Aller au contenu

L’Hygiène des villes et les Budgets municipaux

La bibliothèque libre.
L’Hygiène des villes et les Budgets municipaux
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 613-645).
L’HYGIÈNE DES VILLES
ET
LES BUDGETS MUNICIPAUX

De toutes les sciences pratiques, l’hygiène publique est celle qui a marché le plus rapidement dans ces dernières années, et ses progrès s’expliquent par l’importance du but qu’elle se propose et par la certitude avec laquelle elle l’atteint. Elle répond complètement aux aspirations de notre époque. Dans les siècles de foi, l’humanité, les regards tournés vers le ciel, marche dans sa voie, sans se soucier des choses de la terre ; les peuples vivent et meurent dans des masures inhabitables, au pied des basiliques dans lesquelles ils ont enfermé leurs aspirations et leurs espérances, pour lesquelles ils ont tout sacrifié. Plus tard, quand le dédain des intérêts matériels commence à les abandonner, et que la ferveur religieuse décroît, c’est l’affranchissement et la richesse qu’ils visent. Le goût du bien-être ne vient que plus tard : il s’infiltre dans les sociétés lorsque le niveau des croyances s’abaisse et que celui de la richesse s’élève. Alors, le souci de la vie future et celui de l’argent passent au second rang, le désir de se bien porter et celui de mourir le plus tard possible se placent au premier. Je ne veux pas dire que le souci de la santé soit incompatible avec l’élévation de la pensée et les plus nobles aspirations de l’âme. C’est le contraire qui est la vérité. L’hygiène n’enseigne à ceux qui l’écoutent ni le culte de l’argent, ni le goût des jouissances matérielles ; elle leur inspire l’amour du travail et celui de la famille. Elle apprend aux hommes à élever leurs enfans en vue des devoirs qu’ils auront à remplir un jour et des sacrifices que le pays pourra leur demander. Elle leur montre la route à suivre pour rendre les jeunes générations saines et robustes, parce que leur progrès moral et intellectuel est à ce prix. Si parfois une âme d’élite se fourvoie dans un corps débile et difforme, c’est qu’elle se trompe. La trempe du caractère, la bonté du cœur, les austères vertus, sont les compagnes habituelles de la force et de la santé. S’il est bon d’avoir connu l’infortune pour prendre pitié des autres, s’il est vrai qu’on ne compatit guère qu’aux maux qu’on a soufferts ou qu’on redoute, la misère et la douleur prolongées sont mauvaises conseillères ; elles étouffent l’intelligence et rétrécissent le cœur. A force de souffrir, l’homme se révolte et devient égoïste, tandis que le bonheur le rend charitable. Il se fait meilleur en devenant plus heureux et, si l’hygiène a d’abord pour auxiliaires des impulsions d’un ordre peu relevé, elle ramène les sociétés dans la voie du progrès moral et intellectuel, par des chemins que seule elle peut leur ouvrir.

Les services qu’elle rend sont d’autant plus appréciés qu’ils sont évidens et palpables. La thérapeutique a des incrédules, l’hygiène n’en connaît pas. Son langage est intelligible pour tous les hommes éclairés; elle n’impose aucun sacrifice en échange des services qu’elle rend. Compagne du bien-être et du confortable, elle marche de pair avec eux. Les dépenses qu’elle nécessite sont de l’argent bien placé, car il n’y a rien de plus dispendieux que la maladie, si ce n’est la mort, et tout ce qu’on donne à l’hygiène se traduit en fin de compte par une économie réalisée. Ces vérités sont aujourd’hui banales ; mais il était indispensable de les formuler, avant d’aborder le point particulier qui fait l’objet de cette étude.

L’hygiène publique s’adresse surtout aux agglomérations humaines, et son importance va croissant avec le chiffre des populations réunies dans un même lieu.

Dans les campagnes, elle n’exige pas les mêmes sacrifices et n’a pas les mêmes moyens d’action que dans les villes. C’est à chaque propriétaire, à chaque fermier qu’il appartient de s’occuper de son habitation, et, dans les hameaux comme dans les villages, il en est de même. La population n’est pas assez nombreuse pour constituer par elle-même une cause d’insalubrité et, s’il en existe dans le voisinage, la commune n’a pas les ressources nécessaires pour la faire disparaître à l’aide des procédés dispendieux que de pareils travaux entraînent. L’intervention de l’hygiène publique y est donc réduite à son dernier degré de simplicité et peut se résumer dans les précautions suivantes : se servir pour l’alimentation d’eau de source ou de fontaine, et, si l’on est forcé de recourir à celle d’un ruisseau, éviter d’y puiser en aval des lavoirs ou des fabriques qui y déversent leurs produits. Ne pas faire usage d’eaux stagnantes, telles que celles des étangs et des routoirs ; éloigner les fumiers de la cour des fermes, et surtout de la voie publique ; faire disparaître les mares, les cloaques infects qu’alimentent les liquides échappés des étables ; nettoyer les ruisseaux dans lesquels chaque habitant vient déverser ses immondices ; maintenir les chemins en bon état au voisinage des habitations ; veiller à la propreté des cours, des maisons et des étables, et y entretenir une aération convenable. Tout cela ne demande qu’un peu de soin, n’entraîne aucune dépense, et pourtant chacun sait combien ces précautions si élémentaires sont négligées dans la plupart de nos campagnes : cela tient à la routine, à la paresse, et surtout à l’ignorance qui les entretient toutes les deux. Cependant, bien que cette incurie cause de temps en temps des épidémies assez meurtrières, la santé des paysans est meilleure que celle des habitans des villes, et leur mortalité est moindre dans toutes les contrées de l’Europe. La différence varie du quinzième au quart, et est d’autant plus forte que la mortalité générale est moins élevée.

Les pays où l’écart est le plus grand sont les contrées du Nord de l’Europe, remarquables par leur salubrité. La France tient le milieu. La différence y est environ d’un cinquième ; mais elle est destinée à s’accentuer bien davantage. C’est, comme je l’ai dit, une affaire d’hygiène, et il est beaucoup plus facile d’arriver à convaincre les paysans de la nécessité de prendre quelques mesures de précaution pour sauvegarder leur santé, que d’accomplir l’œuvre difficile, lente et dispendieuse de l’assainissement des grandes villes. L’état n’a pas besoin d’intervenir pour cela. Il suffira qu’il continue à répandre l’instruction dans les campagnes, en multipliant les écoles et en obligeant les paysans à y envoyer leurs enfans. Lorsque ceux-ci arriveront à l’âge d’homme, ils comprendront l’importance du bien-être et de la propreté. Ils s’appliqueront à assainir et à embellir leurs habitations. Ils prendront peu à peu le goût du confortable. Connaissant mieux leurs intérêts et leurs droits, ils sauront les faire prévaloir par la voix de leurs mandataires, dans les conseils du pays. Les terres étant mieux cultivées, les fermes mieux tenues et les paysans plus heureux, il faut espérer que le mouvement d’émigration qui les entraîne vers les villes se ralentira peu à peu, et qu’un mouvement en sens inverse s’établira parmi les populations urbaines. L’instruction et le temps peuvent opérer ce prodige, mais, en attendant, nos campagnes se dépeuplent, les bras manquent à l’agriculture, et, tandis que l’encombrement et la misère vont sans cesse croissant dans les grandes villes, ce gouffre de l’espèce humaine, comme l’appelait J.-J. Rousseau, c’est à l’hygiène qu’il appartient de pallier les inconvéniens de ces concentrations dangereuses. Elle y est déjà parvenue en partie, et c’est merveille de voir des agglomérations de plusieurs millions d’hommes se former dans l’étroite enceinte d’une ville, de voir une population arriver à l’effrayante densité de celle de Paris, qui compte 29,000 habitans par kilomètre carré, sans être décimée par les épidémies, sans que la mortalité s’élève sensiblement au-dessus de la moyenne du pays[1].

Avant d’atteindre ce résultat, les sociétés ont passé par de bien rudes épreuves. C’est par une série de conquêtes successives qu’elles sont arrivées à la salubrité relative dont elles jouissent aujourd’hui, et chaque pas fait dans cette voie a été la conséquence d’un progrès de la civilisation. Pour se rendre compte de cette évolution hygiénique, il est indispensable de retourner en arrière, de voir comment les villes se sont formées, et d’assister aux transformations qu’elles ont subies. Il est inutile pour cela de remonter aux temps préhistoriques et aux cités lacustres, il suffit de prendre nos villes de France telles que le moyen âge nous les a léguées ; c’est par cet examen rapide que je vais commencer.


I.

Les nations récemment constituées, comme les États-Unis et les colonies australiennes, se sont installées sur un sol vierge où rien ne gênait leur expansion. Elles ont profité, en naissant, de toutes les conquêtes du passé et en ont fait l’application à la construction de leurs villes ; mais les pays comme la France ont dû subir l’évolution laborieuse des temps. Leurs cités ont vu les siècles passer sur elles et leur enlever peu à peu leur caractère primitif. Cette transformation a été lente, laborieuse et n’a pu se terminer encore dans un grand nombre d’entre elles. On se rend compte de la difficulté de cette œuvre, lorsqu’on réfléchit aux entraves qu’elle a rencontrées.

La plupart de nos villes remontent à une époque où le souci de la sécurité et de la défense était l’unique pensée de leurs habitans. Il fallait se protéger contre les bandes armées, les compagnies franches, les routiers, soldats et bandits qui battaient la campagne en vivant de pillage. Il fallait résister aux exigences des seigneurs et à leurs attaques à main armée. Les bourgeois faisaient bonne garde. Ils se réunissaient à l’appel du beffroi et couraient aux murailles. Chacun se serrait contre son voisin. Les maisons se serraient autour de l’église, qui les dominait de toute sa hauteur et semblait les protéger. Pour occuper le moins de place possible, elles s’accolaient par leurs plus larges surfaces et ne présentaient à la rue qu’un étroit pignon dont les étages surplombaient, de telle sorte que les toits semblaient près de se toucher. De la ruelle étroite qui serpentait entre ces édifices sombres, on n’apercevait qu’une bande du ciel. Les rues mal pavées étaient de véritables cloaques. Au milieu coulait un ruisseau fangeux, alimenté par les eaux pluviales qui tombaient des toitures sans gouttières. Dans ce courant sordide, les habitans venaient déverser leurs eaux ménagères et tout ce dont ils voulaient se débarrasser. Les cours, en forme de puits étroits et profonds, recevaient tout le reste, et les détritus s’y amoncelaient, jusqu’à ce qu’une pluie abondante vînt les entraîner. Les habitans profitaient de cette bonne fortune pour pousser toute cette fange au ruisseau devenu torrent, et la ville, se trouvant nettoyée, recommençait à s’infecter de nouveau, jusqu’au prochain orage. Mais les orages n’étaient pas toujours d’aussi bonne composition. Lorsque l’eau tombait en trop grande abondance, les ruisseaux débordaient et remplissaient les ruelles. Il fallait, pour passer d’un côté à l’autre, jeter un pont sur ce courant boueux; c’était le pont chancelant sur lequel, suivant l’expression de Boileau, le plus hardi laquais ne marchait qu’en tremblant. Lorsque le niveau montait davantage, l’eau se répandait dans les rez-de-chaussée situés le plus souvent en contre-bas de la rue, et y introduisait une humidité qu’aucun courant d’air, que pas un rayon de soleil ne venait dissiper. Dans la plupart des maisons pauvres, le sol n’avait ni carrelage ni plancher, et cette inondation le transformait momentanément en un petit marais. L’étroit couloir qui conduisait à l’escalier en colimaçon était également en terre battue et, pendant l’hiver, il se transformait en un sentier boueux. Les étages supérieurs, ne recevant le jour que par leur face la plus étroite et à travers les petits vitraux de leurs petites fenêtres, étaient tristes, obscurs et le plus souvent éclairés par une chandelle fumeuse.

