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L’Idéal au village/11

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 267-300).

XI

Pendant ce temps, aux Saulées, une scène violente avait eu lieu. Ainsi que Louis de Pontvigail l’avait indiqué, une résistance ouverte aux volontés opiniâtres de son père devait amener entre eux un choc terrible. Habitué, depuis son enfance, à fléchir sous cette volonté, devant laquelle tremblait sa mère et à laquelle autour de lui tout obéissait, Louis, malgré l’énergie de son propre caractère, n’avait jamais résisté en face à son père, tout en lui échappant complétement par une force d’inertie, une résistance muette, presque insaisissable, et qui trompait sans cesse la colère éperdue du vieux despote.

Déjà, depuis quelque temps, dans les courtes entrevues qu’il avait avec son fils, M. de Pontvigail s’était efforcé de le renvoyer aux Maurières et d’obtenir de lui un engagement à cet égard. Louis répondait à peine ou ne répondait pas ; on eût pu le croire hésitant, et M. de Pontvigail, qui avait aussi sa diplomatie, craignait, en l’irritant, de le jeter dans une résolution opposée. Il faut le dire, ces deux natures vivaient dans un malentendu perpétuel.

Le plus fort n’était pas le plus inflexible, et, malgré son ton de commandement et ses habitudes de tyrannie, le vieillard redoutait son fils autant que celui-ci redoutait son père. Louis, avec sa roide candeur, avait pris trop au sérieux les doctrines autoritaires d’un esprit où l’âpreté simulait la force, et Gothon, instinctivement, en savait plus long sur ce point.

C’était en irritant les appréhensions du vieillard, aussi bien qu’en servant sa passion dominante, qu’elle avait pris sur lui un véritable empire. Pour elle, depuis longtemps, M. de Pontvigail avait perdu ce prestige mêlé de terreur qu’il exerçait généralement, et dont l’impression s’était accrue chez son fils de toutes les susceptibilités d’une nature impressionnable à l’excès. Ce fut donc pour Louis un immense effort que de tenir la parole donnée à Lucien. Mais il l’avait donnée, et, de plus, Lucien était le frère de Cécile.

Donc, le lendemain de la halte nocturne au sommet du coteau, après le repas du midi, Louis, au lieu de sortir avec les travailleurs, comme d’habitude il se hâtait de le faire, demeura assis en face de son père. M. de Pontvigail avait adopté l’usage du patriarcat féodal, où maître et serviteurs mangeaient à une table commune ; mais, bien qu’il rappelât avec complaisance à ce propos le souvenir de l’ancienne coutume, ce n’était, on le devine, que pour mieux surveiller l’appétit de ses commensaux et la durée du repas.

Il se faisait servir au haut bout de la table avec son fils, et tandis que les travailleurs n’avaient pour pitance que des choux, rarement accompagnés de lard, des haricots ou des pommes de terre, Gothon plaçait devant le maître une volaille fumante ou quelque ragoût à l’appétissante odeur. Peut-être était-ce l’odieux d’une telle différence, étalée avec tant d’impudeur, qui avait porté Louis, plus que son horreur du meurtre, à renoncer à toute nourriture animale.

Il partageait l’ordinaire des travailleurs, et, afin d’éviter de se trouver seul avec son père, il se levait de table avec eux, de même qu’il entrait en leur compagnie. Ce jour-là donc il resta. Les yeux gris et perçants du vieillard se fixèrent sur son fils, comme pour percer le motif de cette nouveauté ; puis il toussa, dit quelques mots d’une voix rude à Gothon, qui desservait, et, s’adressant tout à coup à Louis :

« Dis donc, hein ! sais-tu que tu deviens jeune, depuis que l’amour t’a pris ? Tu ne portes plus ce bonnet qui te donnait l’air d’être mon frère ; tu te requinques, tu deviens freluquet ; n’est-ce pas Gothon ? Hé ! hé ! hé ! c’est bien ; ça ne nuit jamais près des jolies filles. Allons ! peut-être viendra-t-on à bout de faire quelque chose de toi. Quand tu seras marié, que tu auras de la marmaille, j’entends un ou deux tout au plus, tu prendras du goût à l’ouvrage, et tu voudras faire valoir notre bien. Dame ! c’est ton affaire comme la mienne, et il est dur pour moi, qui me fais vieux… Ah ! les enfants ! Enfin, nous verrons ça plus tard ; mais, pour le mariage, il faut se décider, que diable ! Voici la vendange faite et l’hiver qui vient. À quand la noce ? »

Louis était devenu pâle. En se levant, il répondit :

« Mon père, je ne me marierai point.

— Hein ! Qu’est-ce que tu dis ? Est-il fou ? Entends-tu, Gothon ? Qu’est-ce qui le prend ? Comment, morbleu ! tu ne te marieras point ! Et pourquoi ça, je vous prie ? Voyons, monsieur, il serait temps d’avoir un peu de raison pourtant. »

Et le vieillard, avec un visage enflammé, se leva aussi, et, se redressant de toute sa taille :

« Avez-vous juré de tromper toutes mes espérances jusqu’à la fin ? Non content d’être ingrat et désobéissant envers moi, voulez-vous manquer aussi à vos engagements ? Vous êtes allé déjà dans cette maison ; on compte sur votre parole.

— Je ne l’ai pas donnée, dit Louis, dont la pâleur contrastait avec le ton écarlate du visage de son père.

— Vous ne l’avez point donnée ? Votre présence en disait assez. Eh bien ! je me suis engagé, moi ; vous obéirez. Je suis las à la fin de travailler, de m’épuiser, de suer sang et eau pour un fainéant qui prend à tâche de me déplaire, de me braver, de m’insulter chez moi, où il mange mon pain à ne rien faire. Je veux…

— Ceci, dit Louis lentement, est la maison de ma mère. »

M. de Pontvigail resta un moment comme étourdi sous le coup de cette parole ; puis, se laissant tomber sur une chaise, il s’écria d’un ton lamentable :

— Il me tuera, ce monstre, ce coquin, ce serpent réchauffé dans mon sein ! Oui, je vous le dis, il me tuera ! Et voilà pourquoi l’on élève des enfants ! Ah ! le plus cruel des métiers en ce monde est d’être père ! Tu oublies donc, ingrat, ce qu’étaient les Saulées quand je suis venu m’y établir ? Ce n’étaient que ronces dans le coteau, que joncs dans les herbes ! Oui ! ah ! oui, les parents de ta mère m’avaient laissé là un beau bien ! Qu’ai-je fait, moi ? j’ai pioché, arraché, fumé, planté, semé ; j’ai couvert d’engrais les prairies, après les avoir asséchées par des rigoles bien conduites. J’ai déblayé les pierres, j’ai…

— Vous avez fait ce qu’il vous a plu, dit Louis en interrompant cette énumération, qu’il savait devoir être longue, et vous pouvez continuer de faire ainsi ; seulement, à moi il me faut ma liberté, et je le répète, je ne me marierai pas. »

Il se dirigeait vers la porte, quand M. de Pontvigail s’élança au-devant de lui.

