L’Ile de Capri, Souvenirs du Golfe de Naples

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L’Ile de Capri, Souvenirs du Golfe de Naples
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 41 (p. 868-907).
L’ILE DE CAPRI
SOUVENIRS DU GOLFE DE NAPLES

Vers le milieu du mois de mai 1862, à Naples, je prenais place, un matin, dans un wagon de chemin de fer. Je venais d’observer la vie moderne dans toute sa violence, dans toute sa mobilité pittoresque; je voulais maintenant contempler l’Italie méridionale sous d’autres aspects et lui demander ce qu’elle a gardé de la vie antique. C’est vers l’île de Capri que je me dirigeais.

Le train mit une heure à me conduire à Castellamare, où, après avoir été tiré pendant vingt minutes à trente cochers qui se disputaient l’honneur de me transporter, je pus prendre enfin une voiture attelée de trois chevaux empanachés de plumes de faisan qui partirent à bonne vitesse sur la route de Sorrento. Je ne dirai rien de cette route, que tout le monde connaît, qui surplombe en corniche une mer plus bleue que le ciel, et où chaque détail est une merveille. Les citronniers et les orangers avaient encore quelques fleurs dont le parfum se mêlait aux senteurs de la brise imprégnée de l’acre odeur des goémons. A Sorrento, je déjeunai sur la terrasse de je ne sais plus quelle auberge pendant que des musiciens ambulans, accourus au seul bruit de la voiture, me donnaient un concert en écorchant à qui mieux mieux les airs de Verdi et de Mercadante. Les hirondelles voletaient autour de moi et semblaient se mêler à des bandes de pigeons qui passaient le long de la falaise. Il y a des hirondelles à Baïa, il y en a à Portici : pourquoi n’en voit-on jamais une seule à Naples ? C’est une question que je livre aux naturalistes.

Je descendis un escalier à pic qui rampe aux flancs du rocher pour déboucher sur le rivage par une voûte de construction antique, et j’arrivai jusqu’à la mer, où m’attendait une lancia manœuvrée par six rameurs vigoureux, dépenaillés, mais fort polis du reste, qui me saluaient d’ensemble, et ne manquaient pas de dire en chœur : Felicita ! toutes les fois que le soleil me faisait éternuer. ils criaient fort, maniaient allègrement leurs grands avirons et s’encourageaient entre eux. « Allons, disaient-ils, ramons, il y a là un bon monsieur qui nous donnera de quoi acheter du macaroni! » La chaleur les alanguissait, ils sifflaient la brise, qui ne venait pas; ils s’inclinaient plus mollement sur leurs rames, qui ne faisaient plus grincer les tolets; ils reprenaient alors : « Ah ! ah ! ah ! un bon coup! Ah! ah! ah! et nous aurons du macaroni! » En somme, ils résumaient assez bien l’existence, où chacun rame de son mieux pour atteindre le macaroni de ses rêves.


I.

L’île de Capri apparaît comme deux immenses blocs de rochers reliés entre eux par une longue colline évasée, ruisselante de végétation et parsemée de maisons blanches; le soleil la baigne de lueurs éclatantes qui unissent dans l’intensité d’une harmonie lumineuse l’azur profond de la mer, le ton grisâtre des falaises et les teintes sombres des arbres verdoyans. Un étroit rivage chargé de galets où des barques sont tirées à sec, une rangée de maisons à toits plats alignées en face de la mer, c’est la Marine, et nous y abordons. A peine la lancia a-t-elle touché le rivage qu’elle est envahie par un troupeau de femmes qui piaillent, s’injurient, se prennent aux cheveux, se renversent et se démènent pour s’emparer de mon bagage. Sachant par expérience que la femme est naturellement et obstinément rebelle à toute sorte de raisonnemens, je les laisse faire sans même essayer de défendre un malheureux sac de nuit qui risquait fort d’être mis en pièces pendant la bagarre. Après un long combat, celles qui restèrent maîtresses du terrain chargèrent virilement les paquets sur leur tête, et je les suivis humblement, ainsi qu’il convient à un homme résigné.

Ln chemin étroit, pavé de pierres luisantes, toujours en rampe, parfois en escalier, circulant à travers des jardins défendus par des murailles frissonnantes d’herbes sauvages, me mène jusqu’à la ville de Capri, que semblent protéger quelques vieux restes de fortifications et trois portes, dont l’une est encore garnie de son pont-levis. Étendue en quart de cercle sur un des ressauts de la colline qui réunit les deux montagnes dont l’île se compose, la ville se présente d’une façon pittoresque, vue d’en bas, avec ses maisons juchées sur de hautes fondations glissant comme les glacis d’une citadelle à travers des masses de verdure qui en cachent les pieds. Recrépie à la chaux, elle a de loin une apparence proprette que dément trop vite la réalité; elle n’est cependant ni plus ni moins sale que toute autre ville de l’Italie méridionale. Les rues sont hantées par de petits porcs noirs qui fouillent du groin les tas d’ordures où bourdonnent les mouches et sur lesquels jouent des enfans en guenilles. La ville est petite, ramassée sur elle-même, percée de rues resserrées, toutes en pente, souvent voûtées, et où deux personnes peuvent rarement passer de front; les maisons basses, carrées, ouvertes à fleur de sol, et laissant patriarcalement voir leur intérieur, lui donnent un aspect étrange qui rappelle l’Orient et le moyen âge; le vêtement moderne y paraît une anomalie; une bourgeoise pompeuse, coiffée d’un chapeau à plumes, passa près de moi, et me choqua comme une fausse note dans une symphonie. Le costume d’ailleurs n’a plus rien d’original; les hommes, j’entends les gens du peuple, sont vêtus à la marinière, et ressemblent, sauf la chaleur du teint, aux matelots de nos côtes; les femmes vont pieds nus, en robe d’indienne, les cheveux tressés en couronne sur la nuque et traversés par une large brochette d’argent. Quant aux rares bourgeois qui habitent Capri, ils font tout ce qu’ils peuvent pour ressembler aux messieurs de Naples, qui eux-mêmes s’ingénient à ressembler aux messieurs de Paris. Il est inutile de dire que leurs femmes les imitent. Il faut aller bien loin maintenant pour trouver des costumes nationaux et des mœurs locales; il serait puéril de s’en plaindre, mais on peut le regretter.

Il y a une place à Capri, légitime sujet d’orgueil pour les habitans, une vraie place carrée, et qui exige au moins une minute pour en faire le tour; là sont venus converger les divers élémens publics et privés qui constituent la vie des peuples : le corps de garde, le café, le bureau de poste et l’apothicaire. Un assez large escalier conduit indirectement à l’église, qui ne se montre que de profil à l’angle de la place. C’est une étrange construction, lourde avec des prétentions à la légèreté, et composée d’un système de contre-forts plein cintre avoisinés de petites coupoles surmontées de lanternes, qui jurent singulièrement avec une façade d’ordre bâtard et indéfini, semblable à celles que la compagnie de Jésus a plaquées devant toutes ses églises. A l’intérieur, c’est une grange badigeonnée au lait de chaux. Comme les rochers qui constituent la charpente de l’île de Capri sont en calcaire, la chaux y est abondante et à bon marché; aussi la plupart des maisons s’accordent à peu de frais le luxe d’un bain annuel qui, en blanchissant leur surface, les fait paraître brillantes, propres et presque neuves au milieu des épaisses verdures qui les entourent. Cet usage ne contribue pas peu à donner à la campagne de l’île un aspect plein de gaîté et d’imprévu. Si l’on ajoute à cela que les maisons à toits aplatis ou surmontés de légères coupoles affaissées sont en général côtoyées par un escalier extérieur abrité sous une vigne que soutiennent des piliers carrés, on se figurera facilement l’effet pittoresque de ces habitations répandues sur les côtes, derrière des haies de myrtes, de nopals et d’aloès.

Ma première visite fut naturellement pour les ruines du palais de Tibère. Les douze villas qu’il avait dédiées aux douze grands dieux furent rasées après sa mort par ordre du sénat; celle qui était consacrée à Jupiter, que le vieil empereur habitait par prédilection, où il resta enfermé sans en sortir pendant neuf mois après la mort de Séjan, et qui s’élevait au sommet ardu de la pointe nommée aujourd’hui lo Capo offre seule encore quelques restes de substructions aussi solides que les rochers sur lesquels elles ont été bâties. Je partis donc au matin, par un beau soleil qui mettait les champs en fête. La route circulait à travers des blés déjà hauts et des jardins où les néfliers du Japon se mêlaient aux orangers, aux figuiers et aux oliviers. Dans ce pays pauvre, où la roche tend sans cesse à se faire jour, on économise la terre avec un soin pieux, et le chemin laisse à peine à un homme la place pour passer. On monte longtemps et toujours pour arriver enfin, après une heure de marche, à un amas de ruines qui furent le palais de Tibère. Çà et là, un fût de colonne brisée, un degré écorné, un fragment de corniche, prouvent que le marbre fut employé dans la construction ; mais la masse même des débris est en briques posées en losanges, reliées par l’indestructible ciment romain et disposées dans le système que les anciens appelaient opus reticulatum. Les hommes, le temps, le tonnerre, ont ruiné ces ruines et les ont faites indéchiffrables. Tout est effondré, confondu, sans destination apparente; les toits ont disparu, les stucs sont tombés, les marbres ont été pulvérisés ; quelques voûtes seules existent encore et abritent des chambres où n’apparaissent ni inscription ni peinture, et dont les habitans voisins se sont emparés pour en faire des étables. Des bœufs ruminent, des ânes dorment là même où le maître de la terre, semblable aux dieux, promenait ses inquiétudes et étourdissait sa terreur à force de débauches. Quelques mosaïques blanches cernées d’une bordure noire rappellent seules le souvenir des élégances antiques; une salle semi-circulaire, où s’ouvraient des logettes indiquées par des tronçons de muraille régulièrement alignés, est donnée comme le théâtre du palais, tradition rapportée par les guides, que rien ne confirme, qui ne s’appuie que sur la forme semi-sphérique, et que dément l’exiguïté des lieux. On a beau interroger la ruine, elle est muette; elle ne dit rien des sellarii ni des spentriœ dont s’indignait Tacite; elle n’a point gardé trace de son farouche possesseur, elle ne sait plus rien de l’ennui qui le dévorait. Si, comme Chateaubriand, qui, dans les champs où fut Sparte, cria : « Léonidas! » j’avais appelé Tibère, nul écho n’eût répondu à ma voix. Sans les historiens qui ont raconté l’hôte de Caprée, personne ne devinerait, parmi ces monceaux de décombres, quel fut le maître de ces demeures. La place du reste était bien choisie ; c’est l’isolement au milieu d’une nature splendide. Perché au sommet des rochers qui terminent l’île vers le couchant, le palais découvrait une vue immense et un horizon qui n’a de comparable au monde que la rade de Rio-de-Janeiro et les abords de Constantinople. Derrière la mer, dont la plaine azurée sert de premier plan, apparaissent les îles d’Ischia et de Procida, bleuies par l’éloignement et découpant sur le ciel la silhouette de leurs lignes harmonieuses; au-delà, c’est le cap Misène, où Tibère devait trouver la mort dans la maison de Lucullus; puis cette côte charmante, chargée de villages et de végétations, s’arrondit jusqu’à Naples, qui l’égaie d’une large tache blanche, se creuse plus profondément, reçoit la mer qui baigne Torre del Greco, Torre dell’Annunziata, Castellamare, jaillit tout à coup au cap Campanella, et s’enfonce encore, près de l’îlot des Sirènes, pour former le golfe de Salerne. Au-dessus de toutes ces beautés, le Vésuve se lève comme le gardien des flots et des rivages. De l’autre côté, au sud et au couchant, on aperçoit la mer immense qui va vers la Sicile et vers l’Espagne.

Sur la plus haute chambre du palais tibérien, un ermite a bâti sa cellule et s’ingénie tout seul à construire une chapelle. Il vit là d’aumônes, dans une retraite qui n’est point déplaisante, expliquant d’une voix monotone, et comme une leçon apprise, les crimes de Tibère, accourant dès qu’il voit paraître un voyageur, faisant une cuisine qui ne semble point mauvaise, cultivant un petit jardin circonscrit par le mur d’une ancienne salle dont la voûte a été enlevée, où s’épanouissent des rosiers et des syringas magnifiques, dormant au bruit du vent sur une natte rembourrée de deux matelas, buvant à la citerne une eau limpide qu’il colore avec beaucoup de vin blanc, et travaillant de son mieux, disent les mauvaises langues, à l’accroissement de la population dans l’île de Capri. Vue de l’ermitage, c’est-à-dire de haut en bas, la ruine ressemble à un vaste bloc de terre grise; elle n’a aucune précision dans sa forme, nul angle ne la dessine; c’est un mamelon couvert d’herbes folles, car là, comme partout où elle n’est pas contrariée par l’homme,

L’impassible nature a déjà tout repris ;


elle a profité de tous les interstices de murs écroulés, de chaque grain de terre végétale apporté par les brises pour semer à profusion cette flore sauvage qui est la régénération des ruines, leur ornement et parfois leur excuse. Les soucis, les giroflées, les églantiers, les genêts, les liserons en fleur donnent une vie charmante et parfumée à ce squelette des monumens qui ne sont plus. Des lézards d’émeraude glissent à travers les feuilles, que dans leur vol frôlent les hirondelles.

