Aller au contenu

L’Horreur allemande/16

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 263-274).

XVI

À PROPOS DE SON PLUS RÉCENT
BAFOUILLAGE

Juin 1918.

Le pitre sanglant, dont les pantalonnades nous ont déjà fait tant de fois sourire au milieu de nos pires angoisses, vient donc de se surpasser lui-même dans un toast ineffable, au banquet anniversaire de la trentième années de son règne. Et il faudrait, pour la joie de nos descendants, pouvoir fixer la bouffonnerie de cela, qui, je le crains, sera trop vite oubliée.

Trente ans de cabotinage et de basse scélératesse ! Trente ans de préméditation acharnée, pour aboutir à battre tous les records du crime ! Trente ans à préparer dans l’ombre, et par les ignobles moyens que chacun sait, l’horreur immense que nous subissons tous… Vraiment se peut-il qu’on ait trouvé, même en Prusse, des gens pour célébrer un tel anniversaire, des êtres humains pour féter ça !

À ce banquet, le toast d’Hindenburg au moins ne manquait pas d’une certaine crânerie barbare : « Eh bien oui, là, osait-il dire ; oui, les brigands du monde, c’est ce que nous sommes et ce que nous avons toujours été. » Et puis, lui, fut un vrai soldat, non pas, comme l’autre, un général pour cinématographe… Mais l’autre, oh ! l’autre, le macabre empereur, quel radotage sénile, que sa réponse ; comme on sent bien qu’il achève de perdre l’équilibre et que la peur détraque ses rouages !… Quelques éclats de rire — mais pas assez, cela en méritait tellement plus — ont fusé en France et même en Allemagne, au milieu de nos deuils, quand nous avons appris de sa bouche candide que son ami le Seigneur Dieu lui avait mis sur les épaules la bien lourde charge d’améliorer le monde ; qu’il était surtout le prince de la paix et qu’il ne se battait que « pour faire triompher la conception prussienne, allemande, germanique du droit, de la liberté, de l’honneur et de la morale » (sic). Quelle insanité, quelle misère ! Oui, c’est bien la peur, la Grand’Peur devant l’abomination de son œuvre, qui déjà le tenaille au ventre ; peur de toutes les nations civilisées que le dégoût soulève contre lui, mais peur aussi de son propre peuple qu’il a si impudemment trompé et qui déjà s’ameute à ses trousses, avec de la haine plein ses millions de gros yeux bleu faïence. — « Si pourtant on le pendait, celui-là, commence-t-on à dire de l’autre côté du Rhin, est-ce que du même coup les boucheries ne finiraient pas ? »



Or, pendant que l’on festoyait le Monstre, la désolation battait son plein partout alentour. À la vaste région anciennement saccagée, sur laquelle trois ou quatre printemps ont déjà passé et où il ne reste plus rien que de méconnaissables ruines dans un silence de mort, une zone nouvelle venait de s’ajouter, empiétant un peu plus sur notre France ; la zone sur quoi s’est abattue la plus récente des ruées barbares, la grande ruée d’hier, avec des moyens de destruction toujours plus perfectionnés ; la zone qui saigne encore, où tout est pantelant, ou les incendies n’ont pas fini d’exhaler leurs fumées noires, ni les cadavres de répandre leur odeur. On sait que, sur les grèves, le flot qui s’est retiré laisse une ligne de détritus ; de même ici le flot germanique, avant son endiguement, a laissé, comme pour marquer la limite de son avance, des séries de petits tertres — qui de loin ne sont pas effroyables, mais de près révèlent des détails devant quoi les cheveux se dressent ; on en voit sortir çà et là des mains crispées, ou bien des figures qui sont blêmes, qui ont des barbes jaunes et qui ouvrent tout grand des mâchoires où s’assemblent les mouches. Or, ce sont les enfants de l’Allemagne, l’élite physique de l’Allemagne, tous ces petits tertres ; c’est la fine fleur de ses guerriers, ce sont les soldats que l’envahisseur, pour les rendre invisibles, avait habillés, les uns de gris verdâtre, les autres de vert feuille ; ils gisent ici, des milliers et des milliers, sacrifiés comme simple troupeau d’abattoir par le « prince de la paix » et par son dégénéré de fils au masque fuyant de singe lémurien…

