux héritiers légitimes.

NUNEZ.

Et voilà, mort de ma vie, ce que je ne veux pas, moi !… Rompons, Monsieur !… D’autres soucis me réclament. Vous avez entendu, chapelain ? Jugez-vous que j’outrepasse mon droit ?

LE CHAPELAIN.

Monseigneur, nous connaissons l’homme que vous êtes, épris de justice avant tout. Les légistes actuels pourraient discourir à perte de vue. Vous protégez votre honneur et celui de nombreuses familles dignes de considération. Ce faisant vous avez mille fois raison. Mais pour ce qui est d’affirmer que le manuscrit vous appartient par droit de conquête…

NUNEZ, (brusquement.)

Il suffit ! N’allez pas plus loin, chapelain !… Soit ! Ceci n’appartient pas plus à Monsieur qu’à moi-même et n’appartient qu’à un seul… au mort !… Eh bien, que le mort le garde !… J’y consens.

DON JUAN.

Comment l’entendez-vous ?

NUNEZ.

Que ces feuillets soient remis à la place même où ils ont été trouvés ! Qu’ils soient enterrés avec celui qui les écrivit. Et que ce qui est au mort s’en aille à l’oubli !… Voilà ce que j’accorde ! Ai-je lieu de croire que vous serez satisfait ?… Vous ne répondez pas ?… J’aime à croire que vous ne doutez pas, en tout cas, de la parole d’un Nunez ?… D’ailleurs ces feuillets étaient revêtus d’un sac de cuir. Ils vont être remis dans leur gaine… et scellés devant vous. Je ne les lirai même pas. Ainsi je ne ramasse ni ne détruis. (Il appelle.) Mon sceau et la cire… (Le chapelain tend le sceau.) Appréciez, Monsieur, comme il convient, la valeur hautaine de ce geste… Je suis certain que, lorsque nous aurons juré l’un et l’autre l’inviolabilité de cette tombe, chrétienne malgré tout, pas un de nous deux n’osera faillir à son serment ! Si vous êtes sincère, et je le crois, vous ne pourrez que vous réjouir de cet arrêt.

LE CHAPELAIN, (s’inclinant.)

Juste, seigneur ! et noble comme un jugement antique !

NUNEZ, (approchant la cire de la flamme d’une torche.)

Vous ne dites mot, marquis de Estrella ? J’attends votre décision avec tranquillité.

(Silence.)
DON JUAN.

C’est juré. (Nunez appose le sceau.) Avancez la civière, placez une couverture sur la tête… Je veux lui dire le suprême adieu et prononcer l’oraison. (Les hommes obéissent. On avance la civière. La lune est plus radieuse encore et la nuit prodigue ses souffles musicaux.) Mon pauvre ami, tombé par le caprice insensé du hasard, dans cette belle nuit que tu as payée d’une éternité… mon pauvre ami, garde ces feuillets sur la poitrine qui les avait reçus. Ils te sont dus, ils t’appartiennent… Que les histoires d’amour naïves, méchantes ou folles qui contiennent la vie de Don Juan descendent au tombeau avec celui qui porte tout le poids et tout le châtiment de ce nom… Qu’elles soient légères à ta poitrine, chère ombre !… Que tout cela retourne en poussière !… Nous ne te ravirons jamais ces témoignages des folies envolées et des heures flétries… Nous, nous irons, sans nous occuper des morts et de ce que nous leur accordons, vers plus de vie et plus de joie… car la joie est chose belle !… Repose parmi la cendre des baisers, des billets doux, qu’un être dont tu as porté auprès des femmes le nom et le visage avait suscités le long de sa route !… Garde !… Je fais le serment de te laisser pour l’éternité ces feuilles desséchées… Chapelain, vous aviez placé trop vite le crucifix sur la poitrine… Ce n’est pas ceci qui doit y être placé (Il enlève le crucifix.) mais ceci… Et le dépôt sera plus conforme à la piété de celui qui vécut d’amour, une rose à son chapeau !

(Il place le manuscrit sur la poitrine de Manuel, puis il se penche, soulève la couverture et baise le front du mort.)
NUNEZ.

Qu’on porte le corps à la chapelle !

(Les hommes prennent la civière. Le cortège se forme et disparaît, civière en tête.)
DON JUAN, (sur l’escalier.)

Adieu, duc… Et, au nom de Don Juan… merci !…


RIDEAU

ACTE DEUXIÈME

La cathédrale de Séville, dans les bas-côtés. Un immense pilier presque au centre, ceinturé de statuettes dorées, de cierges. Au fond, de biais, la nef, le chœur, derrière, des grilles d’or aux larges portes. Sur la scène, à gauche, un confessionnal ; à droite, une chapelle. Des gens circulent. Chants liturgiques, les grandes orgues jouent. Des draperies noires, dans les voûtes, retombent sur les côtés de la scène. Les personnages viendront de toutes les issues de la cathédrale, du premier plan, du fond, des côtés. Vapeurs d’encens. Rayonnements de vitraux.



Scène PREMIÈRE


(Une foule bariolée pénètre dans la cathédrale. Les uns se signent et prennent de l’eau bénite, d’autres pénètrent directement dans le chœur.)
UN HOMME, (se détachant de la foule.)

Pourriez-vous me dire, Monsieur, quelle est la personne que l’on enterre aujourd’hui ?

UNE DES DEUX PERSONNES INTERPELLÉES.

Le seigneur Don Juan de Manara.

L’HOMME.

Merci, Monsieur.

(Il passe. Celui qui vient de lui répondre dégrafe légèrement son manteau. Son camarade fait de même. Ce sont Don Juan et Alonso.)
UN AUTRE HOMME.

Pourquoi les orgues jouent-elles ? Le corps n’est pas encore arrivé.

UN AUTRE.

Mais on l’a déposé devant la porte… et voici le prêtre qui va le chercher.

(Dans le chœur, on voit passer le prêtre et les assistants.)


Scène II


DON JUAN, ALONSO

ALONSO.

Nous y voici !

DON JUAN.

Je suis ému. Quelle impression formidable que celle d’assister à ses propres obsèques !… Il me semble que je donne une grande fête dans un palais épiscopal et que je me glisse parmi mes invités !… C’est une sensation un peu écrasante.

ALONSO.

En tout cas, c’est une sensation rare… Savoure-la et avançons. Je crois que nous pouvons avancer, maintenant.

DON JUAN.

Pas si vite, Alonso… pas si vite… J’aime mieux voir mes invités de dos que de face. Je me sens tout à coup intimidé… J’ai un peu l’appréhension des visages… Quel superbe enterrement !… Ces orgues magnifiques, ce choral dans la nef !…. À la porte, il y avait des monceaux de fleurs… As-tu remarqué la lyre en violettes blanches ?

ALONSO.

Trois mètres de haut !

DON JUAN.

Qui a pu envoyer cette coûteuse horreur ?… Somme toute, succès de public… J’ai amené beaucoup de monde.

(La joule se presse et entre de droite et de gauche.)
ALONSO.

Il en vient encore… Une société mêlée, crapuleuse et mirifique, à laquelle on peut toujours évaluer le degré de popularité du mort.

DON JUAN.

Oui, oui, c’est assez réussi… Ils sont bien gentils d’être venus… mais je voudrais que ce fût par sympathie…

ALONSO.

Voilà que tu es jaloux de ta renommée !

DON JUAN.

La sainte église a été un peu chiche d’ornements… Ne trouves-tu pas ?…

ALONSO.

Les prêtres n’ont pourtant pas économisé les draperies.

DON JUAN.

L’écusson des Manara pend à la voûte comme une vieille nèfle vide.

ALONSO.

Mais tu ignores le prix qu’on a payé les obsèques.

DON JUAN.

C’est juste… Comme je ne laisse strictement que des dettes, mon oncle a, somme toute, très bien fait les choses… Et, de mon vivant, il ne m’eût pas consacré dix douros !… L’essentiel, pour mon amour-propre, c’est que l’assistance ait été nombreuse. Elle l’est !…

ALONSO.

Et fort élégante, ma foi !…

DON JUAN.

De jolies robes, ce qui ne gâte rien !… Il y a même l’indication d’une mode nouvelle pour le printemps prochain dans la façon dont cette dame a ajusté ses paniers.

ALONSO.

Restons ici derrière le pilier… nous verrons sans être vus…

(Passent les porteurs d’une grande couronne de roses.)
DON JUAN.

Ah ! voilà pour décorer le catafalque. (Il s’avance.) Je veux voir l’inscription de l’amante éplorée… De qui est-ce ? Ah ! ah !… de qui ? (Il lit.) Société d’escrime !…

ALONSO.

Euh !…

DON JUAN.

Et mal cravatée ! (Il rectifie le nœud de ruban de la couronne. Les porteurs passent. À des enfants de chœur qui font du bruit et qui regardent la couronne.) Silence donc, garnements !… Ce n’est pas un chien qu’on enterre ! Les enfants ne respectent rien !

ALONSO.

Même la gloire !

(Marche funèbre. Le corps entre. Cortège dans la nef. Le cercueil est porté par des pénitents en cagoule rouge. On le voit passer au fond. Le cercueil est orné de cierges. La foule s’incline.)
DON JUAN.

Ah ! me voilà !… La petite boîte noire, osseuse et maigrelette, avec ses chandelles étagées !… Hélas ! que je voudrais qu’elle fût vide, Alonso !… Pauvre diable !… Je suis peiné… Quelle malchance que la sienne !… Je veux prier pour lui, sincèrement.

ALONSO.

Tout à l’heure… tu as bien le temps… Profite de cet instant que tu as volé aux dieux pour t’attendrir sur toi-même. Attention… on nous dévisage !

(La foule continue de pénétrer.)
DON JUAN.

Malheureux Manuel… qui dort là, avec, en guise de compensation, sous ses bras croisés, le roman d’une vie qui ne fut pas la sienne !

ALONSO.

Regrettes-tu ces mémoires ?

DON JUAN.

Non ! Ils sont une obole à Caron que j’ai été enchanté de payer, et j’ai un tel mépris de la littérature ! (Gaiement.) C’est égal, je pense à l’éclat de rire ou à la déception de tous ces gentilshommes ci-rassemblés, lorsque dans une quinzaine de jours ils apprendront que j’assistais en personne à mes propres obsèques. J’éprouve même l’envie puérile de m’élancer et de leur crier en pleine église : « Ce n’est pas moi que vous pleurez ! Voici Don Juan en chair et en os ! »

ALONSO.

Hé là !

DON JUAN.

Rassure-toi. Ne me tire pas par la manche : je saurai résister à cet effet facile… Sur ce, il est temps que je dévisage un peu tous mes invités… Voyons, qui est venu… qui n’est pas venu à l’enterrement de ce jeune et joli garçon ?

(Il monte sur le tréteau que les porteurs ont laissé là quand ils ont porté la couronne dans le chœur.)
ALONSO.

Et quelles sont celles qui te gardent un souvenir reconnaissant, n’est-ce pas ?… celles qui feraient encore les yeux doux à ton cercueil ?…

DON JUAN.

L’amitié et la haine des hommes ne me déplaisent pas non plus… La haine et l’amitié ont toujours été mes chevaux favoris ! (Il inspecte.) Celui-ci n’est pas connu de moi !… Pas connu !… Encore pas connu !… Ils veulent tous avoir assisté à un enterrement de qualité… (Il descend du tréteau vivement et regarde entrer de la gauche des personnages chamarrés avec leur suite.) Un ministre !… Un grand chancelier !…

ALONSO.

Le docteur Sangrado ! Le navigateur Santaremo !

DON JUAN.

Un procureur du roi !… Eh bien, qui donc disait que j’étais si mal avec la loi ?… Pascual… Bonjour, cher !… Lina… Bonjour, petite !… Elle est charmante !

ALONSO.

Gentille tout au moins.

DON JUAN.

Je ne t’ai pas eue, mais je t’aurai !… Nous aurons fait meilleure connaissance à mon enterrement !… Un Turc !… Qu’est-ce qu’il fait là ?

ALONSO.

Dieu seul le sait !…

DON JUAN.

D’ici je vois mieux… Oh !… Celui-là… celui-là… ici !… Bandit… chien… vil dromadaire !…

ALONSO.

Ah ! le Kyrie !…

(On chante le Kyrie. Don Juan s’interrompt. Les têtes s’inclinent. Il attend que le Kyrie soit terminé.)
DON JUAN, (retrouvant sa fureur rouge.)

Don Enrique !… Tu te rappelles ?

ALONSO.

Ce misérable ! ce…

DON JUAN.

Don Enrique, mon rival, auprès de Léonore !… On dirait qu’il ricane… Imbécile, tu me paieras ta grimace de triomphe… Tous les crimes ont leur tarif, tu verras !

ALONSO, (le calmant.)

Mais ne comptent plus pour toi, maintenant !… Réfléchis !

DON JUAN.

Tu as raison… Poussière !… Passons !… (Il s’agrippe au pilier.) Tiens !… Monsieur Dimanche !… Ah ! que c’est gentil de sa part !… Je lui dois tant d’argent !… Vraiment, de notre vivant, nous méconnaissons nos amis, et même nos créanciers !… Brave Monsieur Dimanche !

ALONSO.

Ton tailleur ?

DON JUAN, (signe de la main.)

Je te donnerai un acompte !…

ALONSO.

Pas si vite, prodigue !

DON JUAN.

Le plus tard possible… Un mari cocufié, dûment cocufié… Mon cher, comme il respire ! On dirait une carpe béate !… La petite Inès de San Lucar, à droite Félicia, à gauche Florimonde, Ismène, Teresina !

ALONSO.

Toutes, toutes !

DON JUAN.

Toutes !… Bonjour, mes billets doux !

ALONSO, (montrant une femme qui passe.)

Et celle-là… Glorinda…

DON JUAN, (fronçant les sourcils.)

Tais-toi !… Les femmes froides sont des sottes.

ALONSO.

Attention ! Tu connais fort bien celui-ci… !

DON JUAN, (descend un pilier.)

Si je le connais !… L’ami fielleux, hypocrite et sentimental, l’ami qui m’a toujours tendu la main et nui par derrière, qui m’a brouillé avec mes maîtresses et tendrement consolé après. Son sang charrie tant de bile qu’elle colore de vert les derniers poils de sa barbe chenue !… Si je le connais !… Regarde, il rase les grilles et les piliers, car je suis mort fâché avec lui ! Il note sur son calepin les personnalités marquantes pour les nommer dans ses chroniques. Ne dirait-on pas vraiment d’un Christ qui aurait trahi Judas ? Parle-lui !




Scène III


ALONSO, BARBADILLO

ALONSO, (s’approchant de l’être obscur qui rase les grilles, son calepin à la main.)

Seigneur Barbadillo, vous ne me reconnaissez pas ?… Alonso ! Un ami de ce pauvre Don Juan.

BARBADILLO.

Parfaitement, je vous reconnais.

ALONSO.

Ah ! quelle fin lamentable !

BARBADILLO.

C’est le mot ! La-men-ta-ble.

ALONSO.

Assassiné par un mécréant !

BARBADILLO.

Comment, vous ignorez ?… Vous n’êtes pas au courant ?… Légende, l’assassinat !… Le pauvre est mort de… (Gêné par le dos que lui présente Don Juan.) Mais bien entre nous ?

ALONSO.

Oui, entre nous… Mort de quoi ?

BARBADILLO.

Des coliques du miserere

ALONSO.

Ah ! bah !

BARBADILLO.

Des coliques du miserere… dans une auberge

où il était de passage et où l’apothicaire le soignait au verjus.

DON JUAN, (furieux, à part.)

Des coliques !… Moi !… Moi !…

BARBADILLO.

Entre nous, n’est-ce pas ?…

ALONSO.

Comptez sur ma discrétion… Je ne partagerais pas ce bol de verjus avec qui que ce soit au monde !…

(Barbadillo passe.)


Scène IV


DON JUAN, ALONSO

DON JUAN.

Tu l’as entendu !… Mort de coliques ! Moi !… Ah ! le rabaisseur des légendes !… le m…

ALONSO, (lui touchant le bras.)

Silence !

DON JUAN.

Quoi ?… On se lève… On s’en va déjà ?… Ah ! non, par exemple ! J’en veux… pour mon argent !

ALONSO.

C’est l’élévation… Agenouille-toi donc.

(Don Juan hésite, puis reste debout. Il contemple un instant la foule agenouillée pendant qu’on entend la sonnette de l’office et que les chants et les orgues se sont tus.)
DON JUAN.

Mais il n’y a pas que les visages menteurs, les masques d’amour, les valets de gloire !… Dans cette église consacrée à ma mémoire aujourd’hui, j’ai besoin de croire à quelque chose… fût-ce à moi-même… Oui, de cette foule agenouillée monte un élan vers mon souvenir ! Je crois aux tendresses distribuées, aux mains tendues, aux cœurs donnés ! De ce côté, mon vieux Gomès de Pèna… Comme il pleure, cela fait peine à voir !… (Il pousse une exclamation horrifiée.) Oh ! Elvire !… Elvire… regarde-la !… Elle bâille !… Horreur !… Elle bâille !…

ALONSO.

À qui se fier !

DON JUAN.

Elvire !… L’amour des amours !… Ô ingratitude !… Ô carogne !

ALONSO.

Ne parjure pas, Don Juan, comme un écolier de Salamanque devant la première infidélité de la fruitière du coin !… Je te l’ai entendu dire : la femme n’est appréciable qu’au pluriel…

DON JUAN.

Elvire ! Elvire !

ALONSO.

Un mot de plus et tu l’aimerais encore…

(Sonnettes. Les assistants se lèvent.)
DON JUAN.

À la bonne heure !… Ceci est mieux !

ALONSO.

Quel soleil a ramené le sourire sur tes lèvres ?

DON JUAN.