Les logis des gens riches, plus élégans, plus commodes, n’étaient guère plus hygiéniques; ils subissaient, d’ailleurs, la solidarité du voisinage, et les épidémies ne les épargnaient pas plus que les masures : dont ils étaient entourés. Ces conditions se reproduisaient dans la plupart des villes de France, et l’Italie, qui était alors à la tête de la civilisation européenne, n’était pas beaucoup plus avancée sous le rapport de l’hygiène. Dans ces grandes cités, enrichies par le commerce, embellies par les arts, les palais qui font encore aujourd’hui notre admiration se dressaient à côté de ruelles infectes, de quartiers sans issue et sans air, où grouillait la populace la plus sordide qui; se puisse imaginer. La propreté des rues et des habitations était alors chose inconnue. L’Italie elle-même avait perdu les grandes traditions de la civilisation romaine, et le soin des personnes ne compensait pas ce qui manquait à celui des maisons. A une époque où le linge était un objet de luxe, où le savon était inconnu, où l’eau n’était pas toujours suffisante, on peut se faire une idée de ce qu’étaient ces populations du Midi qui, maintenant encore, ne poussent pas le luxe de la propreté aussi loin que celles du Nord.

Les villes de France n’étaient pas dans de meilleures conditions. Les palais eux-mêmes laissaient beaucoup à désirer sous le rapport de l’hygiène. Le Louvre, au temps des Valois, exhalait une odeur détestable; de là cette habitude des parfums violens dont le goût était venu d’Italie et qui n’avaient d’autre but que de masquer cette puanteur.

Sous Louis XIV, à l’apogée de la toute-puissance: royale, la cour elle-même n’avait pas cette propreté minutieuse qui est aujourd’hui l’apanage de toutes les personnes bien élevées. Tout le monde a remarqué ce qui manque au palais de Versailles, et chacun s’est demandé comment ses 25,000 habitans pouvaient se passer de cet élément indispensable de toute habitation collective. Saint-Simon donne à cet égard des détails qui ne laissent rien à désirer et qui ne permettent à personne de regretter les coutumes de ce temps-là. Et cependant Louis XIV est un des rois qui ont le plus fait pour assainir la capitale. Sous son prédécesseur, les ruisseaux des rues infectaient l’air en tout temps. Le règlement général du 30 avril 1663, pour le nettoiement de la ville de Paris, vint remédier à cet état de choses, parce que le roi tint la main à son exécution et déclara qu’il irait lui-même, à pied, inspecter la propreté des rues. Par l’édit de mars 1667, il créa la charge de lieutenant-général de la police et institua même des comités analogues aux conseils d’hygiène qui existent aujourd’hui. Il y en avait un dans chaque quartier, et les grands seigneurs, pour plaire au monarque, en revendiquaient la direction. Ces comités étaient chargés de tout ce qui concerne la propreté des rues et avaient même le droit d’infliger des amendes.

En agissant ainsi, Louis XIV avait en vue le bon aspect de sa ville et le bien-être des habitans; mais il ne pouvait pas soupçonner l’importance hygiénique des mesures qu’il faisait exécuter. Personne alors ne connaissait les causes des épidémies formidables qui ravageaient les populations. On les attribuait à la colère du ciel et on les combattait par la prière. Nous savons aujourd’hui qu’elles étaient le résultat inévitable des déplorables conditions hygiéniques dans lesquelles on vivait alors.

Tous les fléaux populaires sont des maladies infectieuses qu’alimentent la misère, la malpropreté et l’incurie. A l’époque à laquelle nous nous reportons, elles se succédaient presque sans relâche. Il y en a dont nous ne savons plus que les noms, mais ces noms-là suffisent pour donner le frisson. C’est la grande épidémie gangreneuse du moyen âge qui s’appelait le feu sacré, le mal des ardens, le feu Saint-Marcel, le feu d’enfer. C’est la peste, qui, après être apparue au moyen âge et avoir fait 100 millions de victimes en cinquante-deux ans, est revenue après quelques siècles de répit et a désolé l’Europe sans trêve ni merci, jusqu’à la formidable explosion du XIVe siècle qui sembla devoir porter le dernier coup au genre humain. Celle-là, on l’appelait la grande pente, la mort dense, la mort noire, ou tout simplement la mort. Les gens du monde la connaissent surtout sous le nom de peste de Florence.

Partie du nord de la Chine, d’une contrée qui s’est appelée le Cathay jusqu’au milieu du XVIIe siècle, la peste noire dévasta en quatre ans toute la terre connue. On porte le nombre de ses victimes à 77 millions, dont 40 pour l’Europe. Les grandes villes d’Italie dont je parlais tout à l’heure furent presque dépeuplées. Florence, qui a donné son nom à cette épidémie, perdit, s’il faut en croire Boccace, 100,000 de ses habitans du mois d’avril au mois de juillet 1348. Gênes eut 40,000 morts, Naples en compta 60,000 et Venise 70,000. Quatre-vingts familles patriciennes furent éteintes d’un seul coup dans la ville des doges, et les membres du grand-collège se trouvèrent réduits de 1,250 à 380. Je ne parle pas de la suette, qui a fait tant de ravages en Angleterre au commencement du XVe et du XVIe siècle, de la lèpre, qui couvrit l’Europe au temps des croisades, parce que ces maladies ne font pas grande figure à côté de la peste noire.

De ces fléaux, terreur des temps passés, il ne nous reste plus qu’un souvenir qui s’efface tous les jours de la mémoire des hommes. Les uns ont disparu comme la maladie gangreneuse du moyen âge; on ne sait même plus au juste ce que c’était. D’autres, comme la suette, se sont tellement atténuées qu’on les considère comme une curiosité lorsqu’il s’en produit quelques cas sur un point du territoire. Enfin, la peste, dont le nom seul faisait jadis trembler l’Europe, la peste a reculé peu à peu devant la civilisation, qui l’a chassée de nos contrées pour la reléguer dans des pays où elle trouve encore les conditions de son développement. Depuis la grande épidémie de Marseille, en 1720, nous ne l’avons pas revue en France; elle s’est pourtant encore montrée sur quelques points de la Méditerranée : à Malte, en 1813; à Noïa, en 1815; aux Baléares, en 1819, et, tout récemment, en 1878, elle a fait sur l’Europe un retour offensif. Elle a franchi la mer Caspienne et fait explosion sur les bords du Volga, au milieu de quelques villages de pêcheurs. Les procédés énergiques et expéditifs du général Loris Mélikof en ont eu promptement raison, et, depuis, elle reste confinée entre le Tigre et l’Euphrate ; elle apparaît cependant de temps en temps en Perse et en Arabie, où elle est attirée et entretenue par la misère, la malpropreté et l’incurie des habitans.

Les gens qui ne veulent pas reconnaître le progrès font observer que le choléra a remplacé la peste et que nous n’y avons pas gagné grand’chose. Les chiffres sont là pour répondre à cette objection. La peste noire a détruit le quart de la population de l’Europe, et l’épidémie de choléra la plus meurtrière, celle de 1832, n’en a pas enlevé la quatre-centième partie. Le choléra, du reste, va lui-même en s’atténuant à chaque épidémie. Les trois premières ont causé, en France, 346,478 décès, soit 115, 492 chacune, pour une population moyenne de 34 millions d’habitans que la France comptait alors, et la dernière n’a fait que 8,401 victimes, sur plus de 37 millions d’habitans. Cette décroissance est encore plus frappante lorsqu’on la constate dans un grand centre de population où les statistiques présentent plus de garanties que dans l’ensemble du territoire. C’est ainsi qu’à Paris, depuis la première invasion, les ravages du choléra ont diminué dans la proportion suivante :


Épidémie de 1832 19,402 décès 234.16 pour 10,000 habit.
— 1849 19,105 — 185.31
—1854 8,300 78.84 —
— 1873 855 — 4.61
— 1884 913 — 4.07


Ce n’est pas seulement par la diminution du nombre des morts que les épidémies récentes ont signalé leur atténuation, c’est aussi par le choix de leur terrain et de leurs victimes. La dernière n’a guère frappé que les localités les plus insalubres et les personnes épuisées par une maladie antérieure, par la misère ou par l’alcoolisme. Ce sont les trois grandes villes les plus malsaines du littoral méditerranéen, Naples, Toulon et Marseille, qui ont perdu le plus de monde. A Toulon, ce sont les marins, les soldats atteints de maladies coloniales qui ont succombé en plus grand nombre, et le chiffre des victimes appartenant aux classes aisées a été très restreint : « A Marseille, sur 1,781 personnes qui ont succombé, dit M. Guérard, ingénieur en chef du service spécial maritime, dans son rapport sur l’épidémie de 1884, trois au plus nous étaient connues et de nom seulement. »

Si les ravages que font les grandes maladies populaires, celles qu’on nomme pestilentielles dans le langage sanitaire, vont diminuant avec les années, il ne faudrait pas en conclure qu’elles ont perdu de leur malignité. Les germes infectieux ont conservé toute leur virulence ; c’est le terrain qui ne leur est plus favorable, parce qu’il a été modifié par l’hygiène.

La peste, sur les bords du Volga, a montré les mêmes symptômes, le même degré de léthalité qu’au moyen âge ; le nombre des décès a été tout aussi considérable, par rapport à celui des personnes atteintes ; seulement elle n’en a frappé qu’un petit nombre et elle ne s’est pas étendue au-delà de son foyer primitif. En 1884 et en 1885, le choléra s’est montré le même qu’en 1832, et on n’a pas sauvé proportionnellement plus de malades ; c’est le chiffre des personnes frappées qui a diminué, parce que les conditions n’étaient pas favorables à la diffusion des germes. Les épidémies sont comme le feu qui dévore la moitié d’une ville en bois et qui se borne à quelques maisons quand les constructions sont en pierre. Les élémens infectieux n’ont pas plus perdu leur force de germination que les grains de blé trouvés dans les tombeaux égyptiens, lesquels donnent des épis lorsqu’on les sème dans une bonne terre, et ne produiraient rien du tout si on les répandait sur l’asphalte de nos places et de nos trottoirs.

