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L’Homme qui s’évada/XI

La bibliothèque libre.
Eds de France (p. 119-127).


XI

VIVE LA BELLE.
LA BELLE DES BELLES !


La pirogue ! Dire que nous n’avons pas un frisson au cœur en la voyant, cette nouvelle, si pareille à l’autre, la pirogue du malheur, cela, je ne le dirai pas.

Le drame me réapparaît, ainsi qu’à Jean-Marie.

Les trois autres, qui n’ont rien vu, ne comprennent pas : ils rient, eux, devant la pirogue !

Bah !

Elle s’appelle la Sainte-Cécile… Strong dit d’elle : « C’est un poisson. » Il ajoute : « Par mouché Diable (monsieur Diable), je vous conduirai à l’Oyapock. »

On attend que le montant emplisse la crique.

— Acoupa avait juré aussi, lui dis-je.

— Acoupa ? Très vilain petit singe noir, marin des savanes, rien du tout de bon. Strong prend cher, mais Strong arrive. Allons ! fit-il.

Il est onze heures de la nuit.

La pirogue est belle : pagaies de rechange, deux ancres, chaînes solides, cordes neuves, un réchaud, du charbon de bois, des provisions.

— Moi, homme de conscience, dit Strong.

Nous embarquons, Il voit tout de suite que Jean-Marie et Nice seront les meilleurs à la voile. Les autres prennent les pagaies.

— Maintenant, dit Strong, parlez bas ; le son s’entend de loin sur l’eau. On reconnaîtrait vos voix de voleus et de assassins !

Nous arrivons devant le Mahury.

Revoilà la petite lanterne du dégrad des Canes. Elle est toujours là, celle-là.

L’aube ! Nous hissons la voile.

Strong est beau. D’une main il tient là corde, de l’autre le gouvernail. Il tire des bordées en sifflant, il zigzague avec science.

Une pirogue, c’est haut comme ça, cinq centimètres au-dessus de l’eau, non quillée pour mieux s’asseoir sur la vase. C’est calé à manœuvrer. Nous avançons sur Père-et-Mère. Je vois venir l’endroit où nous avons reculé avec Acoupa… Jean-Marie le voit aussi et le regarde. Et tous deux, ensemble, subitement :

— Oh ! hisse ! garçons ! C’est là ! Oh ! hisse !

Toutes nos forces et toutes nos âmes sont dans les pagaies.

Nous passons !

— Merci, mouché Diable ! dit Strong. Et il va asseoir la pirogue sur la vase.

— Pourquoi ? lui demandons-nous, effrayés.

Il mouille les deux ancres, roule la voile et dit : « Strong connaît ! »

On ne repartira que le lendemain.

La nuit vient. C’est là, exactement, que nous avons fait naufrage. Il ne reste rien de nos épaves, la vase a tout avalé. Rien. Nous sommes sur le tombeau de Venet. Je sens quelque chose d’aigre monter à mes pensées. Tout me rappelle : Duez ou sa femme allume là-bas, sur leur île, leur lanterne-phare. Au fond, le vent qui se lève fait crier les palétuviers, de fièvre et d’abandon. Un tronc apparaît dans la vase. Il ne va pas lever les bras, au moins, celui-là ? Ah ! non ! Eh bien ! Il faut le dire, mon cauchemar ne dura pas. Un tel désir de liberté bouillonnait en moi qu’il chassa le passé. La nuit était belle. Il y avait clair de lune. Strong dormait comme un bon saint noir. L’espoir submergea le souvenir.

Puis on se réveilla. C’était encore la nuit. Il y avait, dans un coin de la terre que nous fuyions, une lanterne que nous n’avions pas encore vue.

— La crique Can, dit Strong, là où Bixier des Âges…

— Bixier des Âges ? mais je connais ça.

— Je pense bien. Vous l’avez vu à l’île Royale…

— Voilà comment il faisait, Bixier des Âges, reprend Strong. Vous pensez si je le sais. C’était un z’ami z’à moi-même. Il habitait à cent pas de moi, à Cayenne. On a pêche dix ans ensemble sur les mêmes bancs. Il prenait, comme moi je vous ai pris, cinq, six voleus ou z’assassins, ou pas coupables, pour l’évasion. Des Arabes, surtout. C’est les z’Arabes qu’il aimait le mieux. Tout le temps il me demandait si je n’avais pas des z’Arabes à lui donner pour remplir sa tapouille. Il les conduisait jusque-là, ici même, devant la lanterne. Puis il leur disait :

— Z’amis, faut débarquer pour faire eau douce.

Ils débarquaient. Alors quand les z’Arabes ils étaient bien jusqu’au ventre dans la vase, Bixier, mon z’ami, il prenait un fusil comme celui-là.

Strong fouille le fond de la pirogue et ramène son fusil. J’ouvre des yeux, dit Dieudonné, et je me tiens prêt !…

— Comme celui-là, reprend le nègre, et, pan, il les tuait !

Strong remet son fusil à sa place. On a tous eu chaud, vous savez, une seconde !

— Alors, quelques-uns de ces z’Arabes, ils se sauvaient en suivant la crique. Mais, là, juste à la lanterne, il y a une fourche. Je la connais bien. À cette fourche, Bixier des Âges avait des complices. Les complices achevaient le travail. Il leur y ouvraient le ventre et leur y volaient le plan. C’est là où ça se passait. Regardez bien.

C’est de la histoire vraie, termina Strong.

Dieudonné arrête un moment son récit. Il se lève et se promène dans ma chambre. Sa pensée travaille maintenant pour son propre compte. Elle a lâché l’évasion, elle est revenue au bagne. Il dit :

— Quel trou hors du monde, le bagne ! Ce Bixier des Âges a été pris, jugé, condamné. Il n’a pas changé de pays, il a eu la perpétuité. Maintenant, il vit à Royale, parmi les compagnons de ceux qu’il tuait. Et que lui disent ces compagnons ? Rien. Au début, l’administration, qui pourtant connaît son monde, redoutait le contact ; elle l’avait isolé au sémaphore. La précaution n’était pas utile. Je l’ai vu dans une case avec cent autres, dont le frère d’un homme qu’il avait assassiné. Tout ça jouait ensemble à la Marseillaise, le bourreau, les victimes. Le bagne, c’est la liquéfaction de tous les sens. Pouah !

… Un coup de vermouth, lui dis-je, et reprenons.

— Alors, le matin arriva. La colline de Monjoli, la première, sortit de la nuit. On était frais, heureux. La confiance nous habitait.

— À la pagaie ! nous crie Strong.

Il eût fallu voir notre entrain.

— Voyez-vous, fait notre nègre, la faute d’Acoupa est d’avoir passé la barre à la voile et de nuit. Il faut travailler de jour et à la main. Allons !

La pleine mer est proche. Strong compte : « Un, deux ».

Dans le danger, les hommes ne demandent pas à être libres ; ils veulent se sentir commandés. Strong se révèle un homme de commandement, et nous avons du bonheur, un poids de moins au cœur à lui obéir. Nous pagayons, pagayons, pagayons…

L’eau glauque s’éclaircit. On n’aperçoit bientôt plus que des taches sombres. Elle devient limpide. C’est la pleine mer. Strong regarde et dit : « C’est fait ! Nous avons passé la barre sans nous en apercevoir. » Nous hissons la voile. Le Calabrais s’approche de Strong et l’embrasse. Sur le visage, la joie chasse le bagne, et tous à la fois, comme des fous ou des imbéciles, nous nous mettons à hurler en plein océan : « Vive la Belle, la Belle des Belles, la Plus Belle des Plus Belles ! »