A quelques pas du palais, une petite plate-forme, entourée d’un parapet de construction récente, s’avance au-dessus de la mer, et s’appelle le Saut-de-Tibère. C’est de là, selon la tradition, que les victimes étaient précipitées jusqu’au bas de la falaise, où des hommes les attendaient qui les assommaient à coups d’aviron : du moins la légende le prétend, et Suétone le raconte. « On montre à Caprée le lieu des supplices d’où les condamnés, après des tourmens longs et choisis, étaient jetés à la mer en sa présence et par son ordre : les cadavres étaient frappés à coups de croc et de rame par les mariniers jusqu’à ce qu’il n’y restât plus aucun souffle[1]. » Une pierre lancée à toute volée par un bras vigoureux ne peut parvenir jusqu’à la mer; la trajectoire parabolique la ramène forcément sur les rochers qui servent de base à la falaise ; à plus forte raison un corps humain, inerte et pesant, ne pouvait être précipité jusque dans les flots : il s’en allait roulant le long de ce rempart abrupt, bondissant à la saillie des rochers, et n’arrivait en bas que meurtri et mort depuis déjà longtemps. La précaution de poster des bourreaux pour achever les suppliciés me paraît tout à fait superflue, et ressemble fort à un de ces enjolivemens d’historien qu’on appelle une figure de rhétorique. Quoi qu’il en soit, le Saut-de-Tibère a onze cent trente-cinq pieds d’élévation, et une pierre de moyenne grosseur qu’on fait tomber sans projection met vingt-sept secondes à le franchir. Le rocher, naturellement taillé à pic, descend droit comme une muraille, se soulevant çà et là en pointes aiguës, portant quelques touffes de verdure qui animent sa teinte grise, et baignant ses pieds dans une toute petite anse où la mer se brise en beaux flocons d’écume.

Plus loin encore, et presque sur la même ligne que cet emplacement de sinistre mémoire, en haut d’un mamelon de forme pyramidale, s’élève une ruine isolée, morne, grise, rajeunie par un escalier moderne, nouvellement blanchi à la chaux, et qui conduit jusqu’à son sommet. C’était un phare, dit-on. Je veux bien le croire, quoiqu’à cet endroit il ne pût indiquer ni l’entrée d’un port, ni un écueil à éviter. Ne serait-ce pas plutôt de là que Tibère faisait examiner, ex altissima rupe, les signaux qu’il avait ordonné d’établir au loin, afin de savoir ce qui se passait, dans la crainte que ses courriers ne fussent arrêtés[2]? De ce point élevé en effet, on embrasse l’île entière et la mer qui l’entoure; l’œil le moins exercé verrait facilement un feu allumé sur les côtes de Campanie. Ou, mieux encore, ces ruines ne sont-elles pas celles de l’observatoire où il contemplait les astres? car il était très versé dans l’astrologie, qu’il avait étudiée pendant sa retraite à Rhodes. Le récit de Tacite laisse peu de doute à cet égard; le paysage est resté le même : voilà les détours et les rochers, avia ac derupta, que domine la maison; la mer est au fond du précipice; l’affranchi ignorant, mais vigoureux, litterarum ignarus, corpore valido, peut facilement y pousser l’astrologue consulté, si le maître a découvert en lui quelque artifice ou veut simplement s’assurer de son silence[3]. Au reste qu’importe? Aujourd’hui c’est un bloc de briques cimentées et agencées dans le mode de l’opus spicatum; le temps l’égrène sous ses doigts; des ravenelles fleurissent dans ses fentes, le voyageur y monte pour admirer l’horizon, et depuis deux ans la foudre l’a frappé trois fois. Un escalier taillé dans le roc même conduisait jusqu’à la mer, ou peut-être à une vaste grotte située en contre-bas et inaccessible aujourd’hui. Les degrés ont été cassés ou détruits, quoique les traces en subsistent très visiblement; il serait périlleux d’essayer de les descendre, et le pied nu des Capriotes eux-mêmes n’oserait s’y risquer.

On s’attend bien à ce que, dans l’île de Capri, il ne soit question que de Tibère : tout vient de lui. Ce puits, c’est lui qui l’a creusé; ces citernes, c’est lui qui les a fait construire; cette muraille, c’est lui qui l’a bâtie; ce rocher, c’est là qu’il venait s’asseoir pour regarder du côté de Rome; cette grotte, c’est là qu’il sacrifiait aux dieux infernaux; cette caverne, c’est là qu’il enfermait ses prisonniers. Et de tout ainsi. On raconte les anecdotes rapportées par Suétone et par Tacite; on sait quand il est venu ici, on sait quand et comment il est mort; il n’y a pas d’enfant qui ne bégaie son nom; les anciens du pays en parlent comme s’ils l’avaient connu. Il a laissé une trace ineffaçable; sa légende est impérissablement gravée dans toutes les mémoires; les Capriotes parlent de lui avec un certain amour-propre : l’un d’eux me disait : Nostro Tiberio (notre Tibère). Cela ne me surprenait pas; mais, malgré moi, je me rappelais les vers d’Auguste Barbier :

Et vous! passez, passez, monarques débonnaires.
Doux pasteurs de l’humanité.

J’ai peu de goût en général pour les césars; depuis le plus grand jusqu’au plus petit, depuis a le chauve adultère » jusqu’à Firmicus, qui régna deux jours et nagea dans le cirque avec des crocodiles, ils me semblent tous avoir été la superfétation malsaine d’une civilisation égoïste jusqu’à l’odieux. Cependant je ne puis m’empêcher parfois d’entrer en réaction contre cette bouche publique qui depuis des siècles crache sur des hommes qui après tout n’ont été que ce qu’on les a laissés être. Toutes les bassesses, toutes les Lâchetés se sont réunies et pour ainsi dire condensées afin de les faire ce qu’ils ont été. On courut au-devant de César quand, franchissant le ruisseau défendu, il mit la république à néant. On en fut quitte pour inventer je ne sais quel fantôme de pâtre colossal qui avait marché devant lui en lui montrant la route. Le lendemain d’une victoire, il se trouve toujours quelque prodige pour l’expliquer, l’imposer et lui rallier les consciences indécises en faisant intervenir ces signes divins qui s’appelaient jadis la foudre de Jupiter, et se nomment aujourd’hui le miracle de saint Janvier. Sous Tibère, la servilité était telle qu’un homme fut condamné à mort, comme criminel de lèse-majesté, pour avoir fait frapper un de ses esclaves qui avait sur lui une drachme marquée à l’effigie de l’empereur[4]. Parmi tant d’admirables vérités, La Bruyère en a dit une qui est terrible : « Les hommes veulent être esclaves quelque part et puiser là de quoi dominer ailleurs. » C’est le besoin d’esclavage qui a fait les césars; on leur a donné une puissance sans frein : quelles bornes pouvaient-ils y mettre? Qui s’est opposé à eux? qui n’a courbé la tête? qui n’a été heureux de la courber? La responsabilité de leurs crimes revient plus au peuple romain qu’à eux-mêmes. Ce qui le prouve, c’est que presque tous, Tibère, Néron lui-même, ont été doux et bons au début de leur règne: puis, à force de s’entendre appeler les maîtres de la terre, à force de voir leur image placée parmi les statues des dieux dans la cella des temples, ils ont fini par croire sincèrement à leur divinité, et ils se sont laissés glisser sur la pente de la cruauté et de la débauche, où les poussaient l’humilité des peuples et la corruption d’une société gangrenée jusqu’au cœur. Placés en haut et comme couronnement de cette pyramide immense qui était l’empire romain, le miracle serait que la tête ne leur eût pas tourné. La folie césarienne est une maladie spéciale, la maladie de la toute-puissance; des tsars en sont morts et des sultans aussi. Qui ne se rappelle la fameuse phrase de Tacite? Sans que l’auteur en ait eu conscience, elle explique Tibère et Caligula, et toute cette suite de fous furieux de pouvoir et d’ennui. « Cependant (c’est après la mort d’Auguste) à Rome consuls, sénateurs, chevaliers se ruent vers la servitude : plus on était illustre, plus on était menteur et empressé[5]. » Il est difficile d’exiger d’un homme qu’il respecte chez les autres une liberté qu’ils ne respectent pas eux-mêmes et qu’ils sont les premiers à jeter en litière sous les pieds de celui qui monte à la puissance. La libre possession de soi-même semble épouvanter les hommes, et l’on pourrait croire qu’ils ont toujours hâte de se donner à quelqu’un. N’est-il pas vrai de dire que l’excès du pouvoir est plutôt fait de la servilité de tous que de la volonté d’un seul? Il suffit d’avoir vu une révolution pour s’en convaincre.

Tibère serait fort surpris s’il revenait aujourd’hui dans cette demeure d’élection qu’il avait environnée de cachots toujours pleins et qu’il faisait garder par des bourreaux toujours prêts. En effet, à l’heure actuelle, il n’y a pas un seul coupable dans la prison de l’ile. Ici les mœurs ont une mansuétude exceptionnelle; on laisse volontiers sa porte ouverte pendant la nuit, et lorsqu’on est absent, il n’y a guère d’exemple qu’un vol soit essayé : à peine çà et là signale-t-on quelque maraudeur de verger ; mais le vol proprement dit est presque ignoré à Capri. Cette douce et travailleuse population s’administre, se conduit et se garde elle-même; il n’y a pas un seul gendarme dans l’île entière, et les choses n’en vont pas plus mal. On cite deux assassinats commis autrefois ; on en répète les détails, on montre l’endroit; cela se raconte comme un fait rare et monstrueux, et encore faut-il dire que les héros de ces meurtres, restés populaires par l’horreur qu’ils ont inspirée, étaient deux vétérans calabrais envoyés disciplinairement à Capri. Ce petit peuple se connaît, chacun y est appelé par son nom ; dans un espace si resserré et pour un si petit nombre d’habitans, la vie n’a pas de mystère; par la force même des choses, le voisin surveille son voisin ; un mauvais sujet serait vite deviné, démasqué et contraint au départ ou au changement de conduite. La paresse est difficile ici; la terre est pauvre, ou pour mieux dire la terre est rare, et chacun est responsable de sa propre existence. Et puis cette vie de travail au grand air, sous le soleil, dans des champs qu’il faut surveiller sans cesse, dont il faut remonter le mur que la pluie a entraîné, dont il faut redresser la récolte que le vent a courbée, dont il faut soufrer la vigne que l’oïdium envahit, qu’il faut arroser à grands efforts de bras parce que le ciel est sans nuage depuis un mois, cette vie fatigue, occupe et exclut ces rêveries souvent dangereuses que causent invariablement les occupations sédentaires. À la mer pour pêcher, à la terre pour lui arracher la vie quotidienne, le Capriote se tient pour satisfait du sort, s’il gagne sans trop de misère le bout de l’année. La plupart des habitans de l’île n’en sont jamais sortis. L’un d’eux avait été à Naples; il en était revenu émerveillé et racontait à tout venant qu’il avait vu des voitures traînées par des chevaux, et il s’épuisait en vaines descriptions pour faire comprendre à ses auditeurs la construction d’un corricolo ; en effet, il n’existe dans l’île ni voiture, ni charrette. À quoi pourraient-elles servir? les chemins ne sont que des escaliers. Le récit de ce bonhomme me rappela qu’à Venise un vieux gondolier m’avait dit avec orgueil : « J’ai vu des chevaux. moi, de vrais chevaux vivans; on les promenait sur la plage du Lido; ils appartenaient à cet Anglais boiteux que sa maîtresse battait si fort. » Il voulait parler de lord Byron.

Les Capriotes sont en général de taille moyenne, musculeux, gais, bavards, maigres et rapides comme des montagnards, bruns comme les hommes qui vivent sous le double hâle de la mer et du soleil. Leur type n’a rien de remarquable et tire naturellement vers l’Italien du midi, auquel il ressemble par les yeux noirs et les cheveux bouclés. Les femmes n’ont point cette beauté qui saisit chez les Romaines; sauf une certaine nonchalance d’attitudes et une extrême douceur dans la voix, je ne leur ai rien reconnu de particulier! L’usage d’aller pieds nus et d’étaler des cheveux mal peignés, outrageusement graissés d’huile, n’est pas fait pour les rendre attrayantes; on les dit honnêtes, et je le crois sans peine. Depuis qu’un Anglais riche et désabusé s’est marié avec une Capriote qui n’est point laide, toutes les femmes de l’île s’imaginent volontiers qu’on va les épouser pour en faire des pairesses d’Angleterre; une pareille espérance aide prodigieusement à la vertu. Quelques-unes de ces femmes sont très grandes et paraissent fières de leur taille élevée; elles constituent une sorte d’aristocratie singulière, car la légende prétend qu’elles descendent en ligne directe des concubines de Tibère. Les gens du pays vous disent avec un aplomb imperturbable et comme s’ils le savaient de source certaine : « Tibère ne pouvait souffrir que les femmes d’une très haute taille, car lui-même il était si grand qu’il ressemblait à un géant. » Les historiens ne paraissent point d’accord sur le portrait qu’ils ont tracé du terrible gaucher qui y voyait la nuit. « Il était gras, robuste et d’une stature au-dessus de la moyenne, large des épaules et de la poitrine; de la tête aux pieds, ses membres étaient bien faits et bien proportionnés, » dit Suétone[6]. « Sa longue stature était grêle et voûtée, son front dégarni de cheveux, son visage rongé d’ulcères et presque toujours plaqué d’emplâtres, » dit Tacite[7]. Ces femmes tirent vanité de leur origine; c’est presque un honneur que de les épouser. Je livre le fait pour ce qu’il vaut; il constatera une fois de plus l’inconcevable besoin qu’éprouvent les hommes de se diviser en catégories arbitraires, basées sur des distinctions de hasard qui n’ont rien de commun avec le talent, l’intelligence et la vertu.