Les maladies infectieuses ne sont pas les seules que l’hygiène ait désarmées. Elle a porté son action bienfaisante sur la plupart de celles qui affligent notre espèce. Il est inutile d’en faire l’énumération, car ce résultat est tellement frappant qu’il se passe de commentaires. La durée moyenne de la vie humaine s’est accrue de plus d’un tiers depuis un siècle. Elle était de vingt-huit ans neuf mois avant la révolution ; en 1835, elle avait déjà atteint trente-quatre ans et onze mois; en 1865, elle était à trente-huit ans et dix mois ; aujourd’hui, elle dépasse quarante ans. Ceux qui font le procès de l’hygiène, ou plutôt qui ne reconnaissent pas l’étendue de ses bienfaits, répondent à ces statistiques par une fin de non-recevoir : Cette bonification des mortuaires, disent-ils, tient à ce que les médecins sont parvenus à faire vivre une foule de petits êtres mal venus, malingres et inutiles, qui seraient morts en naissant et dont on prolonge l’existence, sans bénéfice pour la société. Autrefois, il s’opérait, dans les premiers temps de la vie, une sélection qui ne permettait qu’aux organisations robustes d’arriver à l’âge de la reproduction, et la race se trouvait ainsi maintenue et fortifiée. Il y a là un fonds de vérité comme dans presque tous les paradoxes. L’augmentation de la durée moyenne de l’existence tient surtout à la conservation des enfans, le fait est incontestable; mais ce ne sont pas seulement les faibles que l’hygiène conserve : les maladies éruptives, la diphtérie, les entérites enlèvent les uns comme les autres, et les petits êtres qu’on a quelque peine à soustraire à la mort, pendant les premières années, deviennent souvent des hommes robustes et utiles à la société. Les épidémies, d’ailleurs, n’avaient pas autrefois les ménagemens qu’elles montrent aujourd’hui; elles frappaient aveuglément sur les forts comme sur les faibles, et c’est déjà quelque chose que de les avoir amenées à choisir. Si les populations n’ont pas aujourd’hui la vigueur et la résistance de celles qui nous ont précédées, cela ne tient pas à ce qu’on a laissé vivre des gens qui auraient dû mourir ; cela tient au bien-être exagéré, à la vie trop confinée, à l’abus des émotions et du travail intellectuel, à l’existence trop intense, en un mot, des sociétés très civilisées. Il ne faut donc pas regretter que les maladies infectieuses se montrent plus clémentes pour les jeunes générations, qu’on ne perde plus, comme autrefois, trois enfans sur cinq, car il n’est pas de père de famille qui n’aime mieux conserver les siens chétifs et un peu nerveux que d’en perdre la moitié, afin que les autres soient plus robustes.

Il est, du reste, bien autrement facile de renforcer la constitution des jeunes sujets que de les arracher aux griffes des épidémies. Avec les habitations salubres, l’air pur, la bonne nourriture que nous pouvons leur donner aujourd’hui, il suffirait de changer leur genre de vie, de renoncer au mode d’éducation détestable où la routine nous force encore à nous traîner ; il suffirait de faire prédominer les exercices physiques, la vie au grand air et l’hydrothérapie dans l’éducation des deux sexes ; de leur apprendre à ne pas redouter comme aujourd’hui le froid, le chaud, la gêne et la douleur ; de ne plus surmener l’intelligence des garçons, de ne plus surexciter le système nerveux des filles, pour avoir, au bout de deux ou trois générations, une population plus affinée, plus élégante, et tout aussi solide et aussi résistante que celles du passé. Ce n’est pas la débilité des enfans conservés par nos soins qui constitue le danger, ce n’est pas dans le défaut de sélection que gît le péril social, c’est dans la diminution croissante de la natalité. Dans les temps désastreux dont j’évoquais tout à l’heure le souvenir, les épidémies alternaient avec les famines et des guerres incessantes brochaient sur le tout. Tous les fléaux étaient déchaînés sur l’humanité et passaient sur elle comme la faux dans l’herbe ; mais, lorsqu’ils avaient terminé leur sinistre moisson, il y avait un tel débordement de vitalité, une telle exubérance de production, qu’il suffisait de quelques années de trêve pour rétablir l’équilibre, et, à travers ces oscillations, le flot de la vie montait toujours. En dépit de tous ses malheurs, la France voyait s’accroître chaque année sa population, tandis qu’aujourd’hui qu’elle n’a plus à compter avec toutes ces calamités, elle la voit s’arrêter dans sa marche. Le nombre des naissances y dépasse à peine celui des décès, et il est à craindre que le recensement de 1886, dont le résultat sera bientôt connu, ne nous réserve encore quelque cruelle surprise. C’est là qu’est le péril social, et ce n’est pas l’hygiène qui pourra le conjurer. Elle peut empêcher de mourir, mais elle ne peut pas contraindre à naître.

Cette digression m’a quelque peu éloigné des villes d’autrefois et il est temps d’y revenir. Leur transformation a mis chez nous bien des siècles à s’effectuer. Lorsque l’ordre commença à régner dans le pays, que les routes devinrent plus sûres, le vieux châteaux firent peu à peu tomber leurs murailles et leurs ponts-levis ; les villes, qui avaient jusqu’alors étouffé dans leurs enceintes, commencèrent à les franchir à leur tour pour déborder dans la campagne. Des maisons s’élevèrent sur le bord des chemins, qui devinrent peu à peu des rues. N’étant pas gênées par le défaut d’espace, elles s’entourèrent de jardins, d’enclos, de bosquets, et constituèrent, à côté de la vieille cité, une ville nouvelle où l’air, la lumière et la verdure pénétrèrent à la fois. Les constructions purent se développer en largeur, et exposer aux regards des façades moins étroites et mieux percées. Les progrès de l’architecture donnèrent satisfaction aux intérêts de l’hygiène et à ceux du bien-être. Les faubourgs, de récente création, devinrent promptement le séjour de l’aristocratie ; mais le commerce resta fidèle à ses vieux quartiers, à cause de leur position centrale. Ces derniers s’assainirent quelque peu sans perdre leur caractère primitif, et, dans la plupart des villes de province, les deux parties sont encore distinctes. Chacun de nous a pu voir, dans son enfance, des rues et des maisons répondant encore à la description que j’ai tracée tout à l’heure et où les conditions de salubrité laissaient autant à désirer.

Enfin, dans ces dernières années, les grandes villes elles-mêmes ont senti le besoin de se donner de l’air, d’élargir leurs voies de circulation et de percer de larges trouées à travers leurs vieux quartiers. Paris a donné l’exemple il y a trente ans, et cette grande opération, admirablement conduite, en a fait une cité nouvelle. Elle a dégagé ses monumens, mis en valeur ses merveilles artistiques ; elle a substitué de larges voies rectilignes et bien plantées à des ruelles étroites sans air et sans lumière, remplacé par des squares riants et agréables ses tristes carrefours, multiplié les parcs et les jardins publics; elle en a fait, en un mot, la capitale la plus brillante, la plus agréable à habiter et l’une des plus salubres de l’Europe.

D’autres villes ont suivi son exemple, mais elles ne l’ont pas toujours fait avec la même intelligence. Celles du Midi, par exemple, ont voulu, comme Paris, avoir leurs grands boulevards plantés, avec de larges chaussées, des trottoirs spacieux, des perspectives rectilignes. C’était méconnaître absolument les exigences du climat et les enseignemens de l’expérience. Dans les contrées du nord, on recherche la chaleur et la lumière; l’ennemi qu’il faut combattre, c’est l’humidité. Les rues doivent donc être larges et droites, les maisons basses, afin que les rayons solaires puissent arriver jusqu’à leur pied. Dans les régions méridionales, au contraire, il faut éviter, avant tout, le soleil, se garer du vent et de la poussière. Tous les centres de population des pays chauds sont constitués d’après ces principes. Les rues de la vieille Rome avaient 1m,75 à 2 m,40 de largeur, tandis que les maisons s’élevaient jusqu’à 20 mètres. C’était la hauteur maximum fixée par Auguste, au dire de Strabon, et Néron la réduisit à 17m,70. Les anciennes rues de nos villes du Midi sont toutes étroites et tortueuses. On en voit à Montpellier qui n’ont que 1m,75 de largeur et d’autres 2m,40. La kasbah d’Alger est un labyrinthe de ruelles étroites et enchevêtrées ; les maisons se rejoignent, par les étages supérieurs, en formant des voûtes, des arceaux, des couloirs obscurs sous lesquels s’engouffrent de véritables sentiers qui ne sont accessibles qu’aux piétons, et, dans les parties les plus larges, aux petits ânes du pays. Ces dispositions ne sont évidemment pas l’idéal de l’hygiène, mais elles répondent aux exigences du climat. On se sent à l’aise au fond des petites rues de Montpellier et de Toulon où l’atmosphère est tranquille, où le soleil ne pénètre pas. On éprouve un sentiment de bien-être et de fraîcheur sur ces petites places où quelques grands platanes abritent une fontaine dont l’eau jaillit au milieu du feuillage et des fleurs, tandis qu’on évite les nouveaux boulevards, comme celui du Pérou à Montpelher, où le mistral fait rage, où la poussière aveugle, où le soleil vous poursuit de ses implacables rayons. Dans le Midi, d’après les règles tracées par Fonssagrives, les rues ne doivent pas avoir plus de 12 mètres, à moins d’être plantées comme les boulevards de Marseille, ou garnies d’arcades comme la Via-di-Pô à Turin. Dans le nord, au contraire, les nouvelles voies doivent avoir au moins 12 mètres de largeur.

Les progrès dus à la civilisation n’ont pas porté seulement sur les voies publiques ; tous les élémens de l’hygiène urbaine en ont profité. Il faut reconnaître, toutefois, que les améliorations apportées par les siècles dans la disposition de nos cités ont plutôt visé leur élégance et leur embellissement que leur salubrité. On s’est appliqué à les décorer beaucoup plus qu’à les assainir; on a sacrifié ce qui ne se voit pas à ce qui frappe les regards. Il en est encore de même aujourd’hui. A l’exception des villes de premier ordre, où l’édilité est au courant de toutes les questions qui intéressent la santé publique, les conseils des départemens et des communes ne se montrent presque jamais favorables aux dépenses que l’hygiène réclame.

Les municipalités votent, sans hésitation, des sommes souvent considérables et obèrent leurs finances pour construire des édifices qui flattent leur amour-propre; mais s’agit-il de creuser un égout, de faire disparaître quelque cloaque infect, de donner de l’air à de vieux quartiers, les bourses se ferment et le crédit est refusé. Je pourrais citer tel département qui a contracté des emprunts démesurés pour doter son chef-lieu d’une préfecture monumentale, dont la plus grande partie demeure inoccupée. Les salons de ce palais sont aux trois quarts vides, même au jour des grandes réceptions, et. pendant ce temps-là. les routes sont dans un état déplorable.