Après ces monticules, d’une trompeuse couleur de terre et d’herbe, dans un rayon de plusieurs kilomètres encore, en continuant de s’éloigner du Grand Quartier Général ou le Monstre trône en sécurité, tout a été bouleversé, bien entendu, par les tirs « préparatoires » ; en cinq ou six jours, les obus avant-coureurs, toujours plus énormes et plus foudroyants, ont mis la désolation presque au point, comme dans nos autres provinces depuis plus longtemps sous la hotte. Oh ! les atroces dernières nuits qu’ils auront connues ici, nos martyrs français, surpris cette fois comme nous tous par la brutalité sournoise de l’agression, mais obstinés malgré tout à s’accrocher aux vieilles demeures héréditaires. Avant les rafales d’artillerie, ils avaient été attaqués par tous ces horribles procédés de la science moderne dont l’Allemagne n’a pas craint d’inaugurer l’emploi contre nos villes ouvertes, contre nos vieillards, nos femmes et nos enfants. D’abord étaient venus les grands oiseaux d’acier, pour terroriser, pour empoisonner l’air respirable, commencer de tuer et de démolir ; du fond des caves de refuge, on les entendait qui passaient très bas, plus bas que jamais, presque à raser les toits comme par ironie, pour faire davantage frémir avec le bruit infernal de leur vol ; leur ronronnement tout proche servait de basse constante au fracas déchirant de leur mitraille… Oh ! le bruit, rien que le continuel excès de bruit, il faut avoir connu cela pour comprendre que c’est déjà un genre de torture… Enfin, bon gré mal gré, il avait fallu partir, car décidément les Boches arrivaient. Partir, puisque ce serait demain l’orgie, le viol et le massacre ; fuir et en toute hâte, quand les voies ferrées étaient déjà détruites, partir dans les plus impossibles carrioles, ou bien à pied, emportant sur des brouettes ou sur les épaules de pauvres objets choisis très vite, presque au hasard, dans l’affolement suprême.

C’est alors que les routes se sont peuplées de processions à fendre l’âme, — nos routes de France, si jolies et si gaies pourtant à la splendeur de juin, avec leurs bordures de beaux arbres et leurs talus pleins de fleurs. Je n’avais plus vu de ces fuites éperdues depuis l’automne 1914, quand, après la violation éhontée de la Belgique, les premières hordes s’étaient jetées sur nous.

Et, pour quelques-uns, c’était même le second exode : On sait qu’au lendemain de nos victoires de la Marne, beaucoup étaient revenus, rassurés, n’imaginant pas que le Monstre nous préparait le « coup » de la Russie ; ils avaient même rebâti, replanté, ensemencé. — « Que retrouverons-nous, disaient-ils aujourd’hui, la prochaine fois que nous reviendrons ? » — Car, tous, ils comptaient bien revenir, et ils s’en allaient confiants malgré tout dans l’éternité de notre France.

Dieu merci, il faisait des temps merveilleux, des nuits tranquilles et douces, bienveillantes à ceux qui tomberaient d’épuisement pour se coucher en tas, n’importe où, à la belle étoile, au bord du chemin…



Confiants, oui ; mais quand même je revois toujours quelques-uns de ces regards de détresse infinie, que j’aimerais mieux n’avoir jamais croisés. Je revois cette femme encore jeune, qui surgit tout à coup d’un fossé, me présentant un misérable petit être de quelques mois, qu’elle allaitait malgré la faim et qui avait la figure crispée à force de pleurer. Qui sait, peut-être naguère encore avait-elle été heureuse et aimée ? — « Monsieur, dit-elle, vous le voyez, mon petit ; il pleure parce qu’il a tout mouillé ses langes, et je n’ai pas de quoi le changer. Oh ! monsieur, faites-moi donner une couverture, n’importe quel vieux morceau de couverture pour l’envelopper. Autrement, s’il reste dehors comme ça toute la nuit, vous pensez bien qu’il va mourir ! » Je me rappelle aussi cette vieille dame aux yeux d’agonisante, qui avait l’air si comme il faut avec ses boucles blanches et ses longs voiles de crêpe ; elle avait mis un chapeau, un manteau, mais gardé des pantoufles, sans doute pour marcher avec moins de peine : peut-être quelque grand’mère qu’avaient tendrement vénérée des fils tombés au champ d’honneur et qui n’avait plus personne ; elle trottinait à petits pas, toute penchée en avant, d’une allure de machine détraquée, sans savoir où elle allait, mais vite, aussi vite qu’elle pouvait, pour fuir l’horreur qui, derrière elle, arrivait à grande allure…