J’eus l’occasion, dès mon arrivée, de voir toute la population réunie, car c’était la fête de san Costanzo, le saint très vénéré de la ville de Capri, où l’idée de Dieu n’existe guère plus que dans le reste de l’Italie. C’était le 14 mai; cette fête étant la seule qu’on célèbre à Capri, on lui donne la plus grande solennité possible. Cependant la ville est pauvre, le conseil municipal n’est pas prodigue de ses écus, et les saints n’ont point coutume de payer les feux d’artifice qu’on tire en leur honneur. Aussi, chaque dimanche de l’année, on va quêter de porte en porte pour la fête de san Costanzo; chacun donne ce qu’il peut, un grain, deux grains; au bout des douze mois révolus, on compte la somme et on l’emploie en festoiemens. Pour cette fois, on avait fait venir la musique de la garde nationale de Massa, petite ville juchée à mi-côte sur le promontoire de Sorrento, en face même de l’île de Capri. Les pauvres diables de musiciens, groupés sur la place qu’ils remplissaient presque tout entière, soufflaient dans leurs trombones et battaient leur grosse caisse depuis le matin jusqu’au soir, à la plus grande joie des habitans, qui les entouraient pour les écouter, et aussi pour bien constater si on leur en donnait pour leur argent. Le prix fait d’avarice pour deux jours et demi et vingt-cinq musiciens était de 20 piastres (100 francs); il fut gagné, j’en réponds. Le répertoire se composait d’une demi-douzaine de valses, de deux ou trois marches militaires et du fameux hymne de Garibaldi, qui revenait régulièrement de quart d’heure en quart d’heure, et que chacun accompagnait sotto voce toutes les fois qu’on le jouait. On avait suspendu quelques verdures sur les murailles du poste de la garde nationale, dont le drapeau flottait pour la circonstance; les bourgeois avaient endossé leur redingote neuve; sous les voûtes de l’église, les chantres hurlaient des cantiques dans un latin invraisemblable approprié à leur patois; de temps en temps on tirait des pétards, et tout le monde paraissait heureux.

Qu’est-ce que san Costanzo? Je l’ignore; je l’ai demandé au curé lui-même, qui n’a jamais pu me le dire. Tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il est venu de Constantinople il y a bien longtemps, bien longtemps, comme dans les contes de fées. Tout ce qu’on en a, c’est un fémur qui guérit les malades, fait tomber la pluie pendant la sécheresse et apaise les orages. C’est le plus grand saint du paradis; il aime beaucoup les Capriotes, et leur rend encore plus de services que saint Janvier n’en rend aux Napolitains.

Autrefois il n’était représenté que par un modeste buste en bois qu’un artiste indigène avait taillé dans un tronc d’olivier, à l’imitation de ces Dédales que l’antiquité adorait dans les temples de Grèce; mais un curé se rencontra, ambitieux, humilié en sa personne de l’humble matière dont le pauvre san Costanzo était fait, et, prenant ses paroissiens à partie, il leur fit honte de laisser en bois un saint si précieux : il énuméra longuement tous les saints d’or, d’argent, de vermeil qu’il connaissait, et demanda si la ville de Capri ne ferait pas enfin pour son patron ce que tant d’autres villes avaient déjà fait pour le leur. Les Capriotes rougirent de leur indifférence, et, malgré une ou deux voix quasi-voltairiennes qui s’élevèrent pour dire qu’un saint de bois n’était pas plus mauvais qu’un autre, il fut décidé que san Costanzo aurait une effigie en argent. On la commanda à un orfèvre de Naples très expert à travailler les saints, et on ne tarda pas à recevoir un buste d’argent en costume d’évêque, barbu, coiffé de la mitre, tenant la crosse d’une main et bénissant de l’autre. Avec le buste, on envoya la facture; elle se montait à 1,500 ducats. La ville, atterrée, ne se doutant pas qu’un saint dût coûter si cher, s’aperçut qu’elle n’avait pas de quoi le payer. On prit des arrangemens, on paya les intérêts à 7 pour 100; le principal est toujours dû, et le plus clair des revenus de Capri passe à solder les arrérages d’un saint dont par le fait elle n’a que l’usufruit.

La principale cérémonie de la fête consiste à tirer le saint de sa niche habituelle et à le descendre en grande pompe et gala dans une assez curieuse petite église byzantine ornée de vieilles colonnes arrachées aux ruines romaines, munie d’une chaire carrée ménagée dans la muraille, qui s’élève à quelques pas de la Marine, où il doit séjourner pendant vingt-quatre heures. Le chemin est long, difficile, fatigant pour une procession par ces pentes glissantes où le moindre faux pas peut précipiter la précieuse image.

A onze heures du matin, le cortège s’ébranla au bruit des cloches et des boites qu’on tirait de tous côtés. Il y avait des bannières, des étendards, des enfans de chœur, les trente-quatre prêtres de la paroisse, des chantres qui se tordaient les mâchoires, des cierges que le vent éteignait. Sous un dais, portée par quatre hommes habillés avec de vieilles tapisseries, l’idole apparut couverte de bouquets et entourée de chandelles allumées. Le soleil brillait dessus et en tirait des grimaces étranges, qui variaient à chaque angle de la lumière. Derrière, tête nue et cierge .en main, marchait le conseil municipal, fier de sa place d’honneur et précédant la garde nationale, exclusivement composée de bisets, dont les lignes avaient des fluctuations peu militaires. La musique escortait le tout en jouant l’hymne de Garibaldi. Jouer l’hymne de Garibaldi dans une circonstance semblable, c’est un peu mettre le diable dans un bénitier. Le simple peuple venait ensuite, pendant qu’un groupe de femmes chantait un cantique en patois avec d’insupportables voix de tête. Sur le passage de cette théorie païenne, on s’agenouillait, et les pétards éclataient avec un bruit d’artillerie dont les petits enfans s’épouvantaient. Les détonations successives et de plus en plus éloignées nous annoncèrent que le saint continuait heureusement sa marche triomphale à travers les adorations de la foule et les fleurs qu’on jetait sur lui du haut des terrasses. Je descendis à la Marine dans la journée pour voir ce que la fête y devenait. Le saint reposait sous des tentures de calicot rose, ouvrant de gros yeux fixes à l’angle desquels apparaissaient encore quelques traces du blanc d’Espagne qui l’avait débarbouillé le matin et l’avait refait brillant pour le reste du jour. Quelques femmes agenouillées priaient autour de lui. J’allai m’asseoir au bord de la mer, devant les maisons dont la porte ouverte dévoile l’intérieur, qui a quelque chose de touchant dans sa simplicité : la chambre est grande ; du haut des solives enfumées pendent les filets ; les avirons sont rangés contre les murailles ; le fit large et haut sur pied apparaît au dernier plan, à côté du vieux bahut où s’étagent les plats ébréchés ; puis dans un coin une barque est là, tirée à l’abri, sous le toit même, auprès du foyer. Des flancs d’un de ces canots j’entendis sortir un vagissement: je m’approchai ; au fond, il y avait un court matelas, et sur le matelas un petit enfant qui s’éveillait. Les barques sont rangées au rivage sur un lit de gravier. Quand la mer est grosse, elle vient battre contre les maisons, enfonce les portes et noie la chambre. Si l’on demande aux matelots pourquoi ils ne construisent pas leur demeure plus haut, sur la colline, loin des vagues, ils haussent les épaules et répondent : Ç’a toujours été comme ça ! — Les marins de Capri sont renommés ; ils gagnent la haute mer, pèchent le poisson qu’ils vendent à Naples, et s’en vont jusque sur les côtes de Barbarie arracher le corail et les éponges.

Le soir, pour terminer victorieusement cette belle journée, on tira sur la place de la ville de Capri un feu d’artifice qui ne fut vraiment pas laid. La dernière fusée avait lancé dans l’espace sa gerbe lumineuse, le dernier soleil s’était éteint en tournant, et je me disposais à rentrer à l’albergo di Tiberio (toujours Tibère !), lorsque je fus accosté par un honnête Capriote qui me pria d’assister, le soir même, à un bal que les habitans se donnaient entre eux. J’acceptai avec empressement, car j’avais gardé un précieux souvenir des saltarellesque j’avais vu danser autrefois à la villa Borghèse, pendant le petit carnaval de Rome, par les belles popolane du Transtevere. Je me dirigeai donc vers la maison indiquée, me réjouissant d’être appelé à voir quelque chose de vraiment local et d’une réelle originalité. En approchant, mes oreilles furent surprises par un air connu, si connu, que je ne pouvais les en croire. Je m’arrêtai, j’écoutai : c’était bien ce même air, cette vieille rapsodie que savent tous les gamins de nos collèges. Je franchis le seuil de la maison ; il n’y avait point à s’y tromper, on sautait en mesure en se frappant dans les mains : on dansait le Carillon de Dunkerque ! O déconvenue des voyages ! ô mânes de Tibère ! En fait de rafraîchissemens, on passait des verres de vin rouge pleins à déborder et de forts biscuits bien nourrissans. Au Carillon succéda une polka, puis une sorte de contredanse singulière mêlée de valses et de rondes. Un danseur conduisait la bande et indiquait à haute voix les changemens de figure. Chose étrange, les commandemens se faisaient en français : « Balancez, — changez de dame, etc. » Et comme j’exprimais mon étonnement à haute voix, il me fut gracieusement répondu qu’à la guerre et en galanterie les Français étant les maîtres, il n’était point surprenant qu’on eût adopté leur façon de commander dans les bals et dans les batailles. Je répliquai, ne voulant pas être en reste, et pendant dix minutes j’échangeai avec mon interlocuteur des complimens de même farine. J’attendais toujours quelque danse nationale, mais il n’en venait guère. Une fenêtre ouverte me consola de ma mésaventure en me permettant d’admirer un paysage splendide. La lune, toute pleine, donnait d’aplomb sur la haute montagne de Solaro, qui forme la portion ouest de l’île ; sa lumière dessinait, dans leurs contours magnifiques, les immenses roches dénudées au sommet desquelles brillait la blanche coupole d’un ermitage; les masses de verdure, frissonnant à la brise, se noyaient sous des pâleurs nacrées qui leur donnaient un éloignement prodigieux; entre les deux pitons d’une colline, j’apercevais la mer tranquille où se reflétaient les étoiles.

La ville s’étend au centre de deux petites collines dont elle reliait les sommets à l’aide d’un rideau de murailles terminées à chaque extrémité par un château-fort. Tout cela est bien détruit maintenant, et tout à fait hors de service. La muraille n’était qu’une chemise, ainsi que l’on dit en termes techniques; elle s’est écroulée en bien des places, et les habitans en ont ramassé les pierres tombées pour raccommoder les clôtures de leurs jardins. Ces vieilles fortifications inutiles font bon effet cependant, et donnent un charme de plus au paysage. L’un des forts s’appelle le Castello, l’autre forte San-Michele. Ils sont déshabités. Tous deux, ils dominent la mer et commandent les lieux de débarquement. Quatre vieilles tours carrées font saillie sur les murs décrépits; un beau chèvrefeuille en a entrepris l’escalade, il grimpe vaillamment à l’assaut, gagnant une pierre aujourd’hui, demain une autre : il jette un peu de gaîté sur ces teintes plates et grises. Il y avait des canons autrefois, on les a retirés; le recul seul des pièces aurait suffi à renverser ces pauvres castels du moyen âge, dont la carapace lézardée enferme aujourd’hui un enclos où poussent des lupins et des tomates. J’y suis monté, j’ai parcouru ces deux ruines; je suis surpris qu’elles soient encore debout, et que pendant les nuits d’équinoxe le vent d’ouest ne les ait pas déjà renversées. C’est en descendant du Castello vers Capri que l’on rencontre, dans un jardin plein d’amandiers, des constructions voûtées que l’on donne pour les anciennes prisons où Tibère faisait enfermer ses condamnés. Ceci est encore une explication légendaire que nulle preuve écrite ou visible ne vient confirmer. Dix-neuf chambres, séparées les unes des autres par des murailles épaisses de quatre pieds, se suivent et se commandent en ligne droite; elles reçoivent le jour par des regards creusés dans la voûte, dont les briques apparaissent là où le revêtement de stuc ne s’est pas conservé. Il est possible en effet que ce soient d’antiques latomies, ou les caves d’une construction supérieure actuellement disparue, ou simplement des habitations semi-troglodytiques, comme les pays de rochers en offrent tant d’exemples, et comme l’usage s’en est conservé même en France, dans certains cantons de Normandie et de Touraine. Plus près encore de Capri, à quelques pas de la ville, le long d’un chemin qui sert de promenade aux habitans, on distingue très nettement des restes d’arcades aujourd’hui détruites. Elles sont sur deux rangs séparés l’un de l’autre par une distance d’environ soixante pas, et sont précédées par une muraille construite de matériaux énormes, dits de grand appareil, comme si elle avait été destinée à supporter un monument colossal. Elles sont disposées symétriquement contre deux talus rocailleux qui décrivent un arc de cercle parallèle très étendu. Beaucoup de ces arcades, bloquées aujourd’hui par les clôtures des jardins, sont à moitié enfoncées sous terre. On dit qu’il y en a cent, et on les nomme les cento camerelle. Les gens du pays disent que ces « petites chambres » étaient les boutiques du forum de Caprée. Quelques savans prétendent que ce sont les substructions d’un double pœcile hémisphérique, dont les autres parties ont été renversées et dispersées par les tremblemens de terre, qui jadis étaient fréquens dans l’île. D’autres enfin, forçant à mon avis le sens de l’histoire, s’appuient sur le texte de Suétone : « des chambres à coucher (cubicula), diversement disposées, furent ornées de tableaux et de statuettes (sigilla) représentant des sujets obscènes, etc.[8], » pour trouver dans ces arcades, à peine indiquées par une saillie insignifiante, les restes des cabinets secrets où Tibère livrait sa vieillesse à toute sorte de débauches. A l’abondance des ruines qui couvrent l’île, et que l’on rencontre encore à chaque pas, on peut se figurer ce qu’elle était dans les temps antiques. Tous les terrains, envahis par les palais, les villas et les temples, devaient disparaître sous les constructions, et laisser à peine place à quelques jardins. On dit que le gouvernement italien a l’intention de faire exécuter des fouilles : il fera bien, au point de vue philanthropique, car c’est toujours une œuvre pie que de donner à travailler aux pauvres gens; mais au point de vue archéologique je doute fort qu’il obtienne une seule découverte importante, ou seulement curieuse. Ici tout a été bâti sur le roc vif qui sert de fondation première; il n’a donc pu y avoir enterrement d’édifices, comme sur la Voie-Appienne et au Campo-Vaccino, ni disparition sous un écoulement de lave, comme à Herculanum, ni ensevelissement sous les cendres, comme à Pompéi. Le sol de Capri est resté le même; il ne s’est ni exhaussé ni abaissé; aux premiers coups de pioche, on trouvera le roc. Les matériaux, qui étaient des briques cimentées, ont été pour la plupart utilisés par les habitans : il n’existe pas de murailles modernes où ne se retrouvent quelques blocs antiques; les tremblemens de terre ont fait beaucoup de ruines; la culture a nivelé partout où elle a eu l’espoir de rencontrer de la terre végétale ; il est donc bien difficile de savoir quelque chose de positif au sujet des monumens anciens, sur lesquels du reste les textes sont muets. On sait qu’ils existaient; mais sauf la villa Jovis, dont Suétone indique à peu près l’emplacement, on ne sait rien de plus. Ainsi, des douze palais, on en connaît un avec quelque certitude; quant aux onze autres, il est loisible d’en voir les débris dans chacune des ruines que l’on rencontre. À ce compte, les habitans de l’île en montrent tant que l’on en veut voir. Il en est un cependant dont les traces ne me semblent pas douteuses : il s’élevait au bord de la mer, à l’ouest de la Marine, étendu sur le rivage et appuyé à la falaise, dans laquelle il devait, pour ainsi dire, être encastré. J’engage ceux qui le visiteront à ne point s’y rendre à pied, en marchant sur les rochers que baigne le remous des flots : c’est une route à se casser les jambes, et je les engage aussi, pour rejoindre les chemins battus, à ne point gravir la falaise à pic, où nul sentier ne se dessine: c’est un chemin à se rompre le cou. La construction est en briques; des chambres, des couloirs, des conduits destinés sans doute à l’écoulement des eaux, apparaissent encore très nettement; une salle semi-circulaire se dresse comme une niche immense, montrant sa muraille solidement bâtie et l’admirable agencement de ses matériaux. A la base de cette muraille, parmi des débris et des rochers, j’aperçois des tronçons de colonnes géminées, en marbre grisâtre, simplement dégrossis. Une des salles s’étendait jusque dans la mer, où elle devait former une grande piscine carrée. Est-ce là que Tibère nageait avec ceux qu’il appelait ses pisciculi? Il n’y a plus que les fondations; le reste a été roulé au sein des flots, qui l’ont emporté bien loin. Un pan de muraille s’est abattu, et semble de loin un vaste rocher. La mer le lave incessamment : pendant les orages, elle le secoue et le roule; mais elle n’a pas su arracher une seule des pierres au vieux ciment qui les unit. Dans le pays, cette ruine se nomme Palazzo di mare. Plus haut, en remontant vers la ville de Capri, on montre, à un endroit appelé la Fontana, deux grandes citernes qui naturellement sont les citernes de Tibère. La plus grande a environ trente pieds dans sa longueur et huit de profondeur; l’eau, claire et froide, reflète la voûte, revêtue d’un enduit épais verdi par l’humidité. Au-dessus du rocher troué qui forme l’entrée, des lycopodes ont suspendu leurs minces rameaux et leurs feuilles découpées, que la lumière rend transparentes. Ces réservoirs, alimentés par les sources venues de la montagne, constituent une réelle fortune pour celui qui les possède, car il ne manque jamais d’eau, et peut largement arroser les arbres qu’il cultive. Aussi les orangers et les citronniers sont merveilleux, amples, touffus, chargés de fruits dont les teintes éclatantes brillent à travers le feuillage sombre et luisant; les néfliers du Japon sont grands comme des arbres, et la vigne grimpe le long des murs avec une vigueur sans pareille.