« Je vous défends de sortir, monsieur ; il faut que cette affaire se vide ici, aujourd’hui même ; entendez-vous, il le faut ! Je veux savoir si je dois enfin abandonner toute espérance à votre égard, vous renier, vous maudire, vous traiter comme un étranger. Vous ne m’avez abreuvé jusqu’ici que d’ennuis et de chagrins. Tout ce qu’un père a droit d’attendre de son fils, vous me l’avez refusé ; vous avez refusé de partager mes travaux, de surveiller mes gens, de suivre mes affaires ; vous avez laissé peser sur les épaules de votre vieux père tout le poids des soucis et de la fatigue. C’est moi qui vais dans les champs activer l’ouvrage ; c’est moi qui vais dans les foires et dans les marchés acheter et vendre ; c’est moi qui vais toujours et partout, et par tous les temps, pendant que vous ne faites rien, si ce n’est de venir me dérober subrepticement ma voiture et mon cheval pour éviter une demi-lieue à des demoiselles mouillées. Puisque vous êtes si galant, pourquoi craignez-vous tant de prendre une femme ? Parce que je le veux seulement ; non, vous n’avez pas d’autre raison. N’avez-vous pas renoncé à la chasse quand vous ayez vu que cela vous rendait bon à quelque chose et approvisionnait le garde-manger ? Vous n’avez pris au monde qu’une tâche, celle de tromper toutes mes espérances. Pourtant, ce n’était pas vous demander trop de peine que de me donner un héritier ? Car je n’entends pas avoir pris tant de mal et avoir tant travaillé pour que mon bien tombe en ruine entre vos mains et passe ensuite à des étrangers. Mais, à la fin, je suis las de ma patience : je ne veux plus vous servir de jouet et de risée. J’exige votre obéissance, et, si vous me refusez… »

Tandis qu’il rappelait ainsi tous les griefs qu’il avait contre son fils, la colère du vieillard s’était de plus en plus exaltée ; il était pourpre, écumant. Ses poings crispés, ses gestes violents menaçaient Louis, qui peu à peu, s’était reculé jusqu’au manteau de la cheminée. Gothon, présente à cette scène, l’observait d’un air méchant, plus satisfait qu’inquiet, tandis qu’un second spectateur semblait animé vraiment de sentiments plus humains ; c’était Argus, qui se tenait aux côtés de son maître, reculant comme lui pas à pas, et dont l’œil intelligent, fixé tour à tour sur les deux interlocuteurs, suivait tous leurs mouvements avec inquiétude.

« Répondez ! s’écria M. de Pontvigail d’une voix menaçante ; répondez, et prenez garde à votre réponse. Vous allez me suivre de ce pas aux Maurières et chez le maire, et je veux qu’avant un mois vous ayez épousé Rose. »

Louis, acculé contre le montant de la cheminée, n’avait plus de refuge qu’en cherchant à fuir. Il dédaigna de le faire. Sa colère, d’ailleurs, pour être froide et contenue, n’en était pas moindre. Sous le regard étincelant et furieux de son père et sous ses menaces, il resta donc immobile, et de ses lèvres pâles jeta seulement ces mots :

« Je ne l’épouserai pas ! »

Pour cet esprit de domination qui n’accepte point de limites et va foulant aux pieds tout droit, tout respect d’autrui, c’est chose terrible et qui pousse à la folie que de se trouver arrêté tout à coup par la borne immuable d’une simple volonté. La raison du vieux despote chancela contre cet obstacle. Un nouveau flot de sang envahit son visage et mit des flammes dans ses yeux ; il jeta autour de lui des regards ivres, troublés, et, saisissant un de ces énormes chenets de fer qui meublent les cheminées de campagne, avec une étonnante vigueur, il l’enleva et le brandit sur la tête de son fils.

« Louis, sauvez-vous ! s’écria Gothon. Monsieur, au nom de Dieu ! ne faites pas un malheur ! »

Mais Louis, au paroxysme de l’indignation et du mépris, souriait.

« Bien, dit-il, bien ; tuez-moi, comme vous avez assassiné mon enfant et sa mère ! »

Le bras de M. de Pontvigail s’abaissa, et l’on entendit un gémissement. Argus, qui s’était jeté à la gorge du père de son maître, venait de tomber écrasé.

Au milieu des vociférations de Gothon et des imprécations du vieillard, qui s’écriait que son fils, n’osant le frapper lui-même, le faisait étrangler par son chien, Louis ne s’occupa que d’Argus. Il prit dans ses bras la pauvre bête, sortit de la maison, traversa la prairie, et s’efforça de gravir le coteau par le sentier qui menait aux Grolles.

Mais à mi-côte ses forces le trahirent, et il fut obligé de s’asseoir, sans toutefois lâcher l’animal, dont les yeux à demi fermés lançaient à son maître des regards mourants. Louis n’osait abandonner ce fidèle ami, craignant de le retrouver mort à son retour, et de lui imposer des secousses trop douloureuses en le posant par terre et en revenant le faire enlever. Il reprit donc sa marche, et, après d’énergiques efforts, il arriva enfin, épuisé de fatigue et trempé de sueur, au but de sa course.

Mais quand il entra chez Cécile, car c’était à elle qu’il voulait confier Argus, elle venait de sortir, et Doucette ne sut que répondre. Louis remit donc son chien aux soins de la fermière, et courut chez M. Delfons. On a vu que le bon docteur avait consenti à soigner l’ami de son ami, trouvant peut-être que cette âme fidèle et dévouée valait bien celle de certains bipèdes. Le lendemain, Cécile, allant visiter Argus à la ferme, y rencontra Louis de Pontvigail.

En apprenant que l’insistance de son frère était la cause du malheur d’Argus et d’une scène dont l’impression se lisait encore sur les traits dévastés de Louis, Cécile éprouva de vifs regrets. Elle exigea qu’Argus fût transporté chez elle. C’était y installer Louis, qui, occupé de soigner son chien, ne le quittait guère ; mais elle l’entendait bien ainsi. Louis n’avait-il pas besoin d’être aidé et consolé ?

Devinant combien la situation de son ami devait être pénible désormais chez son père, Cécile s’efforça même de le retenir à dîner chaque soir, afin qu’il pût ne rentrer aux Saulées que lorsque le sommeil et le silence y régneraient. Elle pressentait quel serrement de cœur Louis devait éprouver en approchant de ce toit maudit.