Ailleurs, c’est un lycée grandiose, un hôpital majestueux qu’on élève. Parfois, c’est la statue d’un grand homme, ne dans la ville, qu’il s’agit d’ériger à grands frais sur la place principale. Les villes, comme les particuliers, obéissent trop souvent aux suggestions de la vanité. Cela tient, il faut le dire, à ce qu’elles ne connaissent pas la nécessité des mesures réclamées par l’hygiène et qu’elles ne s’y intéressent pas. La façon dont a été exécuté l’arrêté du 18 décembre 1848 donne la mesure exacte de cette insouciance. Il a, comme on le sait, institué des conseils d’hygiène publique et de salubrité dans tous les chefs-lieux de département et d’arrondissement, et des commissions facultatives dans les chefs-lieux de canton. Ces conseils ont pour mission d’éclairer les préfets, les sous-préfets et les maires, par lesquels ils sont présidés, sur tout ce qui peut intéresser la santé publique. Ils doivent, aux termes de l’arrêté, se réunir au moins une fois tous les trois mois et faire chaque année un rapport sur l’ensemble de leurs travaux ; enfin, ils ont le droit d’initiative. Eh bien, cette institution salutaire n’a pas réalisé les espérances qu’elle avait fait concevoir. Le ministre du commerce en a fait lui-même l’aveu, dans sa circulaire du 2 juillet 1873, en rappelant qu’à cette date il y avait encore trente-neuf départemens qui n’avaient fourni aucun rapport sur leurs travaux sans donner d’excuses valables. Il en est encore de même. Les allocations votées en 1884 et en 1885 par les conseils généraux, pour assurer le service, ont été nulles dans vingt-quatre départemens et dérisoires dans la plupart des autres. Il est certain que l’administration et les conseils généraux ne montreraient ni cette indifférence, ni cette parcimonie, s’ils étaient convaincus qu’il y va de la santé et de la vie de leurs administrés; qu’il dépend d’eux de diminuer, au prix de quelques sacrifices, le tribut prélevé chaque année sur la population par les maladies endémiques, comme la fièvre typhoïde et la diphtérie ; d’atténuer les ravages du choléra, dont il faut bien nous occuper, puisque nous sommes destinés à en subir les retours périodiques, tant qu’il plaira à l’Angleterre de maintenir ouverte pour lui la porte de la Mer-Rouge et tant qu’il conviendra à l’Europe de le souffrir.

L’insalubrité de quelques-unes de nos grandes villes a frappé l’attention publique lors de la dernière épidémie de choléra, et la nécessité de les assainir n’a pas été contestée ; mais il ne faut pas se faire illusion, toutes les agglomérations urbaines laissent plus ou moins à désirer. Paris, pour lequel on a déjà fait tant de dépenses, Paris a suivi la loi commune. Le bon sens public ne s’y est pas trompé lorsqu’il a qualifié d’embellissemens les grands travaux exécutés il y a trente ans. L’hygiène n’en a pas profité autant qu’elle aurait pu le faire, et la ville souterraine appelle encore de grandes améliorations. L’assainissement du pays tout entier est devenu d’une nécessité urgente pour des raisons que je vais indiquer.

A la conférence sanitaire internationale de Rome, lorsque nous combattions les propositions des Anglais en matière de quarantaines, lorsque nous demandions, avec l’énergie de la conviction fondée sur l’expérience, le rétablissement des garanties sanitaires qu’on venait de supprimer et qui avaient protégé l’Europe pendant dix-sept ans, nos collègues d’outre-Manche nous répondaient: « Nous avons dépensé, depuis un demi-siècle, 4 milliards pour assainir notre pays; faites comme nous, et vous n’aurez plus à redouter les ravages du choléra. Si vous voulez que vos populations se décident à faire les sacrifices nécessaires, laissez suspendue sur leur tête cette épée de Damoclès des épidémies, qui seules peuvent leur inspirer cette crainte salutaire sans laquelle tous vos argumens échoueront. » Nous n’avons pas, est-il besoin de le dire, acquiescé à cette doctrine par trop empirique. Nous aimerions mieux assurément, si nous étions les maîtres, refermer sur le choléra les portes de la Mer-Rouge que de courir les chances que nos voisins nous engagent à affronter; mais comme nous ne sommes pas les maîtres et que ce sont eux qui tiennent les clés, nous ne ferions pas mal de suivre leurs conseils dans la mesure de nos moyens. Il ne s’agit pas, heureusement, de dépenser des milliards, nous ne le pouvons pas en ce moment; on hésite même à demander au pays les sacrifices les plus indispensables, parce que ses charges sont déjà tellement lourdes qu’elles commencent à dépasser la mesure de ses forces. Les dépenses augmentent sans cesse et les recettes diminuent d’une manière régulière.

En 1887, la France ne paiera pas moins de 6 milliards d’impôts, en comprenant dans ce total le budget de l’état, celui des départemens et celui des communes. Le moment est donc mal choisi pour lui parler de dépenses nouvelles ; aussi le but de ce travail est-il surtout de montrer que celles qui sont indispensables pour sauvegarder la santé des populations sont de nature productive, et qu’il est possible d’en diminuer le chiffre dans de très fortes proportions, en le réglant sur les ressources des localités. Les dépenses que l’hygiène réclame sont de l’argent bien placé, dans ce sens qu’elles ont pour conséquences immédiates et incontestées une diminution dans le nombre des malades et dans celui des décès. Or les maladies entraînent, par les frais de traitement et par le chômage, des pertes considérables et qui se renouvellent chaque année. La mort est plus coûteuse encore, parce qu’elle s’attaque à ce capital de premier ordre qui s’appelle la vie humaine, et sur la valeur duquel tout le monde est d’accord aujourd’hui. En Angleterre, où la population s’accroît de 12 pour 1,000 par an, où les décès, par conséquent, doivent être moins préjudiciables que chez nous, on évalue la vie d’un nouveau-né à 40 livres sterling (1,000 fr.), et celle d’un adulte à 150 livres (3,750 fr.). Les Américains évaluent à 3,500 dollars (17,500 fr.) l’existence d’un travailleur arrivé à l’âge où il va rapporter le plein nécessaire à sa vie propre et à la vie sociale. En faisant porter mes calculs sur la population de la France tout entière, sans acception d’âge ni de sexe, j’ai trouvé que chaque habitant représentait une somme de 1,097 francs[2]. Quelle que soit l’évaluation à laquelle on s’arrête, il est certain que les maladies et les décès qu’on peut éviter, en suivant les conseils de l’hygiène, coûtent beaucoup plus cher que le revenu de la somme qu’il faudrait dépenser pour s’en garantir. C’est donc, ainsi que je le disais, de l’argent placé à gros intérêts. Ce n’est pas une raison pour ne pas apporter la plus stricte économie dans l’exécution des travaux dont la nécessité est démontrée. On est trop disposé à se représenter l’hygiène ne procédant qu’à coups de millions, et il est certain que les projets qu’on voit mettre en avant pour l’assainissement des grandes villes sont de nature à justifier cette opinion. Il n’y est question que d’opérations gigantesques, d’immenses aqueducs à construire, de réseaux d’égouts à creuser, de quartiers à démolir en entier, pour les remplacer par des maisons somptueuses régulièrement alignées, par des rues larges et bien percées. Tout cela est assurément très grandiose et l’hygiène ne peut qu’approuver ces belles choses, mais les municipalités ne les voient pas du même œil. Elles regardent le total, reculent devant le chiffre des dépenses et implorent le concours de l’état. Celui-ci, ne voulant décourager personne, répond par quelque fin de non-recevoir, par quelque promesse vague, et en reste là. Rien ne s’exécute, et la ville continue à vivre dans son infection et son incurie, jusqu’à ce qu’une nouvelle épidémie vienne de nouveau soulever la question et donner lieu à de nouveaux projets, destinés comme les premiers à rester à l’état de lettre morte. Cette marche pour ainsi dire fatale n’a pas seulement l’inconvénient d’amener des débats aussi longs que stériles ; elle aggrave la situation, en empêchant de faire l’indispensable. A quoi bon tenter une amélioration partielle lorsque les grands travaux sont à l’étude? A quoi bon entretenir ce qui va disparaître? Il faudrait renoncer à cette disposition si commune chez nous qui consiste à vouloir toujours arriver à l’idéal de la perfection, au lieu de se contenter d’une solution médiocre, mais immédiatement applicable. Tout le monde en France veut faire grand, ou ne rien faire du tout. C’est méconnaître à la fois les conseils de la sagesse et les traditions les plus respectables de l’hygiène ; car, lorsque Hercule entreprit de nettoyer les étables d’Augias, qui n’avaient pas été curées depuis trente ans, il se borna à les laver de son mieux, après y avoir amené les eaux du fleuve Alphée, et pourtant c’était un demi-dieu. Si cela se passait de nos jours, les ingénieurs, bien qu’ils n’aient aucune prétention à la divinité, ne se mettraient pas à l’œuvre pour si peu de chose. Ils voudraient placer partout des dalles de marbre et des râteliers de palissandre ; alors le roi d’Elide, ne trouvant pas, dans sa liste civile, les ressources nécessaires pour solder les frais d’un pareil projet, renoncerait à son exécution et laisserait ses chevaux et ses bœufs mourir sur leur fumier. C’est un peu ce qui se passe dans certaines villes du littoral méditerranéen, et malheureusement ce ne sont pas les animaux qui en pâtissent. Le bon sens indique qu’il faut d’abord faire l’indispensable et puis ensuite réaliser chaque année une portion d’un programme modeste et bien compris. Il faut surtout s’attacher à tirer le meilleur parti possible de la situation que les circonstances ont créée. On ne serait pas contraint d’imposer aux populations de lourds sacrifices, si on parvenait à les convaincre de ce fait qu’une ville même insalubre peut devenir parfaitement habitable, au prix d’une propreté rigoureuse de la voie publique et des habitations, d’une surveillance constante et d’une police bien faite ; tandis que les travaux les plus dispendieux ne maintiendront pas la santé dans une localité mal entretenue, où la propreté des rues et des maisons ne sera pas l’objet de soins constans.

L’entretien de la voirie est la première dépense que doivent inscrire à leurs budgets les villes soucieuses de leur hygiène. Les travaux d’amélioration ne viennent qu’en second lieu. Ils doivent eux-mêmes être appropriés aux conditions particulières de chaque localité, à ses ressources et aux mœurs de ses habitans.

L’hygiène publique, qui est toute jeune encore, n’a pas eu le temps de se préoccuper de ces solutions particulières ; elle s’est bornée à étudier les questions à un point de vue général et absolu. Elle a eu presque exclusivement pour objectif les grands centres dont le budget se chiffre par des millions et qui ne renferment cependant pas, dans leurs enceintes réunies, le dixième de la population urbaine dont ils font partie[3]. C’est une lacune qu’il importe de combler et, pour commencer, il est bon de poser dès à présent quelques principes.


II.