Dans toute l’île de Capri, la culture est extrêmement soignée; ainsi que je l’ai déjà dit, la terre y est rare, on la surveille avec jalousie, on la dispute au rocher, on l’étaie de murs, on l’arrête à chaque pas sur sa pente naturelle par des terrasses factices, on l’abrite contre le soleil par l’ombre des arbres, on la garantit du vent par des murailles; aussi elle n’est pas ingrate, elle donne le plus qu’elle peut, et ses produits sont tous de qualité exquise. Les céréales sont parfaites; mais aussi avec quelles précautions on les cultive ! On ne sème pas le blé; dans ce pays, exposé à tous les vents, ce serait risquer la semence; le blé est piqué grain à grain, admirable méthode qui donne un rendement considérable, mais qui a contre elle sa lenteur forcée. Les citrons, les oranges y viennent en abondance; cependant la récolte de l’année dernière n’ayant point été bonne, les oranges coûtaient relativement cher et se vendaient 6 grains (à peu près 22 centimes) le kilogramme. Les oliviers, qui sont nombreux, donnent une huile très riche qui est même spécialement recherchée pour la table; les mûriers sont suffisans pour nourrir un assez grand nombre de vers à soie ; les propriétaires de jardins en utilisent la feuille pour alimenter trois ou quatre corbeilles de bombyx dont on va vendre les cocons à Naples. Dans l’île entière, il n’existe pas une seule magnanerie; l’élève des vers à soie ne serait donc qu’une sorte de distraction, si l’extrême pauvreté du pays ne tirait encore quelques ressources d’un si mince produit. Les ligues blanches de Capri sont presque aussi célèbres que les figues de Smyrne; mais la vraie production de l’île est la vigne, qui fournit un vin rouge et un vin blanc renommés parmi les crus italiens. Le vin rouge, légèrement sucré, développe un faible goût de framboise qui n’est pas désagréable; quant au vin blanc, plus sec et même quelque peu aigrelet, il a un goût de violette si accusé que les frelateurs napolitains l’imitent facilement en faisant infuser des racines d’iris dans un vin blanc quelconque. Une bouteille de vin blanc de Capri, qui se vend 5 grains sur les lieux, est chargée, à Naples, de poudre de seltz; alors, sous le nom de vin de Champagne, elle vaut une piastre (5 fr.) pour les Napolitains et 2 piastres pour les étrangers. Que boit-on à Naples sous le nom de vin rouge et de vin blanc de Capri? Je l’ignore, et Dieu sait cependant l’énorme quantité qui en est consommée; mais ce que je puis dire, c’est que l’île ne suffit pas à la consommation de ses seuls habitans; sauf une très petite quantité vendue à des particuliers, la récolte des vins est bue par les Capriotes eux-mêmes. Quand la vendange est infructueuse ou que l’oïdium se met au raisin, ce qui a lieu cette année, c’est un désastre.

Nul soin, nulle fatigue ne sont épargnés pour arracher à la terre tout ce qu’elle peut produire; néanmoins l’île est insuffisante à nourrir ses trois mille cinq cents habitans, elle leur donne à peine assez de blé pour la moitié de l’année : il faut aller chercher le surplus en terre ferme, à Sorrento, à Castellamare, à Naples. D’industrie, il n’y en a pas. Les femmes font quelques ouvrages en fine sparterie, mais c’est si peu de chose qu’il est superflu d’en parler. Les Capriotes vivent donc, comme les hommes primitifs, de pêche et d’agriculture; ils y ajoutent la chasse aux mois d’avril, de mai, de septembre et d’octobre, car leur île est un lieu de repos dans le passage des cailles, des grives, des tourterelles, des becs-figues et des bécasses. Quand je suis arrivé, les cailles passaient; depuis longues années, on ne les avait vues arriver en quantité pareille. On ne les chasse pas, on les prend au filet. Tout autour de l’île, partout où il y a assez de terre pour ficher un pieu, on enfonce des mâtereaux de distance en distance, entre lesquels on tend des filets à l’aide d’une corde jouant dans une poulie, absolument comme on hisse une voile à bord d’un navire. Les cailles, par bandes innombrables, arrivent en général une demi-heure avant le lever du jour : elles s’abattent dans les filets, où elles sont ramassées par les chasseurs embusqués. Le passage a été si abondant cette année, que la caille vivante s’est vendue 1 grain (4 centimes) sur le marché de Naples. Il en a été expédié d’immenses quantités en Angleterre. La moyenne de la récolte des cailles au passage du printemps varie, pour l’île de Capri, entre quarante et soixante-dix mille. Du reste, à cette époque la caille est mauvaise, amaigrie par les privations de l’hiver, fatiguée de son voyage; elle n’est vraiment succulente qu’au passage d’automne, lorsqu’elle s’est longuement ravitaillée dans les pays septentrionaux et qu’elle s’est fait cette pelote de voyage que les gourmets connaissent bien. La passe des cailles est une des richesses de l’île, et peut-être la plus sérieuse.

La flore naturelle est vigoureuse, et, sans être très variée, elle suffit pour donner à l’île une verdure charmante. Le souci sauvage abonde en massifs pressés qui font au loin de grands tapis d’or; les églantiers, les liserons, les clématites courent le long des murs et entremêlent leurs fleurs. Il est à remarquer du reste que les fleurs ont ici un parfum extrêmement fort et pour ainsi dire quintessencié; les genêts exhalent une odeur exquise, mais si pénétrante qu’elle en est incommode; quant aux géraniums sauvages, ils sentent absolument le musc. L’absinthe n’est pas rare; elle s’épanouit en touffes veloutées d’un vert si pâle qu’il en paraît gris; on la respecte, et cette admirable plante officinale n’est point encore utilisée dans ce naïf pays pour fabriquer l’horrible poison qui fait plus de mal à nos armées que le choléra, le typhus et la guerre. Les essences de bois sont assez diverses et appartiennent à plusieurs climats : si par les aloès, les nopals, les caroubiers, les myrtes, les lentisques, l’île de Capri paraît appartenir au sud, elle se rapproche des pays tempérés par les plus laryx, les arbousiers, les amandiers, les peupliers, et elle touche au nord par ses nombreux sorbiers et ses chênes, qui sont d’assez belle venue; mais la rareté végétale de Capri est un palmier qui a poussé en pleine terre dans le jardin d’une auberge. On le cite dans les guides, on va le voir : tous les peintres qui ont fait quelques études dans l’île ont « tiré son pourtraict, » et il est maintenant aussi connu dans les ateliers que ce fameux pin parasol retombant, à Rome, au-dessus d’une muraille blanche, et qui a été reproduit tant de fois qu’il porte un nom public que je n’oserai point rapporter ici. Quel triste palmier pourtant, si on le compare à ceux qui, dans la Haute-Egypte et la Nubie, mirent leurs têtes verdoyantes dans les eaux du Nil! Parmi les plantes vénéneuses, je n’ai guère vu que la petite euphorbe, qui prend ici des proportions inusitées en France, sans cependant devenir arborescente comme sur les bords de la Mer-Rouge. On l’utilise pour la pêche, on en prend quelques tiges, on les écrase, on les glisse dans les grottes visitées par la mer, et le poisson ne tarde pas à en sortir; mais le poisson pris ainsi doit être mangé immédiatement, car au bout de peu d’heures il se décompose et tombe en pourriture. L’euphorbe sert aussi à un autre usage que je m’abstiendrai de qualifier. Au moment du tirage à la conscription, les garçons qui redoutent l’état militaire cassent un brin de la plante et en font couler le lait dans un de leurs yeux; le lendemain ils sont borgnes, et par suite exemptés du service.

Il n’y a ici que fort peu d’animaux; en effet, comment pourraient-ils vivre, s’ils étaient nombreux? Il n’existe point de prairie, et on ne peut leur livrer en pâture que la bordure des chemins ou des terrains si rocailleux que l’homme n’a pu parvenir à les défricher. Il y a quelques vaches efflanquées et de toute petite race, à peine plus grandes que nos vaches bretonnes, mais encornées plus haut et de couleur grise ; quelques moutons errent le long des murs à la recherche d’une maigre pitance, et des chèvres escaladent les ruines pour aller y brouter les plantes parasites. Le peu de viande qui se consomme dans l’île est achetée en terre ferme. Il y a six ânes pour promener les voyageurs, et trois chevaux moins forts et moins grands qua les ânes. Quant aux animaux sauvages, il n’en existe pas, et je ne parle que pour mémoire des serpens, qui sont tous inoffensifs et appartiennent à la famille des couleuvres. Ils sont du reste vigoureusement chassés par quatre paires de busards qui se sont partagé l’ile. Lorsque l’un d’eux, entraîné par son vol, pénètre sur le terrain de chasse qu’un autre s’est réservé, ce sont des batailles et des cris que l’on entend dans l’île entière. Ils nichent sur les plus hauts sommets. Quand leurs petits ont atteint une certaine croissance, ils les conduisent sur le continent ou dans l’île d’Ischia, et ils leur donnent impitoyablement la chasse, s’ils reviennent du côté de leur rocher natal.