Quelle était maintenant l’attitude de ce père et de ce fils en face l’un de l’autre ? Cécile ne le savait ; mais, en voyant Louis sombre, énervé, souffrant, elle ressentait pour lui des angoisses profondes. Elle pensait maintenant à lui, comme si elle eût été chargée de le rendre heureux et que sa destinée lui eût été remise. Et qui donc en effet s’occupait de lui ? N’était-il pas trop seul et trop abandonné ? Elle s’en inquiétait donc, et beaucoup, et se demandait mille choses, sur lesquelles pourtant elle n’osait le questionner.

Ses inquiétudes, malheureusement, n’avaient rien de chimérique. Louis, n’entrant désormais aux Saulées que furtivement et lorsqu’il était sûr de l’absence de son père, trouvant après neuf heures la maison fermée chaque soir, manquait des choses les plus nécessaires et ne pouvait, faute d’argent, se les procurer. Presque toutes les nuits il couchait sur le foin, dans la grange, et attendait au matin que son père eût quitté la ferme pour aller prendre un morceau de pain et passer dans sa chambre quelques instants.

Il se rendait ensuite aux Grolles et entrait dans la salle à manger, où l’on avait installé Argus. Là, souvent, se trouvait Cécile, ou Lucien lui-même, qui, ne pouvant se donner à aucun travail, errait comme une âme en peine et venait par désœuvrement s’occuper du malade. Malgré les soins que chacun lui prodiguait, Argus avait besoin de la présence de son maître ; on le voyait, quand Louis arrivait, témoigner sa joie par ses regards et par des mouvements qui lui arrachaient parfois des cris de douleur ; il allait mieux ; mais sa guérison devait être longue.

Louis se trouvait donc installé dans cette famille, à peu de chose près comme s’il en eût été membre. Il voyait Cécile aller et venir autour de lui ; il la suivait dans sa vie intime, et le charme de cette présence lui faisait oublier tous ses maux. Souvent elle venait s’asseoir à côté de lui ; ils causaient avec confiance, et dans leur parole, ou seulement dans l’accent de leurs voix, ils percevaient mille révélations de tendresse.

Quelquefois, pour distraire Lucien, ils l’entraînaient vers quelque beau point de vue, ou dans le fond de quelque prairie, d’où ils assistaient au coucher du soleil derrière les coteaux. Lilia se mêlait de temps en temps à ces promenades. Elle venait deux ou trois fois par semaine s’informer de son cousin, et, parmi les distractions qu’elle cherchait à lui procurer, elle l’engageait à venir chez elle, en l’assurant qu’il n’y trouverait plus Rose. Lilia ayant reproché à cette jeune fille son manque de foi, maintenant elles étaient brouillées.

La famille Deschamps avait pris l’affaire au même point de vue que Rose, et clabaudait contre Lucien, l’accusant d’avoir fait manquer, par de coupables manœuvres, le mariage de Rose avec Louis de Pontvigail.

Tous les soins et les marques de tendresse dont on l’entourait, la pensée qu’il était heureux d’avoir été éclairé à temps sur le peu de valeur morale de celle qu’il aimait, l’amour de l’art, qui chez l’artiste grandit souvent sur les ruines des autres amours, tout cela adoucissait peu à peu la douleur de Lucien.

Il ne se bornait plus à écouter la conversation que ses amis tenaient autour de lui pour lui seul, il s’y mêlait avec sa verve habituelle, devenue seulement plus âpre et plus ironique ; il reprenait ses pinceaux et s’enthousiasmait de nouveau pour la beauté de tel ou tel site. Chez lui, comme chez toutes les âmes d’élite, la douleur le portait à plus de douceur et de bonté, et souvent, emportant crayons et papier, il partait pour aller surprendre Patrice au milieu de ses poteries et lui donner une leçon.

Quelquefois même, au retour, il riait de son élève, qui déjà, disait-il, se donnait les airs d’un homme de génie. Un jour, enfin, Lucien consentit à aller dîner chez Lilia, et même s’y oublia si tard qu’il était plus de onze heures quand il atteignit les Grolles. Il pensait bien que sa sœur l’attendait, et ne s’étonna pas de voir briller une lumière dans sa chambre ; mais il lui parut extraordinaire d’en voir une aussi dans la chambre de Doucette, qui se couchait de bonne heure, suivant l’habitude des gens de campagne.

« Doucette serait-elle malade ce soir ? » demanda-t-il sa sœur en l’instruisant de sa remarque.

Cécile crut devoir s’en assurer ; mais à peine eut-elle frappé à la porte de Doucette que la lumière qui perçait à travers la serrure s’éteignit, et ce fut seulement après des appels réitérés que Doucette, d’une voix chargée de sommeil, assura qu’elle dormait depuis longtemps et n’avait pas gardé de lumière.

« Il y a quelque mystère là-dessous, dit Cécile à son frère. Depuis quelques jours, Doucette va toujours s’enfermer dans sa chambre, et son ouvrage va de mal en pis. Je commence à désespérer de pouvoir faire d’elle quelque chose. »

Le mystère fut éclairci dès le lendemain dimanche. Doucette, qui devait assister à la messe, était allée s’habiller ; et sa jeune maîtresse, en l’attendant, surveillait le déjeuner, quand Doucette apparut dans l’état de toilette le plus surprenant. D’ordinaire elle portait, comme toutes les filles du pays, une jupe assez courte, coupée au-dessus de la cheville, et qui tombait droit le long des hanches, sans autre soutien que le corsage.

Mais cette fois la jupe de Doucette, boursouflée comme un ballon, laissait éclater à tous les yeux la couleur rouge de ses jarretières, tranchant sur le fond de ses bas bleus. Doucette avait mis une crinoline, fruit du labeur de ses veilles depuis huit jours.

Avec son épais corsage, son visage enluminé sous sa lourde coiffe, son air gauche et ses bras pendants, Doucette, ainsi habillée par en bas à la manière d’une sylphide d’opéra, avait si grotesque tournure qu’après le premier moment de stupéfaction le rire de Cécile éclata et gagna d’écho en écho la salle à manger, où se trouvaient Louis et Lucien. Ils accoururent, et leurs rires se joignirent à ceux de Cécile, tandis que la malheureuse Doucette, étourdie d’un tel accueil, et comme pétrifiée au milieu de la cuisine, s’excusait en larmoyant.

« Je ne sais pas, dit-elle, ce que vous avez à rire comme ça. Si c’est la crinoline, je ne suis pourtant pas la seule qui en porte. Toutes nos grosses fermières en ont-elles pas à présent ? et toutes les ouvrières de Loubans ? et la bonne de Mme Delfons ? Est-ce que je ne vaux pas autant que les autres ? Et puisqu’elles en ont, pourquoi en aurais-je pas ?