L’hygiène des petites villes peut se résumer en deux mots : il faut faire l’indispensable avec le moins de frais possible. La première condition, pour s’épargner des mécomptes, est de déterminer au préalable quelles sont les nécessités de premier ordre auxquelles il faut obéir d’abord. Or il en est deux qui priment toutes les autres. Toute agglomération humaine doit avant tout se procurer de bonne eau et se débarrasser promptement de ses immondices. La question de l’eau potable est la première qui s’impose à toute société qui commence ; parce que l’eau est, après l’air atmosphérique, le premier besoin de tous les êtres vivans. C’est afin de le satisfaire que la plupart des villes et des villages se sont établis le long des fleuves, des rivières et des ruisseaux. Ces cours d’eau suffisaient au début pour atteindre le double but dont je parlais tout à l’heure. Ils apportaient aux familles groupées sur leurs bords le liquide indispensable à tous les usages de la vie, et emportaient en même temps tout ce dont les habitans avaient besoin de se débarrasser. Lorsque la population vint à s’accroître, lorsque ces petits centres se multiplièrent le long d’un même ruisseau, ce dernier ne tarda pas à se trouver insuffisant pour remplir son double office. Le village le plus rapproché de la source fut bientôt le seul à pouvoir en jouir sans inconvénient ; ceux qui étaient au-dessous m’eurent plus qu’une eau d’une pureté douteuse, et les derniers furent encore plus mal partagés. Cette dépendance existe encore dans bien des campagnes. Le même ruisseau alimente successivement plusieurs villages ; dans l’intervalle qui les sépare, il fait mouvoir des moulins et reçoit parfois les eaux résiduaires des usines situées sur ses bords. Or il est aujourd’hui reconnu que les germes des maladies infectieuses sont surtout transportés par les eaux. Des enquêtes multipliées sur la façon dont la fièvre typhoïde se propage l’avaient déjà prouvé; la dernière épidémie de choléra en a donné la démonstration d’une manière plus éclatante encore. On a pu suivre l’évolution de la maladie pas à pas; on l’a vue se propager, de village en village, en suivant la direction des cours d’eau dans des délais proportionnés à leur vitesse. Dans son remarquable rapport du 14 octobre 1884 à l’Académie de médecine, M. Marey en a cité un si grand nombre d’exemples, que le fait peut être considéré comme hors de doute. Ce ne sont pas seulement les villages qui sont exposés à recevoir le choléra de cette manière; de grandes villes l’ont parfois puisé à la même source. C’est ce qui est arrivé à Gênes pendant l’épidémie de 1884. Une semaine avant que la maladie y éclatât, elle régnait dans les environs et notamment à Bussola. Ce village est situé sur une petite rivière, la Scrivia, dans laquelle les femmes viennent laver le linge. Or ce cours d’eau alimente un des aqueducs de la grande ville, le conduit Nicolaï, et on remarqua dès le début de l’épidémie qu’elle ne régnait que dans les quartiers alimentés par cet aqueduc. On ne tarda pas à en reconnaître la cause ; on ferma le canal Nicolaï, et une amélioration des plus sensibles se manifesta sur-le-champ. Dans un très grand nombre de villes, l’eau des puits est contaminée par les fosses et les puisards qui plongent comme eux dans la nappe d’eau souterraine. On comprend, par conséquent, combien il est indispensable à la santé des populations de ne consacrer aux usages alimentaires qu’une eau irréprochable. Celle des puits est toujours suspecte, et de plus elle est peu aérée, lourde et séléniteuse. Celle des rivières est excellente lorsqu’elle n’est pas contaminée, mais il est rare qu’on puisse s’y fier. L’eau de source est donc la meilleure, et toutes les villes l’ont si bien compris que la plupart d’entre elles s’alimentent à l’aide de sources captées dans le voisinage, ou de ruisseaux pris à leur point d’émergence et amenés, à l’aide de conduites, dans des réservoirs où s’opère la distribution. Ce besoin est aujourd’hui si bien reconnu qu’une foule de petites localités s’imposent des sacrifices pour le satisfaire. Les questions d’amenées d’eau sont au nombre des affaires qui occupent le plus de temps, pendant les séances du comité consultatif d’hygiène publique. C’est surtout, il est vrai, pour s’en procurer une quantité suffisante que les villages se mettent en frais; Il ne suffit pas, en effet ; que l’eau soit pure, il faut qu’elle soit distribuée en assez grande abondance pour faire face à tous les besoins ; il faut qu’on puisse la gaspiller. La propreté, et par conséquent la salubrité d’une ville, sont proportionnelles à la quantité d’eau qu’elle consomme. A cet égard, nous avons fait de grands progrès ; mais que nous sommes encore loin d’attacher à cet élément de l’hygiène l’importance qu’y mettaient les anciens ! Les Romains surtout nous ont laissé à cet égard de magnifiques exemples, dans tous les pays qu’ils ont occupés. Nulle part au monde et à aucune époque, l’eau n’a été répandue avec autant de prodigalité que dans la ville éternelle. Vingt-deux aqueducs lui en amenaient de véritables torrens des montagnes voisines, et ceux qui subsistent suffisent encore pour lui permettre de donner 1,100 litres par jour à chacun de ses 300,000 habitans. Il serait imprudent d’affirmer que l’hygiène ait été le mobile principal de cette libéralité. L’eau tenait une grande place dans l’existence de cette population raffinée. Elle servait à l’agrément, à la décoration des maisons romaines ; elle alimentait les fontaines, les réservoirs, les immenses bassins sur lesquels se livraient les naumachies et les bains publics, dans lesquels ce n’était pas précisément les hygiénistes qui se donnaient rendez-vous. Il n’en est pas moins vrai que cette profusion attestait des habitudes de propreté et des goûts en rapport avec le maintien de la santé, sous le climat brûlant de l’Italie méridionale. Depuis cette époque, aucune ville n’a été aussi largement dotée. La plus favorisée aujourd’hui est Marseille. Il y a un demi-siècle, elle n’avait pas plus de 65 litres d’eau à donner par jour à chacun de ses 160,000 habitans. Depuis l’emprunt qu’elle a fait à la Durance, le canal qui part de cette rivière, près de la Roque d’Antheron, apporte à la ville et à la banlieue 3,200 litres d’eau par seconde, ce qui joint à la petite quantité que fournit l’Huveaune, donne 792 litres d’eau par jour et par habitant, quoique la population ait doublé. Toutes les autres villes de France sont bien au-dessous de ce chiffre. Paris lui-même ne dispose encore que de 510,000 mètres cubes, pour une population de 2,239,928 âmes, soit 220 litres par jour et par tête ; mais, en 1889, lorsque les travaux de dérivation qui sont projetés auront été accomplis, lorsque les sources de la Vigne et de Verneuil nous amèneront chaque jour 120,000 mètres cubes de plus, nous en aurons 650,000, ce qui donnera près de 300 litres par jour et par habitant[4] :

À cette époque, la ville sera assez riche en eau de source pour être en mesure d’en fournir en tout temps à la population tout entière et pour ne plus être obligée de lui faire boire de l’eau de la Seine ou de la Marne, comme elle le fait encore aujourd’hui, pendant un certain nombre de jours, à l’époque des chaleurs, quand l’eau de source devient insuffisante. En 1885, l’eau de la Seine prise à Ivry, en amont du confluent de la Marne, a été substituée à celle de la Vanne dans tout le VIIIe arrondissement, dans quelques parties du XVIe et du XVIIe, du 9 au 20 juin, c’est-à-dire pendant onze jours. En 1886, la même substitution a été opérée dans le VIIIe et, en partie seulement, dans le XVIIe du 22 juillet au 7 août et du 2 au 23 septembre. Dans la même période, l’eau de la Marne prise à Saint-Maur a remplacé celle de la Dhuis, dans quelques quartiers du XXe arrondissement. Ainsi, une partie de la population de Paris a bu, cette année, pendant trente-neuf jours, de l’eau de la Seine et de la Marne; celle de l’Ourcq est consommée en tout temps dans certains quartiers, dans la plupart des casernes et dans quelques hôpitaux. On a peine à le croire lorsqu’on songe à tout ce que charrient ces deux rivières et à l’impureté de leurs eaux. Je me garderai bien d’insister sur ce sujet. Il est de ceux qu’il faut réserver pour les réunions de médecins et d’hygiénistes, devant lesquelles j’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de les traiter; il vaut mieux s’en tenir à constater ce desideratum, tout en rendant justice aux efforts de l’administration pour le faire cesser et aux progrès accomplis par elle. On se rendra compte de l’un et de l’autre, si l’on veut bien se rappeler qu’en 1789 Paris n’avait que 7,986 mètres cubes d’eau à distribuer à sa population, tandis qu’un siècle après, il en aura 650,000 mètres cubes. La ration quotidienne de chacun de ses habitans se sera élevée de 13 litres à 300. Au lieu de 85 fontaines de puisage, on en comptera 17,000; au lieu de 455 concessions, il y aura 70,000 abonnemens. Ces progrès ont demandé bien du temps pour s’accomplir. L’alimentation de Paris a passé par plusieurs étapes. C’est d’abord le canal de l’Ourcq projeté en 1785, décidé en 1802, livré vingt ans après et terminé en 1837. C’est en second lieu le magnifique projet de Belgrand et les beaux ouvrages exécutés par lui de 1854 à 1878. C’est lui qui a conduit à Paris les eaux de la Dhuis en 1866 et celles de la Vanne en 1874. C’est encore lui qui a entrepris la double canalisation à la faveur de laquelle l’administration peut livrer de l’eau de source à domicile et réserver l’eau de rivière pour la voie publique. L’œuvre de Belgrand se poursuit, et l’ingénieur en chef du service des eaux de Paris, M. Bechmann, nous promet qu’elle sera terminée en 1889. Attendons avec confiance la réalisation de cet engagement.

La plupart des grandes villes de France et, entre autres, Lyon, Bordeaux, Toulouse et Nantes, sont beaucoup moins bien dotées que Paris sous le rapport de la quantité ; mais, en ce qui tient à la nature des eaux, la plupart des localités de quelque importance sont alimentées aujourd’hui par des sources venant du dehors et amenées en ville, dans des conditions satisfaisantes d’abondance et de pureté. Une foule de villages s’imposent même, comme je l’ai dit, quelques sacrifices pour procurer ce luxe, le seul que l’hygiène puisse leur conseiller.

