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L’Horreur allemande/08

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 161-172).

VIII

LES PREMIÈRES
PLUIES DU QUATRIÈME HIVER

19 octobre 1917.

La désolation et l’horreur, on finit par ne plus les voir, depuis trois années, hélas ! que l’on vit là dedans. D’un bout à l’autre du front, à regarder cela sans cesse, il semble que les yeux deviennent plus mornes et presque insensibilisés.

Mais, de temps en temps, on a comme des réveils soudains, des sursauts d’indignation et de juste haine : alors, voilà ce qu’ils ont fait de notre France, les sauvages d’Allemagne ; et ils sont encore impunis ! Et lui, le Monstre des Monstres, qui les a déchaînés sur nous, non seulement il est vivant, il est en liberté, mais il continue même de faire illusion à toute une aveugle lie humaine qui l’entoure !…


La désolation et l’horreur ! Elles oppressaient moins naguère encore, aux derniers beaux jours d’été, quand des fleurs égayaient nos ruines, quand des jasmins, des vignes vierges tapissaient délicieusement les murs des maisons éventrées, les porches croulants des églises ; et puis nos soldats, en mouvement là partout, semblaient plus alertes et joyeux au clair soleil de septembre. Mais, aujourd’hui, l’emprise d’un quatrième automne a commencé, avec une brusquerie que l’on n’attendait pas, tout a changé sous la pluie glaciale et le ciel noir ; je ne les reconnais pour ainsi dire pas, ces mêmes cinquante kilomètres de ma zone actuelle, que j’ai déjà parcourus cent fois, — et qui ne sont du reste qu’une partie quelconque de nos immenses dévastations ; je croirais que ce soir mes yeux s’ouvrent sur un tout nouveau décor, dont l’aspect n’est plus tolérable, — et l’indignation, la haine me remontent au cœur comme un flot… Fermes, vergers, hameaux, villages ou petites villes, c’est bien de fond en comble que tout a été saccagé, saccagé de manière que rien ne puisse servir à rien, et que rebâtir ne soit même plus possible, car tous les murs sont déjetés depuis la base et pas une pierre n’a été laissée en place ; quel acharnement il faut qu’ils y aient mis, et quelle patience infernale ! Le long de ce qui jadis fut des rues, les quelques lambeaux des façades, qui tiennent encore, vous regardent par des trous qui furent des fenêtres, mais n’ont plus ni contrevents, ni croisées et ressemblent à des orbites de morts n’ayant plus leurs yeux. Parfois des toitures, des plafonds arrachés ont fait jaillir, en s’écroulant, des poutres qui se dressent au hasard, comme de longs bras suppliciés qui se tendraient vers le ciel pour le prendre à témoin. Çà et là, les gorilles de Guillaume ont écrit, avant de se sauver, des imprécations qui font hausser les épaules par leur bêtise épaisse. « Dieu punisse l’Angleterre ! » c’est ce qui se lit le plus souvent sur des pans de muraille, en grosses lettres maladroites. — La punir de quoi ? pauvres dupes du kaiser, pauvres esclaves crédules dont la bondieuserie est aussi imbécile que sacrilège, la punir de s’être si vaillamment dressée pour arrêter la rage du Monstre allemand ?

La pluie, la pluie ! Une pluie déjà si froide, sur nos ruines ! C’est bien la fin des journées douces, plus clémentes à nos chers soldats, c’est bien le quatrième hiver qui commence. Depuis ce matin, se forment partout ces cloaques de boue que nous avions oubliés et que de nouveau nous allons subir jusqu’au printemps ; sur ces routes du front, où passe un continuel cortège de camions d’une lourdeur à tout défoncer, les ornières, les trous dangereux se remplissent de cette espèce de bouillie gluante qui rejaillit en gerbes sur les costumes bleus de nos soldats ; bientôt, pauvres petits braves, ils auront repris la teinte grise de l’hiver dernier, ils auront comme des écailles, on les croira habillés avec de la terre. Dans ces camions innombrables, qui les transportent à grand fracas, ou bien aux portes de ces maisons sans toiture dont les caves abritent leur sommeil, on les voit tous, emmitouflés pour la première fois dans leurs manteaux cirés en forme de camail de prêtre, — et cependant la plupart sourient et plaisantent, rien de sombre n’apparaît dans leurs yeux, qui regardent tomber l’averse et gicler la boue. Ce qu’ils doivent se dire, on le devine pourtant bien un peu : « Alors, après ce que nous avons déjà enduré pendant trois hivers, après tout ce que nous avons déjà dépensé de volonté et de courage, il va falloir recommencer pendant un hiver de plus, — et cela à cause d’odieuses défaillances qui nous sont, étrangères, trahisons d’indignes alliés, ou bien, chez des neutres, complicités criminelles ! Sans ces gens de malheur, nous aurions pourtant fini notre tâche, nous qui n’avons point failli !… » Mais, leur tâche, il suffit de les regarder tous pour comprendre qu’ils la continueront quand même, et sans doute plus furieusement, pour que ce quatrième hiver soit le dernier et le bon. On ne se figure pas d’ailleurs ce que les Boches, même les plus bouffis et plastronnants d’entre les Boches, viennent de perdre encore de leur prestige depuis notre dernière grande offensive, où l’on a si bien vu comment on leur passait sur le corps ; vraiment, dès qu’on se remet à y réfléchir un peu, il n’y a pas de pluie, même de pluie glacée comme celle de ce soir, capable d’estomper longtemps le souvenir de notre belle victoire de l’Aisne…