— Je regrette vraiment de n’avoir pu m’empêcher de rire, dit Cécile ; mais, Doucette, sérieusement, voudriez-vous aller à la messe ainsi ? »

Un fou rire la reprit à cette idée, malgré ses efforts.

« Doucette, dit Lucien de l’air le plus grave, Doucette, vous avez raison. L’égalité de la crinoline vous est acquise, et je ne puis que vous féliciter d’élever votre ambition à la hauteur de vos destinées. Vous appréciez, ma fille, à leur juste valeur les droits de l’homme, et vous prenez la chose tout à fait comme il faut. Mais il eût été bon d’allonger vos jupes. »

Cette allocution n’était pas de nature à calmer Cécile. Elle fit signe de la main aux deux jeunes gens pour les engager à se retirer, et, à demi suffoquée, elle cacha son visage dans son mouchoir. Mais Doucette elle-même prit le parti de céder la place, entraînant dans sa fuite une casserole et deux plats, que sa crinoline, en rasant la table, lui jeta sur les talons.

« Il y a décidément une folie dans l’air, dit un peu amèrement Lucien après son départ.

— Oui, voilà leur idéal ! observa Louis en soupirant.

— Eh bien, dit Cécile en découvrant son visage, tout ému encore de l’accès de rire nerveux qu’elle venait de subir, comment en pourraient-ils concevoir un autre ? Et qui s’occupe de le leur révéler ? Vous, je le sais, reprit-elle, s’adressant à Louis ; mais vous leur avez présenté les choses à une hauteur qu’ils ne pouvaient pas atteindre, et trop d’influences contraires, d’ailleurs, vous ont combattu à ce moment-là. Mais enfin soyons justes, de quelle manière, au milieu de la vie misérable qu’ils mènent, une vie supérieure se présente-t-elle aux yeux des gens du peuple ? N’est-ce pas seulement par la robe de soie de la bourgeoise qui passe à côté d’eux en frôlant leur bure, ou par le luxe de la maison et de la table du riche ? Essayons-nous de les initier à d’autres grandeurs ? Et ceux de nos livres qui tombent dans leurs mains, leur parlent-ils d’autre chose que de vie facile, élégante, et d’oisiveté dorée ? Enfin même, y a-t-il plus de véritable idéal dans les classes dites élevées que dans ce pauvre peuple amoureux de clinquant ? Ici et là, n’est-ce pas la même recherche des joies vaniteuses, le même faux orgueil ? Tenez, en songeant à cela, j’ai honte de m’être moquée, et je vais aller consoler Doucette. »

Comme elle passait devant Louis, il saisit et serra sa main en lui jetant un regard qu’elle emporta dans son cœur.

L’idéal véritable, il semblait de plus en plus à Cécile qu’elle le possédait. L’union de deux âmes sincères, en vue de la justice, dans l’amour, n’était-ce pas le but et le bonheur de la vie ? Elle se sentait donc heureuse et confiante. La vie lui semblait désormais légère à porter, et son attachement et sa confiance, grandissant chaque jour, l’élevaient au-dessus de toute inquiétude.

Quel charme l’attirait donc vers cet homme, de beaucoup plus âgé qu’elle et peu fait pour plaire au premier abord ? C’était la jeunesse intérieure qu’il avait gardée, la passion qu’il avait dans l’âme. Si calme qu’elle fût, Cécile en était fascinée, car elle avait au cœur la source, jusque-là dormante, des hautes exaltations. Maintenant, elle se l’avouait, être aimée d’un tel cœur, c’était un bonheur plein d’orgueil ; le rendre heureux après tant de désespoir, c’était un bonheur bien plus grand encore.

Lorsque Cécile redescendit, prête à servir elle-même le déjeuner, à la place de la bonne honteuse et pleurante, elle trouva Louis qui se préparait à partir, comme il faisait habituellement dès que l’heure des repas était arrivée.

« Où allez-vous ? » lui demanda-t-elle de ce ton d’autorité que l’on prend avec ceux dont on possède le cœur.

Il balbutia une réponse évasive.

« Je veux savoir où vous déjeunez, reprit Cécile, puisque vous refusez toujours de rester avec nous. Voyons, vous n’avez pas le droit de me tromper. Vous n’allez pas aux Saulées.

— Non, dit-il.

— Alors, où allez-vous donc ?

— Dans le bois, » murmura Louis, non sans confusion, mais reconnaissant, en effet, qu’il n’avait pas le droit de mentir à Cécile.

D’un geste et d’une expression plus forts que toute parole, elle lui saisit la main, l’entraîna vers la table et l’y fit asseoir près d’elle.

Alors, accoudée et gracieusement penchée vers lui, d’une voix où la tendresse l’emportait sur l’accent du reproche :

« Et c’est ainsi, dit-elle, que vous traitez mon ami !

— Je ne puis pourtant, répondit-il plein de trouble, abuser tous les jours de votre hospitalité. J’aimerais mieux vivre de racines désormais que d’aller m’asseoir à la table de mon père ; eh bien, il est impossible…

— Il est impossible que vous restiez dans une telle situation, interrompit Lucien. Vous avez de toute nécessité un parti à prendre, et puisque vous ne pouvez vivre avec votre père, je ne vois qu’une chose à faire, c’est d’exiger de lui ce qui vous appartient.

— Il me répugne, répondit Louis, d’attaquer les dernières volontés de ma mère, bien que, assurément, elles aient été contraintes. J’ai honte, d’autre part, de ne pouvoir me suffire à moi-même, et je rêverais plutôt une utilité… Mais, n’étant pas habitué au travail de la terre, que puis-je faire ici ? Je ne veux pas quitter le pays, du moins maintenant, » ajouta-t-il ; en même temps il rougit.

« Mon cher ami, reprit Lucien, trouver une fonction quand on ne s’est pas d’avance, et de bonne heure, enrégimenté dans quelque carrière, c’est le hasard à poursuivre et, dans le cas le plus favorable, des années d’attente. Cherchez, soit ; mais procurez-vous les moyens d’attendre. Ne pouvez-vous, sans intenter un procès à votre père, l’amener à un arrangement ?

— Ne réclamez pas votre propriété, dit Cécile, mais seulement une rente ; il y consentira mieux. »

Quelques jours plus tard, leurs instances, secondées par la force des choses, triomphaient des répugnances de Louis, et, sous les yeux de ses amis, il écrivait cette lettre à son père :

« Monsieur,

« La vie commune est impossible entre nous ; vous devez le reconnaître. Je l’ai supportée aussi longtemps que je l’ai pu. Je me suis laissé dépouiller par vous, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, de toute liberté, de toute satisfaction, de toute vie morale. Dernièrement, enfin, vous avez voulu m’ôter la vie même. C’était peu, j’en conviens, car vous ne m’aviez laissé que cela ; mais cette dernière injustice a tout comblé, et le vase que vous avez rempli d’amertume déborde.

