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L’Idylle éternelle/Préface

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Paul Ollendorff, éditeur (p. i-xvi).

PRÉFACE



L’anormal, l’extraordinaire, le monstrueux, l’à-rebours, le pas possible sont aujourd’hui, dans la vie et dans l’art, si peu exceptionnels, si fréquents, que le naturel paraîtrait la chose la plus surprenante du monde ; et beaucoup de gens pensent que le grand succès de la foire serait pour la baraque où l’on montrerait des veaux à une seule tête et des moutons qui n’auraient que quatre pattes. Mais, voilà, on n’en trouve plus, même dans les plus sauvages contrées, de ces animaux demeurés tels que furent leurs ancêtres dans le primitif Eden ; les personnes qui habitent Bois-Colombes ou les solitudes forestières de la Norwège, — enfin la campagne, — sont d’accord pour affirmer qu’à présent, loin de sauteler, les cabris cheminent pesamment avec des sabots de bœufs ou de bisons, que des ailes palpitent au dos rétif des ânes, et que le corbeau rossignole tandis que le rossignol croasse sous les lilas fleuris d’églantines. Au milieu de ces détraquements ou de ces métamorphoses les âmes de Buffon et de Linnée errent stupéfaites par le bêlement des lions et la rougeur sanglante des lys ! De sorte que, pour montrer un mouton à quatre pattes et un veau à tête unique, l’exhibiteur forain serait tenu de recourir à de coupables supercheries.


Et il ne faudrait pas moins de stratagème à l’artiste qui voudrait paraître simple, naïf, ingénu, en ce temps de complications et de raffinements effrénés.

Oui, cela est vrai, il y a des instants où, après les paroxysmes maladifs de la poésie et du roman modernes, nous nous accommoderions, nous, les auteurs, vous, les lecteurs, d’une petite littérature bien honnête, bien innocente ; pareils à des roquentins repentis ou ayant l’air de l’être, nous prendrions volontiers le menton à cette sainte Nitouche. Le désir des ingénuités hante plus d’une fois les libertins vieillis ; la chimère de l’amour platonique se mêle aux rancœurs des débauches ; et les lendemains d’ivrognerie sont assoiffés d’eau claire. Mais ce ne sont là que de brèves et vaines fantaisies, dont la réalisation ne tarderait pas à produire le plus parfait ennui ! Nous avons pris l’habitude de l’excessif, et l’impossible nous est indispensable ; la perversité, même quand elle nous a lassés, nous r’attire ; nous sommes, — soit, je l’accorde, — les chiens qui retournent à leur vomissement, mais nous y retournons inévitablement, logiquement, — innocemment, oserai-je dire, car nous n’avons pas fait la loi à laquelle nous obéissons ; et en vérité l’artiste moderne qui, par une condescendance à la feinte pudeur de quelques critiques, essaierait de rénover les innocences de jadis, serait bien autrement coupable que le plus artificiel et le plus raffiné des parnassiens ou des naturalistes, puisqu’à sa dépravation intime qu’il nierait en vain, il ajouterait le mensonge de la simplicité et l’hypocrisie de la vertu !


M. Jacques Madeleine est-il coupable à ce point ? ou bien, — exception dont on chercherait vainement un autre exemple, — faut-il voir en lui un poète sincèrement naïf ? Malgré ce que je viens d’écrire, j’incline à le croire. Pour feindre une ingénuité aussi fraîche que la sienne, il faudrait une perversité tellement extraordinaire que l’innocence elle-même est plus probable qu’un si parfait mensonge. Allons, je crois à la réalité de sa candeur, sans espérer que les lecteurs lui en sachent gré, car ils retournent vite des Agnès aux Célimènes. Voici donc un jeune poète qui se montre jeune en effet. Il pourrait, comme tant d’autres, — qui d’ailleurs sont dans leur droit, — conduire sa muse au bal macabre des Monstruosités et des Peurs, au sabbat des impures joies où le dos de Satan ressemble à la face de l’hyperdémoniaque Marquis ; c’est dans les venelles d’églantier qu’il donne rendez-vous à l’inspiratrice, et là, sous le vol des papillons blancs et la neige tremblante des duvets, leurs deux bouches si proches qu’elles vont être un baiser, disent le même sonnet d’amour ! Il croit au printemps dans les champs ou dans la ville, aux fleurs des prés et aux femmes des fenêtres ; à la durée des roses comme à l’éternité des tendresses. C’est à peine si un peu de mélancolie trouble çà et là son âme adolescente ; il ignore les grimaçants désespoirs, les colères, les malédictions ; est-ce que cela existe véritablement, le mal, les trahisons, les maîtresses qui men tent ? Parce qu’il est doux, tout lui semble doux ; et s’il pleure, à peine, c’est entre deux sourires. Que sera ce poète dans l’avenir, quand les déceptions lui auront fait le cœur plus triste et plus vaste, — ce qui déchire, élargit, — quand l’enfant sera un homme ? Sera-t-il, comme tant d’autres, amer et cruel, lui, si tendre, sera-t-il, comme quelques-uns, sinistre, lui, si délicat ? C’est le secret des années futures. Aujourd’hui, il est le chanteur sans malice, épris de tout ce qui est gracieux, luisant, sonore, le promeneur ravi à travers les rues où le soleil fait s’épanouir, comme de grandes fleurs de mousseline, les ombrelles des jeunes filles, le bohème des sentiers pleins d’abeilles et de fauvettes ; et c’est lui qui, dans le parc de Silvia, apprend aux bouvreuils la sérénade de Zanetto.

