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L’Horreur allemande/05

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Calmann-Lévy (p. 61-70).

V

LEUR « GRACIEUX » KAISER

Une telle épithète, pour qualifier le Monstre, est une trouvaille dont l’univers est redevable, si je ne me trompe, à l’imagination poétique d’Hindenburg. « Notre gracieux kaiser », c’est lui, Hindenburg, qui a proféré cela ! Si tout autre qu’un Allemand eût osé accoler ces deux mots, on se serait dit : « C’est de la plus amusante ironie. » Mais non, l’Allemagne n’ayant jamais eu le sens du ridicule, c’est sérieux, et, outre-Rhin, cela passe sans faire bondir personne.

À l’heure qu’il est, que pense-t-il, ce gracieux personnage, en présence de la colossale partie qu’il a perdue ? Après tant d’années de préparatifs infernaux, avoir osé enfin la jouer, cette partie dont il attendait une apothéose, et n’aboutir qu’à une chute dans un cloaque sans nom, fait de sang, de boue et de cervelle humaine écrasée ! Qui dira les sursauts de dépit, les tourmentes de rage qui doivent agiter les ténèbres abominables de son âme ? Lui reste-t-il tout de même quelques sentiments un peu humains, quelques sentiments de remords ? Dans la solitude de ses nuits, quand il songe à tout le sang et à toutes les larmes dont il a arrosé la terre, entend-il monter vers lui l’universelle clameur de vengeance, avec la triste hurle exaspérée des mères sans fils, des femmes sans époux, des sœurs qui n’ont plus de frères ? Est-ce que parfois il ne s’épouvante pas de ce Dieu, dont il ne cesse pourtant de profaner le nom dans ses prières sacrilèges ? Avec cette sorte de mysticisme — qui chez lui semble avoir persisté quand même, sous on ne sait quelle forme morbide — avec son vieux fond de grossier mysticisme allemand, lui arrive-t-il encore de se rappeler les menaces bibliques, et d’avoir peur de la Grande Géhenne ?…

Il a fallu toute une lignée de hobereaux carnassiers, dégénérés dans le despotisme sans frein, endurcis dans l’impunité absolue, pour arriver à donner, comme suprême aboutissement, cet être de fourberie, d’impudence et de crime, qui déconcerte nos psychologies. Il est aussi incompréhensible pour nos âmes françaises que son peuple prussien, qui excelle d’une manière presque merveilleuse aux applications pratiques des sciences les plus néfastes, mais qui est demeuré ce qu’il y a sur terre de plus incurablement brutal et sauvage, tout en se figurant de bonne foi, et en se vantant, avec une puérile jactance, d’être le peuple suprême appelé à guider l’humanité dans les voies du progrès !

Leur gracieux Guillaume, au début de sa carrière, il a mérité, d’intention sinon de fait, de porter le voile noir des parricides, et toute sa race est tarée comme lui. On sait que son fils, bien que de beaucoup moindre envergure, est presque son pastiche, poussé encore à l’horrible ; quant à l’exécrable princesse sa sœur, il lui a suffi de passer trois ou quatre ans sur le trône d’Athènes, pour déshonorer momentanément la Grèce, en la conduisant à la traîtrise et à l’assassinat.

Il y a de lui un portrait plus écrasant peut-être que tous les autres, parce qu’il a été écrit avec un calme terrible et n’est pour ainsi dire qu’une série d’irrécusables documents recueillis au jour le jour ; on y voit se révéler peu à peu ses rapacités, sa morgue, ses fourberies, ses mensonges ; c’est comme un dépeçage lent. et progressif de sa vilaine âme de bête de nuit. Ce portrait, je viens de le relire avec admiration dans le volume de madame Edmond Adam, intitulé : Guillaume II. Elle a été la première à si bien flairer le monstre et à dévoiler les longues préméditations allemandes. Cette œuvre est en outre d’une belle clairvoyance prophétique, car la partie la plus récente avait paru il y a dix années, et cependant nos désastres y sont déjà pressentis, comme dans une sorte de livre fatidique de nos destinées. Oh ! si nous l’avions un peu écoutée, cette vraie Française, au lieu de nous illusionner, comme il était de mode hier encore, et d’égarer sur l’Allemagne nos trop naïves admirations !