« Je suis donc décidé à ne plus rentrer sous votre toit, et, comme il me faut des moyens d’existence et que l’instruction qui aurait pu m’en procurer m’a été par vous refusée, je réclame la part des biens de ma mère que vous me devez légalement, ou, s’il vous plaît d’éviter tout procès et tout partage, une rente de deux mille francs payable chaque année. Veuillez me répondre au plus tôt, et recevez l’expression des regrets et de la douleur de votre malheureux fils.

« Louis de Pontvigail. »

Lucien fit porter de suite cette lettre aux Saulées par Patrice, qu’il trouva sous sa main. Patrice, à son retour, raconta que M. de Pontvigail était entré dans une épouvantable colère, et, sans autre réponse, l’avait chassé. Il oublia d’ajouter que, interrogé par Gothon, il avait avoué qu’il venait des Grolles, et que la lettre lui avait été remise, non par M. Louis, mais par M. Lucien.

Nos amis en ceci avaient fait une de ces imprudences que commettront toujours ceux dont l’âme droite vit en dehors du soupçon. On avait déjà remarqué l’étonnante intimité du sauvage Louis de Pontvigail avec les jeunes Parisiens, et ses visites assidues aux Grolles, et l’on commençait à en jaser, d’autant plus que Deschamps, à qui voulait l’entendre, représentait l’amour de Lucien pour Rose comme l’effet d’un complot en partie double, dont le but était de conquérir pour Mlle Marlotte un parti riche d’espérances, comme l’était Louis de Pontvigail. « Maintenant que le tour est joué, ajoutait-il, voyez s’il me demande ma fille ? »

Ces explications, bâties sur des apparences, et dans lesquelles l’intérêt joue le rôle du machiniste, sont toujours les mieux acceptées du vulgaire, parce qu’elles en sont les mieux comprises. Déjà Gothon avait soufflé ces bruits à l’oreille de son maître. La lettre de Louis, datée des Grolles par son commissionnaire, et confiée à celui-ci par l’entremise de Lucien, devenait une preuve éclatante du complot formé par le frère et la sœur. La haine du vieux Pontvigail n’en demanda pas davantage.

« Ah ! c’est celle-là qu’il veut épouser ! s’écria-t-il. Une Parisienne ! une demoiselle à diamants et à falbalas ! une de ces filles qui font danser les pauvres écus ramassés à grand’peine par la sueur des pères ! Le fou ! l’insensé ! l’ingrat ! le stupide ! Ah ! c’est pour elle qu’il veut me mettre sur la paille ! deux mille francs ! voyez-vous ? Est-ce que je sais où les prendre, moi, deux mille francs ! deux mille francs sur mon revenu, là, chaque année, le prix de quatre juments poulinières ou de deux hectares de bon terrain ! Oui ! oui, je vas lui envoyer ça ! qu’il attende !

— Il pourra vous y forcer, monsieur, dit Gothon, et, puisque votre fils est en train de vous ruiner, il faut que je prenne, moi, mes précautions. Je vous prie donc de me payer tous mes gages, et puis, comme je vous l’ai dit, je me retirerai chez mon frère, où je vivrai de ma rente, sans plus m’éreinter à arrondir votre bien, que je n’ai que trop soigné de mes peines, puisque votre fils et la Parisienne le gaspilleront dès que vous ne serez plus. Certes, j’ai bien eu assez de mal à votre service pour ce qui m’en est revenu, car ç’a été seulement un affront fait à ma famille ; à présent, tout le monde se moque de nous dans le pays, et Rose ne trouvera pas de sitôt à se bien marier. »

Cette menace de Gothon de prendre ses gages et de quitter la maison était toujours d’un effet terrible sur l’esprit de M. de Pontvigail. Les gages, capitalisés depuis vingt ans, et dont elle recevait seulement une reconnaissance chaque année, se montaient à une forte somme, et quant aux services, M. de Pontvigail savait mieux que personne combien cette femme, aussi âpre au gain que lui-même, était l’âme de sa maison, l’instrument de sa pensée, le grand rouage de son œuvre.

Il s’avouait parfaitement que c’était grâce au concours de Gothon qu’il avait maintenu dans ses affaires cet ordre rigoureux, sans lequel la richesse échappe souvent à qui la poursuit. En son absence, elle était là, surveillante fidèle. Depuis vingt ans, elle avait rempli près de lui le rôle d’une épouse, et si les relations de leur jeunesse n’existaient plus, si le débauché vieillard maintenant courtisait ses jeunes servantes, un lien profond, résultant de l’habitude et de la conformité de goûts, n’existait pas moins entre eux.

Gothon avait certainement droit à une récompense, et M. de Pontvigail avait cru la lui donner en prenant sa nièce pour belle-fille, d’autant mieux qu’il désespérait de faire épouser une autre femme à son fils ; mais cette combinaison avait manqué, et maintenant Gothon en insinuait une nouvelle qui n’était nullement du goût de son maître, car elle pensait à se faire elle-même épouser. Ce jour-là, au plus fort de la colère de M. de Pontvigail contre son fils, elle y revint.

« Comme cela, disait-elle, les peines que je prendrais ne seraient pas perdues ; vous seriez sûr du moins qu’une partie de votre bien ne serait pas gaspillée après vous, et mes soins ne vous manqueraient point jusqu’au dernier jour ; mais, pour ce qui est de continuer d’user mes vieux os pour l’amour de votre fils, j’y renonce. »

Comme à l’ordinaire, le vieillard accueillit cette proposition en ricanant :

« Gothon, ma mie, je te le répète, ne songe pas à cela ; tes os, comme tu dis, sont trop vieux pour une mariée. Tu n’as pas aujourd’hui moins de cinquante ans, et si je ne t’ai pas épousée jusqu’ici, vois-tu, c’est affaire manquée. Mais nous nous arrangerons tout de même, va, sois tranquille, et ce n’est pas pour mon brigand de fils que nous travaillerons désormais. Je le renie. Et nous aurons, je l’espère, un autre héritier, un héritier de tout ce beau bien, que nous avons si joliment arrondi à nous deux, Gothon. Oui, ma vieille, oui, sois tranquille ; je ne suis pas mort encore. J’ai une fameuse idée, va, et monsieur mon fils en verra de belles. Envoie-moi chercher Deschamps. »

Huit jours après, au prône du dimanche, et au milieu de la stupéfaction générale, le curé de Loubans proclamait une promesse de mariage entre Jacques Anselme du Ris, marquis de Pontvigail, âgé de soixante-cinq ans, veuf de Marianne Balmet, domicilié aux Saulées, d’une part, et Rose Deschamps, âgée de vingt-deux ans, fille majeure et légitime de Pierre Deschamps et d’Henriette Sical, demeurant aux Maurières. — Les parties n’ayant point acheté de bans, deux autres publications devaient avoir lieu, ce qui portait à quinze jours de là, environ, la célébration du mariage.