C’est vers le commencement et vers la fin de la journée que je sortais de préférence, afin de jouir des splendeurs du soleil levant et du soleil couchant, à ces heures où la nature, regardée sous une lumière particulière, offre le contraste charmant des ombres plus accusées au milieu de clartés plus vives. J’étais en général accompagné dans mes courses par un vieux Français qui peut-être mérite d’être présenté au lecteur. C’est un ancien soldat de Lutzen, où il fut laissé pour mort sur le champ de bataille avec trois coups de crosse qui lui avaient ouvert la tête et fracassé la clavicule. Il ne s’en porte pas moins bien aujourd’hui et rit beaucoup en racontant ce qu’il appelle « cette petite aventure. » Il se nomme Joseph Bourgeois, il est venu au monde à Bastia d’un père né à Valenciennes. Il s’engagea de bonne heure, fit la campagne de 1812 et de 1813 ; il a gardé un mauvais souvenir de Wilna. Il était sergent dans la garde : après l’abdication de Fontainebleau, il suivit Napoléon à l’île d’Elbe, où il resta, pendant les cent jours, pour garder Madame-mère et la princesse Pauline. Retourné en Corse après Waterloo, il s’y ennuya et vint à Naples pour y voir un de ses parens qui avait servi dans les troupes de Murat. A Naples, il entendit parler de la Grotte d’Azur et voulut la visiter. Il vint à Capri avec l’intention d’y passer un jour. Il trouva le pays à son goût, le petit vin blanc lui parut agréable, les femmes ne lui semblèrent point déplaisantes, et il est ici depuis quarante-six ans, marié, fort estimé de tous et ayant rempli d’importantes fonctions municipales. Il a été juge de paix, deux fois syndic (maire), capitaine de la garde nationale; mais un jour il eut l’idée fort naturelle de réclamer au ministère à Naples une somme de cent trente ducats qu’il avait dépensée pour le gouvernement : on s’aperçut alors qu’il était Français, que jamais il n’avait été naturalisé, que c’était indûment qu’il avait exercé les charges de juge de paix, de syndic, de capitaine, et l’on refusa net de reconnaître sa créance, qui ne fut point payée; il en a gardé quelque rancune aux Bourbons. Aujourd’hui c’est un grand vieillard de soixante-dix ans, droit comme un peuplier et fort comme un chêne, malgré une maigreur excessive qui lui donne l’air d’un don Quichotte rustique; il a un corps de fer et des jarrets d’acier : quand tout le jour il a chassé dans l’île ou bêché son jardin, il aime à danser le soir pour se défatiguer. Il n’a qu’un rêve, faire encore une campagne ou deux avant de mourir. Il est à l’affût des étrangers, et dès qu’il apprend qu’un Français a débarqué à la Marine il suspend sa médaille de Sainte-Hélène à sa boutonnière, et se promène orgueilleusement pour être remarqué. Autrefois il faisait du vin et le vendait à Naples; mais la vigne est malade depuis longtemps, les sophistiqueurs napolitains sont devenus de plus en plus habiles dans l’imitation du vin de Capri, et les temps sont durs maintenant pour ce vieux brave, qui, malgré l’insouciance dont il fait parade, pense à l’avenir avec inquiétude. Il a ouvert auprès du palais de Tibère un petit bouchon borgne qu’il a pompeusement intitulé restaurant de monsieur Bourgeois; il y offre des rafraîchissemens aux voyageurs qui visitent les ruines, mais les voyageurs sont rares, et il n’y a point là de quoi subvenir à une existence chargée d’années.

On se doute bien qu’avec un compagnon pareil j’ai visité toutes les positions militaires de l’île, positions insignifiantes aujourd’hui, car elles ont été désarmées depuis longtemps déjà. Il m’a conduit aux batteries de San-Francisco et de Palazzo di mare, qui avaient été établies pour protéger la Marine contre un débarquement; les larges demi-cercles en pierre où se manœuvraient les pièces existent encore, mais les canons n’y sont plus; les merlons sont tombés au pied du rempart, les ronces ont envahi les barbacanes, les chaînes du pont-levis ont été enlevées ; un four à rougir les boulets reste seul dans un coin, intact et presque neuf. En se promenant avec moi, mon vieux guide s’arrêtait parfois à certaines places et me disait : « Là il y avait un canon, là il y avait un mortier; mais on a tout ôté et l’on ne m’a pas payé les cent trente ducats que l’on me devait ; étonnez-vous donc, après cela, de voir tomber les gouvernemens! »

Il y avait autrefois dans l’île de Capri deux couvens, l’un de femmes et l’autre d’hommes; les Français, après 1808, en firent des casernes; depuis ce temps, les nonnes et les moines n’y sont pas revenus, et les deux bâtimens, qui sont vastes, servent de dépôt à des invalides. Les invalides mariés habitent l’ancien couvent de femmes, qui est situé dans la ville même de Capri; l’autre, que l’on nomme la Certosa, est destiné aux invalides célibataires. Je ne puis m’empêcher de remarquer incidemment que Capri est un endroit bien mal choisi pour y placer des invalides. Il n’y a pas une ligne droite, tout y est en pente, et c’est pitié de voir ces malheureux estropiés, ces aveugles, tâtonnant du bâton, se traîner dans des chemins faits pour épouvanter des chamois. La Certosa, immense couvent avec cloître et chapelle, est placée au sud de l’île, au-dessus d’une anse étroite, mais abordable, que l’on nomme la Petite-Marine, et qui est, avec la Marine située précisément à son opposite, c’est-à-dire au nord, un des deux points par où l’on puisse débarquer dans l’île. Deux ou trois maisons enclavées dans les rochers, quatre ou cinq petits canots qui servent à la pêche des coquillages, un poste délabré où veille un douanier qui s’ennuie, voilà tout ce qui s’offre aux regards quand on visite la Petite-Marine. Un îlot qui est joint au rivage par un pan de maçonnerie s’appelle la Sirène; mais ce n’est point là la patrie des sirènes qui chantèrent inutilement pour Ulysse : leur île, un rocher, s’élève dans le golfe de Salerne; on l’aperçoit facilement, par un temps clair, des hauteurs de Capri. De ce côté, l’île est plus abrupte; à la sécheresse de l’herbe, aux terrains brûlés, on voit que le vent d’Afrique, le khamsin de là-bas, le scirocco d’ici, lui arrive en ligne droite et la dévore de son haleine ardente. C’est l’endroit favori où les cailles s’abattent après leur traversée; aussi les filets y sont nombreux, tendus et surveillés.

Comme je m’étais assis près de la Petite-Marine en compagnie de Bourgeois, il se leva, arracha une pomme de terre dans un champ, et, me la montrant, il me dit : — C’est moi qui ai apporté cela dans l’île, avant moi on ne le connaissait pas. En 1816, quand je vins ici, j’achetai un jour à Naples deux quintaux de pommes de terre : personne n’en avait jamais vu dans le pays; je leur expliquai ce que c’était, chacun m’en demanda; j’en donnai à tous ceux qui voulurent en avoir : maintenant c’est un bon produit de plus pour l’île et dont tout le monde profite.

— Et qu’a dit le gouvernement de Naples quand il a su que vous aviez rendu ce service à l’île de Capri?

— On a dit que j’avais servi l’usurpateur, et que je devais être un jacobin!

Du reste, le pauvre homme était philosophe, et quand il avait raconté ses déboires, il sifflait un petit air mélancolique qui plus d’une fois me remit en mémoire le lilla burello de l’oncle Tobie.


II.

Jusqu’à présent, je n’ai parlé que de la ville de Capri et de ses alentours, c’est-à-dire de la partie est de la ville; la partie ouest, qui porte la ville d’Anacapri, mérite qu’on s’en occupe. Cette portion, la plus considérable, mais la moins accessible et la moins habitée de l’île, est formée par le soulèvement du mont Solaro, qui s’élève d’un jet à dix-huit cents pieds au-dessus de la mer dans laquelle il baigne ses pieds. Du côté de la campagne, où s’éparpillent les maisons voisines de Capri, la montagne descend à pic par des flancs abrupts qui constituent un rempart de rochers haut de 300 mètres. De la mer, aucun lieu de débarquement praticable ne conduit vers la petite ville d’Anacapri, dont le nom de formation grecque indique suffisamment l’origine. La Marine de Capri est donc aussi celle d’Anacapri, où l’on se rend par une pente de larges paliers qui aboutit à un escalier de cinq cent trente-six marches composées de degrés taillés dans le roc ou de pierres rapportées. Cet escalier déploie ses longs zigzags au flanc même du rocher qui domine la mer; un mur à hauteur d’appui lui sert de garde-fou et l’empêche d’être absolument un précipice. Une petite chapelle dédiée à saint Antoine de Padoue en indique le milieu, et un large banc, appuyé contre la roche, invite à un repos nécessaire avant de reprendre cette ascension, que le vent rend parfois dangereuse, et le soleil toujours fatigante. Les femmes d’Anacapri vont et viennent lestement sur ces interminables escaliers, où ne glissent pas leurs pieds nus. Ce sont elles, comme dans l’île entière, qui portent les fardeaux; j’en ai suivi longtemps des yeux une qui soutenait en équilibre une commode sur sa tête, et qui gravissait les degrés avec une ferme rapidité que je lui enviais. Arrivé à son point culminant, l’escalier passe sous deux portes, entre lesquelles un pont-levis, aujourd’hui privé de ses chaînes, pourrait au besoin se relever et faire un vide infranchissable ; quelques meurtrières, ouvertes dans le pan de muraille qui accompagne les portes, complètent ce système de défense, qui jamais, je crois, n’a encore été mis à l’épreuve; il n’a même pu servir en 1808 contre les Français, car c’est à revers qu’ils avaient attaqué la position d’Anacapri. L’ensemble de l’escalier est dominé et commandé par un fortin muni d’une poudrière qu’on a justement appelé Capo di monte ; maintenant c’est une ruine. La crainte des pirates et l’épouvante qu’inspiraient leurs incursions inopinées sur les côtes où ils venaient enlever les habitans, qu’ils allaient ensuite vendre sur les marchés de l’islamisme, peuvent seules expliquer l’inabordable situation qu’Anacapri a librement choisie. Les voyageurs qui ont parcouru les mers de l’archipel grec se rappelleront sans doute que dans chaque île la vieille cité, la cité mère, est placée à des hauteurs excessives. Ce n’est que depuis l’extinction de la piraterie barbaresque, depuis que la mer n’est plus la grande route des forbans, que les villes se sont hasardées à descendre au rivage, où elles n’ont plus à redouter le pillage, le viol et l’incendie; mais de vieilles habitudes attachaient à l’ancien foyer. Les pères avaient fait ainsi : pourquoi ne ferait-on pas comme eux? Le chemin est âpre, cela est vrai, la route est pénible; mais elle conduit à la maison des ancêtres, à la maison où l’on est né : les tombeaux de ceux que l’on a aimés sont là, peut-on les abandonner et leur dire un éternel adieu pour aller chercher un endroit plus propice où l’on bâtirait des demeures nouvelles? On reste alors, on aime ce nid d’aigle en raison même des difficultés qu’il faut vaincre pour arriver jusqu’à lui, et la ville subsiste, et se peuple et s’agrandit; le saint qui est son patron la protège ici, peut-être l’abandonnerait-il ailleurs; sa protection même est un signe qu’il faut vivre là où les aïeux ont vécu, et malgré les douces tentations de la plage Anacapri est demeuré fidèle à son rocher et à ses abruptes hauteurs.

Dès qu’on a franchi les derniers sommets de la montagne, on voit que le plateau s’en va, en pentes douces, rejoindre les écueils qui bordent la mer du côté de l’ouest. Comparés aux bondissemens et aux soubresauts perpétuels des terrains où s’élève Capri, ceux qui portent Anacapri sont plans et presque réguliers; si la charpente de rochers perce encore à et là son épidémie de terre et s’élève en gibbosités stériles, c’est à côté de la mer, aux environs d’une baie assez large qu’on nomme Cala del Rio. À cette hauteur, où le vent est toujours frais, la végétation est sensiblement plus septentrionale que dans les campagnes abritées du nord et ouvertes au sud qui s’étendent derrière la Marine. Ici le noyer abonde, et aussi le sorbier, qui se mêle à des chênes vigoureux ; l’aloès a disparu, et le cactus à raquettes est grêle, pâle, sans grande force. Ici, non plus qu’à Capri, on n’a su utiliser cet arbuste disgracieux ; on se contente de manger ses fruits désagréables lorsqu’ils sont mûrs, mais on n’a jamais pensé à s’en servir pour acclimater la cochenille, comme nous l’avons si heureusement fait en Algérie. J’en ai parlé à des cultivateurs capriotes, je me suis évertué à leur expliquer ce genre de culture et le bénéfice facile qu’il produirait, je n’ai jamais pu réussir à me faire comprendre. A toutes mes démonstrations ils répondaient : « Elle (votre seigneurie, votre excellence) se trompe, les vers à soie ne mangent que de la feuille de mûriers, et encore allons-nous renoncer à en élever, car depuis quatre ou cinq ans ils sont malades, et meurent comme des mouches. » J’avais beau leur prouver qu’il n’y a aucun rapport entre la cocciniglia et le bigattolo, et que lorsque je parlais de la première, je n’entendais point parler du second : on me répondait toujours que le bombyx ne mange que des feuilles de mûrier; de guerre lasse, j’y ai renoncé.