Leur kaiser, il lui a manqué, pour le retenir de risquer la partie qui entraîne aujourd’hui son pays à sa suite vers l’abîme, il lui a manqué un semblant de sens moral ; s’il avait eu un atome de conscience, il aurait tremblé devant ce grand soulèvement de la conscience universelle, que l’excès de ses crimes ne pouvait manquer d’amener et qui nous sauvera demain. Habitué à tromper et fouailler son peuple moutonnier qui s’incline sous les coups, il s’est figuré, avec une aveugle suffisance, que le monde entier allait se coucher de même sous sa botte. Et maintenant sa lourde erreur n’est plus réparable ; il est jugé, démasqué, perdu. Sa chute, quoi qu’il advienne de la guerre, sa chute est aujourd’hui irrévocablement décrétée. N’importe ce qu’il fasse ou ce qu’il essaye de faire ; quand même, par impossible, il s’en tirerait pour un temps, au moyen de quelque nouvelle découverte diabolique des chimistes de l’Allemagne, de quelque plus horrible gaz pour brûler nos poumons, de quelque microbe nouveau pour empoisonner notre sang, non, c’est fini, le voici déboulonné de dessus son trône lugubre, il penche, il tombe, et plus tard sa chute ira même s’accélérant dans les annales de l’Histoire, car il a écœuré le monde, il a reculé les limites du dégoût. Et c’est lui qui aura stupidement sonné le glas, non seulement pour soi-même, mais pour les despotes de sa trempe, massacreurs d’hommes en troupeaux ; partout les yeux s’ouvrent, et on n’en veut plus de ces vampires-là ; non, personne n’en veut plus !…

Il aurait pu au moins tomber avec quelque tragique grandeur ; mais non, même pas ça ; il est lamentable, il est peureux, il est petit ; il se cramponne, il ne sait plus ; d’une main il cède et de l’autre il continue de menacer avec toujours sa même arrogance. Il persiste effrontément à écouler en tous pays son habituelle pacotille — par des voies dont tout autre aurait honte, par les malles de ses ambassadeurs — sa petite pacotille macabre, ses explosifs et ses cultures de microbes, en bouteilles, avec la manière de s’en servir. Dans toutes les mains malpropres qui se tendent vers lui du fond des pays neutres, il verse de l’or qu’il a volé partout. Et dignement il se venge sur des cathédrales, sur des villes ou des villages qu’il fait piller et réduire en miettes, même sur des arbres : tout lui est bon pour assouvir son dépit sénile. Sentant approcher son impuissance à faire plus de mal, il se complaît à ces gigantesques et stupéfiantes hécatombes de choses, devant quoi reculeraient d’indignation les derniers cannibales.



Nous donc, avec une haute sérénité maintenant, malgré nos deuils immenses, chassant même un sentiment de colère qui lui ferait trop d’honneur, regardons-le s’enliser dans l’immonde, disparaître comme la presque dernière incarnation des vieilles barbaries, des vieilles férocités humaines. Il aura été un instrument providentiel pour hâter l’heure de la liberté. Et, en le voyant ainsi se débattre, achevons notre tâche, encore si difficile et si dure, mais tellement magnifique ! En somme, nous lui devons d’être une France toute saignante et meurtrie, mais plus que jamais admirable ; son agression et son ignominie ont réveillé nos énergies qui sommeillaient, nos fraternités qu’il avait tenté de détruire ; il nous a conduits à tous les dévouements sublimes, et, malgré les défaillances de quelques pauvres tout petits politiciens de l’arrière, jamais dans notre ensemble, nous n’avions été si grands. Oh ! oui, continuons l’œuvre qui est près de finir, car voici les Barbares aux abois. De grâce, ne perdons pas de vue qu’ils ne sont pas des êtres de la même espèce que nous, à qui nous devions un jour tendre une main fraternelle ; on sait qu’ils ne sont même pas des hommes avec qui l’on puisse signer des traités de paix, puisqu’ils n’ont le respect d’aucune parole et que rien ne saurait venir d’eux qui ne soit piège et mensonge ; les écraser, c’est tout ce qu’il reste à en faire, les écraser et délivrer le monde. Et puis ne cessons jamais de penser à ceux qui, de leurs yeux éteints, doivent nous suivre avec tant de confiance, — eux, nos chers morts, couchés le long du front de bataille, un peu partout dans les vergers, sous les blés, sous les luzernes ; du fond de leurs petites tombes religieusement fleuries, ou du fond des grands trous effroyables où il a fallu les jeter pêle-mêle, tous, grands seigneurs, bourgeois ou ouvriers, alignés là comme ils sont tombés, dans une fraternité nouvelle mais profonde, tous, ils nous crient de persévérer jusqu’à la fin victorieuse, non pour les venger, mais pour qu’au moins leurs fils ne connaissent jamais l’horreur de ces servitudes et de ces misères matérielles que l’Allemagne leur avait si laborieusement préparées.



Les neutres, les quelques neutres restés germanophiles, ah ! ce sont ceux-là, hélas ! qui jettent une ombre sur le grand tableau clair de nos prochaines délivrances ! Il en est certains qui, par l’affinité de nos races et par nos intérêts communs, semblaient les plus désignés pour marcher à nos côtés et dont la défection nous cause une stupeur plus douloureuse ; quelques-uns des leurs s’égarent même jusqu’à favoriser sournoisement la plus sournoise des formes de la guerre qui nous est faite… Disons-nous, pour leur pardonner, qu’ils sont poussés dans la voie criminelle par une minorité salariée, et qu’ils nous reviendront repentants. Et puis détournons d’eux nos regards, pour les reporter vers la jeune Amérique, venue à nous dans un élan d’une beauté si pure, et tenons les yeux levés sur elle comme sur une lumineuse étoile !…