Isabelle !… Ce n’est qu’Isabelle, mais cela rassure… Bonne Isabelle !… Brave Isabelle ! (Tendrement.) Comme elle a vieilli !… Cependant, je lui pardonne son teint légèrement couperosé en raison de cette petite visite encore adultère… Dix ans, mon cher… non, neuf… non, dix, parfaitement… que nous habitâmes six jours dans le même lit… sans compter le dimanche, bien entendu !

ALONSO.

Tu vois que toutes les femmes ne sont pas également ingrates et qu’il en est de vertueuses !

DON JUAN.

Elle ne pleure pas…

ALONSO.

Oh ! les larmes sont des manifestations inférieures !

DON JUAN.

Mais ses yeux brillent d’une certaine flamme vive et joyeuse que j’apprécie… Et puis, enfin, c’est bien honnête à elle, après un silence de dix ans, d’être venue donner ce petit signe de vie à un mort !… Ah ! elle n’attend pas la fin de l’office !…

ALONSO.

Elle est peut-être pressée !

DON JUAN.

Ses enfants sont à la maison !… C’est une si bonne mère !…

ALONSO.

Elle fait une discrète sortie par le bas-côté.

DON JUAN.

Elle va me frôler presque… Dieu ! que je voudrais lui parler ! Que je voudrais !…

ALONSO.

Ce serait folie pure.

DON JUAN.

Toi parle-lui de moi. J’entendrai ce qu’elle répondra…

(Isabelle franchit la grille, en dérangeant les assistants. Don Juan s’accoude au pilier, de dos à elle.)


Scène V


DON JUAN, ALONSO, ISABELLE

ALONSO, (l’abordant à voix basse et respectueuse.)

Senora ?

ISABELLE.

Plaît-il ?

ALONSO.

Vous ne me connaissez pas… J’étais un ami intime de l’illustrissime Don Juan…

ISABELLE.

Laissez-moi passer, Monsieur…

ALONSO.

Mon salut est très honnête, Madame… Excusez-moi… Votre peine a attiré mon attention… Ne croyez qu’à un élan sincère vers le souvenir attristé que vous avez gardé de mon plus cher ami… Je ne sais quoi dans votre grâce douloureuse me fait deviner qu’un jour vous l’avez peut-être aimé… Eh ! bien, si vous éprouvez quelque secret désir que vous ne puissiez exaucer vous-même… je ne sais lequel… le don d’un objet que vous voudriez posséder, la remise d’une lettre à rechercher… que sais-je ?… je vous prie de compter sur mon dévouement.

ISABELLE, (après une hésitation.)

Merci. Votre voix est sincère. Pourquoi ne vous croirais-je pas ?… Mais Don Juan est mort !… Il était de ceux qui ne laissent pas de reliques, car il n’y avait qu’eux-mêmes de chérissables… et ce que nous pleurons, moi et quelques autres sans doute, c’est un corps que plus rien ne pourrait ranimer…

DON JUAN, (à part.)

Comme elle s’exprime avec délicatesse !… Je suis flatté…

ALONSO.

Pourtant le souvenir ranime, dit-on ?

ISABELLE.

Le souvenir ?… Quelle monnaie de pauvre !… On ne peut rien faire avec l’imagination.

DON JUAN.

Hé ! hé ! Ingrate !…

(Don Juan, de loin, fait signe à Alonso qu’il veut parler à la femme. Colloque muet entre Don Juan et Alonso : « Non !… Non !… Si !… Si !… »)
ALONSO, (à Isabelle.)

L’imagination !… Elle recrée tout, au contraire… Tenez, par exemple, j’ai pour camarade quelqu’un qui ressemble étonnamment à Don Juan !… Le hasard a de ces bizarreries. Je suis sûr que si vous le dévisagiez, par un effort de l’imagination, vous croiriez voir Don Juan lui-même.

ISABELLE.

Don Juan était inimitable… même par la nature qui ne recopie pas ses chefs-d’œuvre…

DON JUAN, (à part.)

Quelle intelligence !

ALONSO.

Qui sait !… Tenez… regardez… ne serait-ce que par curiosité !

ISABELLE.

Où ?

ALONSO.

Devant vous ?

ISABELLE.

Celui-là ?… Mais il n’a aucun rapport, Monsieur !

ALONSO.

Quoi ?…

ISABELLE.

Aucun !… Quelle pauvre copie !… Don Juan avait une bouche délicieuse… Et ses yeux Monsieur !… Rappelez-vous ses yeux, arcs de triomphe au coucher du soleil !… Vous me présentez la simple caricature d’un demi-dieu !… Votre ami ressemble à Don Juan comme le vinaigre ressemble au vin !…

ALONSO, (à voix basse.)

Combien y a-t-il de temps que vous n’aviez revu… cet inestimable seigneur ?

ISABELLE.

Je ne sais plus ! Un jour, ou dix ans !

(Nouvel échange de gestes entre Don Juan et Alonso, plus accentué.)
ALONSO.

Tentez encore une autre expérience… Vous avez peut-être mal vu. Il vous fixe… Ne trouvez-vous pas que le regard… ce regard dominateur a quelque rapport… ce…

(Il s’arrête. Don Juan et Isabelle se regardent. Un rayon de soleil pourpre vient de frapper le visage de Don Juan. Silence. Puis Isabelle baisse les yeux et, se tournant vers Alonso.)
ISABELLE.

Aucun. Je n’ai pas frissonné !… Encore une fois, tout est fini. Rien ne survit !… Adieu, Monsieur. Et merci, malgré tout, de votre complaisance.

(Elle s’en va, et sa grande robe à paniers, en passant, fait frissonner les draperies noires. Alonso salue.)


Scène VI


DON JUAN, ALONSO

DON JUAN.

Elle ne m’a pas reconnu !…

ALONSO.

Curieux effet d’une imagination dont elle niait le pouvoir !

DON JUAN.

Non, non !… Elle ne m’a pas reconnu… C’est extrêmement désobligeant…

ALONSO.

Comprends donc !

DON JUAN.

À moins qu’on fasse vraiment beaucoup d’honneur à l’amour en disant qu’il est aveugle, alors qu’il est simplement idiot !…

ALONSO.

Mais…

DON JUAN.

À moins encore, c’est possible, cela… que dix ans m’aient à ce point changé !…

ALONSO.

Mais, pour Dieu, comprends, mon ami ! Ce qu’elle aimait, ce n’était point toi-même… c’était l’image qu’elle s’en était composée, et que le souvenir a peut-être déformée…

DON JUAN.

N’empêche que, dix ans plus tôt, elle n’aurait pas eu de doute et se serait précipitée dans mes bras !… Mon ami, je me rincerais bien dans ce bénitier si je savais qu’on y eût versé une cuvette d’eau de Jouvence !…

ALONSO.

Et je partagerais l’ablution avec toi !

DON JUAN.

Qu’est ceci ? (Une femme accourt, s’effondre contre le pilier, sans oser aller plus avant.) Quelle est cette Marie-Madeleine ?… Cette douleur… ces sanglots ?… Est-ce pour moi ?… Elle est tellement tassée, prosternée, que je ne puis distinguer la figure.

ALONSO.

Elle se lève… elle chancelle et retombe…

DON JUAN.

Elle tend désespérément les bras vers le cercueil.



Scène VII


Les Mêmes, LA FEMME INCONNUE

DON JUAN.

Je ne la connais pas le moins du monde… Et à moins que je ne l’aie rencontrée, aimée, possédée et quittée dans l’obscurité totale… ce qui n’est d’ailleurs pas impossible…

ALONSO.

En cherchant bien ?

DON JUAN, (tournant autour d’elle.)

En vain interrogerai-je la plus lointaine adolescence…

ALONSO.

Alors ?

DON JUAN.

Je n’ai jamais rencontré cette femme sur la terre !…

ALONSO.

Elle est tellement plongée dans sa douleur qu’elle ne nous voit même pas tourner autour d’elle… Pour pleurer ainsi, comme elle a dû t’aimer !

DON JUAN.

Ce n’est pas une raison… Ce sont parfois nos plus petites peines qui font couler nos plus grandes larmes ! Oh ! je voudrais entendre les mots que sa bouche ne prononce pas ! Pauvre amour inconnu que j’ai inspiré peut-être… tout seul… dans ce coin d’église, que tu m’émeus !… (Il se penche. — D’une voix mystérieuse.) Vous l’avez bien aimé ?

LA FEMME, (tressaille. C’est une humble femme, au visage pourtant fardé, la robe couverte de poussière.)

Qui parle ?

DON JUAN.

Vous l’avez bien aimé, celui que vous pleurez ?

LA FEMME, (éclatant en larmes.)

Oh ! Oui !

DON JUAN.

Étiez-vous sa maîtresse ?

LA FEMME.

Il ne me connaissait pas… Il m’aurait dédaignée… Pourquoi m’aurait-il ramassée, lui, si grand, si beau, si célèbre !… Je ne suis, Monsieur, qu’une humble femme, une fille des bas quartiers de la ville… Pourquoi m’aurait-il honorée d’un regard ?

DON JUAN.

Vous l’aimiez depuis quand ? Pardonnez ma curiosité… Sans doute l’approchiez-vous souvent ?

LA FEMME.

Lui ?… Je ne l’ai vu qu’une fois dans ma vie !… C’était dans une fête !… Qu’il était beau !… Il marchait triomphant, souple, admiré… Depuis, j’ai toujours pensé à lui !… Jamais son image ne m’a quitté !… Dans toutes mes actions bonnes, mauvaises ou infortunées, il me consolait… Alors, jugez de mon chagrin quand j’ai appris sa… sa… mort… J’ai fait dix lieues pour venir ici… Dieu soit loué, je suis arrivée à temps !…

DON JUAN.

Vous l’avez rencontré dans une fête, dites-vous ? Il y a longtemps de cela ?

LA FEMME.

Il y a quinze ans !

DON JUAN, (tressaillant.)

Quinze ans !… Et depuis ce temps vous avez toujours pensé à lui ?… Vous prétendez n’avoir jamais oublié son visage ?

LA FEMME.

Jamais !

(Don Juan s’avance et se découvre tout à coup.)
LA FEMME, (sans hésiter.)

Don… Don… Juan…

(Elle chancelle et tombe à terre évanouie.)
DON JUAN.

Relève-la !

LA FEMME, (dans un souffle.)

Don Juan !…

DON JUAN.

Celle-là m’a reconnu !… Et elle ne m’avait vu qu’une fois !… (À la femme.) Pas un mot !… Gardez ce mystère pour vous !… Allez-vous-en… Demain à 7 heures du soir, trouvez-vous à l’angle du palais Antonio… À demain…

(Elle sort à reculons mi-évanouie, mi-extasiée, soutenue un instant par Alonso.)


Scène VIII


DON JUAN, ALONSO, puis LA RELIGIEUSE

DON JUAN.

Elle me savait mort, et elle n’a pourtant pas hésité une seconde à me reconnaître, après quinze ans !… Mets la main là, et vois comme mon cœur bat !… Quelle heure enivrante que celle que je vis en ce moment, mon cher !… Ah ! réeffeuiller d’un coup tous les pétales de la marguerite !… Alonso, voilà qui est encore mieux !… Cette religieuse !

ALONSO.

Cette nonne à la croix rouge de Calatrava sur la poitrine…

DON JUAN.

Cette nonne qui arrive par le chemin de la chapelle en se dissimulant.

(Musique. Chœurs.)
ALONSO.

Imaginerais-tu qu’elle vient pour toi ?

DON JUAN.

La marquesa d’Amaragui qui entra au couvent quand je l’eus abandonnée…

ALONSO.

On dirait une statue de cire ou un cygne blessé…

DON JUAN.

Elle a quitté l’ombre du cloître, elle s’est glissée par la galerie qui communique avec l’église afin de venir me dire adieu !… Comme tu es devenue pâle, mon beau lys !… Elle hésite !… Elle lutte contre l’attirance !…

LA RELIGIEUSE, (est apparue sur le seuil de la chapelle. Elle s’avance. Elle voudrait parvenir jusqu’à la grille de la nef. Mais, en passant devant le pilier, elle s’arrête. La statue de la Madone vient de lui barrer le passage.)

Pardon, pardon… pardon !

DON JUAN.

On entendrait son cœur crier !… Pauvre, pauvre femme !

LA RELIGIEUSE.

Madone… laisse-moi passer !… Je veux voir de loin la bière où sa forme adorée repose… Laisse-moi lui dire adieu… Après, je retournerai au cloître et n’en sortirai plus qu’à la fin de mes jours… Madone, aie pitié de la pécheresse !…

(Elle met un genou en terre.)
DON JUAN, (derrière elle, le manteau levé devant le visage.)

Souviens-toi de tes amours au fond de la barque, près du jardin des Carmines… Souviens-toi de la rue Yménez.

LA RELIGIEUSE.

Ah ! cette voix impitoyable !… La voix que j’entends depuis des années, toutes les nuits !… Cette voix qui me poursuit, Madone, arrache-la de mes oreilles…

(Elle secoue lourdement la tête et ses voiles blancs frissonnent.)
DON JUAN.

Souviens-toi du lit aux rideaux cramoisis où, toute nue, tu te roulais dans les bras de Don Juan.

LA RELIGIEUSE.

C’est Satan qui siffle sa démence sur ma tête !… Madone, tu m’as rendue folle !… Oh !… pourtant, je voudrais jeter un dernier regard vers là-bas…

(Le torse maigre s’étire vers la nef.)
DON JUAN.

Eh bien, regarde, Béatrix !…

(Il rejette le manteau et se place devant ses yeux.)
LA RELIGIEUSE, (dans un cri d’horreur sacrée.)

Seigneur… protégez-moi, Seigneur !…

(Titubant, hagarde, elle cherche du regard et de la main un endroit où se terrer, pour échapper à l’hallucination. Elle aperçoit le confessionnal et vient s’y écrouler.)
DON JUAN.

Comme la colombe cherche l’ombre du colombier, elle s’est réfugiée dans la niche du confessionnal !… Peine perdue !… Fût-ce une minute Don Juan te parlera bouche à bouche !

ALONSO, (souriant.)

Sacrilège !… Hérétique, oseras-tu ce sacrilège !

DON JUAN.

Pauvre colombe assoiffée, qu’elle aspire au moins la perle d’eau d’un baiser… pour qu’elle puisse reprendre, après, son vol vers le cloître !… Et toi, pendant ce temps bon veilleur, chantonne-nous l’air de ma sérénade favorite… Qu’elle l’entende encore une fois vibrer à ses oreilles. Elle l’aimait tant !

(Il entre dans le confessionnal, en tirant le voile noir. Et Alonso racle l’air fondamental sur son épée, comme sur une guitare, — mi-badin et mi-railleur. Quelques secondes. La religieuse, chancelante, sort à reculons du confessionnal.)
LA RELIGIEUSE, (plus pâle que les murs.)

Là !… Là !…

(Elle désigne le confessionnal d’un doigt tremblant et les prunelles dilatées par l’épouvante.)
ALONSO.

Qu’avez-vous, ma sœur ?…

LA RELIGIEUSE.

Ne m’approchez pas, Monsieur !… Je suis possédée !… Il faut me mener à l’exorciseur !… J’ai des visions abominables !… Là… dans ce confessionnal !… Je suis devenue folle !… Qu’on me jette de l’eau bénite sur le front, par pitié !…

(Mais voici qu’elle demeure tout à coup immobile, figée sur place. Don Juan a poussé la porte du confessionnal.)
DON JUAN.

Non, Beatrix !… Tu ne fuiras pas la vision !… Je t’apparais par ordre divin, pour te dire ceci : malgré le sacrilège dans la maison de Dieu, si tu m’as aimé d’un amour plus fort que la mort, je t’ordonne de baiser mon visage… et de faire le sacrifice de ta vie éternelle !… Ose !…

(Il tend les bras. Lentement, le grand lys se courbe et s’abat sur la bouche de Don Juan. Puis, dans un effort suprême, la femme s’arrache au baiser maudit et s’enfuit par la chapelle, le visage enfoncé dans les voiles.)
LA RELIGIEUSE, (au loin.)

Je suis damnée !… Je suis damnée !…

DON JUAN, (sur les marches de la chapelle.)

Non, pas damnée, victorieuse !… Je te réponds du pardon de Dieu, ou Dieu ne saurait pas alors ce que c’est que l’amour et la noblesse du souvenir… le souvenir qui pousse à côté de l’oubli comme la rose au milieu des chardons ! Évohé !… (Il se retourne, triomphant et gai. Il aperçoit Alonso dans le fond, près de la grille, qui, voyant des femmes survenir, dans les bas-côtés, s’est précipité pour leur masquer le baiser sacrilège.) Eh bien, Alonso, que fais-tu avec ces belles filles ?…

ALONSO, (du fond.)

J’ai détourné ma face du blasphème, mon cher, et je suis tombé sur ces mignonnes qu’on ne veut pas laisser pénétrer dans le chœur…

(De fait, un bedeau s’oppose énergiquement à ce que les femmes désignées franchissent les grilles. Ce sont des filles de la rue pimpantes et babillantes.)



Scène IX


Les Mêmes, LE BEDEAU, LES FILLES DU PEUPLE

LE BEDEAU.

Allez-vous-en !… allez-vous-en !… Ce n’est pas ici votre place !…

ALONSO.

Ô injustice humaine !

LE BEDEAU.

Qu’elles restent dans les bas-côtés !

DON JUAN.

Mes belles ! C’est une indignité !…

UNE FILLE.

Croyez-vous, Monsieur !…

UNE AUTRE.

Il paraît que les filles du peuple ne sont pas dignes d’assister à un aussi bel enterrement.

UNE AUTRE FILLE.

Nous venions voir les obsèques du célèbre Don Juan !

DON JUAN.