Il ne faut pas être trop étonné de l’ignorance de ces pauvres gens; qui les aurait instruits? Ils vivent dans leur île, loin du monde, sans communication avec lui, comme une colonie de Robinsons. Il y a une école à Capri et une école à Anacapri; mais pour les deux il n’y a qu’un maître : il passe trois jours dans l’une, trois jours dans l’autre; de cette façon, ses écoliers n’ont jamais moins de trois jours pour oublier ce qu’ils viennent d’apprendre. A huit ans, on met les enfans à la mer, car ils sont déjà capables de filer une ligne, d’amorcer un hameçon, de renouer une maille, de faire un nœud à l’écoute ou d’assujétir un tolet; à huit ans, on les envoie aux champs, car ils peuvent arracher les feuilles aux mûriers, cueillir les raisins, assembler une gerbe, ramer les haricots et déterrer les pommes de terre. Alors que deviennent l’école, l’instruction, le désir d’apprendre, et la hardiesse d’oser mettre en pratique ce que l’on a appris? Il y a là un cercle vicieux d’où il est difficile de sortir. Si les enfans vont à l’école, ils ne gagnent pas leur vie; s’ils gagnent leur vie, ils ne vont pas à l’école. Et puis le grand raisonnement qui pousse le verrou à tout progrès est bien vite mis en avant : «Nos pères n’en savaient pas plus long que nous; ça ne les a pas empêchés de vivre, de se marier, d’élever leurs enfans et de mourir sans avoir jamais manqué de pain. » Alors il faut admettre que le docteur Pangloss avait raison et que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes! Ce n’est cependant pas l’opinion de l’inspecteur des écoles de l’île de Capri, qui est un Anglais fort indigné de ce qu’il appelle « cette nonchalance. »

La nécessité où sont réduits les enfans de suffire eux-mêmes à leur vie le plus tôt possible a pour eux un résultat plus désastreux encore que l’ignorance, car dès le plus bas âge elle oblitère chez eux le sens moral de telle façon et si profondément qu’il est souvent bien difficile de le redresser dans la suite; je m’explique : comme le père et la mère veulent que l’enfant rapporte afin d’alléger leurs charges, le premier geste qu’ils lui apprennent à faire, c’est de tendre la main; la première parole qu’ils lui apprennent à bégayer, c’est le mot un’ bajocco (un sou). Muni de cette double instruction, un enfant qui peut à peine parler se traîne devant vous et répète à satiété, comme une machine : Un’ bajocco, un’ bajocco! Les voyageurs du reste sont fort coupables en ceci, et au lieu de lutter contre cette déplorable habitude, ils l’encouragent. Quand ils rencontrent un petit garçon ou une petite fille dont la figure leur plaît, ils s’arrêtent, le regardent, lui font la risette, et comme en général on ne voyage pas avec des provisions de polichinelles et de poupées pour amuser les enfans, ils lui donnent un sou pour acheter du nanan. Le lendemain, un étranger passe, l’enfant court à lui et lui demande l’aumône. Puisqu’on lui a donné hier, pourquoi ne lui donnerait-on pas aujourd’hui? Ainsi la mendicité devient un droit, le bambin en use et paraît fort surpris lorsqu’on lui en fait honte. Dans les premiers temps, le père et la mère prennent l’argent ainsi reçu et le font entrer dans la dépense du ménage; mais l’enfant grandit, il court seul loin de la maison paternelle, et alors il mendie pour son propre compte. A quel âge finit l’enfance? Pour la mendicité, il paraît que c’est difficile à déterminer, car il n’est pas rare de voir de grandes et belles filles de seize à dix-sept ans tendre la main au voyageur en demandant le bajocco ordinaire et se sauver tout effarouchées, si l’on ajoute à son aumône un compliment plus vif qu’il ne faudrait. Quel sentiment de dignité, quelle force morale, quel courage peut-il rester en l’âme après une éducation pareille? Pour ces gens-là, l’étranger est une proie; ils en vivent, ils se jettent dessus comme sur un butin qui leur appartient. On lui offre des coquillages, des pattes de langouste, des fleurs, des cailloux, pour obtenir le bajocco. A Capri, chacun demande et quémande, et l’on s’irriterait de tant de prières faites d’une voix pleurarde, si l’on ne pensait à la misère très réelle de ces malheureux. Et puis ne nous indignons pas trop, il n’y a pas si longtemps qu’en France on était assailli de même manière, et je me souviens qu’en 1847, à Rosporden, un jour de marché, j’ai été entouré par plus de deux cents pauvres, et d’assez près, d’une façon assez significative pour avoir été tenté d’appeler les gendarmes.

C’est naturellement au milieu d’une douzaine d’enfans criant : Un’ bajocco ! que je suis entré à Anacapri, qui ne ressemble en rien à la ville de Capri. Autant cette dernière est ramassée et pressée dans l’étroit espace qu’elle occupe, autant l’autre, voyant une sorte de plaine autour d’elle, s’est étendue à son aise et a éparpillé ses maisons. De grands jardins les avoisinent et les massifs de verdure apparaissent derrière les murailles récrépies à la chaux. Les rues, presque larges, sont d’une propreté relative assez remarquable, et, sauf quelques cochons qui courent aussi au hasard, elles ont sur les rues de Capri une indiscutable supériorité. Si le nom de la ville n’affirmait son origine grecque, la patronne de son église principale la constaterait au besoin. En effet, l’église est dédiée à la divinité chère aux Grecs du bas-empire, à la « Sagesse divine, » à sainte Sophie, à celle que le nouveau culte, voulant utiliser l’ancien, a substituée à Minerve, comme il a substitué saint George, protecteur des moissons, au dieu Pan, saint Christophe à Hercule, saint Martin à Mars, Marie à Diane, Madeleine à Vénus, comme il a substitué les trois vertus théologales aux trois grâces et saint Jean à Apollon. C’est une assez pauvre église du reste, toute blanche, garnie de bancs de bois usés et sans caractère défini; elle est tout entière du XVIIe siècle, et cependant une inscription menteuse, peinte au-dessus de la porte, en fait remonter la construction à l’an 1000. Elle s’élève devant une place carrée, dans un coin de laquelle on a encastré sur un pan de mur une plaque tumulaire en marbre, ornée d’une inscription en l’honneur de John Hamill, major au royal régiment de Malte, et qui fut tué à Anacapri, au combat du 4 octobre 1808. En 1831, sa famille fit rechercher son corps, qui avait été enterré avec les autres morts de cette journée, et on lui donna cette tardive sépulture, qui est tournée vers le nord-ouest, dans la direction idéale de l’Irlande, sa patrie.

Je me mis à fureter dans la ville, au hasard des rues qui se présentaient devant moi, regardant à travers les barrières des jardins pour voir les rosiers grimpans épanouir leurs fleurs jusque dans les cyprès qu’ils enlacent, m’arrêtant à écouter une femme qui chantait une plaintive mélopée en tournant son fuseau, entrant dans les cabarets où des hommes se disputaient en jouant à la scopa avec des cartes dont le pique, le cœur, le trèfle et le carreau sont remplacés par le bâton, l’or, la coupe et l’épée, et j’arrivai, toujours bayant aux corneilles, jusqu’à une petite place où se dresse le portail d’une église dédiée à saint Michel. J’y entrai, et je la recommande aux amateurs de majolice. C’est une simple rotonde surmontée d’une lanterne qui lui donne un jour assez clair; les murs, sans ornemens, ont une blancheur éblouissante, qui rend plus vives encore les teintes charmantes dont le pavé est diapré. Ce pavé est composé de carreaux de faïence peinte, dont l’ensemble harmonieux représente le paradis terrestre au moment où Adam et Eve en sont chassés par l’ange armé du glaive. Étant donné la matière et les difficultés à vaincre, ce travail est d’une beauté remarquable et le plus complet en ce genre que j’aie jamais rencontré. Le peintre a bien su profiter de l’espace qu’il avait à décorer; il n’a point éparpillé son sujet en cartouches séparés, comme le mauvais goût italien aurait pu l’y convier : il l’a au contraire habilement groupé, et lui a donné une ampleur considérable. Tout est de grandeur naturelle, depuis les arbres jusqu’aux animaux, jusqu’aux personnages. C’est une scène gigantesque à laquelle assistent tous les animaux de la création, et que les astres regardent du haut du ciel. Le long de fleuves azurés qui baignent des prairies vertes comme des émeraudes qu’abritent des caroubiers et des chênes, des troupeaux paissent tranquillement, mêlés à des animaux féroces qui dorment en paix au milieu d’eux. De grands taureaux gris, comme ceux de la campagne romaine, vont boire dans les ruisseaux, près desquels une licorne chemine lentement à côté d’un porc-épic qui mange une rose, d’un léopard qui étend son mufle sur ses pattes velues et d’un singe gouailleur qui offre une poire à un ours. Un éléphant, un dromadaire, un gros molosse à queue en trompette, une autruche soulevant ses ailes, un crocodile, un sanglier, se promènent les uns près des autres dans une fraternité paradisiaque. Le centre de la composition est occupé par l’arbre du bien et du mal, où se perche une chouette et autour duquel le serpent a tordu ses anneaux. L’ange, armé du glaive flamboyant, chasse devant lui Adam et Eve, déjà vêtus des habits de peaux que Dieu a fabriqués pour eux, et levant les bras au-dessus de leur tête avec désespoir. Sur les plus hautes branches des arbres voisins, les perroquets curieux et les geais babillards regardent cette scène avec étonnement; dans le ciel, où volent des bandes d’oiseaux, apparaissent des étoiles sans nombre, à travers lesquelles une comète voyageuse fait briller son lumineux panache; à gauche, le soleil se couche dans des teintes ardentes, et à droite le croissant de la lune montre ses cornes amincies. La couleur générale est bonne, vive sans crudité, et d’une harmonie qui n’est point déplaisante. Quant au dessin, il est très remarquable pour les animaux, qui ont pu être étudiés sur nature. Il y a, entre autres, une certaine vache vue en raccourci que peu de peintres auraient le droit de renier. Pour les animaux de convention, il est conventionnel aussi; pour les personnages, il est mauvais, mièvre, bouffi, ayant cherché la grâce, n’ayant rencontré que la mollesse et très entaché du mauvais goût de l’époque. Cette vaste composition, qui seule paie les fatigues de la pénible ascension d’Anacapri, est datée et signée : 1761, Leonardo Chiaicse. Cette décoration par les majolice, appliquée sur une aussi vaste échelle, mérite d’être signalée et d’être offerte en exemple aux architectes qui aiment l’éclat et cherchent l’originalité.

C’est la seule curiosité qu’on puisse indiquer à Anacapri, qui n’est par le fait qu’une bourgade de douze cents habitans. Je traversai de belles plantations de vignes, d’étroits chemins où errent des troupeaux de petites chèvres alertes, car je cherchais un point habité qui s’appelle Artemo, voulant savoir si ce nom grec n’indiquait pas quelque ruine d’un temple autrefois dédié à Diane. Je trouvai une sorte de ferme décorée du titre de palazzo, et tout auprès une petite chapelle consacrée à la Vierge. Là était le seul vestige que je devais rencontrer; s’il y a eu un temple, il a disparu; s’il y a eu des ruines, elles ont été enlevées et utilisées dans la construction des maisons modernes.

A l’endroit où les terrains s’abaissent pour s’incliner vers la mer, sur les hauteurs qui dominent l’horizon s’élèvent quelques vieilles tours, en partie détruites, qui jadis servaient de sentinelles avancées à l’époque des incursions maritimes. Il y en a trois principales qui font encore assez bonne figure : au nord-ouest, la tour de Damacuta, qui fut assez forte, et assise sur d’assez solides fondations pour avoir pu, au commencement de ce siècle, porter deux pièces d’artillerie; à l’ouest, et dominant un chemin en escalier qui va vers Anacapri, la tour Materita, tour carrée, couronnée de créneaux appuyés sur des restes de mâchicoulis, entourée d’un mur de défense, crevassée par le temps, d’aspect sarrasin, et ne jouant plus dans le paysage que le rôle d’une fabrique pittoresquement placée ; enfin, au sud-ouest, la Torre di Guardia, construction ronde, dont il ne reste plus que l’enveloppe lézardée et tremblant au souffle des orages. C’est là qu’était suspendue la cloche d’alarme, qu’on sonnait à toutes volées quand on voyait approcher les pirates. Il en existait de semblables sur presque toutes les côtes d’Italie depuis qu’en 1588 une bande de musulmans, se jetant inopinément sur l’ancien cap Minerve, qui sépare le golfe de Salerne du golfe de Naples, avait enlevé dans les villes de Massa, de Sorrento et aux environs sept mille individus qu’ils emmenèrent sur leurs chebecks. On éleva une tour garnie d’une cloche au lieu même où les Barbaresques avaient débarqué, et le cap prit dès lors le nom de cap Campanella, qu’il conserve encore aujourd’hui.

Dans l’île entière de Capri, il n’y a donc que deux villes : l’une est à l’est, l’autre s’étend vers le soleil couchant. Chacune d’elles a son territoire bien distinct; nulle contestation n’est possible à ce sujet quand les terrains de culture sont séparés par des abîmes ; les deux villes ont de rares rapports de commerce, et ne se rencontrent guère que sur le rivage neutre de la Marine. On pourrait croire qu’elles vivent en bonne intelligence, ainsi que deux jumelles sorties de la même mère. Hélas! il n’en est rien : je ne sais quel souffle de discorde a passé sur elles, mais elles se haïssent profondément et ne perdent point une occasion de se témoigner leur haine. A la mer, les pêcheurs s’injurient quand ils se rencontrent; à l’époque de la passe des cailles, ils vont mutuellement se lacérer leurs filets; il est rare qu’entre eux il y ait des mariages; chaque ville a son saint particulier et se moque du saint de sa voisine ; quand les Capriotes montent à Anacapri, ils crachent sur la chapelle de Saint-Antoine-de-Padoue; lorsque les Anacapriotes descendent à Capri, ils rendent la pareille à l’église de San-Costanzo; souvent on se jette des pierres quand on se rencontre, et les enfans des deux villes se prennent volontiers aux cheveux comme de petits Capulets et de petits Montaigus. Dans la vie des hommes et dans la vie des cités, ces haines impies ne sont pas rares. Ugo Foscolo a dit : « Une haine éternelle, une haine de frères. » Et n’est-ce point Tacite qui a écrit : Et solita fratribus odia ?

Un exemple montrera jusqu’où va cette animosité. J’ai dit que l’île, n’ayant point une production de céréales en rapport avec sa consommation, est obligée de tirer de la terre ferme la farine qui lui fait défaut; néanmoins, en prévision de guerre possible, il existe une réserve de blé suffisante pour nourrir les habitans pendant six semaines. Cette réserve est située à Anacapri, c’est-à-dire au point le moins accessible de l’île, et l’on ne doit y toucher que dans les cas extrêmes. En 1836, le mois de mars fut si plein de tempêtes que les communications de l’île avec le continent furent interrompues pendant dix-neuf jours; la ville de Capri manqua de pain. Joseph Bourgeois était alors syndic. Il écrivit à son confrère d’Anacapri pour lui demander du blé, afin d’éviter la famine. Le conseil municipal d’Anacapri s’assembla, et après délibération répondit à Bourgeois qu’on était prêt à lui expédier à lui, qui n’était point né à Capri, la farine dont il avait besoin pour sa consommation personnelle, mais que rien ne serait envoyé aux Capriotes, qu’on serait trop heureux de voir mourir de faim. Bourgeois, qui avait conservé de son service sous l’empire des habitudes peu parlementaires, proposa simplement à ses concitoyens de prendre des fusils et d’aller chercher les vivres qu’on leur refusait. Il fut seul de son avis, et l’on fit du pain avec de la fécule de pomme de terre mêlée à des haricots écrasés.