Ce fut un grand bruit de ville, et les commérages de Loubans atteignirent ce jour-là une intensité révolutionnaire. On s’indignait d’un tel mariage ; on se moquait du vieillard ; quelques-uns voulurent plaindre Rose, mais le plus grand nombre la honnissait. On accusait à la fois les Deschamps, les Pontvigail et les jeunes Marlotte ; on fit cent contes enfin, et le nom pur de Cécile passa par toutes ces bouches au milieu des ricanements.

Il est vrai que la bourgeoisie de Loubans avait une revanche à prendre vis-à-vis de cette jeune fille. Quand ils s’attendaient à être éblouis par le luxe et les grands airs de la Parisienne et initiés par elle aux secrets du grand monde, quand ils espéraient enfin vivre quelque temps sur une pareille bonne fortune, ils n’avaient rencontré qu’une jeune personne mise très-simplement, et qui non-seulement refusait de faire des visites, mais poussait le dédain pour les Loubanais jusqu’à ne mettre ni robe de soie ni châle de dentelle quand elle traversait les petites rues boueuses de la localité.

Pour comble, malgré l’attente générale, et malgré les convenances, elle n’avait pas même paru à la fête donnée par le maire, son oncle. Il fallait bien lui rendre mépris pour mépris, et les femmes, ces anges de douceur, du moins par état, y mettaient la dent plus fort que les hommes, je ne sais pourquoi.

Une imprudence nouvelle, plus grave que toutes les autres, vint donner plus de consistance aux méchants propos. Louis s’arrangea avec la fermière des Grolles, sa sœur de lait, pour vivre chez elle jusqu’au moment où il pourrait vivre chez lui. C’était presque habiter avec les Marlotte, et les trois amis ne se quittaient guère en effet.

Au milieu des témoignages réciproques et incessants d’un amour qui sans cesse grandissait en eux, Cécile et Louis étaient trop délicieusement absorbés pour songer à l’opinion des indifférents ; la jeune fille, dans sa retraite des Grolles, ayant oublié l’existence de ces inconnus qui s’occupaient d’elle, se croyait à l’abri du monde. Louis, dont l’adoration pour elle était si profonde, qu’elle contenait son amour et lui enlevait toute espérance, n’eût jamais deviné que l’opinion publique le favorisât plus que sa propre imagination n’osait le faire. Ne recevant aucune réponse de son père, et après la publication de ce scandaleux mariage, il avait dû vaincre sa répugnance pour l’emploi des moyens légaux, et avait saisi le tribunal de sa demande.

Quant à Lucien, il avait l’esprit bien ailleurs. Depuis la publication des bans, le dégoût le rendait malade. Il ne pouvait plus comprendre qu’il eût aimé Rose, et souffrait une douleur étrange, presque insupportable, en la trouvant encore dans son cœur. Au moins, s’efforçait-il avec énergie de l’en arracher. Il était d’une activité fébrile, et quand il ne se livrait pas au travail, ou n’était pas engagé dans quelque conversation animée avec sa sœur et Louis, il courait tantôt chez Patrice, pour lui donner une leçon, tantôt chez sa cousine, où il s’oubliait en de longues et intimes causeries.

Bien que cette amitié fût encore toute récente, les consolations de Lilia semblaient avoir pour Lucien autant d’efficacité, plus même que celles de sa sœur chérie. Était-ce l’effet des préoccupations de Cécile, qui n’avait plus son frère pour seul objet, ou toute autre cause ? Mais les manières de Lilia étaient si affectueuses, son regard si caressant et si tendre, qu’un charme pénétrant et particulier retenait Lucien auprès d’elle, et qu’auprès d’elle il ne pensait plus à son mal.

À cette époque, une nouvelle révolution d’intérieur eut lieu aux Grolles. Décidément, Doucette ne se formait pas. Bien quelle eût déposé sa crinoline, elle cassait toujours, et les saladiers venant à manquer, elle avait un jour servi la salade dans une cuvette. C’était pourtant bien à peu près la même chose, assurait-elle, et elle n’avait pu comprendre pourquoi on lui avait fait remporter ce plat avec tant de cris.

Un soir enfin, dans la chambre de Cécile, elle posa la bougie si près d’une glace qu’elle entendit tout à coup un grand craquement et vit la belle glace fendue de haut en bas. Doucette pour cette fois se crut perdue ; elle s’enfuit dans sa chambre, d’où la voix de Cécile ne put l’arracher, et le lendemain on ne la revit plus ; elle était partie, partie en sanglotant, comme le raconta la fermière, disant qu’elle retournait pour toujours à ses moutons et que de sa vie on ne la reprendrait plus à vouloir servir des messieurs.

Il fallut donc chercher une autre bonne, et les habitants des Grolles eurent deux jours de grand embarras. Chacun dut mettre la main à l’œuvre, et Patrice étant là, on voulut l’employer à fourbir des casseroles ; mais, bien qu’il acceptât sans vergogne les leçons et les services de Lucien, aux frais duquel il devait bientôt se rendre à Paris, Patrice refusa, alléguant que sa dignité d’artiste ne lui permettait pas de faire l’ouvrage d’une cuisinière.

Enfin, une jeune fille se présenta. C’était Mariette, dont Louis répondait. Elle avait quitté les Saulées depuis près d’un mois, pour des motifs qu’elle ne disait pas, mais que devinaient tous ceux qui avaient entendu parler des mœurs du vieux Pontvigail. Elle avait peu d’expérience, mais beaucoup de bonne volonté, et seulement paraissait fort triste.

Le premier jour que Patrice vint aux Grolles après l’installation de Mariette, il parut éprouver en la voyant une vive surprise et de l’embarras.

« Tu ne t’attendais pas à me revoir, n’est-ce pas ? » dit-elle d’un ton de reproche et de chagrin. Puis ils causèrent seuls longtemps, et l’on vit que Mariette avait pleuré.

La fin d’octobre et le commencement de novembre eurent cette année-là des jours d’une adorable beauté, dont nos amis jouirent en avares. Ils s’en alaient ensemble dans les chemins ou par les sentiers, se réchauffant aux derniers rayons, contemplant avec une sorte de tendresse la nature aussi belle dans sa langueur que dans sa force, et caressant du regard çà et là mille grâces éparses : une fleur oubliée, un éclatant rameau qui se parait pour mourir, et la ronce qui jetait sur les haies, ou dans l’herbe, de vives guirlandes d’un rouge pourpré. Autour d’eux, feuillages, herbes, fleurs, lumière, tout revêtait cette grâce languissante qui semble dire : « Je m’en vais, » mais avec un sourire et dans la volupté du sommeil ; car ceux-là meurent avec confiance.