Et l’on vous chasse !… Je proteste… L’hommage des belles filles de Séville lui eût été sensible, à ce grand sacripant, N’oubliez pas, au moins, d’aller jeter des fleurs sur sa tombe !…

UNE FILLE.

Vous le connaissiez ?

DON JUAN.

Depuis sa naissance… N’est-ce pas, Alonso ?

ALONSO.

Il sait par cœur toutes ses aventures !…

DON JUAN.

Toutes, même celles dont il se vantait et qui n’étaient pas authentiques ! Si je te les racontais, ma belle, je te ferais rougir jusqu’à la ceinture…

LA FILLE.

Alors, c’était vraiment un… un…

DON JUAN, (riant.)

Certes !… Tu as trouvé le mot juste, mon enfant !…

UNE AUTRE.

Est-il vrai qu’il était si beau, si beau que ça ?…

DON JUAN.

Plus encore !

ALONSO.

Vingt fois plus beau que lui !

UNE FILLE.

Naturellement.

UNE AUTRE.

Vous deviez être fier de son amitié ?…

DON JUAN.

Il y a des jours où j’étais assez content de ce gaillard-là !… Mais il me portait ombrage.

UNE FILLE, (avec un grand soupir.)

Ah ! comme je le regrette !…

DON JUAN, (lui prenant la taille.)

Le joli cri que tu viens de pousser là, petite !… Oui… regretter ce qu’on ne connaît pas… c’est le plus bel amour !…

UNE AUTRE FILLE.

La mort d’un être comme lui nous fait toutes un peu veuves…

DON JUAN.

Oh ! mes belles !… Détachez les fleurs de vos cheveux… je les lui porterai de votre part… Donnez, donnez, mignonnes !

UNE FILLE, (détachant doucement les fleurs de ses cheveux.)

Au seigneur Don Juan que nous aimions bien !

DON JUAN.

Merci… Et soyez sûres qu’il les respirera avec joie, avec délice, car il n’aima ici-bas que la beauté et que la grâce… Sa narine sera réjouie de l’odeur de la fleur et de celle des cheveux ! Nulle couronne funéraire n’est plus digne de lui que ces œillets populaires donnés par les femmes de Séville !…

(Le bedeau s’avance, au bruit des rires étouffés, menaçant. Elles se dispersent.)
DON JUAN.

Pour lui !…

(Elle jette une dernière fleur que Don Juan reçoit dans son chapeau.)
DON JUAN.

Vivat !… Quel enterrement frais et joyeux !… Bah ! il faut bien que la bonne humeur renaisse et que ma mémoire devienne plus légère aux assistants !… (Le Requiem s’élève, sombre dans la cathédrale.) Le Requiem !… le goupillon… Ceci est moins joyeux ! On va jeter de l’eau bénite sur moi !…

(Les groupes se forment. On commence à circuler.)


Scène X


DON JUAN, ALONSO, puis LA COMTESSE et son enfant.

ALONSO, (qui était entré dans la nef, revenant en courant vers Don Juan.)

Vite !… Regarde !… Devine qui est là, contre la grille… avec un voile sur la figure ?… Dans ce groupe ?… La comtesse Vera de Lopez !

DON JUAN.

Ah ! elle est venue !… La balafrée !… La nuit où son mari l’a trouvée à mes côtés, il l’a brûlée au visage et défigurée…

ALONSO.

Et tout le monde sait que, depuis lors, elle porte toujours un voile baissé pour cacher l’affreux stigmate !

DON JUAN.

Mais tu ne sais pas, toi, que l’enfant qui l’accompagne… c’est mon fils.

ALONSO.

Cet adolescent blond ?

DON JUAN, (désignant le groupe.)

Puisque tu la connais, parle à la mère un instant… parle-lui du crime et du criminel, elle t’écoutera… Je voudrais pendant ce temps embrasser ce petit et lui donner un souvenir. (Alonso va saluer la comtesse en passant entre elle et le petit. Don Juan tire l’enfant par la manche et l’attire.) Mon enfant, viens ici… Au nom de ce mort, laisse-moi te donner une bague qui lui appartient et qu’il m’a chargé de te remettre… Tu permets que je t’embrasse ?…

L’ENFANT, (étonné.)

Oui, Monsieur.

(Il l’embrasse.)
DON JUAN.

Garde ceci. Quand tu seras grand, tu passeras cette bague à ton doigt, et toutes les femmes baiseront l’anneau et la main que tu leur tendras, car tu es beau… Tu ressembles à la jeunesse de Don Juan. Tu as ses cheveux bouclés et sa lèvre altière. Tu auras son beau destin d’amour. Plus tard, tu comprendras l’inscription de la bague que je te donne aujourd’hui…

(Il lui passe la bague au doigt.)
L’ENFANT.

Quelle inscription ?

DON JUAN.

« L’amour, c’est la guerre » !… (L’enfant lève vers lui deux yeux étonnés et incompréhensifs.) Tu es trop jeune encore pour comprendre qu’il n’y a ici-bas que des vainqueurs et des vaincus… L’amour, c’est la victoire ou la défaite !… Triomphe, petit, à ton tour, je te le souhaite de tout mon cœur… et meurs, comme Don Juan, aux bruits des sanglots et à la clarté des larmes !…

(La comtesse s’est rapprochée en parlant à Alonso.)
LA COMTESSE, (cherchant son enfant d’un regard qu’on devine perçant et avide sous le voile.)

Où es-tu, Juanito ?… (À Alonso.) Merci, Monsieur, de votre sympathie…

ALONSO.

Là…

(Il lui montre l’enfant duquel s’est détaché Don Juan.)
LA COMTESSE, (elle a le visage entièrement dissimulé par le grand voile gris.)

Viens ! Juanito !… (Elle met maternellement la main sur la tête de son enfant pour l’entraîner. Don Juan se penche et embrasse la main de la comtesse. Elle sursaute et pousse un cri en retirant vivement la main. À Alonso.) Quel est cet homme ?

ALONSO.

Il vous a fait mal, Madame ? Vous avez tressailli ?

LA COMTESSE, (qui semble se frotter la main comme si elle avait reçu un coup ou une blessure.)

Oui, il m’a fait mal !… Il m’a donné la chose la plus cruelle du monde, Monsieur… un baiser !

ALONSO.

Hélas ! Il est juste que de ces lèvres-là s’échappe une malédiction vers Don Juan.

LA COMTESSE.

Qu’il soit béni, au contraire, Monsieur ! Si infortunée que je sois, je lui offre de grand cœur mes souffrances et ma ruine… Tout à l’heure, à genoux, dans cette église, je disais : « Si c’était à recommencer, je recommencerais… » et je sentais encore le couteau me taillader le visage… Pourquoi cet homme m’a-t-il mordu à la main ?… C’est étrange !… Viens, Juanito… j’ai peur…

(Elle entraîne son enfant en se retournant encore craintivement.)
JUANITO.

Mère, l’homme noir m’a aussi donné quelque chose… Regarde, mère, comme c’est beau !… regarde !…

(Ils sortent, suivis d’Alonso.)


Scène XI[1]


DON JUAN puis LE MENDlANT et ALONSO.

DON JUAN, (bas, les regardant s’éloigner.)

L’amour, c’est la guerre ! (Il recule et un nouveau cri de blessé retentit à ses pieds. Il vient de marcher sur la main d’un mendiant qui se traînait dans l’église.) Encore un cri de douleur !… D’où sort-il, celui-là ?… Pardon, pauvre homme, j’ai meurtri ta main ?… Mais pourquoi diable as-tu quitté le seuil de ton église où tu pourris si tranquillement au soleil ?

LE CUL-DE-JATTE.

J’ai voulu prier pour celui que l’on enterre.

DON JUAN.

Je voudrais bien savoir quel rapport tu pouvais bien entretenir avec ce hautain gentilhomme ?

LE CUL-DE-JATTE.

Je l’avais rencontré un jour qu’il était si gai, si gai qu’il m’avait fait pitié… Ce seigneur me donna un louis d’or en me disant : « Je te le donne par amour de l’humanité »…

DON JUAN, (se rappelant tout à coup.)

Mes bonnes actions perdues accourent elles-mêmes au rendez-vous !

LE CUL-DE-JATTE.

Alors, je viens prier pour lui.

ALONSO, (revenant.)

Même lui…

DON JUAN.

Tiens, misérable parmi les grands de ce monde, prends cette bourse, mais à une condition.

ALONSO.

Autrefois, il m’avait imposé celle de blasphémer !

DON JUAN.

Aujourd’hui, c’est que tu te traînes à travers cette foule chamarrée. Va, saisis fortement le goupillon, et toi, pauvre, jette ta goutte d’eau sur le catafalque !

ALONSO.

Place, Messieurs, pour ce pauvre homme, je vous prie… Faites-lui place !

(Et le cul-de-jatte s’en va à travers les jambes des assistants aidé par Alonso. On voit défiler, dans la nef, tous ceux qui vont à l’aspersion. Une femme s’adresse à la vendeuse de cierges, devant le pilier, et en achète un qu’elle allume et place sous la statue de la Vierge.)
DON JUAN.

Celui-ci !… Celle-là que je reconnais et qui a tué, jadis, sa sœur, par amour de moi… Toutes, les criminelles et les pures… elles sont au rendez-vous… Ce concert d’hommages et de larmes s’adresse-t-il bien à moi, ou, comme la flamme de ces cierges, s’adresse-t-il à une âme chimérique qu’ils ont composée des traits de mon visage ?… N’est-ce pas elle, en ce moment, qui monte vers des dieux inconnus chargée des crimes que je n’ai peut-être pas commis ?… Et quand j’arriverai là-haut, Seigneur, Seigneur, lui aurez-vous pardonné !…

ALONSO, (revenant.)

Voici mon furieux Prométhée qui allume avec son étincelle les cierges du sacristain !… Nous sommes au bout de nos peines ! Cette fois ta cérémonie est finie !

DON JUAN.

Déjà ?

ALONSO, (riant.)

Déjà !… Tu y prenais goût !

(Le cortège s’est mis en marche. Le cercueil apparaît, porté, comme tout à l’heure, par les pénitents rouges. Marche funèbre de sortie.)
DON JUAN.

Quelle superbe fin de carrière !… Je n’en aurais pas attendu autant de moi !…

ALONSO.

Ah ! tu as eu vraiment un magnifique enterrement !

(De tous côtés les assistants s’en vont. Bousculade.)
DON JUAN, (désignant un groupe qui s’avance.)

Même Cardono, l’illustre poète… à mes obsèques… Je suis flatté !



Scène XII


Les Mêmes, CARDONO, BARBADILLO, UN HOMME

ALONSO.

Et Barbadillo l’accoste, naturellement.

BARBADILLO, (à Cardono qui passe avec un ami.)

Maître, permettez-moi !… Je viens de vous entendre porter sur Manara des appréciations qui méritent d’être rapportées. M’y autorisez-vous ?

CARDONO.

Certainement… C’est une perte, une très grande perte que nous venons de faire.

BARBADILLO, (écrivant.)

À quel point de vue ?…

L’HOMME.

Le maître avait la plus grande admiration pour Don Juan.

CARDONO.

Physique, s’entend… J’estime que des êtres comme lui devraient être des étalons patentés par l’État pour la régénération de la race.

DON JUAN, (à Alonso.)

Grand merci ! De quel travail il me charge là !…

L’HOMME.

Ma foi, maître, je suis assez de votre avis… C’était un des plus beaux échantillons de la race andalouse.

CARDONO.

Dites de l’humanité !… Ce grand enfant se rendait-il compte de sa rare valeur ? J’en doute… C’était un être de légende, un demi-dieu !…

L’HOMME.

Maître, vous en parlez avec le lyrisme de…

BARBADILLO.

De Dante parlant de Béatrix !…

CARDONO.

Mais il devrait avoir une place dans son Enfer !…

BARBADILLO.

C’était pourtant une espèce de primitif…

CARDONO.

Nature inculte, mais féconde… Il était à lui-même son principe et son but… La passion l’habitait. C’était un chasseur d’absolu…

BARBADILLO.

J’écris… J’écris… En somme, vous le définissez ?…

CARDONO.

L’homme qui jette toujours ses diamants, ne les trouvant pas assez beaux…

DON JUAN, (à Alonso.)

Hélas !… Si j’avais été plus fortuné, peut-être !…

CARDONO.

Avez-vous songé aussi, mon cher, quel superbe drame on ferait avec cette figure-là ?… Le fait est que cette mort tragique… cet écornement par un mari jaloux…

BARBADILLO.

Mais pas le moins du monde… il a subi un…

CARDONO.

Un châtiment céleste !… Vous avez raison !… Pour un héros de cette ampleur, je voudrais un dénouement plus surnaturel… Je m’amuserai certainement un jour à écrire ce drame-là !

BARBADILLO.

C’est un bien mauvais sujet !… Ça ne donnera rien, je vous avertis…

CARDONO.

Sortons, voulez-vous ?…

BARBADILLO.

D’ailleurs, j’ai fini… En vous remerciant, maître de ces perles…

CARDONO.

Ante porcos ! (Barbadillo s’éclipse par le fond. Cardono, à son ami, en sortant.) Le difficile ne sera pas d’écrire le drame, mon cher, non… c’est de trouver un acteur digne du modèle !…

(Ils sortent en causant.)


Scène XIII


DON JUAN, ALONSO, puis LA BELLE OLTARA

DON JUAN.

Un demi-dieu !… Je suis un demi-dieu !… Tu as entendu… C’est admirable !… J’étais d’une modestie inouïe ! Voilà ce qu’on pensait de moi !…

ALONSO.

Tu sais, les poètes sont toujours excessifs.

DON JUAN.

Les poètes sont les vrais historiens… Ainsi, voilà ce que j’étais et je ne m’en doutais pas !… J’éprouve pour moi une considération infinie !… Quelle heure d’apothéose !

(L’assistance se clairsème.)
ALONSO, (s’asseyant sur les marches de la chapelle.)

Voyons, maintenant, camarade, réfléchissons deux minutes… car il serait imprudent de sortir avant que l’église soit vidée tout à fait !… Je me sens un peu courbaturé… Donc, ce soir encore nous couchons aux portes de Séville… Nous partons demain… Huit jours sont nécessaires pour accréditer le bruit de ta mort… la prudence l’exige… puis tu sors de la trappe dans un éclat de rire… et… Tu ne m’écoutes pas ? Qu’as-tu donc ?

DON JUAN.

Je ne sais… une mélancolie atroce à l’idée que c’est fini !… Ce tribut d’hommages divers ne m’était pas désagréable du tout… et, tout à coup, plus rien !… Je ressens comme un vide à l’estomac… C’est peut-être l’envie de déjeuner !…

ALONSO.

Peut-être… On a toujours faim après un enterrement.

DON JUAN, (souriant péniblement.)

Même après le sien, tu crois ?

ALONSO.

Encore plus !

DON JUAN.

Eh bien, tout réfléchi, non, ce n’est pas cela ! Mais j’ai pris goût à ma gloire !… C’est beau, la gloire ! Je viens de le comprendre… Ah ! vivre dans l’esprit des femmes et des hommes… Quelle étrange chose ! Je ne me souciais pas plus de l’opinion que je provoquais que d’une peau de pastèque !… Je vivais… Maintenant, je me rends compte de toute la valeur de ma carrière d’amant… je viens de l’estimer à son poids… Il était vraiment quelqu’un, celui qui a pu éveiller de tels rêves !… Sans aucun doute, je serai célèbre…

ALONSO.

C’est que tu parles positivement de toi au passé comme si vraiment tu t’étais enterré toi-même…

DON JUAN.

Histrionisme ! Je voudrais bien m’en aller, maintenant…

ALONSO.

Patiente une seconde encore, mon ami. La foule ne doit pas être écoulée tout à fait.

DON JUAN.

J’ai une envie folle de revoir de la verdure, de courir sous le ciel bleu ! Hop ! Je vais aller ruminer ma gloire au soleil…

(Il fait des moulinets avec son épée. Les orgues se sont tues définitivement. L’église est presque complètement vide. Les sacristains éteignent les bougies du chœur. L’ombre descend dans la nef.)
ALONSO.

Non, te dis-je… Nous allons nous heurter à des tas de gens. Tiens, encore des retardataires.

(Il désigne le chœur.)
DON JUAN.

Mille dieux !… Mais oui !… Mais non !… Mais si !… Il n’y a pas de doute… Connais-tu le personnage femelle qui s’avance là, soutenu par des caméristes, chamarré comme une vieille idole, et, sous sa perruque, chauve comme une poule d’eau !

ALONSO.

Cette vieille caricature multicolore, là-bas ?

DON JUAN.

Dont personne ne pourrait dire avec quoi elle est teinte comme l’ancienne robe de Tyr… ce quartier de venaison… la belle Oltara… la célèbre courtisane !…

ALONSO.

La belle Oltara !… J’ai connu ça !…

DON JUAN.

Ma première maîtresse !… Ma première nuit d’amour !… Vieille, elle l’était déjà, mais elle se défendait, la diablesse… J’avais quinze ans quand j’ai franchi le seuil de son lit… Horreur ! Regarde ce fantôme des grâces, cette mortuaire Cythérée !

(Elle apparaît entre les grilles d’or, immense, formidable et tragique.)
ALONSO.

Pourquoi marche-t-elle soutenue et à pas comptés, comme si elle avançait dans la poix ?

DON JUAN.

Mais pour ne pas marcher avec des cannes, parbleu !… L’ankylose, la goutte, les tavelures, les vergetures, les boursouflures et les gerçures se livrent une bataille à chaque pas. Ma première maîtresse !… La voici !… Elle est solennellement effrayante comme l’amour et la mort conjoints…

ALONSO.