La seconde condition qui s’impose à toutes les agglomérations humaines, celle de se débarrasser de ses immondices, est plus difficile à remplir. La question est aussi plus délicate à traiter dans une revue ; aussi me bornerai-je à l’effleurer. C’est pourtant le plus grand desideratum de l’hygiène urbaine, dans les villes de France surtout. Si nous sommes en retard sous ce rapport, cela tient à ce qu’on n’est pas encore parvenu à s’entendre sur le point capital, et partout on attend que l’accord se fasse sur les principes, avant d’entrer dans la voie des applications. La question passionne depuis quelques années le camp des hygiénistes et se le partage. Elle a été agitée dans tous les congrès; elle a été portée devant toutes les sociétés savantes que le sujet concerne ; elle est pendante devant la commission supérieure de l’assainissement de Paris, instituée par l’arrêté ministériel du 28 septembre 1880, et tous les organes de la presse s’en sont occupés. Ce labeur n’a pas été complètement stérile; un pas important a été franchi; les fosses fixes et les appareils diviseurs sont aujourd’hui condamnés par tout le monde et destinés à disparaître. La divergence ne porte plus que sur un point. Les uns se prononcent pour une canalisation unique, recevant à la fois les eaux pluviales, les eaux ménagères, les balayures et ces produits tout spéciaux que les hygiénistes désignent aujourd’hui, par euphémisme, sous le nom de matières usées. Le second exige, pour ces dernières, une canalisation spéciale. Dans le premier système, généralement connu sous le nom de tout à l’égout, et qui fonctionne à Londres, à Bruxelles et à Berlin, les eaux entraînent toutes les impuretés dans un courant rapide et vont les répandre sur des terrains sablonneux qu’elles fertilisent, en s’épurant elles-mêmes. Ce moyen rapide et expéditif d’entraîner à la fois hors de la ville tout ce qui ne doit pas y séjourner suppose un réseau complet d’égouts parfaitement étanches, doués d’une pente suffisante et appropriés à cette destination. Il exige de plus une quantité d’eau considérable (dix litres par jour et par personne pour ce seul service), et une étendue de terrains sablonneux proportionnelle à la masse des eaux qu’ils doivent recevoir, et par conséquent considérable, lorsqu’il s’agit d’une grande ville. Dans le second système, les eaux pluviales et les eaux ménagères sont seules livrées aux égouts. Le reste, représentant à Paris un volume de 3,000 mètres cubes par jour, est conduit par une canalisation particulière jusqu’aux réservoirs et aux usines à transformation placées en dehors des villes. Le transport s’opère tantôt par aspiration, comme dans les systèmes Lienurr et Berlier, tantôt par pulsion à la faveur de l’air comprimé, comme dans le système Shone. Dans tous les cas, il nécessite la présence, autour des centres de population, de ces établissemens infects contre le voisinage desquels on a de tout temps protesté.

J’ai promis de ne pas m’appesantir sur ce sujet, et je m’en dispense d’autant plus volontiers qu’il s’écarte un peu de celui que je traite. C’est surtout aux petites villes que je songe, et la question n’a été jusqu’ici traitée que pour les capitales et les villes de premier ordre. L’application de ces systèmes, quel que soit celui qu’on adopte, exige de telles dépenses que les localités de second ordre ne peuvent pas y songer. On peut juger de ce qu’il coûte par les frais que l’entretien de la voirie entraîne à Paris. Cette ville a maintenant un réseau souterrain de 1,175,196 mètres, dans lequel les égouts figurent pour 833,702 mètres. Il en manque encore 387,000. Or les égouts de premier ordre, comme le grand collecteur, reviennent à 300 francs le mètre courant, ceux de 2m,30 de hauteur coûtent de 100 à 120 francs et les plus petits 80 francs. La partie qu’il reste à creuser entraînera une dépense de 40 millions. L’entretien du réseau actuel, avec ses 940 égoutiers, ses 20 bateaux vannes et ses 50 wagons vannes, coûte 365,000 francs par an, soit 1,000 francs par jour. L’enlèvement des 2,000 mètres cubes de balayures désignées, en langage technique, sous le nom d’ordures ménagères et que la grande ville produit par jour, emploie 600 tombereaux et coûte 5,362,027 francs. En résumé, l’entretien et le nettoiement de la voie publique figurent au budget municipal pour une somme de 18,212,600 francs. Eh bien ! si l’on tient compte de la population des autres villes de France et de leurs revenus, on verra qu’il n’en est qu’un très petit nombre qui puissent soutenir des charges proportionnelles à celles de Paris. La propreté de cette immense ville ne laisse que très peu de chose à désirer; ses quartiers élégans et riches sont admirablement tenus, et je connais peu de capitales qui puissent, sous ce rapport, rivaliser avec elle ; mais les dépenses que cet entretien exige sont hors de toute proportion avec les ressources des villes de province; aussi la plupart d’entre elles n’ont-elles qu’un réseau d’égouts très incomplet. Bordeaux, l’une des plus propres et des mieux entretenues de France, n’a que 52 kilomètres d’égout pour une longueur de rues de 220 kilomètres. Il n’y a donc que le quart de la ville qui en soit pourvu. Marseille n’en avait pas du tout, il y a quarante ans. Les eaux pluviales et ménagères s’écoulaient par les rues et entraînaient toutes les impuretés de la ville dans le Port-Vieux, qui en était le réceptacle. Aujourd’hui, on a construit quelques canaux qui déversent leur contenu dans le Port-Vieux ou dans le canal des Douanes. Toulon n’en a qu’un vestige, celui du boulevard de l’Égoutier. Les autres villes sont à l’avenant. Elles se contentent, en général, de deux ou trois grandes conduites dans lesquelles se rendent les ruisseaux, et les petites n’ont parfois qu’un seul canal à ciel ouvert, qui emporte à la mer ou à la rivière voisine tout ce qu’il plaît aux habitans de lui confier. On ne peut assurément qu’engager les municipalités à s’imposer des sacrifices pour développer leur canalisation souterraine. Il faut leur rappeler qu’à défaut d’égouts en maçonnerie, dont le prix est très élevé, on peut, comme dans beaucoup de villes étrangères, se contenter de tuyaux de grès qui coûtent moins cher et peuvent remplir le même office quand ils sont d’un diamètre suffisant; mais, en somme, l’hygiène ne doit pas se montrer trop exigeante, et, pourvu que les ruisseaux soient bien nettoyés et parcourus par une quantité d’eau convenable, pourvu que les canaux soient l’objet des mêmes soins et qu’on ne laisse rien s’y accumuler, les conditions les plus indispensables de la santé publique seront remplies.

Quant aux villages et aux hameaux, qui pratiquent le « tout au fumier » et ne peuvent pas faire autre chose, il suffit que ces dépôts soient portés à une distance convenable de la voie publique, que celle-ci soit bien nettoyée et qu’il en soit de même des ruisseaux et des cours.

La propreté des maisons est aussi nécessaire que celle de la rue; mais elle est plus difficile à obtenir, parce qu’on n’a pas le droit d’y exercer la même surveillance. Cependant, il est un point sur lequel la police peut encore avoir action : c’est celui qui concerne les logemens insalubres. La loi du 13 avril 1850, malgré son caractère facultatif, ses lenteurs juridiques et sa sanction pénale insuffisante, donne à l’autorité municipale le pouvoir d’intervenir et les moyens de remédier aux dangers les plus pressans. Cette loi, d’ailleurs, ne peut manquer d’être prochainement modifiée. Sa révision est depuis longtemps réclamée, et le projet déposé par M. Martin Nadaud sur le bureau de la chambre des députés, le 3 décembre 1881, ne restera pas toujours à l’état de lettre morte.

C’est une question du plus haut intérêt que celle-là; toutes les villes ont de ces cloaques, de ces bouges où grouille une population pauvre, malpropre et souvent suspecte. C’est là que la police fait ses plus nombreuses captures, et c’est également par là que débutent toutes les épidémies. Ces quartiers, derniers vestiges de la cour des Miracles, sont des foyers tout prêts pour les maladies contagieuses, un terrain qui ne demande qu’à être ensemencé par leurs germes, pour les multiplier et les répandre sur la ville entière.

Pour empêcher leur propagation, il n’y a pas d’autre moyen que de détruire et de désinfecter leurs repaires aussitôt que le fléau y éclate. C’est ce qui a été fait avec un plein succès, à Paris, en 1884 ; mais il serait infiniment préférable de prendre ses précautions à l’avance, de détruire ou d’assainir ces foyers de la contagion avant qu’elle s’y manifeste. Il en existe dans toutes les villes; mais ils sont d’autant plus dangereux que la population est plus nombreuse et plus dense. Dans les grands centres, ce sont quelquefois des rues tout entières, de vieux quartiers, qui font tache au milieu des constructions salubres et des rues bien pavées de la ville nouvelle. Les arrondissemens excentriques de Paris en renferment encore un assez grand nombre, bien qu’on en ait détruit quelques-uns. La commission des logemens insalubres nous a débarrassés de la cité des Kroumirs, à la suite d’un rapport remarquable du docteur Dumesnil; mais il nous en reste encore d’autres à démolir.

La cité des Kroumirs, à laquelle on avait donné ce nom à l’époque de l’expédition de Tunisie, probablement parce qu’elle ressemblait à un campement de sauvages, la cité des Kroumirs réalisait le summum de ce que la fantaisie peut atteindre dans l’insalubre et l’immonde. C’était un terrain de 150 mètres sur 30 que l’Assistance publique affermait à un locataire principal. Celui-ci le sous-louait, au mètre carré, à des gens sans domicile, avec pleine et entière liberté de s’y construire une demeure à leur guise. Ces sous-locataires avaient rarement recours aux entrepreneurs pour l’édification de leurs domiciles. Ils allaient, la nuit, enlever aux maisons en démolition des plâtras, des planches pourries, de vieux volets hors de service, des bouts de tuyaux de poêle abandonnés sur la voie publique; ils se procuraient des lambeaux de carton bitumé pour la toiture et, à l’aide de ces matériaux, ils construisaient leurs baraques. — Il y en avait une trentaine de chaque côté du long cloaque rempli de boue fétide qui représentait la rue principale de cette étrange cité. Les voitures des chiffonniers remuaient incessamment cette fange. Dans les petites cours intermédiaires, les animaux domestiques circulaient au milieu des dépôts d’ordures de toute espèce et vivaient côte à côte avec les Kroumirs. L’infection était telle que les habitans de la cité Doré eux-mêmes se plaignirent du voisinage. Ils ont eu gain de cause et, maintenant, leur cité reste comme le type le mieux réussi d’une agglomération insalubre et comme une preuve de l’insuffisance de nos lois qui ne permettent pas de la faire disparaître. Espérons que celle de M. Nadaud sera prochainement votée et qu’elle débarrassera le XIe arrondissement de ce dédale de ruelles et d’impasses sans air et sans soleil, de ce labyrinthe de masures en ruines, de baraques en bois, en terre, en torchis, où grouille tout un monde de chiffonniers et d’industriels de même sorte. On pourra s’occuper alors des autres repaires d’insalubrité que la ville de Paris contient encore: de la cité des Singes, de celle des Bleuets, des ruelles qui entourent l’Hôtel de Ville et de la rue Sainte-Marguerite, qui a été le point de départ de toutes les épidémies récentes. Le conseil municipal a voté du reste, il y a quelques mois, l’allocation nécessaire pour l’élargir, en démolissant les maisons de tout un côté. La suppression des quartiers insalubres, quand elle s’opère sur une grande échelle et qu’elle entraîne la démolition d’un grand nombre de maisons, implique la nécessité d’en bâtir de nouvelles, pour loger les gens qui se trouvent mis sur le pavé. On n’en a pas tenu un compte suffisant, lors de la transformation de Paris, et c’est pour cela que les grands travaux qu’on y a faits n’ont pas produit, au point de vue de la salubrité, tout le résultat qu’on était en droit d’en attendre. Ils ont assaini les quartiers du centre ; mais ils ont produit un encombrement dangereux dans les arrondissemens excentriques, où la population ouvrière a été forcée de refluer. Cet entassement s’est accru par suite de l’affluence des travailleurs de la province qui sont accourus à Paris attirés par les salaires élevés, par l’accroissement de travail, que tous ces mouvemens devaient produire. L’immigration a continué pendant de longues années et, comme les nouveau-venus étaient étrangers à la population parisienne, ils se sont presque tous casés dans les logemens garnis qui existaient déjà. Le nombre de ces derniers n’a pas augmenté d’une manière sensible, et l’encombrement est arrivé à son comble. Il a produit ses conséquences ordinaires ; c’est-à-dire l’augmentation proportionnelle du chiffre des maladies infectieuses. Le nombre des décès causés par la fièvre typhoïde, la diphtérie et les fièvres éruptives a augmenté régulièrement d’année en année, jusqu’en 1882, époque à laquelle la fièvre typhoïde a pris un caractère véritablement épidémique et a appelé l’attention générale sur l’insalubrité croissante de Paris. Depuis cette époque, la situation s’est améliorée peu à peu. Cela tient à ce que le ralentissement qui s’est produit dans les constructions et dans les travaux de tout genre a forcé un grand nombre d’ouvriers à retourner en province et que l’entassement a cessé dans les logemens garnis. Le nombre de ceux qui les habitent a diminué de 21,000 depuis six ans. Le 1er octobre 1882, on comptait à Paris 11,535 logeurs et 243,56A locataires ; le 1er octobre 1886, il n’y avait plus que 10,749 logeurs et 222,044 locataires.