Au cours de l’été qui vient de finir, les écriteaux indicateurs, à tous les angles des chemins ou des rues mortes, se sont multipliés à l’infini, et c’est devenu l’une des caractéristiques de nos régions dévastées, toutes ces inscriptions, partout ; en général ce sont de larges bandes noires sur des murailles, avec d’énormes lettres et d’énormes flèches blanches, cela pour être lu très vite, même la nuit, à l’éclair d’une lampe électrique, très vite, sans perdre une minute en indécision, car on est toujours pressé sur ces routes où souvent la mort galope a vos trousses. « Vers telle ville », vous crient ces grandes lettres sur fond de deuil, ou bien : « Vers tel village ». Mais, hélas ! le plus souvent villes ou villages ainsi désignés n’existent plus, il n’en reste que des tas de pierres éboulées qui en conservent vaguement la silhouette ; aussi tous les noms sont-ils tristes à lire, et presque pourrait-on comparer ces inscriptions aux épitaphes d’un cimetière immense. En outre, pour rendre plus tragiques les carrefours, certain avertissement sinistre s’y répète d’une façon obsédante, et c’est toujours sur de pareils panneaux de bois blanc, que des poteaux soutiennent en l’air, le plus en vue possible : « Défiez-vous des gaz, tenez vos masques prêts. » En effet, il sévit beaucoup, dans ces parages, cet ignoble procédé de destruction qu’ils ont osé introduire dans leur guerre, et, à partir d’ici, tous nos camions bondés de soldats, qui, nuit et jour, courent follement sur ces « voies douloureuses », risquent de pénétrer soudain dans les nuages de ces fumées qui seraient mortelles, s’ils tardaient quelques secondes de trop à s’envelopper le visage.

De tant et tant de ruines, celles qui le plus vous serrent le cœur, — plus encore que celles des maisons, des vieilles maisons familiales, des humbles maisonnettes avec jardinets, — ce sont les ruines des églises ; on les sent d’ailleurs plus irrévocablement définitives ; qui donc, en effet, rebâtirait maintenant ces reliques de notre passé, dont s’ornait si joliment notre France ? Dans cette province, il y en avait justement d’adorables, et on sait que les Boches se sont acharnés sur elles à plaisir ; hier encore, les fleurs des champs, les gueules-de-lion, les touffes de coquelicots sur leurs murs écrêtés, masquaient un peu leur détresse ; aujourd’hui, au milieu de la pluie funèbre, il semble qu’elles demandent vengeance en pleurant. Les romanes, plus trapues, ont un peu mieux résisté à l’outrage ; les gothiques, avec leurs hautes ogives, leurs festons délicats qui enchâssaient des verrières, sont brisées en mille morceaux, brisées sans recours.

Ah ! voici par hasard un détail pour faire sourire au milieu de l’horreur. Des ouvriers-soldats, travaillant à replacer les ardoises d’une toiture pas trop démolie, sous laquelle sans doute ils auront à s’abriter quelques jours, ont suspendu une croix de bois au bout d’une ficelle. Dans un lieu où il tombe journellement des obus, cette petite croix de couvreur pour mettre les camarades en défiance contre des retaillons d’ardoise, c’est drôle en même temps que touchant.