Horrible !… Horrible !…

(Don Juan marche à reculons caricaturalement en faisant des clins d’yeux et des saluts prosternés. La vieille sourit, traverse la scène entre ses deux caméristes, hoche la tête en marchant automatiquement et se retourne vers cet inconnu de façon tout à fait incendiaire, au moment de disparaître, monumentale et les mains étendues.)
DON JUAN, (crachant sur les dalles.)

Pff !… Pff !… La vieillesse, quelle abomination !… Pff !… L’as-tu vue découvrir en mon honneur son vieux sourire de jument harnachée ! Ô fraîcheur de la première étreinte !… Nuits de quinze ans, où êtes-vous ?… Elle aussi, comme la nonne du cloître, a baisé mon image qui revient peut-être vers elle peupler ses minuits septuagénaires !… Allons, il était dit que je clôturerais la cérémonie sur la résurrection de mon premier baiser !… Il n’y a que la jeunesse et la beauté qui vaillent !… Jette par contraste, je t’en supplie, un coup d’œil sur cette petite fille qui s’en vient prier, bien sage, son paroissien à la main… Le délicieux minois !… Est-ce assez joli ?… Tendre comme le cœur d’une amande verte !…

ALONSO.

Le fait est… Dans deux ou trois ans… une fois les seins poussés…

DON JUAN.

Quel printemps !… Cela ne vaut-il pas tout sur la terre ?

(La petite fille est entrée de gauche, du côté opposé à la sortie de la belle Oltara. Elle va au bénitier.)


Scène XIV


Les Mêmes, LA PETITE FILLE

ALONSO.

Don Juan jusqu’ici n’a jamais daigné jeter les yeux sur une enfant ; séducteur, mais pas vicieux !

DON JUAN.

Au-dessous de seize ans, jamais !… C’est un principe. Me crois-tu assez fou pour vouloir fricasser cette maigrelette sauterelle ?… Non, mais le contraste de tout ce deuil rend plus sensible la fraîcheur de la jeune pousse. Que cherche-t-elle ?… Ah ! le confessionnal, naturellement ! (La petite soulève le voile intérieur du confessionnal.) Le confessionnal, Alonso, mon ennemi héréditaire ! La bouche qui corrompt et la bouche qui absout !… Laisse-moi essayer la lame de mon épée. Je suis sûr, d’ailleurs, que le baiser de cette pucelle me portera chance…

ALONSO.

Ne nous mets pas en retard ! Au fait, puisqu’il t’a fallu cinq minutes pour conquérir la reine, il ne t’en faudra que deux pour conquérir la plus menue de ses sujettes.

DON JUAN.

Accorde-m’en cinq, j’accepte le pari ! (Il va à la petite fille qui bien sagement a étendu sur les dalles le tapis qu’elle portait sous les bras et s’est agenouillée dessus, selon la mode espagnole.) Votre confesseur va arriver ; ne vous impatientez pas, ma fille. Il est un peu en retard aujourd’hui. Je lui ai donné beaucoup de travail.

LA PETITE FILLE.

Merci, Monsieur, j’ai tout le temps.

DON JUAN.

Vous passerez la première, je vous cède volontiers mon tour.

LA PETITE FILLE.

Vous êtes bien aimable, Monsieur… je ne voudrais pas…

DON JUAN.

C’est de grand cœur… Je ne suis pas pressé !… D’ailleurs, je sais que, passant après vous, je n’attendrai pas longtemps… Qu’est-ce qu’une sage petite fille comme vous peut bien avoir à raconter à son confesseur ?… Ce ne doit pas peser bien lourd ?

LA PETITE FILLE, (soupir.)

On n’est pas de cet avis-là chez nous !

DON JUAN.

Les parents appellent toujours gros péchés les plus mignons défauts… Voyons, avec une bouche sérieuse et charmante comme celle-là, vous devez être un peu… quoi ?… gourmande ? Que voulez-vous, c’est la faute de votre nez… votre nez qui pique gentiment vers le ciel d’un air distrait… Alors, parbleu, la bouche répare en matérialité ce que votre nez a de trop évaporé… (Il rit de cette définition en regardant Alonso qui compte les minutes à sa montre.) Ce n’est pas bien grave d’être distraite et gourmande… Ce l’est plus d’être impatiente, comme en témoignent vos petits doigts fuselés en frappant sur l’ivoire du paroissien.

LA PETITE FILLE.

Monsieur, on ne parle pas devant le confessionnal !

(Elle se lève et va s’agenouiller plus loin.)
DON JUAN.

Enfant, charmante enfant, je ne sais ni qui tu es, ni d’où tu viens, ni où tu vas, mais je sais que je ne commets aucun crime en te révélant ta beauté. As-tu jamais entendu parler du célèbre Don Juan de Manara… célèbre jusque dans le dernier village des sierras ?

LA PETITE FILLE.

Non, nous ne connaissons pas ce Monsieur-là chez nous.

DON JUAN.

Ah !… C’est étonnant !… Hier, je n’en aurais pas été surpris, mais aujourd’hui !… Quoi, ni ta mère, ni tes sœurs n’ont prononcé devant toi ce nom en rougissant ou en pâlissant légèrement ? Tu n’as jamais entendu une femme dire, la main sur le cœur : Don Juan ! Don Juan !

LA PETITE FILLE.

Je ne comprends rien à ce que vous prêchez là !… C’est-il que vous récitez la messe en turc ?

DON JUAN.

Chère petite… ne recule pas… laisse-moi, au contraire, te parler plus bas… Laisse-moi te soupirer que tu es belle… que tes joues sont tentantes comme un fruit juteux… Ces yeux, cette taille, les pointes de cette tétonnière naissante…

(Il lui touche la gorge, il lui presse la taille.)
LA PETITE FILLE.

Allez-vous finir, vieux dégoûtant !…

(Elle le gifle et s’enfuit en lui tirant la langue. Don Juan reste sur place, sidéré, comme si vraiment le tonnerre était tombé sur lui.)


Scène XV


DON JUAN, ALONSO

DON JUAN.

C’est un échec… le premier !

ALONSO, (follement amusé.)

Tu as été trop vite, aussi ! Je tenais la montre en main : tu n’as pas mis les cinq minutes convenues.

DON JUAN.

Vieux !… Elle a dit vieux !… Oh ! ce mot tout à coup !… Vieux !… Ce mot pour la première fois entendu !… Dégoûtant, passe encore… mais… vieux !…

ALONSO.

Une expression toute faite à l’usage des enfants… Ad usum pueri.

DON JUAN.

À moi, le demi-dieu… patenté par l’État !… Elle a crié le mot « vieux » comme pour un bouc repoussant… comme je l’ai fait pour cette vieille calamité qui vient de me faire passer un frisson philosophique dans le dos !… La même scène exactement ! Oh !… Est-ce que celle-là m’aurait vu non pas tel qu’on m’imagine, mais tel que je suis !… Peut-être !

(Il se regarde dans le miroir professionnel accroché au fond de son feutre.)
ALONSO, (dissimulant son rire.)

Vieux !… Quelle plaisanterie ! Tu n’as pas quarante ans !…

DON JUAN.

Mais je vais les avoir… On me les a promis pour demain !

ALONSO.

Tu sais bien qu’on est toujours vieux pour quelqu’un… Tu ne t’étais jamais adressé à une enfant, alors…

DON JUAN.

Si je suis vieux pour une enfant de seize ans, maintenant, dans quatre ans je serai vieux pour une femme de vingt !… Quarante pour d’autres, c’est un âge acceptable… pour moi, c’est la décrépitude…

ALONSO.

Ah ! çà. Don Juan, te moques-tu de moi en simulant une mortification imbécile ?… Nous n’allons pas ergoter sur l’étymologie de « vieux dégoûtant » !

DON JUAN.

Heu !… le fait est… Ces joues… le cou surtout… le cou… Il suffit d’un mot juste pour bouleverser les notions que nous avons des choses !

ALONSO.

Mais, bonté divine, cette perruche patoisante t’a donné des humeurs noires !… Tu n’en es pas là !… Et quelle meilleure preuve que cette apothéose d’amour où tu as pu constater une fois de plus la sûreté de tes triomphes…

DON JUAN.

Tu viens de les apprécier toi-même !… Voilà donc ce qu’on appelle un échec !… C’est terriblement désagréable !

ALONSO, (s’esclaffant.)

Qui dit échec, dit partenaire… Cette gamine ne pouvait tenir sa partie dans un jeu dont elle ne possédait pas les règles les plus élémentaires !

DON JUAN.

N’importe, j’ai connu un temps où, si j’avais daigné, même à quinze ans elle ne m’aurait pas résisté ?… (Se regardant toujours dans le miroir.) Êvidemment, la peau des paupières… La dévastation commence à la maturité. Alonso !… Qui a raison du poète Cardono ou de cette pécore ?… Voilà, voilà le problème insondable !… C’est l’histoire de toute l’humanité !…

ALONSO.

Le plus fortuné des hommes, chère tête qu’ont martelée les baisers, viens au soleil de la rue !… Viens lustrer tes plumes. Tous les poulaillers d’Espagne attendent ta visite. En selle ! Que nos chevaux nous emportent vers la rude Navarre et que mille femmes se disputent l’honneur de déboucler ta ceinture et d’attiser le flambeau de ta renommée. Viens te montrer au monde stupéfait… et ressuscite !

DON JUAN, (lui pose lourdement la main sur l’épaule.)

Pas encore !

ALONSO.

De quel air étrange tu me dis cela !

DON JUAN.

Pas encore !… Alonso, que c’est beau d’avoir vingt ans !… Que c’est beau d’être aimé, caressé, de faire retourner les femmes même quand elles ont le soleil dans les yeux !… Avoir été celui qui peut récapituler, comme je viens de le faire ici, ce chapelet de dévotion amoureuse et puis décroître, empâter, s’avilir, devenir sa propre caricature… Oh ! d’année en année sophistiquer son ventre, juguler les plis de son menton !… Il est des êtres à qui la vieillesse est interdite comme le déshonneur ou la prostitution !

ALONSO.

Certes, vieux camarade, certes, mais c’est une telle habitude que l’humanité a prise jusqu’ici ! Il y a peu de chance que…

DON JUAN.

Alonso, ne crois-tu pas qu’il y ait des êtres qui puissent échapper à la vieillesse ?…

ALONSO.

Si !… Primo, ceux qui meurent de maladie, d’accident.

DON JUAN.

Je me porte comme un bœuf !

ALONSO.

Secundo, ceux qui se suicident.

DON JUAN.

Je m’aime beaucoup trop pour me tuer !… Et par-dessus le marché, j’adore la vie !… Alors ? Tu n’aperçois aucun tertio ?

ALONSO.

Ma foi, à moins d’être Dieu ou Endymion, qui conserve sa beauté dans le sommeil éternel !

DON JUAN.

Tu te trompes. Il y en a un autre qu’Endymion.

ALONSO.

Qui ?

DON JUAN, (levant fièrement la tête.)

Moi !

ALONSO.

Parce que ?

DON JUAN, (avec fièvre.)

Alonso, je viens de comprendre subitement une chose : que je serais le dernier des fous si je ne profitais pas de l’occasion qui m’est offerte de finir en beauté, d’abandonner mon renom en plein prestige.

ALONSO.

Ah ! çà, si je devine bien, tu voudrais…

DON JUAN.

Don Juan est mort pour tout le monde… S’il le demeurait au lieu de faire une résurrection aléatoire ?… Ne pas finir dans les latrines de la vieillesse !… Disparaître tout à coup comme un beau météore… en une apothéose unique… Et pour ce résultat, aucun effort : laisser croire, simplement… S’en aller, sous un nom d’emprunt, vivre à l’étranger… Avoue que c’est tentant… diablement tentant…

ALONSO, (se frappant le front et haussant les épaules.)

Oui, comme une chimère de poète ou d’amant !

DON JUAN.

Qu’est-ce que je risque à l’essayer ?

ALONSO.

Tu me stupéfies !… Je ne te savais pas à ce point enivré de toi-même !…

DON JUAN.

Ô mon ami ! la nef de l’église était comme un grand arbre au printemps, sous lequel on passe et où l’on entend chanter les oiseaux !…

ALONSO.

Et si ta renommée n’était que poussière ?… Quelle mauvaise spéculation !…

DON JUAN.

Ma renommée ? J’ai foi en elle !… Si je meurs jeune, en pleine beauté, j’imagine ce que les hommes feront de ma légende !… Quelle joie de la suivre de loin, bourgeois paisible, barbon à la retraite, au milieu de mes barriques et de mes figuiers dans quelque Murcie en fleurs !… À mes vieilles oreilles viendra mourir le bruit de mon passé, j’écouterai ces mensonges fabuleux et je sourirai en caressant ma barbe !… As-tu une pièce de monnaie sur toi ?… N’aie pas peur ; je te la rendrai.

ALONSO.

Ah !… tu seras toujours le même !…

DON JUAN, (il a les yeux emplis de larmes et il se mord les lèvres jusqu’au sang.)

J’ai joué maintes fois ma vie sur des coups de dés… Pile : je meurs !…

(La main hésite, le corps se penche d’avant en arrière, puis, brusquement, il lance la pièce. Il met le pied dessus, au moment où Alonso se courbe pour regarder. Silence. Puis il retire le pied et fait signe à Alonso de regarder.)
ALONSO.

Pile !… Tu es…

(Mais Don Juan vient de lui saisir le bras. Il le maîtrise nerveusement.)
DON JUAN.

Ne ris pas !… N’as-tu donc pas compris à quel point je suis sérieux ?

ALONSO.

Ma foi, je comprends ton idée… Et, tout à coup, je réfléchis qu’il y aurait au moins un côté pratique dans une prolongation officielle de ton décès : éteindre ton passif formidable, te débarrasser une bonne fois de tous tes créanciers… Voilà qui ne serait pas bête !…

DON JUAN.

Parbleu ! J’y avais parfaitement songé avant toi !… Mais un homme de ma trempe ne s’arrête pas à de pareilles préoccupations !… En faisant ce que je médite de faire, je ne me conduirai pas en hurluberlu héroïque. Je ne sais quoi m’avertit que ce serait démence de laisser passer une occasion providentielle ! Alonso, cette enfant, avec son petit cri incongru, vient de sonner à mes oreilles l’heure de mon destin !… Ô vous, mes maîtresses, mes petites et mes fines amies, vous qui êtes venues me pleurer ici, vous dont la grâce voltigeait autour de ces draperies, voyez-moi toujours comme je vous ai plu. Je vous épargne de me montrer plus tard du doigt aux jeunes filles étonnées en disant : « Regardez ce petit vieux ratatiné… non, pas celui-là… l’autre… le plus laid… eh bien, c’est… »

UNE VOIX, (au loin.)

Don Juan ! Don Juan !…

(Il se retourne. C’est une femme sanglotante, dans le chœur, qui sort de l’église et qui, solitaire, clame le nom ami à travers ses pleurs.)
ALONSO.

Quelle peut bien être encore cette femme ?

DON JUAN, (un sourire triomphant aux lèvres.)

Qu’importe !… Une !… C’est cela, vois-tu, qu’il ne faut pas profaner… la sincérité !…

ALONSO, (lève les bras au ciel.)

Et les anges n’éclatent pas de rire !…

DON JUAN.

Ai-je l’air de quelqu’un qui plaisante ?… Sur quoi faudra-t-il te jurer que je viens de prendre une immense détermination que rien ne pourra fléchir… Regarde cette petite chose : mon épée. Un soir d’amour, la reine, elle-même, me l’a donnée. Dieu, que sa bouche était rose ce soir-là !… « Va, dit-elle gravement, sur la lame j’ai fait inscrire ton nom, Don Juan. Qu’elle dure jusqu’à ta mort et ne serve qu’à bon usage ! » Eh bien, si mes lèvres ont pu mentir et trahir, cette épée s’est toujours conduite avec loyauté !… Me croiras-tu si, pour jurer, je brise ici une lame qui porte un nom désormais effacé, mais qui, elle, n’a jamais forfait au serment ? (D’un coup sec il la brise sous son talon et en jette les tronçons sur les dalles. À ce moment, deux enfants de chœur, qui reviennent de la cérémonie, traversent en portant des accessoires, des flambeaux, le seau d’eau bénite et l’aspergeoir. Don Juan les arrête au passage, prend l’aspergeoir et le fait jouer dans sa main.) Ha ! Ha ! Le voilà, l’instrument des adieux éternels ! (Il s’approche de l’épée rompue, jette à terre la rose de son chapeau et secoue sur elle le goupillon.) Sur la rose et sur le laurier ! (Puis il le remet dans le seau d’argent.) Maintenant, en route !… Vers une vie nouvelle !

ALONSO.

Bah !… chimère !… Je suis bon de m’inquiéter. Tu n’en auras pas le courage !

DON JUAN.

Qui sait !… Nous verrons !

(Au moment où ils vont sortir, ils heurtent un homme qui passe.)


Scène XVI


Les Mêmes, UN HOMME

L’HOMME.

Pardon, Messieurs, pourriez-vous me dire quel est le seigneur que l’on enterre aujourd’hui ?

DON JUAN.

Le seigneur Don Juan de Manara !… (Mouvement horrifié de l’homme.) C’était un fieffé scélérat ! Mais tout me porte à croire que, cette fois, il est bien mort et enterré !

L’HOMME, (se signant.)

Que le diable ait son âme !

DON JUAN, (avec un grand geste ému.)

Les femmes le souvenir de ses baisers !

L’HOMME.

Et la terre sa délivrance !

DON JUAN.

Amen, Monsieur, amen !

(Du feutre qu’il tenait à la main, Don Juan salue et sort avec Alonso, pendant qu’au dehors les cloches de l’église sonnent à toute volée.)

RIDEAU

ACTE TROISIÈME

Une taverne basse à trois voûtes. Faïences. Plâtre bleu, bois rouge.

