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L’Homme qui s’évada/VIII

La bibliothèque libre.
Eds de France (p. 88-97).


VIII

LE RADEAU FANTÔME


Ah ! comme ils étaient las quand ils sont revenus !

— C’est un vers de Samain. Il n’a pas été fait pour nous ; pourtant, on l’aurait bien mérité !

Les trois autres et le nègre qui étaient partis devant n’avaient pas brûlé le terrain. On les rejoignit ; pourtant, nous ne marchions pas vite.

— Et Venet ? demandent-ils.

— Il y est passé tout entier !

Le silence que cela produisit dura jusqu’au cri de Deverrer : « J’ai soif ! »

Nous sommes dans la flotte depuis quatre jours, et nous mourons de soif ! Nous goûtons l’eau vaseuse de toutes les flaques. Peut-être est-ce de la pluie de cette nuit ? Non ! elle est salée !

Ma jambe — celle qui ne marche pas encore bien, celle-ci — me fait mal, mal. Jean-Marie m’assiste. Il m’aide à passer les criquots. Parfois, un tronc de palétuvier est jeté dessus en guise de pont. Par qui ? Par quel chercheur de je ne sais quoi ? Par des évadés, sans doute ? Il n’y a pas que Venet qui dorme dans cette vase !

— Allons ! me crie Jean-Marie, du courage !

On est devant une crique large de cent mètres. Les autres ont déjà de l’eau jusqu’aux épaules. Je n’ai plus confiance dans ma jambe. Je préférerais l’avoir coupée. Ça me gênerait moins !

— Courage !

Nous entrons dans la crique. Il me soutient. Nous en sortons. Nous voilà devant le Mahury, c’est marée basse. La vase ! toujours elle ! Au moins cinq mètres de vase avant d’atteindre le fleuve.

On cherche à faire un radeau, et voilà qu’on en trouve un. Où sont ceux qui l’ont abandonné là ? Nous le hissons sur la vase.

La manœuvre que nous avons faite pour la pirogue voilà deux jours, nous la recommençons. Mais l’entrain n’y est plus. Nous sommes épuisés. Soif, surtout ! Soif !

— Y a de l’eau, de l’autre côté, dit Menœil ! Y a de la vie !

— Vôôô ! Vôôô ! Vôôô !

… Qu’est-ce que vous dites, Dieudonné ?

— Ah ! c’est le cri que nous poussions en chassant le radeau. Il me revient, je ne sais pourquoi ? Quand il y avait assez d’eau, nous poussions les planches, en nageant, ce qui permettait aux non-nageurs et aux épuisés de s’y raccrocher. Pendant des heures, nous avons fait ça. Tout pour un verre d’eau, vous entendez, tout ! C’est la nuit de nouveau. Une lumière apparaît : la lanterne du dégrad des Canes. La revoilà, celle-là !

Nous étions à moitié morts. Tous nous montons sur le radeau et ne bougeons plus.

Acoupa se met soudain à crier : « O ! du canot ! O ! mouché du canot. » Mots créoles, appel aux noirs des parages.

On ne répond pas.

Alors, je rassemble mes forces, je me jette dans le fleuve. J’irai à terre chercher du secours, puisqu’il y en a. Je nage. À cent mètres de la côte, je n’avance plus. Toujours cette sacrée barre ! J’essaie de la prendre de biais, puis de tous les côtés. Pas moyen. J’ai la sensation que je vais couler. Je reviens vers l’endroit où j’avais laissé le radeau.

Il n’y est plus !

Je cherche. Je nage mollement. Je fais la planche, les vagues me retournent. Je coule. Je n’ai plus la force de lutter, mes membres sont raides. Alors, volontairement, je me laisse couler.

Je lève les bras, je bois tant que je peux pour abréger le supplice, mes oreilles bourdonnent. Adieu, la Belle ! Et je ne me souviens plus.

Tout à coup, je sens l’air vif sur ma figure. La conscience me revient. Je respire, je nage. Je respire, j’appelle : « Jean-Marie ! Jean-Marie ! »

— Oôôôô ! par ici !

Une main forte me saisit et me jette sur le radeau. Acoupa a disparu.