On comprend dès lors que les habitans d’Anacapri ne parlent jamais de Tibère; ils affectent d’ignorer son existence, car les ruines encore existantes de ses palais occupent une portion du territoire de Capri. J’en lis moi-même la curieuse expérience. Je demandai à un paysan : « Connaissez-vous dans les environs quelques ruines remontant à l’époque de Tibère? — Tibère? répéta-t-il en me regardant, Tibère, est-ce que ce n’était pas un empereur d’autrefois? — Mais oui; vous devez en avoir entendu parler, puisque vous habitez l’île de Capri? — Ah! Tibère, reprit-il, oui, oui, un empereur! Je sais maintenant. Il n’est jamais sorti de Rome, et c’est là qu’il faut aller pour voir ses palais. » Je ne pense pas avoir besoin de dire que, Capri étant libéral, Anacapri est bourbonien ; mais si Capri tourne au bourbonisme, il est certain qu’Anacapri deviendra libéral, ce qui du moins sera logique avec sa situation de montagnard. Qui donc a dit cette phrase si vraie que confirme la géographie morale des peuples : « La liberté ne peut vivre que sur les sommets? »

Le territoire d’Anacapri forme les deux tiers de l’île, et cependant il ne porte aucune ruine des temps anciens; l’antiquité semble l’avoir abandonné aux villani et s’être réservé les environs de la ville de Capri. C’est là en effet que sont groupés tous les débris qui attestent la splendeur de la vieille Caprée. Parmi ces débris, il en est un dont je n’ai pas encore parlé. C’est une ruine cependant qui a quelque importance, et que sa situation spéciale rend curieuse. Au sud-est de l’île, à mi-côte de la falaise, s’ouvre une grotte qu’on appelle la grotte di Mitramania, et que les gens du pays, ne comprenant en rien la valeur de ce mot, ont nommée la grotte di Matrimonio. Elle était consacrée à Mithra, ainsi que le prouve un bas-relief en marbre qui est actuellement au musée de Naples. Cette caverne naturelle, qui cependant a dû être agrandie à main d’homme, est profonde; une voûte factice, s’arrondissant sous le rocher, la soutenait et empêchait les éboulemens. La forme générale de la grotte serait hémisphérique sans la longueur des côtés. Au fond, deux larges gradins, coupés au milieu par un escalier de sept marches, suivent les contours de cette sorte d’abside ; la paroi terminale est tellement dégradée qu’il est impossible de reconnaître s’il y existait un autel, comme l’ensemble des lieux le fait supposer. Les gradins sont en briques encore revêtues de stuc, ainsi qu’une assez grande chambre effondrée qui s’enfonçait sous le rocher, à droite, avant l’entrée de ce temple souterrain. L’ouverture, je n’ose dire la porte, donnait vers la mer, qui miroite à cinq cents pieds plus bas ; un buisson de ronces y pend aujourd’hui et semble une clé de voûte près de se détacher. Aux débris qui subsistent encore de la coupole écroulée, des chauves-souris suspendues attendent le crépuscule pour prendre leur vol. On parvient à cette grotte, qui mérite d’être visitée, par un sentier âpre, difficile, composé en grande partie d’étroits degrés où l’on distingue encore les vestiges d’un escalier antique. Les gens de Capri prétendent que cette grotte, au fond de laquelle s’élèvent des gradins, servait de tribunal dans le temps des Romains.

J’ai vu au musée de Naples le bas-relief trouvé dans cette grotte; il est assez semblable aux autres représentations mithriaques, sauf qu’il ne porte pas l’inscription ordinaire : Deo Soli invicto Mithrœ. Le fils d’Albordj, la montagne sacrée, Mithra, s’appuyant sur le taureau Aboudad, d’une main l’a saisi par la lèvre inférieure, et de l’autre lui plonge un couteau au défaut de l’épaule; du flanc gauche de la victime sort son âme, Goschoroun, et de son flanc droit naît Kaiomorts, qui, en se modifiant dans les traditions arabes, doit devenir Kaiumarath. Le serpent envoyé par Ahriman s’élance vers le taureau, afin de participer à sa mort, tandis que le chien dépêché par Ormuzd accourt pour lui rappeler Taschter, Sirius, la constellation bienheureuse, emblème de résurrection qui doit reparaître à la fin du monde. Le scorpion, antique symbole équinoxial, mord Aboudad, comme pour tarir en lui les sources de la génération; Mahpai, sortant de son croissant, et Khorschid couronné de rayons, précédé par son aigle, paraissent dominer cette scène du haut de l’empyrée. Le travail du bas-relief est assez grossier, ce qui est commun à tous les monumens mithriaques que les Romains nous ont légués. Il est douteux que le temple souterrain de Capri ait existé du temps de Tibère, car c’est seulement vers la fin de son règne que le culte de Mithra fut introduit à Rome.

Non loin de la caverne sacrée, parmi les rochers de la côte qui affectent d’étranges attitudes, se dresse dans sa haute majesté l’arc immense connu à Capri sous le nom d’Arco naturale. C’est une roche trouée qui forme un porche de six cents pieds d’élévation; un des jambages plonge dans la mer, l’autre s’appuie, au milieu de la falaise, parmi des touffes de genêts, d’acanthes et de câpriers. L’humidité des pluies, filtrant lentement à travers les pores de la roche et entraînant les parties tendres de son calcaire, a glissé sur sa forte charpente et lui fait de longues cristallisations opaques qui se sont attachées indissolublement à ses flancs. Quelques petits bouquets de verdure tremblent à son sommet. On dirait l’arc triomphal bâti par la nature primitive pour célébrer les victoires ou la défaite de quelque Briarée. Nous sommes dans le pays des légendes : Encelade gémit écrasé par l’Etna, qu’il ébranle à coups d’épaules, et Jupiter tient Typhon prisonnier sous le mont Epomée. L’arc de Capri est un plein cintre presque parfait, ce qui est assez rare dans de semblables convulsions, qui presque toujours ont pris la forme ogivale. Il est très imposant et tout à fait grandiose quand on le regarde du haut d’un piton formé de blocs superposés qui s’élève à une trentaine de pas. A travers sa baie colossale apparaît, comme une armée de géans pétrifiés, la suite des rochers du rivage, entremêlant leurs pics élancés, leurs masses énormes, leurs promontoires aigus, et se teignant de bleu à mesure qu’ils s’éloignent; tout au fond, par-delà la mer qu’il est impossible de voir, on reconnaît la haute colline boisée où Massa étale ses maisons blanches. L’arc est encore percé de deux petites ouvertures irrégulières à travers lesquelles on aperçoit la mer tout au fond, comme un trou noir sur l’infini. C’était une de mes promenades favorites pendant mon séjour à Capri, et j’ai vu Là des couchers de soleil que je n’oserai pas essayer de décrire, mais que je n’oublierai guère. Naturellement les Capriotes ont encore trouvé le moyen de mêler à l’arc naturel le souvenir de Tibère; ils prétendent que sous l’arcade une chaîne de fer était pendue, à laquelle on attachait les condamnés par le milieu du corps; le vent les balançait longtemps avant qu’ils pussent mourir, et Tibère se complaisait à regarder leurs convulsions. De cette histoire, je ne crois pas le premier mot.

Malgré la popularité dont il jouit parmi les habitans de Capri, Tibère n’est pas le seul qui vive dans leur souvenir; un autre homme a laissé une trace profonde dans leur mémoire, et, chose particulière, cet homme est Hudson Lowe. On montre encore sa maison; les vieillards du pays l’ont connu et m’en ont parlé. « Il n’était point fier, disent-ils, et il donnait volontiers quelque petite monnaie aux enfans. » J’ai vu passer sous les arbres une Capriote âgée qui, malgré la décrépitude de la vieillesse, garde encore quelques traces de beauté; elle fut sa maîtresse et le suivit partout, à Malte, en Angleterre, en France, à Sainte-Hélène. Si le fait est vrai, qu’était donc cette lady Lowe dont parle le Mémorial? Cette femme, qui avait attaché son sort au sort de celui qu’on devait tant maudire, vit à cette heure d’une pension annuelle de 92 livres sterling qu’elle reçoit, dit-on, du gouvernement anglais. Quelle est la vérité sur Hudson Lowe? est-elle bien ce qu’on avait intérêt à dire autrefois? J’ai lu ses mémoires, on sent un pauvre esprit, étroit et mesquin, un esprit de caporal esclave de sa consigne, épouvanté de la responsabilité qui l’écrase, ne comprenant que la lettre des instructions qu’on lui envoie, n’osant pas en dégager l’esprit, et préparant, à force de niaiseries, les matériaux à l’aide desquels on a depuis édifié la légende. Cependant il est un fait qui m’a toujours fait songer et qui prouve que le geôlier ne se trouvait guère plus heureux que le captif. Je copie textuellement; la scène se passe le 6 mai 1821 au matin : « Eh bien! messieurs, dit sir Hudson Lowe au major Gorrequer et à M. Henry, tandis qu’ils se promenaient devant la porte de Plantation-House, parlant de l’illustre mort, c’était le plus grand ennemi de l’Angleterre et le mien aussi; mais je lui pardonne tout. »

Sir Hudson Lowe, lieutenant-colonel alors, était commandant supérieur des forces anglaises qui occupaient Capri depuis que l’amiral Sydney Smith s’en était emparé par le hardi coup de main de 1803. A côté des anciennes fortifications réparées, on en avait construit de nouvelles; treize batteries protégeaient les abords de l’île ; des défenses multipliées battaient les environs de la Marine et de la Petite-Marine, les deux seuls points vulnérables par où l’on pouvait raisonnablement redouter une tentative de débarquement ; aux rochers inaccessibles on avait ajouté des murailles, pour les rendre plus inaccessibles encore. Hudson Lowe, satisfait de son œuvre, écrivait au général Stuart, commandant les armées anglaises en Sicile, que Capri, qu’il appelait orgueilleusement un petit Gibraltar, était absolument imprenable. Tout alla bien tant que régna le roi Joseph, fort occupé à réduire les brigands, qui, dans ce temps-là, étaient des armées, au lieu de n’être, comme aujourd’hui, que des bandes en haillons; mais Murat s’ennuya vite de voir les Anglais si près de sa capitale, et il donna l’ordre au général Lamarque, dont les funérailles devaient être si sanglantes, de s’emparer de Capri coûte que coûte. Pour cette expédition, qui exigeait beaucoup de célérité et une grande hardiesse, on choisit avec habileté les premiers jours du mois d’octobre, époque où généralement règnent les vents d’ouest et de sud-ouest, très propres à pousser une flotte de Naples vers Capri, et par conséquent opposés aux secours que la Sicile pourrait envoyer aux Anglais. L’événement prouva que le calcul était juste. Le général Lamarque avait pris ses renseignemens. Du reste, de la pointe Campanella, qui n’est séparée de Capri que par un détroit large d’une lieue, il avait pu étudier les travaux que les Anglais accumulaient dans l’île. Il savait, à n’en pas douter, que le débarquement à la Marine ou à la Petite-Marine n’offrait que des chances excessivement périlleuses. Dominés par les forts qui couvraient la ville, commandés par les maisons voisines, où les tirailleurs anglais auraient trouvé un sûr appui, protégés en outre par des défenses particulières créées en vue d’une éventualité pareille, ces deux points devaient présenter une résistance presque invincible. Il s’agissait donc, pour s’en rendre maître, de les tourner, de les prendre à revers, résultat difficile qu’on ne pouvait obtenir qu’en descendant vers Capri des hauteurs d’Anacapri. Or la côte d’Anacapri n’offre aucun lieu de débarquement praticable. Ce fut là précisément le motif qui la fit choisir par le général Lamarque.

Le 4 octobre 1808, au point du jour, les vigies anglaises signalèrent une flotte qui de Naples se dirigeait vers l’île de Capri; elle se composait d’une frégate de 44, d’une corvette de 22, de trente canonnières, et d’une quarantaine de bateaux de transport. La flotte fit mine de vouloir atterrir, et se tint à la hauteur de la Marine. Un peu plus tard, une flottille, sortie du port de Salerne, forte de sept canonnières et de trente-deux petits navires marchands, fit voile vers le cap Tragara, comme si elle voulait jeter ses troupes à la Petite-Marine. D’après ces mouvemens, par lesquels les Anglais se laissèrent abuser, il paraissait donc probable que c’était vers la ville même de Capri que porterait le premier effort de l’attaque. En conséquence, le major Hamill, qui commandait à Anacapri, détacha quatre compagnies pour prêter main-forte à Hudson Lowe. L’erreur cependant ne fut pas de longue durée : on vit bientôt le gros de la flotte, ayant laissé quelques navires à la hauteur de Palazzo di Mare, se diriger vers l’ouest de l’ile. Hudson Lowe renvoya les troupes du Royal-Maltais qu’Hamill lui avait expédiées, et y joignit trois compagnies du Royal-Tirailleur-Corse, sous les ordres du capitaine Church, qui connaissait parfaitement le pays; mais, pour se rendre sur les hauteurs d’Anacapri, il faut gravir le long escalier où les hommes ne peuvent marcher que un à un. Cette opération exigea quelque temps, et lorsqu’on arriva, le moment opportun était passé, les troupes du général Lamarque avaient pris terre. Tournant brusquement à l’ouest, la flotte s’était approchée du rivage, vers une toute petite anse située entre la pointe del Niglio et la pointe Capocchia; les canonnières firent promptement taire le feu de deux batteries armées chacune de trois canons, et placées, l’une à la pointe del Niglio, l’autre à la pointe di Campetiello. Ce fut moins un débarquement qu’une escalade : le rocher a plus de quinze pieds à pic en cet endroit; les matelots passèrent les premiers, jetèrent des cordes aux soldats; on établit des échelles comme l’on put, on grimpa de saillie en saillie, et lorsque les renforts anglais apparurent, Lamarque, à la tête de trois cent cinquante hommes, menaçait la tour de Damacuta. Au lieu de se précipiter à la baïonnette sur ce corps, qui, manœuvrant sur un terrain très en pente, pouvait facilement être rejeté à la mer, les Anglais engagèrent un feu de tirailleurs du sommet des hauteurs qu’ils occupaient. On passa outre pour prendre des positions; le débarquement continuait toujours : quatre cents hommes rejoignirent leurs compagnons. Malgré une vive mousqueterie qui leur causa des pertes nombreuses, les Français ne tardèrent pas à s’emparer de la tour de Damacuta, de la tour Materita, de la tour di Guardia, et d’un moulin à vent placé en vedette sur un piton élevé qui domine la ville d’Anacapri. Les Anglais avaient maladroitement éparpillé leurs lignes de défense. Le major Hamill, commandant à Anacapri, le capitaine Church, dirigeant la défense des environs de Damacuta, ignoraient mutuellement leur sort : ils venaient d’être coupés par leur centre. De nouvelles troupes avaient renforcé le corps d’attaque français. Le général Lamarque marcha de sa personne sur Anacapri, qu’il enleva après un combat assez chaud, pendant lequel tomba pour toujours le major Hamill en défendant l’église où il essayait de se retrancher.