Large porte de fer au fond donnant sur une plus grande salle éclairée et enfumée. À gauche, entre les caissons de la première voûte, une fenêtre, sorte de lucarne à laquelle on atteint par trois marches de pierre. À droite, cheminée et petit escalier de bois, tortueux, aboutissant à l’étage des chambres. Un puits intérieur, en céramique. Sur la margelle, des cruches et des pierres.

Plusieurs hommes sont à table ; l’horloger, le voyageur de commerce, le sénor Récapo, le drapier, deux comparses silencieux. La nappe est mise. Le soleil se couche à la fenêtre et pénètre dans la salle. De l’autre côté la cheminée pétille. Amas de pastèques, de piments, d’oignons. Désordre rutilant.



Scène PREMIÈRE


LE VOYAGEUR DE COMMERCE, L’HORLOGER, LE SENOR RÉCAPO, LA SERVANTE PÉPILLA, LE DRAPIER, DEUX HOMMES.

L’HORLOGER.

Ainsi, nous n’aurons eu pour dîner que de la morue et du meLon !… C’est maigre !

PÉPILLA.

Vous ne voudriez pas que, pour le prix de pension, on vous serve du serpent de mer ou du cachalot !

LE DRAPIER.

Doucement, ne te fâche pas, Pépilla !… D’abord, tu n’es pas la maîtresse, tu n’es que la servante !… Passe-moi une cruche de vin.

LE VOYAGEUR.

Diabolique Pépilla !… Je me moquerais de son mauvais caractère et de sa morue sèche, si elle consentait à me laisser passer, un soir, les bras autour de sa taille.

PÉPILLA.

Trop gros !… Je glisserais d’entre vos bras comme une anguille… Ma taille, je la ceinture avec mes jarretières… Tenez, voilà votre cruche, cruchon !

(Rires.)
L’HORLOGER.

Rien à faire avec elle… Elle a pour amoureux un petit danseur qui est aussi enfant de chœur… et qui tient les burettes.

LE VOYAGEUR.

Ah !… ah !… Il tient les burettes !… Est-ce que tu l’aides, Pépilla, à tenir les burettes ?

PÉPILLA.

Ce n’est pas vrai… Angélito est meneur de jeux et hallebardier à la procession…

LE COMMIS ET LES AUTRES.

Ah !… eh !… hallebardier… Voilà, Mesdames, le plus beau hallebardier du monde !…

PÉPILLA.

Et puis, taisez-vous… Aucun de vous n’a le droit de se moquer de mon amoureux.

LE VOYAGEUR.

J’en vaux un autre.

PÉPILLA.

Oui, tu vaux un bossu, tout juste !

LE VOYAGEUR.

La servante m’a tutoyé, ma parole !

RÉCAPO.

C’est égal…

LE VOYAGEUR.

Cher ami ?

RÉCAPO.

Si la nourriture devient aussi infecte, je cherche une autre pension.

LE VOYAGEUR.

Pauvre Monsieur Récapo !

LE DRAPIER.

On s’y fait… Il y a combien d’années que vous mangez à cette auberge ?

RÉCAPO.

Cinq ans, hélas !… C’est la raison de ma maigreur !

LE VOYAGEUR.

Incontestée…

LE DRAPIER.

Et vous ?

L’HORLOGER.

Moi, deux… Aussitôt ma boutique d’horlogerie fermée, je viens ici… J’y reste jusqu’à neuf heures en été… Puis je vais me coucher seul comme un capucin, dès que le soleil est couché…

RÉCAPO.

Ah ! Les habitudes !… J’ai préféré cette pension parce que, même les jours de marché, il fait assez calme dans cette salle qu’on nous a réservée.

(Pépilla sort dans la salle au fond, rumeurs, cris.)
LE DRAPIER.

D’accord, mais dans la salle à côté, les maraîchers, les muletiers pétaradent à qui mieux mieux.

LE VOYAGEUR.

Bah !… Ça distrait un peu !… (À Récapo.) Depuis des mois, à chacun de mes retours, je vous rencontre à cette table, toujours aussi mélancolique… Vous avez l’air de porter le diable en terre, seigneur Récapo, avec votre rabat taillé dans une aune de lustrin noir, et votre éternel portefeuille sous le bras !… Quoi !… Ne pouvez-vous pas vous émoustiller un peu !

RÉCAPO.

Vous êtes jeune et gai.

LE VOYAGEUR.

C’est mon métier qui l’exige, seigneur Récapo… Je voyage pour le compte d’une maison de briques et, ma foi, je suis déjà beaucoup plus gai que lorsque je voyageais pour le compte d’une maison de piété…

(Pépilla rentre avec un plat.)
LE DRAPIER, (à Pépilla.)

Et notre cher Monsieur Ptolémée… il n’est pas descendu de sa chambre aujourd’hui ?… Nous n’aurons pas l’honneur de dîner avec lui ?

PÉPILLA.

Il attend, au coche de sept heures, un ami qui vient de fort loin… Ils dîneront ensemble, a-t-il dit… après votre service.

L’HORLOGER.

Eh !… eh !… en fait d’amoureux, Pépilla… ce pensionnaire-là m’a tout l’air de te serrer de près. Son regard te vrille les reins.

PÉPILLA, (avec une moue.)

Monsieur Ptolémée ?…

L’HORLOGER.

Oui… je le soupçonne fort d’aimer la bagatelle… Il nous a trompés sur sa mine… Rappelez-vous quand il est arrivé ici, il y a un an… il postulait la position de bibliothécaire et il étudiait la cosmographie de l’ancien système de Ptolémée ! Eh bien, Monsieur Ptolémée m’a tout l’air de vouloir tâter la cosmographie de Pépilla… Il est porté sur les cotillons et cache bien son jeu.

PÉPILLA.

Comme tous les hommes, pas plus ! Les hommes sont des cachottiers ! Il n’y a que leur nez qui les trahit.

L’HORLOGER.

Cette servante d’auberge a acquis une grande philosophie complaisante et désabusée.

RÉCAPO.

Ce couteau ne coupe pas !

PÉPILLA.

La pierre à repasser est là, sur la margelle du puits.

UN BUVEUR, (se levant et allant au puits.)

Je vais vous le repasser. Je m’y connais.

LE VOYAGEUR.

En attendant, il se régale là-haut dans sa chambre du dernier ouvrage paru que je lui ai prêté, et dont le succès est en train de bouleverser toutes les Espagnes : Les Mémoires de Don Juan.

RÉCAPO.

On en parle beaucoup… Vous avez pu vous en procurer un exemplaire ?

LE VOYAGEUR.

En passant à Madrid… C’était un des derniers… L’édition est déjà épuisée… J’espère que Monsieur Ptolémée me le rendra demain… je me ferai un plaisir de vous le prêter.

RÉCAPO, (avec des yeux exorbités dans sa face maigre.)

Est-ce que c’est cochon ?

LE VOYAGEUR.

Amoureux, sensuel, passionnatissime !

L’HORLOGER.

Vous m’en mettez l’eau à la bouche !



Scène II


Les Mêmes, DON JUAN, paraissant en haut de l’escalier de bois.

LE DRAPIER.

Ah ! voilà ce bon Monsieur Ptolémée.

RÉCAPO.

Chut ! s’il vous entendait !… Appelez-le de son vrai nom : Mariano.

L’HORLOGER.

Or ça, Monsieur Mariano, vous nous avez fait faux bond ?

DON JUAN.

J’attends un ami au coche ; je dînerai avec lui.

LE VOYAGEUR, (se levant, il va serrer la main à Don Juan.)

Nous vous laissons la place.

DON JUAN.

Je vous en prie.

L’HORLOGER, (se levant.)

Mais l’office est terminé pour nous… Nous allons prendre l’eau de noix dans la salle commune, pendant qu’il fait encore clair… Préparez-nous cinq verres, Pépilla.

(Pépilla sort par le fond.)
LE VOYAGEUR.

Eh bien, où en êtes-vous, des Mémoires de Don Juan, Monsieur Mariano ?

L’HORLOGER.

Je vois que vous les portez sous le bras… Vous n’en avez pas terminé la lecture ?

DON JUAN.

Ma foi, non. Je me suis exaspéré à chaque page. Je trouve ça niais… Un tissu de fadaises imaginées !

LE VOYAGEUR.

Vous paraissez difficile…

RÉCAPO, (récidivant.)

Est-ce que c’est cochon !

DON JUAN.

Je ne m’explique pas la vogue d’un tel ouvrage… Des fariboles aussi ampoulées qu’emphatiques !…

LE VOYAGEUR.

Moi je trouve l’épisode du voyage à Constantinople adorable… Et la religieuse mexicaine ?… Quel style, quelle forme ! Et le viol de la petite Estorella !… Comment, vous n’adorez pas cela ?… Oh ! ce viol délirant et métaphysique, en lisant Copernic !

DON JUAN.

Beaucoup trop de complications, de pathos sur le Thabor… La vie est autrement plus simple… Moi, j’ai toujours appelé un chat un chat.

LE VOYAGEUR, (qui a des principes.)

Mais il y a l’idéal, mossieu !…

RÉCAPO.

Et vous ne pensez pas qu’un tel livre sera poursuivi par l’Inquisition ?

DON JUAN.

Penh !… Nous aurons tout au plus l’honneur de l’index. Au fond, c’est la vertu même que cette « Histoire de ma vie »… (Souriant.) Puisqu’elle s’appelle ainsi !

RÉCAPO.

Après lecture, êtes-vous pour l’authenticité ?

LE VOYAGEUR.

À mon avis, le préfacier a retouché… car j’ai connu un peu ce Don Juan… Il était incapable d’écrire des choses aussi bien tournées. Au fond, je vous le confierai, je crois que c’était un vulgaire imbécile.

DON JUAN.

Comme tous les hommes qui aiment… Mais qui a pu vous donner de lui une opinion à ce point défavorable ?… Et où l’avez-vous rencontré ?

LE VOYAGEUR.

Je voyageais déjà pour une maison d’objets de piété… Il y a une dizaine d’années de cela… oui, Don Juan n’est mort qu’il y a cinq ou six ans… Il semblait assez terne… C’est comme ses succès et sa valeur d’étalon ! Tenez, je me rappelle que lorsque je le rencontrai à une table d’hôte, après un repas joyeux, nous fîmes certain pari… un pari d’endurance. À l’effet de quoi nous nous rendîmes dans certaine chartreuse bien achalandée… Il y avait dix femmes grasses et dix femmes maigres… Eh bien, je l’ai battu à plate couture, ce jour-là.

PÉPILLA.

C’est à voir ! Et à prouver !

DON JUAN.

Vous êtes un hâbleur, Monsieur Poncho.

LE VOYAGEUR, (allant à lui, furieux.)

Comment, il m’appelle hâbleur !

DON JUAN.

Voyez un peu comme on écrit l’histoire !

L’HORLOGER, (s’interposant.)

Allons, Mariano, nous vous cédons la place… Vous pourrez manger en paix avec votre invité des restes de morue ou de cachalot.

LE DRAPIER, (au voyageur.)

Passez, chevalier… Une partie vous calmera les sangs.

LE VOYAGEUR.

Volontiers. Je déteste les poseurs. À propos, connaissez-vous celle-ci : Quelle différence y a-t-il entre le mal de mer et la jambe droite de l’infante… Aucune, parce que…

(Ils sortent par le fond. Don Juan reste seul avec Pépilla qui enlève la nappe et range les assiettes, aidée du petit Pablo.)


Scène III


DON JUAN, PÉPILLA, puis LE PATRON

DON JUAN.

Pépilla, prépare une bouteille de vieux vin et deux verres… Tu l’aimes toujours, ton calinier ?…

PÉPILLA.

Il a toute mon âme.

DON JUAN.

Et ton corps avec ?

PÉPILLA.

Ce sont deux inséparables !

DON JUAN.

Lui es-tu fidèle ?

PÉPILLA, (levant la main.)

J’en jure par Aldebaran, étoile des bohémiens errants.

DON JUAN.

Tu es belle, Pépilla… terriblement belle… le sais-tu ?… Jamais je n’ai vu des dents aussi blanches éclairer une peau de diablesse comme la tienne.

PÉPILLA.

Vous permettez ?… Mon service…

(Pendant que Pablo achève de ranger la table, Pépilla s’approche du puits et descend la cruche au bout d’une corde en chantonnant.)
DON JUAN.

Tu dois venir du désert africain pour savoir descendre la cruche au fond du puits avec une grâce aussi longue et aussi balancée… Tu me donneras l’étrenne de l’eau fraîche.

PÉPILLA.

Oui, donc !

DON JUAN.

Dire, Pépilla, que, dans les pays du Nord, on ne connaît pas ces maisons où il y a un puits intérieur… et qu’on ignore le charme des eaux captives… ces citernes profondes cachées dans l’ombre de la maison comme un cœur frais et mystérieux. Tes bras en plein été doivent être aussi frais que la cruche… Donne l’étrenne.

(Elle le fait boire à la régalade en chantant un air qui dit :)

Glou fait l’eau
Glou fait le baiser !
Glou, glou, glou, glou,
Descend jusqu’à la gorge,
Glou, glou, glou,
Descend jusqu’au cœur !

(Entre le patron de l’auberge conduisant une fille.)
LE PATRON.

Monsieur Mariano, une signora qui veut vous parler.

(Il sort avec Pépilla qui porte la cruche sur la tête.)


Scène IV


DON JUAN, BARBARA


DON JUAN.

M’apportes-tu une bonne nouvelle, Barbara ?

BARBARA.

Peut-on parler ?

DON JUAN.

Je suis seul.

(Il fait signe à Pablo de s’en aller.)
BARBARA.

Ma maîtresse a bien reçu votre lettre… Elle accepte votre rendez-vous.

DON JUAN.

Pour cette bonne parole, Dieu te fasse mourir jeune et dans les bras de ton amoureux !

BARBARA.

Elle accepte, à condition qu’il ne sera échangé ici que des paroles et non des voies de fait.

DON JUAN.

Je connais sa résistance.

BARBARA.

Encore ne veut-elle se rendre dans cette auberge que revêtue d’une cape noire pour ne pas être remarquée. Elle exige l’assurance qu’elle ne sera pas introduite dans votre chambre personnelle.

DON JUAN.

Va lui dire qu’elle vienne ici sans crainte, puisque sa porte m’est, hélas ! condamnée… Mais quand, Barbara ?

BARBARA.

Ma maîtresse se rend à une fête de nuit et va souper place San-Jacinto… Elle fera un crochet pour passer par ici… Le carrosse s’arrêtera dans une petite rue.

DON JUAN, (désignant une porte à gauche sous la voûte.)

Vous entrerez directement ici par cette porte… de cette manière la divine n’aura même pas à traverser la taverne. Va vite. Je l’attends déjà avec une impatience formidable !… Tiens.

(Il fait mine de tirer quelque chose de son gousset.)
BARBARA, (refusant d’un geste indigné.)

Fi !

(Au loin, claquements de fouets, grelots.)
DON JUAN.

Tu as ton honneur ?

BARBARA.

Pas de gages pour l’amour !

DON JUAN.

Fille d’Ève !… C’est vrai que j’ai toujours eu la complicité des servantes et la haine de Sganarelle… (Barbara sort par la petite porte que lui indique Don Juan, à gauche. Don Juan, courant vers le fond.) Le coche !

(On entend le bruit du coche et des exclamations.)


Scène V


DON JUAN, ALONSO

(Alonso entre dans la salle du fond en costume de voyage. Pablo entre derrière avec une mallette et un sac de nuit, qu’il pose à terre.)
DON JUAN.

Il est là !… Je le vois !… Alonso !… Enfin !… (Il le ramène en scène. Ils s’embrassent.) Ah ! mon tendre ! Quelle joie !

ALONSO.

Oui ! quelle joie de t’embrasser enfin !

DON JUAN.

Comme c’est aimable à toi d’avoir fait trois jours de voyage pour venir me trouver.

ALONSO.

Comment résister à ta lettre furibonde ?…

DON JUAN.

Crois-tu ?… Le monstre… le vomi d’enfer !… L’exécrable roumi !

ALONSO.

Ne m’en parle pas… Je suis aussi indigné que toi.

DON JUAN.

Un ancien ami, qui, parce que la renommée blique m’attribuait le fait d’avoir écrit mes mémoires, se permet d’en inventer d’apocryphes et de devenir mon exégète… Je l’égorgerais !

ALONSO, (enlevant son manteau.)

Et quel succès !…

DON JUAN.

Quel triomphe !… On s’arrache les éditions !

ALONSO.

Partout !

DON JUAN.

Partout mon nom ! On détrousserait le libraire pour trouver un exemplaire… C’est un malheur des temps !

ALONSO.

Et il y a mieux… Cipion Cardono a écrit un drame sur toi ; on va le faire représenter à Madrid.

DON JUAN.

Pourvu qu’il ne soit pas en vers !

ALONSO.

Ce n’est pas tout… Une autre auteur dramatique, Juan Panito, en a écrit un second où tu finis maudit, écrasé par une statue que tu aurais insultée.

DON JUAN.

C’est idiot !… Carissimo… carissimo, que je suis aise de te revoir, de t’embrasser !… Je vais donc enfin pouvoir parler de moi avec quelqu’un !… Hein ? l’avais-je bien prévu ? Suis-je assez devenu célèbre ?…

ALONSO.

Illustre ! Éternel, comme Endymion !

DON JUAN.

Je t’ai fait préparer une petite chambre à côté de la mienne. Nous parlerons de moi toute la nuit… D’ailleurs, tu vas y monter tout de suite. Oui, mon cher, un rendez-vous important, ici même… Je ne prévoyais pas l’heure à laquelle tu arriverais, et… tel que tu me connais… mon temps a son emploi !

ALONSO.

Toujours le même, alors ? L’homme à la rose n’a pas renoncé, même sous le nom d’emprunt !