Depuis bientôt deux heures je roule en vitesse, et j’entre enfin dans la région de ces toiles d’emballage, grandes et légères, tendues pendant des kilomètres pour empêcher l’ennemi de voir ce qui se passe ou ne se passe pas sur nos routes ; de même que les écriteaux pour les gaz de mort, elles constituent un avertissement grave, ces espèces de mousselines qui se suivent à n’en plus finir ; elles disent : « Attention ! vous brûlez, vous y êtes ! Sans nous, les Boches à présent vous verraient. » Mais j’ai la pluie ce soir, la pluie toujours plus dense, et bientôt le crépuscule, qui me cacheront mieux encore. Cela devient un vrai déluge, et on sent un froid inusité, le premier froid de l’année, vous tomber sur les épaules, en même temps que le jour baisse avant l’heure, sous l’opacité des nuages. Je cours maintenant entre deux jets de boue, qui font des mouchetures sur les ruines, et du même coup éclaboussent les pauvres soldats, groupés dans les embrasures pour se distraire encore à regarder, faute de mieux, les convois en marche ; à cause d’eux, pour les éclabousser moins, je ralentirais bien l’allure, s’il n’était utile que j’arrive, utile même que j’aie commencé à rebrousser chemin avant la nuit close et que, pour éviter les collisions, je sois sorti à temps de la zone dangereuse où il est interdit d’allumer ses feux. À quoi bon d’ailleurs ralentir, quand il y a ces camions, toujours en files bruyantes et empressées, qui soulèvent des gerbes beaucoup plus épaisses et plus hautes. La boue, ça ne compte plus ; c’était l’affaire des premiers moments, parce qu’on s’en était déshabitué pendant toute une saison ; mais, après tout, on vit très bien avec cela ; qu’importe un peu plus ou un peu moins ? « On a même plus chaud là-dessous quand c’est bien collé ! », me dit l’un d’eux avec un bon rire. Et puis ils savent tous que, dans nos tranchées françaises, on est de mieux en mieux installé ; ce ne sont plus les trous d’angoisse des premiers hivers ; il y a moyen de se chauffer là dedans, de s’éclairer, parfois même de faire des enfantillages et d’oublier sa peine… C’est égal, quand on se rappelle, hier encore, ces beaux jours ensoleillés, ces belles nuits douces, il semble que la guerre, telle qu’on la faisait en ce temps-là, n’était qu’un jeu auprès de ce qu’elle va devenir bientôt, dans l’obscurité des nuits interminables, avec le froid et l’onglée. Oh ! pauvres petits braves, dont le courage pourtant ne faiblira pas, comment ceux de l’arrière osent-ils un instant détourner de vous leur pensée, se plaindre pour un manque de feu, pour un manque de luxe ou de confortable !…

Le crépuscule et la pluie, on dirait ce soir qu’ils se hâtent trop de m’envelopper, l’un excitant l’autre. Oui, je crois vraiment que je ne les avais jamais si bien vues, toutes ces désolations que je traverse et qui devraient cependant m’être familières. Indéfiniment elles passent, elles défilent en musique, à grand orchestre même, au son de plus en plus enflé du canon, des deux côtés de ma route. Et toujours c’est pareil, et ce serait pareil encore pendant cent ou deux cents lieues : villes, villages anéantis, ayant semé leurs pierres en chaos sur le sol, arbres sciés jonchant les vergers de leurs branches mourantes ; c’est cela maintenant qu’est devenue notre chère France, accommodée par la rage des Barbares ! Cette vérité effroyable, on voudrait la dire et la redire, à satiété la répéter, la crier, la marteler dans la tête de ceux qui n’ont pas vu, se refusent à croire, ou bien qui tout de suite oublient !…


Et le châtiment tarde encore ! Une race qui a pu se complaire à ces destructions n’a pourtant plus aucun droit de vivre en liberté sous le ciel du xxe siècle ; il lui faudrait au moins des tutelles sans merci, le régime des condamnés de droit commun. Et comment n’est-il pas à la camisole de force, le plus immonde et le plus dangereux des fous, lui, toujours lui, qui les mène tous ! Contre de tels êtres, est-ce possible que la révolte de la conscience humaine ne soit pas déjà tout à fait unanime ? Après ces trois ans de crimes inouïs, de défis jetés à l’honneur le plus rudimentaire, songer qu’il y a encore des germanophiles, — et même tout près de nous, dans un pays naguère ami du nôtre et si chevaleresque, — songer qu’il y en a encore, c’est une chose devant quoi le sens commun reste confondu…