Pour Louis et Cécile, ces promenades étaient pleines de joies qu’aucun observateur n’aurait pu deviner. Pensifs ou causeurs tour à tour, ils laissaient le hasard de leurs pas les diriger, et n’avaient d’autre but que d’être ensemble. C’étaient des attentions mutuelles, des regards échangés, un même sentiment des choses, le mouvement activant la pensée, qui s’épanchait en quelques mots aussitôt compris ; le bonheur de marcher parfois au bras l’un de l’autre dans les mêmes sentiers ; par-dessus tout le sens intime de leur tendresse, qui partout les accompagnait, mais qui grandissait encore au milieu de ces harmonies.

Le front de Louis, autrefois chargé de soupçon et de tristesse, n’était plus le même, et rien qu’à le voir éclairé maintenant de confiance et de douces lueurs, Cécile se trouvait heureuse. Ils jouissaient de leur bonheur d’une manière bien plus complète que ne le font en général les amants, tourmentés par ce désir des biens à venir qui ne laisse l’homme en repos dans aucune joie. Louis, dans son humilité, se trouvait comblé par la moindre preuve de l’affection de Cécile, et, pour elle, voyant qu’il était heureux, et pressentant autour de leur union mille difficultés pénibles, elle ne désirait que de voir se prolonger leur intimité actuelle.

Par un des jours les plus brillants de cette charmante et courte période appelée l’été de la Saint-Martin, Lucien, accompagné de Louis, de sa sœur et de Lilia, avait porté son chevalet au sein d’une des prairies cachées dans les replis des coteaux de l’Ysette. C’était un site charmant, découvert par lui dans une de ses courses, et qu’il se hâtait de peindre.

Étroite, longue et sinueuse, cette prairie formait comme un ermitage de verdure au milieu des bois qui l’entouraient de toutes parts, excepté du côté de la rivière ; par là, elle débouchait sur d’autres prés, où l’on voyait des saules bizarrement tordus s’enfuir le long des ruisseaux. En face de cette issue, fermant l’horizon, s’élevait le coteau de l’autre rive, presque droit et tout hérissé de chênes et de hêtres, derrière lesquels descendait le soleil couchant, après avoir empli de feux et de splendeurs ce coin solitaire.

Assis au bout de la prairie, Lucien, attentif, posait ses couleurs ; Cécile s’était assise près de lui sur un talus, et Louis, qui la suivait constamment, s’était placé près d’elle ; tandis que, sous prétexte de se composer un bouquet des dernières fleurs de l’année, Lilia passait et repassait à chaque instant sous les yeux du peintre. Bientôt les regards de Lucien cessèrent de se porter sur le paysage pour suivre les mouvements gracieux de la jeune femme.

« Parbleu ! j’ai les doigts engourdis, » s’écria-t-il un instant après ; et, déposant la palette, il se dirigea vers sa cousine, qui, à ce moment, pendue une chèvre aux haies, s’efforçait vainement d’atteindre un petit liseron frileux, éclos sous un dernier rayon au bout de sa liane.

Ce n’était guère cependant pour le peintre le moment d’abandonner sa toile, à moins que ce ne fût par désespoir de son impuissance à rendre d’inimitables beautés. Le soleil au haut du coteau semblait tournoyer en s’abaissant, et sa surface éblouissante prenait des reflets métalliques d’or ou de platine en fusion.

La lumière lentement se retirait des bois, chauds encore et dorés de ses étreintes, et de toutes parts on sentait, comme une grande âme douce et mélancolique, l’âme du soir, qui se répandait et s’insinuait pénétrante dans tous les êtres. Louis, depuis quelque temps, la tête sur sa main, restait silencieux et semblait triste. Qu’avait-il ?

« Vous voilà bien rêveur, ami, » dit Cécile en posant la main sur le bras de son compagnon.

Il saisit aussitôt cette main et la pressa de ses lèvres. C’était la première fois qu’il avait tant de hardiesse ; la jeune fille rougit, et lui-même parut confus.

« Je ne sais ce que j’ai ce soir, dit-il après un silence, mais je me sens le cœur serré ; je crains l’avenir. Trop de bonheur n’est pas fait pour moi, poursuivit-il avec un amer sourire, et plus ces jours sont beaux, plus je redoute qu’ils n’aient pas longtemps à durer. Voici l’hiver… » Il s’arrêta ; puis il fit un effort pour ajouter : « Votre frère ne songe pas… » Mais il n’en put dire davantage.

Cécile vit bien qu’il craignait leur départ ; mais pourquoi n’avouait-il pas qu’il ne le pourrait supporter et que son désir était d’être à jamais uni à elle ? Autrefois, elle s’était dit, pour se rassurer sur l’amour de Louis, que, pauvre et persécuté comme il l’était, jamais il n’oserait songer à leur mariage. Mais depuis ce temps le cœur de Cécile avait fait bien du chemin, et il lui semblait que Louis avait dû marcher comme elle. Cependant, elle comprenait bien que c’était à elle d’encourager son amant et de vaincre sa réserve. À cet instant même, elle se le dit ; mais en dépit de sa volonté, ses timidités et ses pudeurs de jeune fille retenaient sa voix et la forçaient au silence. Lucien et Lilia, se donnant le bras, venaient de disparaître au bout de la prairie.

« Je voudrais ne point vous quitter, » répondit Cécile. Et l’émotion de sa voix eût donné à ces mots tout le sens qu’elle y attachait, pour un homme plus disposé à se flatter lui-même que ne l’était Louis.

« Ah ! s’écria-t-il, vous êtes bonne, bien bonne pour moi ! Cette amitié que vous m’avez donnée, j’y compte ; elle est mon seul bien. À côté de vous, j’aime la vie ; je la sais grande, heureuse, vraie. Sans vous, loin de vous… » ses traits s’altérèrent, et il murmura… « je ne la supporterais pas ! »

Que pouvait-il dire déplus ? Rien sans doute ; et cependant elle vit qu’il était si loin, dans sa pensée, de prétendre à leur union, qu’elle se sentit embarrassée pour répondre. Au moins, eût-elle voulu tendre la main à Louis. Mais cette main, tout à l’heure il l’avait baisée ; elle ne l’osa donc pas, et des larmes lui vinrent aux yeux de sa gaucherie.

Elle n’avait plus d’hésitation cependant, car elle avait compris toute la valeur de cette âme aimante et forte. Il avait complétement, peu à peu, gagné son cœur ; elle ne rêvait que de lui rendre au centuple tous les bonheurs qu’il n’avait point goûtés, et se chargeait, à son égard, de justifier Dieu. Que craignait-il donc ? et d’où venait ce nuage qu’elle souffrait de voir encore sur son front ?