DON JUAN.

Je me soutiens !… Je me soutiens… Tu n’as avec toi que cette mallette ?

ALONSO.

Et un sac de nuit. Le voilà !

DON JUAN, (à Pablo qui entre.)

Pablo, prépare la chambre… Je fais servir ton dîner ici, n’est-ce pas ?

ALONSO.

Merci, non. J’ai mangé à l’auberge… Un verre de vin, tout au plus.

DON JUAN, (à Pépilla qui sert les hommes dans la pièce du fond.)

Pépilla, apporte-nous du vin fin.

ALONSO.

Belle, ta conquête actuelle ?

DON JUAN.

Une veuve. Je l’adore ! J’en suis aux veuves, maintenant ! Regarde-moi, ai-je encore vieilli ! Sois sincère… Me voici dans ma quarante-cinquième année… et un Andalou de quarante-cinq ans vaut généralement un Français de cinquante.

ALONSO.

Je sais que l’affirmative te fera plaisir. Donc, réjouis-toi, mon cher, tu as vieilli énormément.

DON JUAN.

Imbécile !

ALONSO, (riant.)

Mais je mentirais !… Je te trouve toujours le même… très beau… assez beau !

DON JUAN.

N’est-ce pas ?

ALONSO.

Ta lettre m’a navré, pauvre ami !… Tu meurs d’ennui tant que cela ?

DON JUAN.

Je ne meurs pas, je crève !… N’être plus rien, absolument rien !… La première année, l’anonymat, le pseudonyme… cela m’amusait… Mais maintenant, ne susciter que l’indifférence de tout le monde, être le futur bibliothécaire à calotte !… Aller finir avec les rats de Pampelune !… (Il prend les Mémoires de Don Juan dans sa poche et lit.) « Météore sanglant, quand on écrira l’histoire des idées, Don Juan figurera à côté d’Erostrate, d’Empédocle et d’Attila. » C’est flatteur… mais quel crétin !… Je suis tellement plus simple que tout cela ! On ne me connaît pas ! C’est désolant ! Dieu puissant, envoie-moi un jour mon historien !

ALONSO, (riant.)

Ne l’as-tu pas ambitionnée, cette gloire à forme populaire ?

DON JUAN.

Pas celle-là… pas cette déformation extravagante !… J’ai été un homme admirable… c’est entendu… mais pas celui-là ! Et puis, ce que je m’en moque, au fond, de la gloire, si je n’en touche pas les intérêts… Personne ne sait que c’est moi, Don Juan ! Je m’aperçois que la gloire anonyme, c’est un non-sens, une absurdité ! Non, vois-tu, je ne peux plus soutenir cette vie de podagre ! (Pépilla entre avec une bouteille et deux verres.) Belle fille, n’est-ce pas ?

ALONSO.

On voit qu’on est en Andalousie !

PÉPILLA, (clignant l’œil.)

Pour vous servir !

ALONSO, (lui prend la taille.)

Allons, malgré tout, à ta santé de bon vivant !…

(Ils choquent leurs verres et Pépilla se retire en riant.)
DON JUAN, (jetant son verre par terre.)

Alonso,… écoute-moi… Il faut que j’aille tirer les oreilles de ce pédant !… Il faut que le lion se réveille, je l’ai décidé ainsi… Je suis à bout !

ALONSO.

Je le savais par dieu bien que tu ne pourrais pas rester plus de quelques années dans la peau de ton bonhomme… C’était l’évidence !…

DON JUAN.

Impossible d’aller jusqu’au bout de ma chimère !

ALONSO.

Certes, camarade, c’était une belle idée d’aristocrate… mais d’une exécution difficile.

DON JUAN.

Chut… la voici !

ALONSO.

Voilée ?

DON JUAN, (lui montrant l’escalier.)

Je te rejoins… Par là, ta chambre… La seconde porte à droite, au bout du petit escalier.

ALONSO, (de l’escalier.)

Tu m’appelleras. Je meurs de sommeil et de fatigue… Elle t’adore ?

DON JUAN.

Elle est folle de moi, naturellement.

(Inès entre, en se dissimulant, par la petite porte à gauche, près de la fenêtre.)


Scène VI


DON JUAN, INÈS

DON JUAN.

Avancez, beauté qui, même sous le châle, alliez la fierté de Pallas, la jeunesse d’Hébé, la voix des Sirènes et — mille fois, hélas ! — la chasteté terrible de Minerve !

INÈS, (la tête couverte d’un châle populaire.)

Je suis venue pour vous prier, Monsieur, de cesser définitivement vos assiduités.

DON JUAN.

En quoi votre serviteur vous a-t-il offensée ?

INÈS.

C’est décidé, il faut rompre.

DON JUAN.

Sans avoir commencé ?… Moi qui ne pense qu’à l’heure où vous vous accorderez !… Qu’y a-t-il en moi qui vous déplaît ?

INÈS.

L’architecte qui vous a bâti n’était pas sot…

DON JUAN.

Je n’ai plus vingt ans… cependant, je ne suis pas un barbon. Que me manque-t-il ? L’intelligence ?…

INÈS.

Moyenne.

DON JUAN.

Concluez.

INÈS.

Mais je ne veux qu’un mari… et un mari considérable !

DON JUAN.

J’en ferai un sortable à tout le moins… Les poches un peu vides, je sais bien…

INÈS.

J’ai de quoi les remplir… L’objection n’est pas là… Mais, puisque vous y tenez, Je vais vous dire une fois pour toutes ce qui vous manque, mon ami.

(Elle rejette le châle et apparaît dans un merveilleux costume très décolleté.)
DON JUAN.

Non, ne le dites pas…

INÈS.

Pourquoi ?

DON JUAN.

J’aime mieux bénéficier du doute… Asseyez-vous là et écoutez-moi… Vous êtes splendidement belle ainsi… Laissez-moi humer vos petites mains laiteuses. Je vous aime d’un amour dont vous ne pouvez mesurer l’étendue… Vous résumez pour moi, désormais, toute la femme, toutes les femmes… celles du passé… du présent… et de l’avenir… Mais il faut réaliser ! Pour un homme de mon âge, la pensée marche de front avec l’action. Je vous jure qu’il y a quelque chose de tragique dans le désir que j’ai de vous.

INÈS.

Un désir est-il jamais tragique ?

DON JUAN.

Vous ne pouvez deviner quelles sont les sources sombres de ce désir ! Seulement, il est impossible que la voix de l’homme qui vous parle avec cet accent ne touche pas votre petit cœur embusqué, malicieux et ravi…

INÈS.

Hé !… les trois qualificatifs ont leur grâce !… Décidément, vous méritez qu’on use complètement de franchise avec vous.

DON JUAN.

Quand une femme annonce sa franchise à la porte, c’est qu’on va entendre siffler quelques balles à ses oreilles !

INÈS.

Je vous trouve plaisant. Votre voix est câline. Vous avez la chevelure dorée, les yeux bleus et la peau blanche, signe d’un sang pur… Mais il y a une chose qui vous manque… vous en êtes totalement dépourvu !… une chose dont je suis amoureuse folle et qui me fera épouser fatalement le général Pedro Montelope de Valencia.

DON JUAN.

Le général ? Ce vieux débris de musée !

INÈS.

Oui… ce vieux ! Qu’il est beau… qu’il est affolant quand il raconte ses batailles… quand il frémit encore sous le vent des mousquets, sa large poitrine constellée de décorations… quand, si vieux qu’il soit comme vous me faites l’injure de le remarquer, les mantes se découvrent pour lui jeter à la face des chiquenaudes de regards !… Car il l’a… il l’a ce qui vous manque et ce qui fait, Monsieur, que je me vois obligée, même à regret, de vous tirer ma révérence…

DON JUAN.

Quoi ?

INÈS.

La gloire !

DON JUAN.

De quelle souris accouchez-vous là, ma chère !… La gloire… peuh !… J’y ai cru autrefois… Vous l’aimez tant que cela, la gloire, cette confiture d’ananas pour estomac délabré ?

INÈS.

Si je l’aime ! Si nous l’aimons, nous autres femmes !… La jeunesse passe comme la beauté… Mieux vaut mille fois un homme de brillant passé que le plus séduisant bellâtre du monde… Or, qui êtes-vous, mon pauvre ami ?… Un parleur de taverne ! Je ne veux pas m’appeler Mariano… Mariano !… J’ai plus d’ambition… Oh ! ce n’est pas le nom, bien sûr, mais la valeur !… Vous pourriez faire, je le répète, un bon amant… mais un médiocre mari pour une femme romanesque et qui a quelque salpêtre dans le cœur… Plus tard, je ne veux pas vieillir… et, vieille, une femme l’est à trente ans… aux côtés d’un bourgeois de ville, entre un pot de basilic et une cage de canari…

DON JUAN.

Madame préfère manger au râtelier de la gloire !

INÈS.

À belles dents… Vous m’excusez ?… Ceci dit, bonne nuit, et sans rancune. Allez, Mariano, toutes les femmes intelligentes parleront comme moi.

DON JUAN.

Oh ! fatalité ! fatalité qui me tire par la main !… Alors, si je possédais une belle renommée, si j’étais quelqu’un de très grand… un homme dont le nom fait retourner toutes les têtes et met des pinçons au cœur, vous deviendriez mienne ?

INÈS.

Je n’hésiterais pas. Vous me plaisez.

DON JUAN.

Inès, Inès… voici l’heure ! Je vais prononcer devant vous, sous ces voûtes, un nom bien glorieux que mes aïeux m’ont transmis pour le glorifier encore !

INÈS.

Qu’est-ce qui vous prend ? Vous avez l’air de chanter un air de théâtre.

DON JUAN.

Voici l’heure !… Je vais faire tout à coup une action d’éclat… dussent mille créanciers se précipiter à mes chausses et vingt poignards se diriger sur ma tête !

INÈS.

Vous allez exécuter un tour de force ?

DON JUAN.

Inès, approchez. Vous allez être exaucée au delà de tous vos vœux… Inès, attendez-vous à une révélation prodigieuse… Je ne suis pas qui vous croyez… Je porte un faux nom… Je me cache ici sous un pseudonyme imbécile… Je suis Don Juan !

INÈS, (éclatant de rire.)

Ça, c’est drôle !

DON JUAN.

Don Juan de Manara n’est pas mort. Don Juan se cache et Don Juan c’est…

INÈS.

C’est vous… Diable ! mais voilà qui devient inquiétant.

DON JUAN, (criant.)

Je suis Don…

INÈS.

Oui, cher Mariano, ne le criez pas à tue-tête ; nous en sommes persuadés… Ne pensez pas que je veuille vous contrarier… À vous revoir, mon doux seigneur.

(Elle gagne craintivement la porte.)
DON JUAN.

Vous me pensez fou, évidemment.

INÈS.

Qui ne l’est un brin, ici-bas ?

DON JUAN.

Je ne suis pas fou, Inès… Je suis lucide. Celui qui repose dans mon tombeau de famille, à ma place, est un mien ami occis par un mari jaloux, lequel croyait me trouver dans le lit de sa femme et lequel…

INÈS.

C’est un peu compliqué…

DON JUAN.

Je résume, Inès… J’ai dû laisser croire à ma mort. Vous saurez pourquoi. J’attendais l’heure de ma résurrection. Je jette le masque et me voilà !

INÈS.

Parfaitement… Vous n’êtes pas divagant, mais quelque peu vantard… (Changeant de ton.) En voilà assez… Ou vous voulez me donner une impertinente leçon…

DON JUAN.

Pauvre présomption !

INÈS.

Ou sentant la partie perdue et parce que je vous avouais mon amour de la gloire, vous venez de jeter bêtement le premier nom célèbre qui soit passé dans votre cervelle… Et y en-a-t-il de plus célèbre que celui de ce Don Juan, dont je lis en ce moment les mémoires ?

DON JUAN, (d’une voix furieuse.)

Ces mémoires sont apocryphes ! Inès, mes mémoires existent, en effet, mais déposés par moi-même dans le caveau de mon double afin d’identifier la dépouille. J’ai précisément ici l’ami qui assista à toute la funèbre substitution…

INÈS.

Des preuves ! Je ne vous crois pas !

DON JUAN.

Mais, dans huit jours, tout Séville me croira… car je pars dès demain en voyage… Je vais jusqu’à la porte du caveau de famille… Là, je fais sauter la pierre, je brandis les feuillets arrachés et tombe comme un revenant dans le cercle de mes amis ébahis, dans le sein de ma famille, dans la boutique de l’éditeur et dans les draps de ta couche, mon adorée, dans les draps de ta couche !

INÈS.

Quelle folle histoire ! On ne m’abuse pas avee des balivernes !

DON JUAN.

Me croirez-vous si, après avoir résumé à l’avance page à page ce que contient le manuscrit, — un manuscrit admirable, autrement intéressant que ces fariboles ! — je vous prouve, feuillets en mains, que je n’ai pas menti d’un mot ? Aussitôt après, nous bondissons à Madrid. Je vous présente aux miens, au roi lui-même !… Quel tapage !…

INÈS.

Prenez garde, beau hâbleur ! Si vous me trompez, comme j’en suis persuadée, redoutez ma colère. Je suis Sévillane, et je porte un poignard à ma jarretière. Prenez garde !

DON JUAN.

Marché conclu, digne fille d’Andalousie !

INÈS.

Après tout, les folies les plus extravagantes sont possibles ! L’histoire, en tout cas, vaut la peine de connaître la fin… Votre ami est là ?

DON JUAN.

Je l’appelle !

INÈS.

Moi, je préviens la suivante qui m’attendait au coin de la rue San-Jacinto, dans ma voiture… Une minute et je reviens… Et si tu t’es moqué de moi, gare à toi, canaglia !…

(Elle sort en s’enroulant dans son châle.)


Scène VII


DON JUAN, ALONSO

DON JUAN.

Tiens ! L’émotion la fait jurer en italien ! (Il va vivement à l’escalier et appelle.) Hé ! là-haut ! Alonso… quatre à quatre… Plus vite !

ALONSO, (quelques secondes après, descendant, une serviette à la main.)

Me voilà, je me débarbouillais le visage. Il y a le feu à la maison ?

DON JUAN.

C’est fait ! j’ai déchiré le voile… Je me suis nommé à elle… Demain, nous partons tous trois, nous nous rendons directement au tombeau, je le viole… je n’en suis pas à un viol près… j’arrache le manuscrit et…

ALONSO, (épanoui.)

Réjouis-toi, Don Juan ! Je lisais bien sous les lignes de tes lettres, parbleu, que tel était ton secret désir… J’ai voulu t’épargner la lugubre décision… C’est fait ! C’est fait, mon ami !

(Il jette sa serviette et embrasse Don Juan.)
DON JUAN.

Qu’est-ce qui est fait ? Quoi ? Quoi ?

ALONSO.

Ah ! mon ami ! quel bonheur !… J’ai le manuscrit ! Je te l’apporte !… Remercie-moi !

DON JUAN.

Sang dieu ! Quand je viens de lui promettre qu’elle assisterait à ce coup de théâtre ! Je vais avoir l’air d’un imposteur !… Ah ! les amis… toujours pressés !

ALONSO.

Accumulez donc les attentions délicates ! Toutes, toutes, je les ai eues pour devancer tes désirs, car ce rapt, tu m’en avais manifestement insinué l’idée.

DON JUAN.

Moi ?… Répète-le… répète-le… poussière que tu es !

ALONSO.

Parfaitement… dans toutes les lettres ! Et j’ai fait mieux que de prendre le sacrilège à mon compte… ingrat ! Bien qu’il parût intact, dans sa gaine de cuir, afin de t’épargner une vue qui pouvait te paraître pénible, j’ai eu… Dieu que je suis gentil !… la délicatesse de t’en faire faire une copie… Précisément, un mahométan kabbaliste vient d’inventer une espèce de machine bizarre où des leviers s’agitent et tapotent sur le papier les caractères d’imprimerie… C’est propre, net… ce n’est appelé, d’ailleurs, à aucun succès auprès du public… mais j’ai trouvé ce mode de copie plus impersonnel… Tu verras comme ton œuvre t’apparaîtra sous un jour nouveau… celui déjà de l’impression… Avoue que je suis d’une prévenance !

DON JUAN.

Tu n’as pas perdu l’original, au moins ? C’est que…

ALONSO.

Les deux manuscrits sont là dans la malle, l’un à droite, l’autre à gauche. Ah !… tu vas admirer cette calligraphie, mon cher !

(Il s’approche de la malle et l’ouvre pour y chercher le manuscrit copié.)
DON JUAN, (pendant ce temps, réfléchissant.)

Somme toute, tu as bien fait, excellent ami !… J’aime mieux te dire que je ne pensais plus qu’à ça !

ALONSO.

Eh ! parbleu ! Qui en aurait douté ?

DON JUAN, (très calmé.)

Depuis cette rivalité d’auteur, j’étouffais !… Je ferai paraître cet excellent aide-mémoire de mes exploits en in-quarto, avec cinquante exemplaires numérotés, et justification du tirage, par un éditeur hardi et entreprenant… J’en veux composer un petit chef-d’œuvre de bio-bibliographie et je vais leur en donner des coups d’épée dans leur Don Juan symbolique, historique, typique et prototypique ! Et puis aussi, je vais payer tous mes créanciers… je…

ALONSO.

Insensé !

DON JUAN.

Je vais… En attendant, que vais-je dire aussi à ma belle ?

ALONSO.

La vérité… Tiens…

(Il lui donne l’exemplaire.)
DON JUAN, (soupesant le livre avec un immense désappointement.)

Curieux !… Comme c’est petit, petit, petit… On ne fera jamais trois cents pages. Il faudra du papier fort !



Scène VIII


Les Mêmes, INÈS

INÈS.

Me voici libre… Donc ?