Plus touchants encore ces pauvres petits de cinq ou six ans, les élèves d’une école maternelle, qui, sous la conduite d’un chef d’une dizaine d’années, marchaient si graves en se donnant la main, allongeant de leur mieux leurs jambes frêles, et qui emportaient pendu au cou leur masque contre les gaz de mort, — ces gaz qui détruisent aussi les plantes et qui sont comme une des formes de la puanteur boche. Oh ! pauvres, pauvres petits, quel enfantillage de leur avoir donné des masques ; est-ce qu’ils seraient jamais capables de garder sur leur figure ces enveloppes étouffantes que les grandes personnes ont à peine le courage de supporter ? Non, et leurs poumons tendres seraient brûlés au premier souffle.

Et puis, aux abords de tous les villages, ces cohues de malheureux qui, par un effort suprême, avaient fini par arriver là, exténués, dans l’espoir d’y trouver au moins l’abri de quelque grange, mais que l’on avait dû laisser dehors parce que tout était plein ; aux entrées des petites rues, ces amas de fuyards, plus lamentables encore par l’entassement, par l’humiliante promiscuité en fouillis des êtres humains, des bêtes et des choses : vieilles charrettes dételées, hardes et matelas déjà souillés par la terre des routes ; aïeules à bout de forces, à moitié ensevelies parmi de la paille sordide, nourrissons qui hurlaient de souffrance et de mouillure ; serins en cage, chats du foyer que l’on avait voulu emmener et qui miaulaient longuement la faim dans leur panier… Pauvre humanité qui hier encore était gaie et prospère, mais qui, de par l’ambition enragée d’un Guillaume II, s’en allait on ne sait où, mourir de mort affreuse, aux carrefours des routes de l’exil.

Quand on a de telles images encore fraîches dans la mémoire et que l’on repense au toast du professionnel imposteur qui a prémédité et accompli tout cela, vraiment on ne sait plus si l’on va pouffer de rire ou grincer les dents de rage !…

Encore un autre groupe dont j’ai gardé la vision, d’un singulier charme : une vingtaine de jeunes filles, assises sur un entassement de matelas et de couvertures, dans une grande vieille charrette qui était tout ornée de bouquets piqués au bout de bâtons, des bouquets d’humbles fleurs cueillies en route dans les champs. Elles semblaient presque élégantes et s’en allaient sans une larme, sans une plainte, sans une parole, l’air fier et résolu, ayant chacune au corsage les mêmes fleurs que celles dont leur charrette était décorée. Qu’est-ce que cela pouvait bien être que ce jeune monde-là ? — Ah ! vraisemblablement les « grandes » de quelque lycée de province. Et mon étonnement presque indigné de les voir si fleuries, fit tout à coup place à une émotion profonde quand j’eus compris ce qu’ils signifiaient, leurs bouquets, tous pareillement composés de trois touffes réunies, l’une de bleuets, l’autre de pâquerettes blanches, la troisième de coquelicots : les trois couleurs, plus que jamais glorieuses, de nos cocardes et de nos drapeaux !

Bleuets, pâquerettes blanches et coquelicots, c’étaient du reste ces trois sortes de fleurs et point d’autres, qui foisonnaient partout ici dans les blés, dans les foins parfumés. Je ne l’aurais pas remarqué sans ces petites filles : on eût dit que les champs avaient voulu d’eux-mêmes prendre nos couleurs de France !…

FIN