Mais il y a chez M. Jacques Madeleine, en même temps qu’un poète naïf, un artiste singulièrement subtil. Oui, ce jeune homme, presque enfant, qui vient d’écrire ses premiers poèmes, n’ignore plus aucun des mystères du vers et, nourri des bonnes doctrines, ayant appris tout ce que peut enseigner l’exemple des maîtres, il a, en outre, comme tous les bons ouvriers, cette manière à soi de rhythmer et de rimer — un don, comme la passion ! — qui personnalise la science. Quelques étourdis se sont avisés d’imprimer qu’aujourd’hui, par suite de la vulgarisation du métier prosodique, tout le monde peut faire de bons vers, qu’il faut même un certain effort pour n’en pas écrire de tels. Stupidité profonde ! Ces étourneaux pensent donc que tout l’art du vers consiste dans une banale richesse de rimes, dans la correction quelconque de la forme, dans une harmonie à peu près dépourvue de heurts et de dissonnances ? Ils ne savent donc pas que, chez les poètes dignes de ce nom, il y a dans le groupement des mots, dans le choix des sonorités, dans le retour des consonnances, dans le prolongement infini de la mélodie poétique ou dans sa brusque interruption, un art profond, presque impossible à révéler, dont le mystère est peut-être aussi divin que celui de l’inspiration elle-même ? Ils ne se sont jamais demandé pourquoi, — même quand l’esprit dans le bercement du rhythme perd, un instant, la perception du sens exprimé par la parole, — pourquoi le vers de Charles Baudelaire nous ravit en d’infinies mélancolies, pourquoi celui de Théodore de Banville a les bruits éblouissants d’une cascatelle de pierreries, et pourquoi celui de Leconte de Lisle résonne comme du bronze frappé d’un marteau d’or ? La vérité, c’est qu’en aucun temps, — à cause précisément de la vulgarisation des vains procédés, — il n’a été aussi difficile de faire de bons vers, qui n’aient pas seulement l’air d’être tels, mais qui soient de bons vers en effet ! Si M. Jacques Madeleine montrait seulement, dans l’Idylle éternelle, le joli charme d’une fraîche ingénuité, s’il se bornait à être gracieux, amoureux, heureux, je n’oserais être sûr de son avenir poétique, car il y a, comme la beauté du diable, le talent du diable, assez peu rare et qui passe vite. Mais, parce que je lui connais le sens intime du vers, le respect religieux de la forme, je n’hésite pas, je crois que ce jeune poète est un vrai poète. Celui qui a fait de tels vers est de ceux qui sont nés pour en faire et ne cesseront jamais d’en faire ! Et quand les premiers printemps seront passés, quand les amoureuses auront menti, après les tristesses, après les misères, après toutes les amertumes, — la vie, hélas ! — il restera à M. Jacques Madeleine, pour achever sa tâche et pour rasséréner son âme, cette force et cette consolation, l’amour du vers, qui aura survécu à toutes les roses fanées et à tous les baisers flétris.


Catulle Mendès


À
LÉON DIERX,
au grand rêveur mélancolique
qui a chanté
dans des poèmes impérissables
la tristesse des amours automnales,
j’offre humblement
cette éphémère chanson d’avril
J, M.


L’IDYLLE ÉTERNELLE