DON JUAN.

Mon ami Alonso. (Présentant Inès.) Une princesse inconnue.

ALONSO.

Belle dame, daignez excuser mon négligé !

DON JUAN.

Admirez la Providence. Il m’advient une chose assez extraordinaire. Figurez-vous… l’ami que voici a justement eu la même pensée que moi. Il a devancé mon désir, et l’opération que je proposais de faire devant vous, il l’a faite lui-même, tout seul.

ALONSO, (s’inclinant.)

Samedi dernier, noble dame, sur le coup de minuit.

INÈS.

Il a rapporté votre mouchoir de poche oublié ? Que c’est gentil de sa part !

DON JUAN, (frappant, solennel, sur le manuscrit.)

Voici l’histoire de ma vie. Je n’aurai pas besoin d’avancer de preuves et vous n’aurez qu’à lire, Inès, pour être convaincue mieux que par tous les parchemins de famille…

INÈS.

Alors, c’est là le fameux grimoire qui va révolutionner le monde ?

DON JUAN.

Je le jure… Voici l’homme… voici sa vie.

INÈS, (prenant le manuscrit.)

Faites voir… Dieu, qu’il est propre et bien rasé pour avoir fait un voyage aussi éreintant !

DON JUAN.

Je vais vous expliquer : c’est une copie…

INÈS.

Je comprends, c’est du gibier frais. Vous annoncez une bécasse et vous servez un lapin de choux… (Elle rit sarcastiquemen.) Savez-vous bien que vous me paraissez deux fameux compères ? Je serais, ma foi, curieuse de connaître un passage. Au hasard… là, où mon doigt se posera.

DON JUAN.

J’aimerais mieux choisir.

INÈS, (elle ferme les yeux et désigne du doigt un passage.)

Je suis superstitieuse. (Elle lit.) « Ce mois de janvier débute richement. Le 12, couché avec la servante du perruquier ; le 13, la marchande de poissons ; le 15, la fille de mon portier… » Mais c’est une nomenclature ! Vous semblez voué au balai ?

DON JUAN.

Ce passage est tout à fait exceptionnel. Votre index implacable est tombé sur mes nuits de quinze ans… Permettez. (Il reprend les feuillets.)

INÈS, (ironique.)

Oh ! qu’à cela ne tienne ! Vous me mettez en goût ! Un tel début !… Lisez… (Elle se lève et désigne au hasard un autre passage.) Et ne trichez pas !… C’est ce passage que je veux ouïr !

DON JUAN, (après avoir regardé.)

Vous tenez à ce morceau-là ! Gare aux oreilles ! (Avec un indéfinissable sourire.) Vous allez entendre de bien grandes vérités. Avec le ton, alors ! (Il lit.) « Et nous parlions de nos amours, chacun énumérait les siennes… Le Méridional Moscoso nous méprisait de sa moue et de son fort accent andalou : « Peuh ! bagatelle ! J’ai eu mille aventures et dans toutes les sociétés… Les femmes ne me résistaient pas. » « La recette, m’écriai-je… Oui, la recette du conquérant ? », cria tout le monde… Et Moscoso répondit avec cet accent intraduisible qui donnait tant de saveur à ses moindres réponses : « Comment je fais ?… C’est bien simple, je leur pince le… »

INÈS, (avec un cri effarouché et un sursaut de tout l’être.)

Ah ! quelle horreur !

DON JUAN.

C’est Moscoso !

INÈS.

À la cuisine !… Quel valet d’écurie !

(Elle en brise son éventail.)
DON JUAN.

Assez de plaisanteries ! Laissez-moi choisir comme je le désire. (Don Juan se met à lire un autre chapitre.) Tenez, écoutez et n’interrompez pas… C’est justement la plus belle page de ma vie. Elle vous renseignera sur mon authenticité et vous donnera ma généalogie. Écoutez. (Il lit cette fois, gravement.) « En face de la maison où je demeurais, il y avait un assez grand hôtel. À l’une des fenêtres du premier étage, j’avais souvent remarqué un petit bras blanc. Ce jour-là, je porte la main sur mon cœur puis à mes lèvres. La jalousie se soulève et une voix m’interpelle : « Êtes-vous noble ?» « Si je le suis ? Je suis un Manara. » « Où perche votre château ?» « Sachez que ma famille illustre compte Don Juan Chacon, seigneur de Carthagène, Don Diégo Carrero, alcade de Los Doncalès, Manuel Ponce de Léon, comte de Bayen, Pedro Hernandez y Aguilar de Cordova, duc de Terra Nova et marquis de Sambenito. » (À ce moment on entend une respiration oppressée. C’est Inès qui feint de fermer les deux yeux et de pencher la tête. Don Juan, bas, à Alonso installé près du feu de bois.) Ah ! la mâtine ! Elle fait semblant de s’être endormie… Continue, continue, ma chérie… j’arriverai bien à réveiller ton attention et sortirai avec esprit de cette ridicule position où je me suis mis ! (Sans s’arrêter, il substitue le livre des Mémoires de Don Juan à son propre manuscrit et se met à lire quelques phrases poétiques et ampoulées.) « Mon âme est un harem qui garde mille femmes. Je les entends murmurer, rire et pleurer ! Elles jouent avec des perles, des oiseaux et des poignards. Déception de l’amour, qui donc es-tu, toi que j’ai retrouvée partout ? Brume sur la féerie printanière, lame acérée sous la caresse… »

INÈS, (ne pouvant plus retenir un cri d’admiration.)

Oh ! ça, c’est beau ! C’est magnifique. Ça vous pénètre, ça vous soulève !

DON JUAN.

Parbleu ! (Déclamant.) « Oh ! élever la fiole précieuse d’un amour, dont pas une goutte ne doit s’échapper, enchaîner les ivres paroles qui déchirent, qui consolent, et dans le cœur éperdu les entendre tituber ! »

INÈS, (s’est levée comme extasiée. Elle s’approche sur la pointe du pied. Il fait semblant de ne pas la voir avancer et continue sa lecture. Elle bondit et, d’un coup de l’éventail brisé, elle envoie promener le livre.)

Imposteur !… Vous n’êtes qu’un escroc, pas autre chose ! Ah ! je vous y prends la main dans le sac !… Ce n’est pas seulement le nom que vous vous attribuez, c’est le génie d’un autre ! Âne bâté que vous êtes !… Avoir osé me berner de la sorte, moi !…

(Une colère sauvage l’envahit.)
DON JUAN, (riant.)

Je voulais voir l’effet de cette poésie sur vos méninges.

INÈS.

Ceci est de vous et barbouillez-vous-en la figure ! C’est le style d’un muletier !… Non, mais, voyez-moi cet enfariné qui voulait se faire passer pour un héros de roman !

ALONSO.

Du calme, toute belle !…

DON JUAN, (riant toujours avec amertume.)

Poésie !… Poésie !

ALONSO.

Précisément, Madame, apprenez que Don Juan…

INÈS.

Taisez-vous, le compère ! Oh ! je vous grifferais tous les deux ! Au fond, vous devez être deux madrés mauvais gibiers de potence… Je devrais vous signaler à l’inspecteur de police…

DON JUAN.

Eh quoi encore… douce amie ?

ALONSO.

Avoir fait deux cents lieues pour recevoir des aménités de ce genre !

INÈS, (prenant le manuscrit et le lui jetant à la face.)

Laissez-moi… Et que je ne vous revoie jamais, vieux sac à vin. Don Juan, ça !…

(La porte du fond s’entr’ouvre. Des têtes passent.)


Scène IX


Les Mêmes, RÉCAPO, LE DRAPIER, LE VOYAGEUR, L’HORLOGER

LE VOYAGEUR.

Quel est ce tintamarre ? On se dispute par ici ?…

INÈS, (allant à eux.)

Entrez, entrez, braves gens… Vous ignorez, sans doute, que ces murs abritent une rare célébrité !

TOUS.

Quelle célébrité ? Un roi de passage ? Un inquisiteur ? Le bourreau ?

INÈS.

Monsieur est Don Juan de Manara ressuscité !… Ce sac à vinasse veut se faire passer pour l’idole de tous les cœurs !

LE DRAPIER.

Tiens ! tiens, voyez-vous ça !

LE VOYAGEUR.

Ha ! ha ! l’effet de mon livre ! Ç’aura été foudroyant !

L’HORLOGER.

Va-t-il bien le cher petit Juanito à sa mère ?

LE DRAPIER.

Comme on se retrouve ! L’homme de la chartreuse et des dix femmes maigres !

L’HORLOGER.

Mariano… notre cher Mariano… Mariano devenu Don Juanito !

LE DRAPIER.

La folie des grandeurs.

LE VOYAGEUR.

Dis donc… la dame a l’air rudement en fureur. Tu ne lui feras pas de postérité, Monsieur Ptolémée !

DON JUAN.

Arrière, butors… Oui, je suis Don Juan !

LE VOYAGEUR.

Il est ivre, et ment comme un juif !

DON JUAN.

C’est vous qui puez le vin, marauds !

LE VOYAGEUR.

Ah çà ! il nous insulte !

L’HORLOGER.

Le malappris ! Ver de fumier !

LE VOYAGEUR.

On va le fesser !…

DON JUAN, (hurlant.)

Quand le lion secouera sa crinière…

LE VOYAGEUR.

Et ses poux !…

RÉCAPO.

Cet imposteur ose insulter des personnes de qualité !

L’HORLOGER.

Mes amis, nous possédons dans ce moule à chandelle le seigneur de Manara !… Castagnettes pour le seigneur.

LE VOYAGEUR.

Baile nacional ! C’est ça !

TOUS.

Baile nacional… Ole ! la manchega… la zambra ! Viva la zambra !

(Ils empoignent, qui une pincette, qui un soufflet, un escabeau et se mettent à faire un charivari du diable en signe de dérision autour de Don Juan. Don Juan repousse et menace le voyageur ivre qui saisit sa navaja.)
LE VOYAGEUR, (pendant le tumulte.)

Tu veux en découdre ?

(Don Juan, dans une courte lutte, met l’homme à terre. Alonso se précipite, les sépare et s’adresse aux autres qui continuaient leur danse, pendant qu’Inès poussait quelques « anda » pour les exciter.)
ALONSO.

Je vous en conjure !… Vous ne voyez pas que mon ami est malade !… Il perd le sens… Laissez-moi seul avec lui !… Voyons… là… du calme… Tout doux !…

L’HORLOGER.

Ce n’est pas une raison pour être grossier avec le beau monde !

ALONSO.

Soyez indulgents, mes amis…

LE VOYAGEUR.

Il fallait donc le dire qu’il battait la campagne !…

RÉCAPO.

C’est bon, c’est bon !… on s’en va…

LE DRAPIER.

Ah ! Mariano de malheur !…

L’HORLOGER.

Voyez ou mènent les mauvaises lectures…

LE DRAPIER.

Chevalier de la Vieille-Figure !…

(Alonso a refermé la porte sur eux. Déjà Don Juan est à la porte de la rue où Inès vient de s’enfuir durant le tumulte.)


Scène X


DON JUAN, ALONSO, puis LE PATRON DE L’AUBERGE, puis PABLO

DON JUAN.

Partie !… Elle épousera le général.

ALONSO, (s’épongeant le front.)

Ouf !… Je crois, mon cher, qu’elle vient de nous rouler dans une jolie farine ! Je n’en puis plus…

DON JUAN.

Qu’importent ces rustres !… M’est avis que j’aurai quelque mal à sortir de mon anonymat, et à retrouver ma peau !

ALONSO.

Aussi, que t’a-t-il pris de changer tout à coup ta lecture et de substituer le faux manuscrit à l’authentique ?

DON JUAN, (avec des gestes saccadés.)

Alonso, dès le premier pas, je m’aperçois que j’ai omis de mettre là-dedans un ingrédient indispensable !

ALONSO, (ramassant à terre les feuillets épars.)

Lequel ?

DON JUAN.

…La poésie !… La mauvaise, la fatale, la fade poésie… sans laquelle la postérité elle-même ne pourrait rien ingurgiter !

(Le patron entre, attiré par le bruit.)
LE PATRON.

Tonnerre ! Que se passe-t-il ?… En voilà des manières déshonnêtes !

DON JUAN, (lui saisissant le bras.)

N’est-ce pas qu’à ton public, patron, tu ne ferais pas avaler une sole avariée si tu ne l’appelais sole à la Cincinnatus ?

LE PATRON, (docte.)

La cuisine elle-même ne se passe pas de poésie, monseigneur !

DON JUAN.

Alors, patron, apporte moi une demi-livre de clair de lune, que j’en saupoudre ce plat-là… ah !… ah !… ah !… ah !…

(Alonso fait signe au patron, derrière Don Juan, pour lui faire comprendre que celui-ci n’est plus dans son bon sens. Le patron hoche la tête, se frappe le front et retourne à ses affaires en maugréant.)
DON JUAN, (seul, à Alonso, ouvrant les bras.)

Ah ! ma légende, elle est devenue grande comme ça !… Et moi je suis devenu petit, petit… Je ne peux plus être à la taille… J’aurais dû ressusciter deux ans plus tôt, vois-tu !… J’aurai quelque mal à la rattraper, ma légende ! Elle a des bottes de sept lieues… Je vais lui en donner des crocs en jambe, quitte à rouler avec elle dans les abîmes du ridicule ! Crétin, c’est de ta faute aussi…

ALONSO.

Hein ? Ma parole !…

DON JUAN.

Quelle idée aussi d’aller faire copier par je ne sais quelle machine infernale des mots ailés qui même à mes yeux ont pris soudain un air d’insupportable platitude… Vite, passe-moi l’original !… L’original, bon Dieu !

ALONSO.

Il est dans la malle.

DON JUAN, (allant à la cheminée.)

Brûlons donc, en attendant, cette ignoble copie. Elle est bonne tout juste à éclairer le tournebroche. (Il jette au feu les feuillets du manuscrit copié.) Brûle, brûle, mauvais diable… Ah ! ah !… on va voir !

(De grandes flammes s’élèvent.)
ALONSO.

Tu as l’air égaré, hors de toi !

DON JUAN.

Furieux ! Je suis furieux !… Silence !… Va te coucher, tu n’es plus bon qu’à cet ouvrage-là…

ALONSO.

Ce n’est pas de refus… je n’en puis plus.

DON JUAN.

Je l’ai bien vu… Tout à l’heure, tu as été d’une rare imbécillité, permets-moi de te le dire.

ALONSO.

Mon vieil ami, excuse-moi…

DON JUAN.

Je t’excuse, mais va te coucher… Alors, c’est là-dedans que je trouverai le…

(Il s’arrête.)
ALONSO.

Oui… dans la mallette… je te la laisse. Elle est ouverte. Tu trouveras dedans le sac de cuir… Préfères-tu que moi-même…

DON JUAN.

Non, va te coucher.

ALONSO.

Je te raconterai comment j’ai opéré, et…

DON JUAN, (l’interrompant avec un rire nerveux.)

Grand merci… tu es bien aimable !… (Il ouvre la porte de la salle du fond et appelle.) Pablo… Apporte-moi les flambeaux. (Il revient à Alonso.) J’ai besoin de quelques instants de solitude pour me remettre d’aplomb… (Il tourne tout à coup vers Alonso des yeux bons et sincères.) Merci, Alonso… excuse-moi. Tu as été au contraire vigilant et amical, et je ne suis qu’un butor… Tu verras quand l’aurore m’aura rafraîchi la cervelle ! Crois bien qu’au fond je comprends la beauté funèbre de ton acte… J’essaie de ricaner… mais j’imagine très bien la mise en scène de cette nuit où tu es allé forcer les mâchoires de la mort pour m’épargner un sacrilège que je n’aurais peut-être pas eu la vaillance d’accomplir… Je vois le ciel étoilé et toi, tout seul, toi… accroupi dans l’ombre sur ta besogne atroce… Donne ta main ; tu n’as pas besoin de me rappeler ton courage… Nous sommes deux complices qui ne se décrivent pas leurs crimes l’un à l’autre !… Tu m’as rapporté mon âme, ma jeunesse et (Montrant la malle.) ma vérité… merci ! (Pablo entre et avec Alonso monte l’escalier de droite. Ils disparaissent. Pablo avait allumé deux flambeaux, il en a pris un et a posé l’autre sur la table. Don Juan reste seul, la nuit est presque tombée : il regarde tristement la porte par laquelle Inès est sortie. Il va à la table.) Ah !… elle a oublié son écharpe ! (Il la respire.) Don Juan, tu n’auras pas été long à renoncer à ta chimère !… Donc, tu vas reprendre la vie où tu l’avais laissée ?… Ah ! tu es encore de taille à piper les hommes et à conquérir les femmes… il y a encore de beaux restes sur l’assiette refroidie de ta gloire !… Mais attends-toi maintenant aux refus, aux trahisons, aux adieux ; il faudra boire maintenant jusqu’à la lie le calice dont tu t’étais détourné… Reparais, roi déchu sur une terre qui ne sera plus jamais ton royaume !… (Il embrasse l’écharpe.) Inès… (Dans l’air flotte au loin, la musique de la sérénade de Don Juan.) Bah !… (Il se retourne, regarde la malle et la désigne du doigt.) Heureusement, il y a ceci, et on verra un peu quand j’apparaîtrai à mes contempoiains, ce livre à la main !… La nuit est tout à fait tombée ?… Suis-je bien seul ?… (Il va à la porte au fond, l’entre-bâille et la referme.) Oui… ils sont tous allés se coucher… Il n’y a plus que Pépilla qui range la salle… Bien, c’est bien… La nuit propice aux vampires et aux détrousseurs de tombes ! Un flambeau, une bouteille pour me donner du cœur à l’ouvrage. (Il boit.) Voilà l’objet… J’ai le cœur qui se serre. Allons… Cette malle n’est pourtant pas un cercueil ! (Pablo redescend l’escalier de bois.) Tiens, Pablo, pose la lumière là. (Pablo pose le second flambeau sur la table.) Puis mets la malle sur cet escabeau. (Pablo met le coffre sur un escabeau.) Maintenant, dis, je te prie, qu’on ne me dérange pas. Je désire demeurer seul ici.