Les derniers rayons avaient disparu. Lucien et Lilia revenaient ; on prit le chemin de la maison. Lucien était pensif et soucieux, car sa cousine venait de lui apprendre les bruits répandus contre sa sœur et contre lui-même à propos de Louis de Pontvigail, et il s’accusait d’oubli, d’imprudence, en même temps qu’il éprouvait une vive irritation de ces odieuses attaques.

Jusqu’à quel point Louis et Cécile pouvaient-ils s’aimer ? Absorbé par ses peines, il n’avait rien observé. Il pensait pourtant que ce serait pour Cécile un étrange mari que cet homme excellent et digne, mais bizarre, banni de la maison paternelle et déshérité. Cécile, assurément, quelle que fût sa bonté pour lui, n’avait nullement le désir d’être sa femme. Il était donc nécessaire ou que Louis quittât les Grolles, ou que Lucien et sa sœur quittassent le pays.

Ce dernier parti ne déplaisait point à Lucien ; car il se trouvait désormais trop près de Rose. On aime les lieux où on a souffert quand l’amertume et le dégoût n’ont point flétri la souffrance ; mais, dans le cas contraire, de tels souvenirs empoisonnent ce qu’ils ont touché. « Ils laisseraient, il est vrai, dans ce pays, de bonnes affections : Louis… Lilia, mais… eh bien ! des deux parts, cela valait mieux peut-être. »

Ils dînèrent ensemble et passèrent la soirée à causer et à faire de la musique. M. Delfons avait promis de venir chercher sa femme. Vers dix heures, quand on entendit s’ouvrir la porte de la cour et quelqu’un monter l’escalier, on s’attendit à voir paraître le docteur. Mais c’était seulement un message de lui, contenant ces mots :

« Mon cher Lucien, veuillez reconduire ma femme. Je suis appelé en toute hâte près du vieux de Pontvigail, qui, dit-on, vient de se noyer. Prévenez Louis. »

Ils se regardèrent tous avec stupeur après cette lecture. Saisie de l’embarras et de la pénible situation de ce fils, qui ne pouvait regretter son père, Cécile s’écria :

« Mon ami, allez-y bien vite. Vos soins peut-être le pourront sauver.

C’était, en effet, couper court à tout malaise dans le cœur de Louis que de faire appel à son héroïsme ; il partit en courant.

Lucien reconduisit Lilia, chez laquelle il devait attendre le retour du docteur, afin d’avoir des nouvelles, et Cécile resta seule. Mais, en esprit, elle secondait Louis dans sa triste tâche, et, afin d’étouffer tout espoir cruel, elle forma des vœux sincères pour leur ennemi.

Vers minuit seulement, Lucien rentra. Il avait revu le docteur, qui lui avait confirmé la mort de M. de Pontvigail. Celui-ci avait été secouru trop tard. L’accident lui était arrivé au retour d’un dîner qu’il avait fait chez Deschamps, où le vieillard allait souvent depuis qu’il devait épouser Rose. Il avait beaucoup mangé, beaucoup bu, et s’était montré plein d’excitation et d’entrain. Son amabilité vis-à-vis de sa fiancée avait même été si vive que Rose s’était enfuie en pleurant dans sa chambre. Cela, pour un instant, avait mis M. de Pontvigail de mauvaise humeur ; mais il s’en était consolé par un petit verre de plus et par de nouvelles plaisanteries. Vers huit heures enfin il était parti, et Deschamps avait offert de le reconduire ; mais le vieillard avait opiniâtrement refusé, et s’était éloigné en fredonnant. Il faisait clair de lune, et aucun danger ne semblait à craindre.

Après neuf heures, cependant, Gothon, ne voyant pas revenir son maître, était allée au devant de lui. En arrivant sur le pont, elle avait vu quelque chose de noir et s’était baissée pour y toucher de la main : c’était un grand trou béant, produit par la rupture d’une des planches du pont, que le vieil avare depuis si longtemps refusait de remplacer, assurant qu’elles pouvaient servir encore.

Gothon alors vit bien qu’un malheur était arrivé, et courut vers la ferme en appelant à grands cris. On vint avec des lumières, et on trouva sous le pont le vieux Pontvigail, la face contre terre au fond de l’eau. À cet endroit, l’Ysette n’avait pas quatre pieds de profondeur, et M. de Pontvigail eût pu se sauver aisément, s’il avait eu toute sa vigueur et toute sa présence d’esprit. Mais le docteur était d’avis que la secousse et l’immersion avaient déterminé une congestion cérébrale instantanée. Tous les secours avaient été inutiles, et continueraient de l’être, ajoutait le docteur ; car Louis et Gothon, agissant de concert pour la première fois, s’acharnaient encore à employer les frictions et tous les remèdes contre l’asphyxie.

« Il n’y a plus rien à faire, mon ami, avait dit M. Delfons en prenant congé de Louis.

— Docteur, avait répondu celui-ci, savez-vous ce qu’il y a peut-être de plus terrible que de regretter un père chéri ? c’est de veiller le corps d’un père qu’on n’a point aimé. »

Les larmes lui avaient coupé la voix. Cette noble nature, maintenant sans doute, s’inquiétait de n’avoir pas su mieux faire et rêvait une entente possible entre lui et le tyran qu’il avait perdu.

« Cécile, dit Lucien, après ce récit, en regardant fixement sa sœur, voilà notre ami libre et riche désormais. As-tu quelquefois pensé qu’il t’aimait peut-être ? »

Il s’attendait plutôt à quelque dénégation ; mais, en voyant une rougeur éclatante couvrir le visage de la jeune fille, plein de surprise, il s’écria :

« Tu l’aimerais ? »

De même que Cécile n’avait pu comprendre l’amour que la beauté seule de Rose avait inspiré à Lucien, de même Lucien ne comprenait pas au premier abord la puissance du lien intérieur qui unissait à cet homme, fruste et sans dehors, une jeune fille remarquable entre toutes par sa distinction et sa grâce.

— Quoi ! vraiment, tu l’aimes ? reprit-il.

— Et pourquoi pas ? répondit la jeune fille avec fierté. Jamais je n’en ai connu de plus digne.

— Alors, tout est pour le mieux, » dit Lucien.

Et, non sans quelques ménagements, il apprit à sa sœur les méchants propos dont il venait d’être instruit lui-même.

Elle haussa les épaules avec dédain.

« Chère enfant, observa Lucien, cela, j’en conviens, est méprisable ; mais, en attendant que l’opinion publique se réforme et s’élève, il est difficile de la braver.

— Sois tranquille, dit-elle en jetant les bras autour du cou de son frère, à présent qu’il est libre, il parlera bientôt.

— À la bonne heure, dit Lucien. Attendons. »

Et il ne parla point de départ.