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L’Homme qui s’évada/XVII

La bibliothèque libre.
Eds de France (p. 181-193).

Il cause avec moi, en bon français. Je lui raconte mon évasion. Alors, il fait apporter de la limonade et, lui assis comme un pacha, moi couché comme une princesse d’Orient, je parle, et il m’écoute quatre heures durant — non sans trinquer de temps en temps.

Je suis tout à fait ahuri.

Après, il me dit :

— Je vais vous faire conduire à la Cadeia de Sao-José. On y est beaucoup mieux.

Je pars à pied, sans menottes, fumant les cigarettes de la préfecture.

Le lendemain, le préfet vient me voir. Pendant les huit jours que je reste là, il me rend visite quatre fois. À la dernière, il me dit :

— Vous serez mieux dehors. Voici ma carte, vous êtes libre !

Et je sors avec lui.

Je reprends mon travail ! Je réoccupe mon logement, je m’installe à ma pension. Tout le monde me reçoit avec enthousiasme. Deux jours plus tard, je vois arriver, chez Krislanoff, un policier de ma suite.

Il me dit bonjour, me serre la main et m annonce qu’il doit de nouveau me conduire en prison.

Je pose le rabot. Ce n’était pas une blague, il me ramène à la prison !

On m’enferme dans ma cellule.

Heureusement que mon cerveau était solide de naissance !


XVII

LE MINISTRE DE LA JUSTICE
VEUT VOUS VOIR !


Le mur du bagne est dur à escalader.

Comptez. Dans la première pirogue : six. L’un est mort ; trois autres sont repris ; Jean-Marie rentre au bagne sur le Casipoor ; moi, je suis assis sur mes dalles, derrière mes barreaux,

Cinq dans la seconde pirogue. Ne parlons plus de Jean-Marie et de moi ; le troisième : mort ; les deux autres : pas encore à Belem après quatre mois, ce qui signifie qu’ils n’ont pas réussi.

… Que s’était-il donc passé pour Jean-Marie et vous ?

Comme j’écrasais un seul moustique contre le mur, Dieudonné s’arrêta court, me regarda avec commisération, dit : « Enfin ! » puis :

— À notre évasion du bagne, la Sûreté de Paris est aussitôt prévenue. Elle ne « coupe » pas dans l’histoire de ma mort. Les polices, en général, ne croient pas sur parole, et, comme je ne lui ai pas amené mon cadavre pour pièce à conviction, au lieu d’ouvrir ma tombe, elle ouvre l’œil.

Elle télégraphie au Brésil que je dois être réfugié dans l’État de Pernambouc.

Bon ! L’État de Pernambouc, qui avait peut-être d’autres soucis, commença par ne pas se soucier de moi. Il y avait, en effet, à cette époque — et il y a encore — une affaire extraordinaire : celle du bandit Lampèro, dit le Lion du Nord.

Ce Lion du Nord est quelque chose comme devait l’être notre Mandrin, mais en plus moderne. Il entend non seulement lever les impôts, mais diriger la politique de l’État de Pernambouc. Il ravit, comme rien, les élus qui ne lui plaisent pas. On le voit descendre avec sa cavalerie jusqu’au centre des villes. La police a du travail.

C’était justement l’époque où, moi aussi, j’en avais trouvé à Belem !

Deux mois passent.

Lahipèro, dit le Lion du Nord, décide de prendre des vacances. Il part pour les montagnes ! Voilà donc une bande perdue.

À ce moment, la police de Pernambouc se rappelle qu’on lui en a signalé une autre : la bande à Bonnot.

Elle cherche dans ses archives, retrouve le télégramme de la Sûreté à Paris, décide d’agir.

À cette date, on peut lire dans les journaux de Récife des articles qui font croire que la bande à Bonnot vient de traverser l’Atlantique et se prépare à piller l’État de Pernambouc. On y précise que l’un des principaux acteurs de cette sanglante compagnie, Eugène Dieudonné, qui était au bagne, s’est évadé de la Guyane avec de nombreux complices dans le but de reprendre au Brésil les exploits qui terrorisèrent l’État de la Seine.

— Tenez, dit Dieudonné en fouillant une vieille besace, voilà ces journaux. Regardez si je mens !

Où les gens qui écrivent prennent-ils ce qu’ils écrivent ?…

La police de Pernambouc arrête les évadés de la Guyane domiciliés à Recife.

Que ceux-là me pardonnent. Ils ont souffert à cause de moi.

Je ne suis pas dans le nombre. Mais il s’y trouve un traître. Lui sait par d’autres évadés que j’habite Belem, que je m’appelle Michel Daniel, où je travaille. Il me vend pour sa liberté.

Cinq minutes d’entracte, fait Dieudonné. Un mouchard m’a toujours mis hors de souffle.

… Qui était-ce ?

— J’en soupçonne deux. Je ne puis donner un nom. Je suis payé pour savoir que l’on ne doit pas accuser sans certitude.

La police de Pernambouc n’aurait plus, légalement, qu’à se tenir tranquille. Ce n’est pas ce qu’elle décide. Pourquoi ? Me croyant un redoutable bandit, elle espère une forte prime de la France.