PABLO.

Bien, seigneur !

(Il sort. Don Juan verrouille la porte derrière lui. Il se dirige vers la malle. Tout à coup celle-ci, posée de façon instable, tombe à terre avec un bruit cassant. Il sursaute.)
DON JUAN.

Quoi ?… Qui est là ?… Qu’est-ce que c’est ?… J’ai eu peur… Quelle invisible main a poussé ce coffre quand j’allais le saisir… Folie !… Il m’appartient, après tout. (Il fouille fiévreusement dans la malle, ouverte en deux comme une grenade, et saisit avec horreur le sac de cuir.) Cette fois, c’est lui !

(Il l’apporte en tremblant et le dépose sur la table. On voit dans la nuit sa figure éclairée par les deux flambeaux.)


Scène XI


DON JUAN, seul.

DON JUAN.

Ces deux lumières funéraires… J’ai peur… Ma main est aussi lente que mon cœur…. Ah ! l’heure des chouettes… (Il essaie de déchirer le sac.) Et le glas de l’église Saint-Thomas. Quelque paroissien qui s’en va d’où le livre revient ! Manuel… pardonne la profanation !… Le livre d’amour, tu le gardais jalousement sur ta poitrine… J’ai brisé le serment. Oh ! quels miasmes de mort, tout à coup ! (Il détache les cordons, enlève les feuillets et rejette le sac pendant que les cloches sonnent le deuil…) Dépouillés de leur enveloppe, les mots vont revivre à l’aise… Ouf ! tout est intact… Non… non… l’écriture a un peu pâli… Et ça ?… Une piqûre… une longue piqûre a traversé le paquet comme une aiguille !… Un ver a fait son chemin… Voyons, du calme… Oublions d’où revient ce funèbre voyageur… Écoutons le récit qui ne me parlera que d’amour et de volupté… Et puis, que je me mette un peu le cœur à l’aise… Un verre de Xérès ne sera pas de trop… (Il boit avidement.) Vite… Vite l’année ineffable !… (Il lit à la lueur vacillante des cires.) C’est curieux… je ne sais pas pourquoi… cela me paraît tout de suite dépourvu d’intérêt… J’ai le cerveau brouillé sans doute. Elle avait raison… C’est tout de même un peu plat… et toujours trivial. (Il boit à nouveau et il lit encore quelques feuillets.) Mauvais, ça… très mauvais !… (Sa main tourne laborieusement les feuillets.) Ah ! Elvire… Elvire !… Ma meilleure joie… mon plus triste remords !… Oh ! je vais encore dénouer ta chevelure sur ma bouche… Ils vont renaître nos mots d’amour… dis, ma chère âme ?… Ils vont renaître, nos baisers ? (Il feuillette le passage.) Quoi ? C’est tout ?… Ça tient en deux pages ?… Pas possible ! La mort a dû en manger quelques-unes !… Non, c’est numéroté !… Est-ce que, par hasard, j’aurais oublié d’écrire ce qui était beau ?… Je me suis peut-être contenté de le vivre… (Il rejette les feuillets.) Peuh !… Tout le paquet vous a un petit parfum fade et blet fort écœurant. Allons, encore un dernier verre. À la santé des amours éternelles ! (Il se lève et porte le toast avec un grand geste. On entend la phrase retentir en écho sous les arches.) Tiens ! il y a de l’écho… (Il essuie la sueur qui lui coule du front.) Mauvais petit livre, vide, vide, vide ! Je croyais que tu contenais l’ineffable, mon cœur, ma chair ! Rien ! Rien ! Et, pourtant, vous êtes là, toutes mes vieilles tendresses… tous mes chers baisers !… C’est vous, c’est vous… à travers tout… Pourquoi ne me parlez-vous plus comme autrefois ? Pourquoi, pourquoi ? (Il tombe sur le livre en sanglotant. La fenêtre s’ouvre brusquement sous la poussée du vent.) Bon !… le printemps s’en mêle… Entre, printemps ! Caresse la page où Emerencia vient revivre… Est-ce toi, ma petite Emerencia… Je te vois, je te vois ! (Il pleure.) Mon meilleur baiser !… Viens, que je frôle tes cheveux et ta gorge nue… Ah ! du réel à l’imaginaire, où est la mesure ?… Je savais bien que tout renaîtrait du livre dès que je l’ouvrirais… Voilà, je te caresse… je te touche.

(Une musique délicieuse se fait entendre. De la table, sur laquelle Don Juan est penché, a jailli une forme de femme nue et couchée. Elle s’allonge sur les feuillets du livre, éclairée par les flambeaux et par une lumière mystérieuse. Don Juan et elle sont visage à visage. Il lui sourit tristement en la caressant et promène les mains sur ce corps imaginaire. Elle lui passe les bras autour du cou.)


Scène XII


DON JUAN, LES APPARITIONS

DON JUAN.

Viens, petite… Ta bouche est restée aussi attirante. Ta forme est aussi pure… (Il se recule épouvanté.) Ah ! ça, mais suis-je ivre… ou suis-je fou ? Quel est ce cauchemar amoureux ?… Les voici… les revoici mes nuits de quinze ans… mes nuits de vingt ans… Ma vie, ma vie entière… toute fraîche et dansante… (Dans l’ombre, devenue plus mystérieuse et plus bleue, d’autres formes s’ébauchent.) Béatrix… Isabelle… Dolorès… Alicia… Teresina… Paula… D’où sortent-elles ? (Du puits monte une lumière dorée, et voici qu’une à une des femmes nues émergent, s’appuient à la margelle et pénètrent dans la salle. La nuit se peuple de fantômes.) Elles sortent du puits comme la vérité… et nues comme elle !… (Il contemple ce spectacle, cette récapitulation lumineuse, avec une terreur sacrée. Il roucoule vingt, trente noms Elles accourent. Au passage il leur tend les mains et en effleure quelques-unes d’un baiser. D’autres, dans l’omhre, demeurent immobiles et tragiques, comme des femmes assassinées.) Tout est ressuscité ! (Le groupe lascif et tendre de toutes ces formes translucides évolue autour de lui. Il veut en saisir une, celle qu’il nomme Emerencia et qui a glissé de la table. Elle lui échappe. Il la suit les bras étendus.) Ne fuis pas !… Ne fuis pas ainsi ?… N’es-tu pas la vérité… la vérité éternelle ?… (Il y en a des petites, des grandes, des blondes, des brunes, des rousses… Il en saisit une à bras le corps et l’amène devant le feu clair qui flambe.) Viens nous caresser devant le feu, comme autrefois, mignonne… Tu te souviens ? (Il l’enlace, pendant que les autres chantent un air lascif et enfiévré. Subitement, on entend trois grands coups funèbres, une sonorité terrible, élémentale, qui semble sortir de terre. Elles s’arrêtent et regardent toutes, en tremblant, du côté de la fenêtre ouverte. Alors, on aperçoit au clair de lune, dans l’embrasure, une forme étrange de berger avec une grande cape brune et ce berger tient à la main une flûte… Il porte la flûte à sa bouche et se met à siffler un air doux, infiniment doux. Les femmes vacillent, inclinées dans des postures d’esclaves. Les cloches sonnent au loin des appels.) Qui es-tu ? (Le berger s’avance. Il glisse de la fenêtre comme sur un plan incliné… Le voici dans la pièce, toujours la flûte aux lèvres. Don Juan quitte la femme qu’il tenait enlacée près du grand feu de bois.) Qui es-tu, berger, qui viens interrompre notre joie et qui rassembles le troupeau ?… (Il s’avance à tâtons. Le berger relève le capuchon. Il recule épouvanté.) La Mort !…

(La Mort montre à nu les os des maxillaires et le crâne blafard. Mais le corps est svelte, admirablement beau et elle reprend son air de flûte doux, enfantin et charmeur. Don Juan a reculé jusqu’à la table. La Mort s’avance, pose la main sur le manuscrit. La musique frémit comme si tout un cimetière se levait à la fois.)
LA MORT.

Tu m’as volé !… Tu as volé la Mort, Don Juan !… Tu as volé la Mort… Ceci m’appartient.

DON JUAN.

Non, non… Rends-moi cela !… C’est à moi !…

LA MORT.

Les mots sont morts, Don Juan… Les mots, comme les êtres, meurent, Don Juan !

DON JUAN.

Non, les mots sont vivants ! La preuve, c’est qu’elles sont toutes revenues à mon appel !

(Il montre les femmes déjà devenues plus impalpables.)
LA MORT.

Et qu’elles s’en vont toutes à mon appel… Les mots sont morts. Don Juan !… Ils ont dormi avec moi ! Ils ont couché avec moi… Je leur ai soufflé l’haleine du tombeau… Jamais plus, Don Juan !… Il y a des mots vivants, mais pas ceux-là… Il y a des mots vivants. (Elle se dirige vers la table et montre le livre apocryphe.) Voilà les mots ailés, menteurs, illusoires… Ils vivent, ceux-là, ils vivront éternellement, car ils sont le Mensonge… mais la vérité meurt avec nous, Don Juan, et rien ne la ressuscite… Adieu !… Si tu y tiens, voleur volé, je te rends le dépôt que tu m’avais confié et qui a dormi cinq ans dans la tombe… Tu peux le reprendre… J’en ai aspiré toute la vie !… À bientôt, Don Juan ! (Elle prend le manuscrit et l’ouvre. Elle fait l’appel en feuilletant les pages.) Consuelito ! Dolorès… Alicia… Beatrix… Felipa… Teresina… Isabelle…

Il faut rentrer, mes enfants…
(À nouveau, le répertoire funèbre retentit dans la nuit. À chaque nom qu’elle prononce, une à une, les femmes s’avancent. Elles se mettent sur deux rangs, en troupeau apeuré. Quand elle a appelé tous les noms et que le cortège est formé, elle tend le manuscrit à Don Juan qui s’en saisit. Puis elle rabat le capuchon, remet la flûte aux lèvres et se dirige vers la fenêtre bleue. Le troupeau s’efface avec la musique. La vision disparaît petit à petit.)


Scène XIII


DON JUAN, seul.

De la lumière !… J’étouffe… (Don Juan, seul, jette des bûches dans le feu et le feu éclaire la salle. Tout redevient plus clair.) Ah ! çà, qu’est-ce qui vient de se passer ? Mon cerveau a-t-il divagué tout haut ou bien l’Au-delà m’aurait-il entr’ouvert ses portes ?… Non ! j’ai rêvé. Le manuscrit est là, intact. En tout cas, qu’elle sorte du vin ou de l’enfer, la vision n’a pas menti… Mots pourris, petites vérités d’un jour, vous n’êtes plus que la caricature de ce qui fut vécu… En écrivant au jour le jour, j’avais cru calquer la vérité avec des mots exacts et je n’ai retenu que du néant ; moi seul je pourrais retrouver là-dedans de vagues fantômes écornés, mais les autres hommes, qu’y verront-ils ? Eh bien, que ma légende plus grande que moi-même s’en aille au caprice idiot du vent ! Advienne que voudra ! Je renonce à la concurrence. Lazare, Lazare, couche-toi ! Au trou ! Au trou ! (Il jette le manuscrit dans le puits.) C’est fait !… Et si je suivais ?… Oui, si mon corps suivait !… Oh ! l’attraction de l’abîme !… En finir tout à coup… quitter la scène insipide du monde où je n’ai plus rien à faire… Don Juan, Don Juan, tu n’es plus, toi-même, qu’un mot entre tous les mots !… Achève ton œuvre !… Profite d’un rêve d’ivrogne pour broyer ta carcasse et tirer la porte sur l’infini… Demain, tu n’en auras plus le courage… Rien ne te manque… La corde au cou (Il prend la corde de la citerne.) Un nœud à faire, et… floc… (Il se passe la corde au cou et monte sur la margelle.) Adieu, gloire, fumée !… Je vous rejoins, paroles !… (Mais, à ce moment, on entend une nouvelle musique qui vient de la salle du fond, derrière la porte fermée. Don Juan se retourne.) De la musique encore !… Le rêve fou se prolonge décidément… Je ne suis pas encore dégrisé… Non, non, elle est bien réelle, celle-là… Je la reconnais, c’est le son de la gaïta ! (Il rejette la corde, descend et pousse vivement la porte du fond. On voit la grande salle éclairée et seul, perdu dans son extase, un couple est là qui n’a pas entendu la porte s’ouvrir. C’est la servante Pépilla qui écoute son jeune amant jouer de la gaïta à ses pieds.) Oh !… qu’ils sont beaux !… La chanson d’amour, comme elle chante !… Ah ! leurs yeux… leurs yeux à tous deux !… Ils sont tellement ivres d’eux-mêmes qu’ils ne m’ont pas entendu ouvrir la porte toute grande !… Comme il l’embrasse, comme leurs bouches se mordent !… Qu’ils sont beaux !… Mourir quand il y a ça !… Vaut-il pas mieux vivre sa vie anonyme comme ces deux-là… farouchement, goutte à goutte, jusqu’au bout !… Deux êtres obscurs qui se mordent d’ivresse, mais la voilà, la vie !… Pas besoin de femme idéale… Une servante rieuse et tendre, avec un rire qui avoue sa joie, sous un rais de lumière, c’est tout ce qu’il me faut… le reste est vain !… Oh ! Désir… Dieu du ciel, laisse-moi le Désir !…


(Brusquement, il se rejette en arrière. On voit les deux amants se lever et se séparer. Debout, ils s’embrassent encore goulûment, puis le jeune homme reprenant sa gaïta sous son bras, entre, suivi de Pépilla qui tient un flambeau à trois branches à la main. Ils s’embrassent encore, puis le joueur de gaïta disparaît par la petite porte. Don Juan a reculé dans l’angle de la cheminée. Pépilla, après avoir dit adieu à son amoureux, avance, décoiffée, les cheveux dans le dos, le corsage ouvert. Elle pose le flambeau à trois branches sur la table. Comme elle ne voit personne, elle ne rajuste pas le corsage d’où les seins émergent à demi. Lente, elle étire nonchalamment les bras comme une femme énervée, amoureuse et lassée. La salle est maintenant très claire. Toute ombre dissipée, Don Juan s’approche de Pépilia et, par derrière, la saisit à bras le corps. Il cherche sa bouche avidement. Pépilia se défend.)


Scène XIV


DON JUAN, PÉPILLA

PÉPILLA.

Eh bien ! eh bien… Vous êtes fou, Monsieur Mariano… Voulez-vous bien…

DON JUAN.

Tu es belle Pépilla… Tu es encore chaude de tous les baisers que tu viens de recevoir et de rendre… Je t’ai vue… là… Donne-toi à moi !… Ton corps est fondant comme la pêche !…

PÉPILLA, (se débattant.)

Voulez-vous !

(Elle se dégage.)
DON JUAN.

Pépilia, tout mon désir crie vers toi. Je me traînerais d’amour à tes pieds… Pépilia, accepte que je monte dans ta chambre ? Réponds !… Accepte !

PÉPILLA, (simplement, le toisant.)

Ce sera dix douros.

DON JUAN, (sursaute.)

Hein ?…

PÉPILLA.

Pas moins !… Mettons neuf !

DON JUAN.

Gueuse !

PÉPILLA.

Vous ne voudriez tout de même pas, quand on a un amoureux de dix-huit ans…

DON JUAN, (vivement, farouche.)

Tais-toi !… Tais-toi !… Va-t’en !

PÉPILLA.

Oui, cela vaudra mieux pour vous, Monsieur Mariano. Allons, je vois ce que c’est… une bouteille vide… (Elle prend le livre des Mémoires.) Vous vous serez échauffé la cervelle à lire des polissonneries et à boire du manzanilla. C’est mauvais, Monsieur Mariano, à votre âge… Il faut aller vous reposer.

DON JUAN, (à lui-même, près de la cheminée.)

Moi !… À moi, Don Juan !… Une souillarde !… Dix douros !… Quelle humiliation !… Don Juan au tarif… jamais, jamais !…

(Alors, pour la première fois, devant une femme il pleure. Narquoise, indifférente, Pépilla s’avise que ses seins sont nus et ses cheveux défaits. Tranquille et cynique, en sifflant encore la chanson de la gaïta, elle rajuste et referme le corsage, non sans en avoir tourné le fruit, en riant, du côté de Don Juan. Elle saisit sur la table la rose qui penche au chapeau de Don Juan et l’engouffre, en riant, entre ses deux seins. Puis elle se recoiffe en chantant.)
PÉPILLA, (chantant.)
Ta peau sent le miel d’acacia.
Tes baisers brûlent comme le sel de l’écume.
Donne-moi tes nuits et prends mes jours…
(Elle saisit le flambeau.)

Bien le bonsoir, Monsieur Mariano…

(Elle va s’en aller. Elle monte l’escalier de bois…)
DON JUAN.

Pépilla !

PÉPILLA, (narquoise, se retourne.)

Monsieur ?

(Silence très long. Il la regarde longuement. Elle ne rit plus. Il se lève.)
DON JUAN, (la voix altérée, humble et soumis.)

Dix douros… c’est convenu !… Monte… je te suis !…

(Elle reprend la montée de l’escalier en chantant toujours la chanson de la gaïta. Don Juan la suit, courbé, écrasé, un bras relevant le manteau jusqu’aux yeux. On voit luire leur flamme douloureuse et fixe. Puis, résolument, il se précipite à la suite de la fille. Le rideau tombe.)

FIN
  1. La scène du mendiant doit être supprimée à la représentation