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L’Idylle éternelle/L’Aimée

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. 13-25).


L’AIMEE


I


Quand, après l’exquise journée
Qui n’aura pas de lendemain,
L’heure du départ fut sonnée,
Je ne t’ai pas tendu la main.

La nuit tombait, la nuit profonde ;
Les contours flottaient indécis.
Mes yeux de larmes obscurcis
Ne voyaient plus ta tête blonde.


Peut-être en tes yeux passait-il
Un regret qui s’envola vite
Ou l’angoisse étrange et subite
D’un rêve doux, triste et subtil.

Dans la grande mélancolie
De cette belle nuit d’été,
Je n’aurai pas même emporté
Leur expression affaiblie.

Tristes jusqu’à la mort, les cieux
Étaient pleins dans la nuit profonde
De rêves défunts, et mes yeux
Ne voyaient plus ta tête blonde.


II


Ce qui m’a mis au fond de l’âme
Tant d’angoisse et tant de douceur,
C’est ta grâce troublante, ô femme
Encore enfant, presque une sœur ;

C’est ta tristesse habituelle
Qui parfois, rêveuse, sourit,
Et ta tête spirituelle
Sans que tu fasses de l’esprit ;

Ta voix douce, ta tête blonde
Et tes fins cheveux crespelés,
Tes yeux qu’une lueur profonde
Emplit de rêves êtoilês.


Ô charme exquis d’un pur visage !
Toujours, toujours, je te revois
Dans l’adorable paysage,
Et j’entends le son de ta voix.

Mais tu n’as pas compris, sans doute,
Et tu ne penses plus à moi.
J’ai repris la banale route,
Et je n’emportais rien de toi.
 
Ah ! ce serait si douce chose
De garder, même sans espoir,
Ce rêve, fleur craintive, éclose
Aux premiers jours d’automne, un soir.

J’ai peur que dans l’oubli funeste
Mon pauvre amour n’aille sombrer,
Mais j’ai peur aussi qu’il ne reste
Dans mon cœur, pour le torturer.


III


Et pourtant, par cette soirée
Qui les rendait presque pensifs,
Dans l’ombre vague des massifs
De mille étoiles éclairée.

Parmi l’universel émoi
Que nous versait la nuit lassée,
Je t’ai pris toute ta pensée :
Un moment tu vécus par moi.

Des songes lents planaient dans l’ombre
Mystérieuse de ce soir,
Et l’on était allé s’asseoir
Au jardin, sous le grand ciel sombre.


Un infini besoin d’aimer
Nous donnait l’angoisse profonde,
Et tes yeux bleus, chère enfant blonde,
Par instants semblaient s’allumer.
 
C’était l’heure des rêveries
Où tremblent des regrets charmants,
C’était l’heure, ô rares moments !
Des délicates causeries.

Je parlais des maîtres rêveurs
Dont les rimes enchanteresses
Savent donner tant de caresses
Aux inoubliables saveurs.

Je parlais des divins poètes
Qui, dans leurs exquises chansons,
Font passer de si doux frissons
Et tant de larmes inquiètes


Je disais que tous ces vainqueurs
Sont des âmes mélancoliques
Et que des rêves idylliques
Pleurent toujours en ces grands cœurs.
 
Je disais que tous ces artistes
Semblent toujours, ivres d’azur,
Chercher quelque chose d’obscur
Qui les pâlit et les rend tristes.

Je disais ces choses. J’étais
Sans nul doute bien ridicule
Dans cet immense crépuscule,
Et, pensive, tu m’écoutais.
 
Ô minute trop tôt passée,
Ô cher souvenir ! un moment
Je t’ai pris tout ton cœur charmant
Je t’ai pris toute ta pensée.


C’était pour toi, l’as-tu su voir,
Que je disais toutes ces choses.
O chère blonde aux lèvres roses,
L’as-tu compris ? — Qui peut savoir
 
Les rêves pleins d’ardentes fièvres
Envolés dans l’azur sans fin,
Quand le soir met, le soir divin,
Des baisers à toutes les lèvres ?


IV


Trois ou quatre ans se sont passés !
Vous étiez une enfant encore
Et nous déjà les insensés
Qu’un espoir surhumain dévore.

Nous voulions les grands horizons
Traversés d’immenses rafales,
Les extases, les grands frissons
Et les passions triomphales.
 
Oh ! les rêves que l’on rêvait, —
Sans voir que, tout près, si gracile,
Une petite fleur avait
L’odeur exquise de l’Idylle.


Nous emportions là bas, au fond
Des campagnes et des bois mêmes,
Notre rêve vaste et profond
Et nos projets de grands poëmes.
 
Et la maison, sous les lilas,
Qu’on nous avait abandonnée,
Retentissait des grands éclats
De notre voix désordonnée.
 
Vous, dont les yeux sous les cils d’or
Ont des pudeurs de sensitive,
En ce temps là, trop jeune encor,
Vous n’étiez pas aussi craintive.

Malgré les frémissements fous
Des rimes prises au passage,
Vous veniez broder près de nous
En petite femme bien sage.


Et parfois émue, écoulant
Les strophes nouvelles écloses,
Vous vous arrêtiez un instant
Pour songer à toutes ces choses.
 
Notre flamme vous ravissait
Et vous vous étonniez d’entendre
Le vers nombreux qui bruissait
Triste ou joyeux, superbe ou tendre ;

Vous admiriez naïvement
Le poète dans le poème,
— Et c’est peut-être à ce moment
Qu’il eût fallu dire : Je t’aime !


V


Après si longtemps !… Un étrange
Eblouissement m’est venu !
C’était toi, mon pauvre cher ange,
Et tu ne m’as pas reconnu.
 
Je ne retrouvais plus mon rêve.
Moi non plus, et tu n’étais pas
La vision exquise et brève
Quec j’appelle souvent tout bas.
 
Ah ! bien exquise et bien troublante
Cependant ! plus belle cent fois
Que l’autre, celle-là qui chante
En mon cœur depuis tant de mois.


Pourtant ! faut-il qu’il recommence
Cet amour qui n’a pas cessé ?
Ce serait nouvelle démence,
Et nouvel espoir insensé !

Ô chère âme, qu’un autre t’aime
Puisqu’à mes yeux irrésolus
Tu n’es plus tout à fait la même.
Et que tu ne me connais plus !