À son appel, un canot monté par deux noirs est venu du dégrad des Canes. Les noirs n’ont voulu prendre qu’Acoupa. Ils ont dit à mes compagnons : « Vous pouvez crever ! »

— C’est bien ! dit Jean-Marie, que tu sois revenu crever avec nous !

Et le radeau vogue. Il va jusqu’à cinq cents mètres des îles Père-et-Mère et revient au dégrad des Canes. La lanterne ! Encore elle ! Puis, peu à peu, le radeau se disloque, une pièce se détache, nous commençons d’enfoncer. Nous avons de l’eau jusqu’aux hanches, puis jusqu’aux épaules. Nos têtes seules émergent.

Il ne reste plus du radeau que les pièces principales.

Deverrer et Brinot veulent se noyer tout de suite. Je leur jure que nous n’enfoncerons plus davantage.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? qu’ils demandent.

Je ne suis pas savant, vous savez, mais on apprend des choses utiles, au bagne.

— C’est la loi d’Archimède, que je réponds.

— De qui ?

En fait de lois, ils ne connaissaient que celles des députés, mes copains !

— Archimède !

— Qu’est-ce qu’elle dit, ta loi ?

— Tout corps plongé dans l’eau perd une partie de son poids égale au poids du volume d’eau qu’il déplace. Or notre poids actuel, sur le radeau, est à peu près de trois kilos chacun. Les bois ont absorbé tout ce qu’ils peuvent boire. Si nous ne descendons plus, à présent, c’est que le radeau ne peut plus descendre. Vous entendez bien ?

— Il a raison ! crie Menœil. Ah ! celui-là, quel vieux lapin ! Il ne veut jamais mourir !

Et puis, c’est le silence. Une sorte d’agonie au gré du courant. On a bien froid, le corps submergé. Notre fatigue est si immense que nous dormons quand même quelques secondes, pour nous réveiller quand nos têtes tombent dans l’eau et nous rendormir la minute d’après. Comment pouvons-nous nous cramponner si longtemps à ces pièces de bois ? Nous pensons tous aux requins et aux marsouins. Nous espérons que ni les uns ni les autres ne nous verront. Les requins nous mangeraient, et les marsouins, en voulant jouer avec nous, nous noieraient.


AU PETIT JOUR

Et l’on voit arriver le petit jour. Nos yeux se remplissent d’espoir, nous ne sommes qu’à un kilomètre du dégrad.

— Allons à la nage chercher du secours, Jean-Marie !

Une planche sous la poitrine, nous partons ! Allégé, le radeau remonte, et les trois compagnons peuvent ramer avec leur main. Ils avancent !

Plus de fatigue ! Jean-Marie seul s’arrête. Un point le transperce au côté. Il ne peut plus nager. Il fait la planche, couché sur le flotteur. Je nage jusqu’au fort du courant. Mais je suis maté. Il faut connaître ces barres de Guyane pour me croire ! Près de nous, un barrage à poissons. Hurrah ! nous allons donc retrouver des hommes.

Nous montons sur le barrage.

— Oôôôô ! Oôôôô !

Un canot apparaît avec deux noirs.

— Oôôôô !

Il approche.

— Cinquante francs ! que hurlent les nègres.

Il y avait trente mètres jusqu’à la terre ! Je proteste. Ils s’en vont ! Je les rappelle !

Deux minutes après, nous touchons le sol.

Ah ! ce que nous buvons ! Et il y a des pastèques ! Que c’est bon ! Quel festin !

Voyant que j’avais de l’argent, les noirs se découvrent des âmes de sauveteurs. Ils vont chercher nos trois compagnons sur le radeau.

Les voici. Ce qu’ils boivent, eux aussi ! Ils donnent cinq francs aux noirs, toute leur fortune. Les noirs se fâchent, se tournent vers moi. Je refuse de casquer.

Il y a là un vieux lépreux qui parle d’avertir la police de Remire.

Mais on se divise pour filer tout de suite : Menœil, Deverrer, Brinot d’un côté ; Jean-Marie et moi de l’autre. On se retrouvera à la nuit, dans la forêt. Nous savons où.

Nous sommes seuls au rendez-vous, le soir. Menœil, Deverrer, Brinot se sont fait reprendre par des chasseurs d’hommes, en longeant Remire, à quinze kilomètres de Cayenne…