Il est juste de tenir compte également de la surveillance plus attentive dont ils sont aujourd’hui l’objet. A la suite de l’épidémie de 18s2, M. Camescasse, alors préfet de police, a créé, pour ces logemens, un service spécial d’inspection[5] qui a rendu les plus grands services à l’hygiène et qui continue à fonctionner avec le même succès. Toutefois l’inconvénient que je signalais en commençant n’a pas complètement disparu et pourrait produire les mêmes résultats, si la reprise du travail ramenait à Paris les ouvriers de la province. Toutes les constructions nouvelles ont été édifiées dans le même dessein. Elles sont toutes destinées aux classes riches. Les appartemens y sont inabordables pour les petites fortunes et a fortiori pour les familles de travailleurs. Il y a dans ce moment 40,000 appartemens qui ne trouvent pas de locataires, tandis que les pauvres ne savent pas où se loger. Le prix des loyers va toujours croissant, et devient un embarras sérieux pour les ménages de situation médiocre. On estimait autrefois que le loyer ne devait pas, dans un budget bien ordonné, excéder le dixième du revenu; aujourd’hui, dans les classes ouvrières, il en absorbe le cinquième et quelquefois le quart. La démolition des vieux quartiers a produit le même résultat dans quelques grandes villes et notamment à Rouen. La municipalité reconnaissant la nécessité de l’assainir, afin de diminuer la mortalité qui s’élevait chaque année à 32 pour 1,000 et pesait surtout sur les classes pauvres, s’est imposé de grands sacrifices dans les dernières années. Elle a fait disparaître une grande partie du quartier de Marlainville, renommé pour son insalubrité, et le sous-sol a été purifié par des fouilles profondes ; mais les habitans des maisons infectes qu’il a fallu démolir n’ont pas pu trouver place dans les constructions nouvelles. Ils sont allés, comme à Paris, s’entasser dans les autres vieux quartiers, et y créer un encombrement dangereux. Un jeune ingénieur de la ville, M. Botrel, a eu la pensée de construire, sur la rive gauche de la Seine, dans un lieu bien aéré, situé à portée des usines, une cité ouvrière dont il a soumis le plan en relief et les devis au congrès, tenu à Rouen au mois d’août 1883, par l’Association française pour l’avancement des sciences. Ce projet, bien conçu et étudié avec soin, n’a pu encore recevoir son exécution.

Je ne voudrais pas aborder ici d’une façon incidente, et sans la traiter avec les développemens nécessaires, la grosse question des logemens à bon marché. Comme tous les problèmes hygiéniques, elle ne comporte pas de solution absolue. Il faut l’étudier au point de vue de chaque ville en particulier. Je la crois aussi facile à résoudre à Paris qu’ailleurs. Les terrains à bâtir ne manquent pas dans les arrondissemens excentriques; ils sont parfois un peu accidentés et dépourvus de voies d’accès, mais il serait facile de faire disparaître ces petites difficultés. Les logemens garnis sont loués à des prix tellement élevés, que les entrepreneurs trouveraient leur compte à bâtir des maisons d’ouvriers. Les capitaux, qui se sont égarés dans la voie des constructions dispendieuses, trouveraient, dans cette direction nouvelle, un emploi très suffisamment rémunérateur. Il suffirait, pour les encourager, que la ville se chargeât des nivellemens, de l’établissement des rues, des conduites d’eau et de gaz, qu’elle exonérât les propriétaires de certaines charges et de certains impôts pendant un temps déterminé. Il a été déjà fait. dans ce sens, des essais qui ont réussi. On a élevé, boulevard Kellermann, des maisons pouvant abriter deux ménages et qui n’ont coûté que 10,720 francs. Passage Boileau, on voit des maisonnettes qui ne sont revenues qu’à 4,356 francs; d’autres qui, construites à la fois au nombre de dix, ne représentent ensemble qu’un capital de 36,000 francs. Cependant, le terrain est trop cher à Paris pour qu’on puisse bâtir des maisons pour un seul ménage. Dans toutes les classes de la société, c’est un grand luxe que de demeurer seul, et, de même qu’un petit hôtel modeste est plus dispendieux qu’un appartement de même étendue dans une maison de rapport, de même on pourra toujours loger les ouvriers à meilleur compte dans des maisons destinées à plusieurs familles qu’en leur donnant à chacune une maisonnette, comme cela se fait aux environs des grandes usines pour les familles des employés. La solution du problème est évidemment intermédiaire ; elle est à moitié route entre les petites maisons coûteuses dont je parlais tout à l’heure et les grandes casernes insalubres, comme celles de la cité Jeanne-d’Arc.

La question des logemens à bon marché n’intéresse que les grands centres industriels et les villes de premier ordre. Dans les petites localités, il y a toujours assez de place et de maisons vacantes pour abriter les gens qu’on est obligé de déplacer dans un intérêt de salubrité. Il s’agit, en effet, de quelques masures à démolir ou à réparer, de quelque cloaque qu’il faut nettoyer et assainir; cela n’amène pas de grands mouvemens de population et n’implique aucune dépense pour la ville, puisque tout se fait aux frais des propriétaires. En résumé, des trois conditions fondamentales que l’hygiène impose aux villes dans l’intérêt de leur salubrité, il en est deux qui ne sont qu’une affaire de police et de surveillance, et qui n’entraînent aucune de ces dépenses devant lesquelles reculent les municipalités. Les amenées d’eau seules sont dispendieuses, et ce sont les sacrifices que les communes s’imposent le plus volontiers, parce qu’elles répondent à ce besoin de confortable qui va croissant avec la civilisation et qui a été de tout temps un des plus solides auxiliaires de l’hygiène ; l’entretien de la propreté souterraine et la destruction des foyers d’infection ne sont pas d’une utilité aussi évidente. L’abondance des eaux est du reste la première condition d’une bonne tenue de la voie publique, car tout se tient et tout peut être obtenu à peu de frais si l’on y apporte beaucoup de soin. On peut en dire autant des autres questions municipales dans lesquelles l’hygiène a le droit d’élever la voix. Ses exigences sont partout compatibles avec l’épargne des deniers publics. Qu’il s’agisse de construire une école, un lycée, une caserne ou un hôpital ; qu’il soit question des lavoirs publics, des cimetières, des abattoirs ou de tout autre édifice communal, l’économie se concilie parfaitement avec la salubrité. Pour être harmoniques, les créations d’une époque doivent répondre à l’idée qui la dirige. La nôtre est essentiellement positive et utilitaire, il faut que ses édifices se conforment à son sentiment. Les constructions doivent être, de nos jours, confortables, hygiéniques, élégantes dans leur simplicité et surtout économiques, parce que les sociétés démocratiques n’ont pas le droit de sacrifier l’utile à l’agréable, et qu’il faut que les dépenses répondent au but pour lequel elles ont été votées.

Lorsqu’une ville de second ordre se donne le luxe d’un théâtre, d’une mairie, d’un lycée ou d’un hôpital, il faut qu’elle renonce à exciter l’admiration des voyageurs et la jalousie des localités voisines. Le temps n’est plus aux monumens artistiques, la pensée des peuples a pris une autre direction. Au moyen âge, ils élevaient à Dieu les cathédrales qui font encore notre admiration et dont les clochers montent vers le ciel comme une prière. Au XVIIe siècle, la France construisait pour le grand roi des palais décoratifs et majestueux comme lui. C’était encore le grand art sous une forme amoindrie. Aujourd’hui, les nations ne peuvent plus se livrer à de pareilles prodigalités. Elles doivent réserver leurs ressources pour le bien-être et la sécurité de la population tout entière, et ceux qui les représentent n’ont pas le droit d’en distraire une partie, pour satisfaire la vanité bourgeoise de quelques conseillers municipaux. Lorsque les villes commettent cet anachronisme, il est si peu dans l’esprit du temps, qu’il n’aboutit qu’à l’enfantement d’un de ces monumens grotesques dont on voit un si grand nombre dans les petites villes et qui ne servent qu’à attrister les regards du voyageur.

Il faut que l’hygiène s’habitue à compter avec le budget des communes. Les médecins, dans leurs conceptions, poursuivent un idéal de salubrité et de bien-être dispendieux à réaliser; les ingénieurs, de leur côté, caressent un idéal d’élégance et de richesse plus coûteux encore. Les uns et les autres doivent s’habituer à proportionner leurs exigences aux ressources des localités. Lorsqu’on bâtit une école, un lycée, il suffit que l’espace, l’air et la lumière soient libéralement dispensés aux enfans qui doivent y vivre ; mais il est tout à fait inutile de leur élever des palais en opposition absolue avec les demeures modestes de leurs parens; et, quand il s’agit d’un hôpital, il ne faut jamais perdre de vue que les ressources de la charité sont bornées, et que, plus on dépense d’argent pour la construction, moins il en reste pour le traitement des malades. Ces règles élémentaires de l’hygiène publique sont aujourd’hui admises par les économistes, par les ingénieurs comme par les médecins ; mais elles n’ont pas encore traversé toutes les couches sociales, elles ne sont pas arrivées partout à la connaissance des intéressés. Dans les petites localités, on y est en général assez indifférent, et cela tient à une connaissance insuffisante des nécessités qu’impose la vie en commun dans toutes les agglomérations humaines, et à l’ignorance des moyens pratiques d’y donner satisfaction. L’état doit remplir son rôle de tuteur à l’égard de ces populations et prendre en main les intérêts de leur hygiène. Il doit leur signaler les travaux indispensables, en leur imposant l’obligation de les exécuter, et les y aider au besoin. Pour remplir ce rôle de tuteur d’une manière efficace, pour présider avec méthode et économie à la transformation hygiénique du pays, il faut d’abord que l’administration se. transforme elle-même, ainsi que je vais le montrer.