Deux de ses as prennent le bateau. Cinq jours de mer. Ils débarquent à Belem. Cela constitue le premier chapitre.

Passons au deuxième acte, continue Dieudonné.

Les deux as de Pernambouc vont trouver le préfet du Para. Ils lui dévoilent que son État court un grand danger. Ils lui récitent la fable des journaux de Pernambouc.

— Bien, dit le préfet, un peu surpris de posséder depuis si longtemps la peste chez lui sans s’en être aperçu. Voilà deux de mes agents. Arrêtez-le.

On m’arrête à l’Estrella da Serra, le verre d’eau aux lèvres.

Vous suivez bien ?

… Je suis.

— On arrête Jean-Marie, Paul Vial, Rondière ; on fait une rafle générale des évadés, ces évadés, ne l’oubliez, pas, qui devaient constituer, sous ma haute direction, la nouvelle bande à Bonnot !

Ah ! j’en ai commis, des dégâts !

La police de Para, qui ne se considère pas comme aveugle, est piquée dans son orgueil. Elle avait un grand bandit chez elle et n’en savait rien ! Elle dit : « Voire ! »

En deux heures, elle fait le tour des maisons où je travaille, mange et couche. Elle ne découvre pas de bandit, mais un ouvrier assidu, un citoyen rangé.

Le deuxième préfet m’appelle dans son bureau, me serre la main. Vous revoyez la scène ?

… Je revois.

— Le lendemain, ayant étudié mon affaire, contrôlé les renseignements, le premier préfet me reçoit chez lui. C’est là que nous fumons ensemble et qu’il vient bavarder quatre heures avec moi, auprès de mon lit, ce qui me faisait ouvrir pour le moins autant les yeux que la bouche.

Pendant que l’on me ramenait en prison, mon sort se décidait : Para refuserait de me livrer à Pernambouc.

Les journaux, sous l’inspiration du préfet, écrivaient des phrases que je vais vous traduire parce qu’elles en valent la peine.

(Il fourragea dans un tas de vieilles gazettes.)

— Écoutez ça :


« La recherche de la police de Pernambouc nous semble étrange. La présence de Dieudonné chez nous devait moins l’incommoder que celle, à ses portes, du Lion du Nord et de sa bande… Évidemment, il est plus commode de se tailler un succès en s’attaquant à un humble forçat dont la conduite est exemplaire qu’à des bandits bien chaussés et bien armés et tout à fait décidés. Les intentions de la police de Pernambouc sont donc inavouables. Nous ne lui remettrons pas l’ébéniste évadé pour être transporté à Récife et de là à Cayenne ou à Paris, Ce serait un acte ni noble, ni juste, ni humain. »


Cet article — lisez ! — était signé Antonio Nello, deuxième préfet.

Là-dessus, la préfecture de Para prie les policiers de Pernambouc de retourner dans leur Recife.

Puis elle me met en liberté.

J’étais maintenant fougueusement défendu par… la police. Que dites-vous des fantaisies de l’existence ?

Sur ce coup-là, l’ambassade de France au Brésil demande mon extradition. La préfecture de Rio transmet l’ordre à celle de Para. Voilà Para forcé de me remettre en prison.

Elle m’y conduit, vous vous souvenez, après m’avoir serré la main.

J’arpente ma cellule. Je languis. Je ne sais rien à cette époque de ce que je vous raconte. Mes compagnons chantent. Ils chantent jusqu’à neuf heures du soir, et même plus tard, la voix soutenue par des guitares et des mandolines. Cela me renverse davantage encore. Je ne comprends rien à cette prison où l’on me fait entrer, sortir, rentrer, où les autres s’amusent comme à une noce, où les gardiens m’appellent monsieur ! Tous les quarts d’heure j’entends crier : « Sentinella, alerta ! » La sentinelle répond : « Alerta eston ! » Là-dessus, un petit air de guitare. C’est du roman d’aventures !

Le 7 juillet au matin, la porte de ma cellule s’ouvre poliment. Un monsieur bien habillé se présente. Il a son chapeau à la main et me tend sa carte. Je la prends :


LUIZ ZIGNAGO
Commissaire de police.

Monsieur Dieudonné, me dit-il, M. le ministre de la Justice vous demande à Rio de Janeiro. Il veut vous voir. Le préfet de police m’a désigné pour vous accompagner. C’est un bien beau voyage, et j’en suis tout heureux. Connaissez-vous Rio ? Quelle merveille ! Nous serons deux bons compagnons. Je suis certain que nous ne nous ennuierons pas sur le bateau, ni aux escales. Nous embarquons ce soir sur l’Itabera. Vous serez passager libre, bien entendu, libre comme moi. Savez-vous jouer au bridge ? Avec le commandant et le docteur, nous ferions une table. Autrement, je vous apprendrai.

— Le ministre de la Justice veut me voir, moi ?

— Il le veut, monsieur Dieudonné.

Eh bien ! monsieur Londres, cette fois — écoutez-moi avec toute votre attention — je m’assis sur mon lit et je crus perdre l’entendement…