III.

Bien que l’hygiène des campagnes ait moins d’importance que celle des villes, on y trouve pourtant bien des améliorations à introduire et bien des causes d’insalubrité à faire disparaître. Il reste encore en France environ 500,000 hectares de marais à dessécher, sans compter les prairies noyées par les inondations périodiques de nos grands fleuves, sans compter le§ mares infectes, les chemins transformés pendant l’hiver en véritables, fondrières et tant d’autres causes de maladies dans l’énumération desquelles je ne saurais entrer. Les défrichemens, les opérations, de drainage, les terrassemens, les digues à élever, les reboisemens des hauteurs, sont au-dessus des ressources des communes, et ce sont là pourtant des dépenses, doublement productives. Les défrichemens dans les régions palustres, le dessèchement des marais, ont pour effet de substituer une population saine et vigoureuse à quelques pauvres familles rongées par la fièvre ; ils remplacent des terrains improductifs par des champs fertiles dont le rendement a bientôt couvert les frais de transformation. Le résultat obtenu dépasse souvent toutes les espérances. Nous en avons un exemple dans le défrichement des landes de Gascogne. Depuis leur assainissement, la population a augmenté dans une proportion considérable. Le taux moyen de la vie humaine s’y est élevé d’un sixième, et le chiffre des naissances y dépasse celui des décès. D’un autre côté, il s’est développé dans le pays une richesse forestière telle que les landes, dont on ne tirait aucun profit, sont couvertes aujourd’hui de forêts de pins et de chênes représentant une valeur de 205 millions. L’œuvre a été accomplie en entier par les communes et leur a coûté 13 millions. Elles ont donc, indépendamment de leur salubrité recouvrée, acquis un capital quinze fois plus fort que leurs déboursés.

En Italie, le défrichement du lac Fucino a produit des résultats analogues. On voit, par ces deux exemples, combien ces opérations sont fructueuses et combien la France aurait d’intérêt à continuer l’amélioration de son propre sol, au lieu de dépenser ses capitaux à poursuivre, loin de son territoire, des entreprises ruineuses et qui ne peuvent conduire qu’à des désastres financiers.

L’amélioration sanitaire des campagnes a droit, comme celle des villes, à la sollicitude de l’état. Elle doit entrer à ce titre dans le plan général de la transformation hygiénique du pays. Celle-ci doit être poursuivie avec l’esprit d’ordre et la patience que comportent les entreprises considérables. Il importe tout d’abord de savoir ce qu’il y a à faire et, pour cela, de dresser sans retard ce que j’ai appelé le cadastre sanitaire de la France. Il faut faire, dans chaque commune, le relevé de tous les travaux à accomplir dans l’intérêt de l’assainissement, en précisant leur degré d’urgence, et établir le devis approximatif des dépenses que leur exécution entraînera. Ce travail peut être confié au corps des ponts et chaussées, dont l’honnêteté est au-dessus de tout soupçon et le savoir au-dessus de tout éloge. Les élémens de cette enquête, une fois réunis et coordonnés au chef-lieu du département, seront transmis au ministère compétent et confiés à l’examen d’une commission spéciale chargée de les contrôler et de dresser ensuite la carte hygiénique du pays. On pourra songer alors à l’exécution de ce vaste plan, en faisant faire d’abord les travaux les plus urgens et en venant au secours des communes trop pauvres pour en solder les frais. Il leur sera alloué, à cet effet, des subventions dont le chiffre sera réglé tous les ans et fera l’objet d’un crédit spécial inscrit au budget du ministère auquel ces travaux ressortiront. Cette somme ira grandissant chaque année, à mesure que les résultats pratiques de la transformation apparaîtront. En voyant avec quelle promptitude la mortalité et les maladies diminuent sous l’influence de mesures intelligemment prises, les municipalités et les populations elles-mêmes iront au-devant de sacrifices dont elles auront reconnu l’utilité.

Une œuvre de cette importance ne peut être conduite, avec l’esprit de suite qu’elle exige, qu’à la condition d’être soumise à une direction unique et compétente. La nécessité de réunir dans une seule main tout ce qui touche à la santé publique est depuis longtemps reconnue. Deux ministères se partagent actuellement les attributions qui lui sont relatives. Celui de l’intérieur est chargé de l’assistance, celui du commerce et de l’industrie de l’hygiène proprement dite; l’agriculture intervient également dans quelques-unes des questions du même ordre. Le défaut d’entente qui résulte de ce partage paralyse les meilleures intentions et rend toutes les réformes impossibles.

M. le docteur A.-J. Martin a fait le premier ressortir les inconvéniens de cette anarchie administrative, dans un rapport qu’il a lu à la Société de médecine publique en 1880, et qui a reçu son approbation. Depuis cette époque, toutes les sociétés savantes ont adopté les idées qui en forment la base ; elles ont toutes émis le vœu qu’à l’exemple des pays étrangers, l’administration sanitaire civile fût confiée à une direction administrative autonome, compétente et responsable, aussi bien auprès du pouvoir central que dans les départemens[6]. Le travail de M. A.-J. Martin fut présenté à la chambre des députés sous forme de pétition et renvoyé, sur le rapport de M. Beauquier, au ministre de l’intérieur, qui s’en dessaisit pour le transmettre à son collègue du commerce. Celui-ci consulta le comité consultatif d’hygiène publique de France, qui lui présenta un projet de loi très étudié sur la réorganisation des services d’hygiène.

En 1882, M. le docteur Henri Liouville, dans son rapport sur le budget du ministère de l’intérieur, fit ressortir les inconvéniens d’une dualité qui n’existe qu’en France, et, le 21 juillet 1884, il déposa sur le bureau de la chambre une proposition tendant à faire cesser une semblable anarchie. Cette réforme a été réclamée au sein même de la chambre, au nom de la santé publique, par MM. Clemenceau et Paul Bert, à l’occasion de l’épidémie de choléra de 1884 et, plus tard, par M. Thomson, à propos du vote du budget de 1886. Plusieurs ministres, entre autres MM. Pierre Legrand et Waldeck-Rousseau, s’y sont montrés favorables. Enfin, à la séance du 22 juin 1886, MM. Siegfried et Chamberland ont déposé, sur le bureau de la chambre des députés, un projet de loi concernant l’organisation de l’administration de la santé publique, signé de cinquante de leurs collègues appartenant à tous les groupes politiques. Il a été pris en considération par la chambre, le 26 novembre 1886, sur la proposition de la commission d’initiative. Ce projet, comme tous ceux qui l’ont précédé, institue une direction spéciale pour la santé et laisse au chef de l’état le soin de déterminer le ministère auquel elle sera attachée. Il crée, près de cette direction, des inspecteurs-généraux, un conseil national composé de trente-sept membres et présidé par le ministre. Il établit des inspecteurs, des conseils départementaux siégeant au chef-lieu, sous la présidence du préfet et des commissions de la santé publique présidées par le maire, dans les centres de population de quelque importance.

Les dépenses qui résultent de ces créations sont supportées, pour une moitié, par l’état, et, pour l’autre, par le département, à titre de dépenses obligatoires. La direction nouvelle a, dans ses attributions, tout ce qui concerne la santé publique, à quelque titre que ce soit. Le projet de loi entre, à cet égard, dans des détails minutieux que je ne saurais reproduire ici. Il traduit d’une manière fidèle les vœux et les aspirations des hygiénistes français. Il s’est du reste inspiré de leurs travaux. On pourrait lui faire sans doute quelques objections ; mais il n’en constitue pas moins une excellente base sur laquelle les délibérations des chambres pourront avantageusement s’appuyer. Si, comme je n’en doute pas, celles-ci lui donnent leur assentiment, nous pourrons voir enfin appliquer en France les mesures de protection sanitaire dont l’utilité n’est plus contestée par personne, qui fonctionnent depuis longtemps à l’étranger et dont la mise en pratique n’est retardée chez nous que par l’indifférence des populations, l’esprit de routine et l’anarchie administrative. Si cette érection nouvelle est confiée à des hommes compétens et bien pénétrés de l’importance de leur mission, le pays ne tardera pas à en ressentir les effets : ils se traduiront par une amélioration notable dans son état sanitaire et par un abaissement de la mortalité proportionnelle aux efforts qu’on aura faits pour la réduire. Il faut espérer qu’alors nous ne serons plus, comme aujourd’hui, inférieurs sous ce rapport à l’Angleterre, à la Suède, à la Norvège et au Danemark, qui ne sont pas plus favorisés que nous sous le rapport du climat, de la race et du degré de civilisation.


JULES ROCHARD.

  1. La mortalité de la France entière a été de 22.9 au dernier recensement, et celle de Paris, de 26.2, pour 1,000 habitans.
  2. Jules Rochard, la Valeur économique de la vie humaine, conférence faite au congrès d’hygiène de La Haye, le 23 août 1884. (Revue scientifique du 13 septembre 1884 et Revue maritime et coloniale, Paris, 1885.)
  3. En France, les villes au-dessus de 100,000 âmes ne représentent pas le tiers de la population urbaine totale. Les dix villes qui sont dans ce cas réunissent 4,005,378 habitans, et la population urbaine, comprenant tous les centres de population de plus de 2,000 âmes, forme un total de 13,096,542.
  4. Les 650,000 mètres cubes se décomposeront comme il suit : ¬¬¬
    Eaux du service public Ourcq 130.000
    Marne et Seine 240.000
    Arcueil et puits artésiens. 10.000 510.000
    Eaux du service privé Dhuis 20.000
    Vanne 110.000
    ALIMENTATION COMPLEMENTAIRE.

    ¬¬¬

    Eaux du service privé Supplément de débit de l’aqueduc de la Vanne, source de Cochepies) 20.000
    Dérivation des sources de la Vigne et de Verneuil. 120.000 140.000
    Total 650.000

    L’apport de la dérivation de l’Est (Durteint et Voulzie, Villemer et Saint-Thomas) n’est pas compris dans cette estimation, pas plus que le produit de deux nouvelles usines projetées sur la Seine, lequel ne s’élèvera pas à moins de 70,000 mètres cubes.

  5. Ordonnance du 25 octobre 1883.
  6. Ce vœu a été formulé à trois reprises différentes par l’Académie de médecin deux fois par la Société de médecine publique et d’hygiène professionnelle. Il a eu reproduit dans les congrès des Sociétés protectrices de l’enfance, dans celui de l’Association française pour l’avancement des sciences, et enfin dans les congrès Internationaux d’hygiène de Paris, de Turin, de Genève et de La Haye.