Pendant ce temps, les autres assaillans, divisés en deux bandes et filant, l’une par le côté sud, l’autre par le côté nord, allèrent s’emparer, la première de Monte-Solaro, où existait une redoute, qui fut vite enlevée, la seconde de Capo di Monte, qui commande l’escalier, seule route pour se rendre à la Marine et sur le territoire de Capri. Les Anglais étaient donc repoussés de toutes leurs positions. Seul, le capitaine Church, ignorant ce qui se passait autour de lui, s’obstinait à vouloir reprendre la tour de Damacuta. La nuit était venue, quand, comprenant enfin l’inutilité de sa persistance, il se mit en retraite. En approchant d’Anacapri, il put se convaincre, à la clarté de la lune, que la ville était entre les mains des troupes du général Lamarque. Il s’avança aussitôt vers Capo di Monte pour se retirer vers Capri; le qui-vive des sentinelles l’arrêta; avec assez de présence d’esprit, il répondit en français qu’il conduisait un détachement napolitain. La ruse aurait pu réussir sans les uniformes rouges de quelques soldats du Royal-Maltais, qui donnèrent l’éveil. Le capitaine, se sentant enfermé de tous côtés par un cercle ennemi et ne voulant pas se rendre prisonnier, prit une résolution héroïque. Malgré la nuit, il se laissa glisser du haut de l’immense rocher qui sépare Anacapri de Capri; son détachement le suivit à travers cette route impossible; un seul homme tomba qui fut broyé dans sa chute. Pendant toute la journée, Hudson Lowe, prenant au sérieux une fausse tentative de débarquement vers le Palazzo di Mare, demeura à tirailler contre les canonnières et contre les chalands, au lieu de se porter au secours d’Anacapri, dont tous les postes appartenaient le soir au général Lamarque.

Dès le lendemain, les Français se mirent en mesure d’attaquer Capri, d’en déloger Hudson Lowe ou de l’y serrer de si près, qu’il fût forcé de capituler. Le premier soin de Lamarque fut d’amener du canon sur les hauteurs de Monte-Solaro, qui non-seulement dominent Capri, mais encore les deux petites collines armées du Castello et du fort San-Michele, entre lesquelles la ville est assise. L’opération n’était point facile dans ce pays rocailleux, où nulle route n’est ouverte. On porta les pièces sur les épaules, je ne sais comment, mais on les porta, et bientôt Lamarque put battre de haut les positions occupées par les Anglais. Le vent d’ouest, qui lui amenait des renforts de Naples, empêchait d’arriver ceux qu’Hudson Lowe avait demandés en Sicile. Pendant plusieurs jours, on se canonna sans se faire grand mal; les habitans restaient neutres. Lorsque Lamarque manquait de munitions, il hissait un signal, et de Naples on lui en expédiait. C’est ainsi qu’une flottille de quatre-vingt-quinze navires, dont trente canonnières, put débarquer sa cargaison de cartouches et de gargousses malgré un vif engagement avec l’Embuscade et le Mercure de la marine britannique. Lamarque s’était emparé de la Marine à l’aide des grenadiers du second régiment napolitain; le troisième de ligne italien avait pris la Petite-Marine, et le régiment Royal-Corse de Naples, suivant l’exemple hardi qui lui avait été donné par les Anglais, était descendu, de rocher en rocher, des hauteurs d’Anacapri, et avait poussé ses approches jusqu’aux maisons voisines de la ville de Capri, où Hudson Lowe, voyant ses munitions s’épuiser, n’ayant même point les outils nécessaires pour réparer les dégâts causés par l’artillerie des assaillans, sans nouvelles des bâtimens de guerre anglais que le mauvais temps avait chassés, tenait cependant avec l’admirable fermeté des soldats de sa nation. Il tint ainsi pendant dix jours, jusqu’au 14 octobre. En ce moment, la brèche ouverte et presque praticable faisait redouter un assaut; les troupes du roi de Naples se logeaient au pied des murs mêmes de la ville, la situation n’était plus tolérable. Lamarque envoya un parlementaire et proposa une capitulation dont les termes excessifs furent hautement rejetés par sir Hudson Lowe. Enfin, après des pourparlers communiqués à Murat, qui, dans son impatience, était accouru à Massa pour suivre de l’œil les opérations de son lieutenant, la place capitula le 16, avec les honneurs de la guerre. Les commandans en chef se félicitèrent à l’envi sur le courage respectif qu’ils avaient déployé, et la ville fut remise aux mains des troupes de Murat, qui resta tranquille possesseur de Capri jusqu’en 1815. Par un fait assez singulier, il y avait un régiment de tirailleurs corses du côté des assaillans et du côté des assaillis; ils s’engageaient mutuellement à déserter, mais en vain. L’amour-propre national les avait piqués sans doute, et ils se battirent fraternellement. Cette animosité cessa dès que la capitulation fut signée, et la plupart des soldats du Royal-Tirailleur-Corse anglais passa aux Napolitains. Les traces du combat existent encore; plus d’une maison a eu des chambres démolies par les boulets, que depuis on n’a pas reconstruites; sur les fortins qui s’élèvent près de la Marine, on voit les trous des balles, et parfois dans les champs on retrouve quelque bouton en cuivre oxydé, débris de l’uniforme d’un combattant de 1808.

Afin de mieux me rendre compte des difficultés que les troupes commandées par le général Lamarque avaient dû vaincre pour opérer leur débarquement, je voulus faire le tour de l’ile, qui n’a que neuf milles, trois lieues, de circonférence. Par un temps calme, et dans une bonne barque, c’est une promenade charmante. A la Marine, je pris un canot et je commençai mon périple minuscule. Une demi-heure après être parti, j’arrivais à la célèbre Grotte d’Azur, qui s’ouvre au nord dans la paroi d’un rocher haut d’environ douze cents pieds. L’entrée de la grotte est si basse et si étroite que l’on est forcé de désarmer les avirons et de se courber au fond de la barque pour ne point se heurter en passant. Dès qu’on a franchi le trou resserré qui sert de porte, on se trouve en pleine féerie. L’eau profonde, claire à laisser voir tous les détails de son lit, teinte d’une nuance de bleu de ciel adorable, projette ses reflets sur la voûte de calcaire blanc, et lui donne une couleur azurée qui tremble à chaque frisson de la surface humide. Tout est bleu, la mer, la barque, les rochers; c’est un palais de turquoise bâti au-dessus d’un lac de saphir. Le matelot qui me conduisait se déshabilla et se jeta à l’eau; son corps m’apparut blanc comme de l’argent mat, avec des ombres de velours bleuissant aux creux que dessinait le jeu de ses muscles. Ses épaules, son cou, sa tête, étaient au contraire d’un noir cuivré ; on eût dit une statue d’albâtre surmontée d’une tête de bronze florentin. Les gouttelettes qu’il faisait jaillir en nageant, les globules qui se formaient près de lui, étaient comme des perles éclairées par une lumière bleuâtre. Le ciel se couvrit; la couleur alors fut moins intense, et se revêtit, dans les fonds surtout, d’un glacis de teinte neutre. Le nuage qui voilait le soleil s’envola, et dans toute la grotte un feu d’artifice azuré éclata, jetant sur les pierres humides des étincelles d’un bleu lumineux. Je ne pouvais me lasser d’admirer cette splendeur et de regarder l’homme blanc à tête noire qui se baignait dans ces flots célestes.

Qui a découvert cette merveille ? Est-ce le pêcheur Angelo Ferrara le 16 mai 1822? est-ce l’Allemand Kapisch le 19 août 1826? Est-il vrai que Capaccio en parle dans ses Historiœ napolitanœ libri duo, publiés en 1605? Qu’importe? C’est la plus belle curiosité naturelle que j’aie jamais vue, et cela me suffit. Les anciens la connaissaient-ils ? C’est probable, et ils ont dû alors la consacrer à Téthys aux yeux bleus. Une sorte de petit débarcadère façonné au fond, un assez large couloir dont l’extrémité est fermée par une pierre de forme rectangulaire qui paraît avoir été placée là de main d’homme, semble indiquer qu’elle fut visitée des anciens; on prétend même qu’une route souterraine conduisait jadis jusqu’aux villas romaines bâties sur le territoire actuel de Damacuta. A la rigueur, le fait est possible, mais je le crois singulièrement douteux.

A propos du phénomène lumineux qui se produit dans cette grotte, on a beaucoup parlé de réfraction, de réflexion, de transmission; je n’en dirai rien, car je suis fort incompétent en si sérieuse matière : je dirai seulement, en employant l’expression que M. Niepce de Saint-Victor a consacrée dans ses admirables travaux sur l’héliographie, que la lumière paraît emmagasinée au sein même des flots qui baignent la grotte; la mer est profondément pénétrée par la lumière à l’entrée de la caverne, sans doute à cause de la disposition particulière de cette entrée; elle est comme saturée de cette lumière, et la jette en nappes d’azur éclatant jusqu’aux derniers replis de la voûte. Ce qui tend à le prouver, c’est que les corps plongés dans cette eau féerique deviennent blancs à l’instant même. La voûte, formée de calcaires blanchâtres, est teinte en bleu, comme si un foyer lumineux placé au-dessous d’elle lui envoyait ses rayons à travers un cristal d’azur.

Après avoir franchi la pointe di Vitareto, qui forme l’angle nord-ouest de l’île, j’arrivai au lieu que le général Lamarque avait choisi pour débarquer. C’est une anse si étroite, si petite, que quatre barques de pêcheurs y seraient mal à l’aise. Quand on se rappelle le vent d’ouest qui soufflait alors et qui grossissait la mer, on comprend difficilement que des hommes aient tenté cette aventure, qui eût effrayé des singes. Ils réussirent cependant, et l’on voit de là le large plateau qui monte en pente dure jusqu’aux plus hautes sommités de Monte-Solaro. Çà et là, dans des fentes de rochers, sur des saillies élevées à donner le vertige, on aperçoit des ruines de tourelles qui semblent accrochées à la falaise comme un colimaçon contre un mur.

Après avoir doublé la pointe di Carena, nous côtoyâmes la face méridionale de l’île, et, si j’ose parler ainsi, je dirai que le paysage change immédiatement. C’est là que sont les plus hautes falaises, les plus abrupts rochers; mais le vent du sud y a jeté des semences qui ont germé dans les fissures où quelques parcelles de terre végétale ont pu se réunir. Il y a des plus laryx tordus par le vent et appliqués par lui contre la paroi hospitalière; il y a deux ou trois touffes de palmiers nains dont la graine, apportée des sirtes d’Afrique sur l’aile de la brise, est venue reprendre vie sur ce nouveau désert ; au sommet d’un piton isolé, un aloès étale ses tiges raides et ressemble à un ornement d’architecture. Au niveau de la mer s’ouvrent des trous ronds, larges et profonds, qu’on dirait creusés exprès à l’aide d’une gigantesque tarière; en y frappant, le flot y détone comme une lointaine artillerie. Au milieu de la côte bâillent de vastes grottes inaccessibles, où les stalactites pendent en longues colonnes renversées. A certaines places, la stalactite s’est unie au rocher, et fait corps avec lui; dans quelques années, on ne la distinguera plus; la formation calcaire sera complète. Comme nous passions devant la pointe del Tuono, un nuage se forma : léger, transparent, semblable à la vapeur d’une immense chaudière, il alla s’asseoir à la cime du rocher, et de là il laissa tomber quelques gouttes d’eau sur nous. Près de ce promontoire del Tuono, ainsi nommé parce qu’il est souvent visité par la foudre, des terres blanchâtres couvrent la base du rocher et descendent jusqu’à la mer. Les pauvres gens viennent en prendre quelques poignées, les font bouillir, et obtiennent ainsi un sel grossier qui rend leurs alimens moins insipides. Deux grottes, la Mannolara et la Mannoratella, ne sont que des enfoncemens où l’eau pénètre; mais plus loin, près de la pointe Ventroso, s’ouvre, à travers les rochers, un passage qu’on franchit en barque, et qui s’appelle la Grotte verte. L’eau en effet y est d’une couleur verte très tendre, et les corps que l’on y plonge s’y teignent immédiatement d’un ton blanc glacé de vert. C’est le même phénomène que dans la Grotte d’Azur, à la différence près des couleurs. Au-delà de la pointe Ventroso, on rencontre la Petite-Marine, près de laquelle on visite une caverne que la mer ne peut atteindre, et qui servait jadis de chantier aux charpentiers constructeurs de barques ; au fond s’arrondit une alcôve naturelle, séparée en deux parties égales par un mur de brique; dans un coin, on reconnaît les débris d’un four; elle a conservé son ancien nom, la Grotte de l’Arsenal. A cent pas de la côte, deux vastes rochers s’élèvent dans la mer, pareils aux tours d’une cathédrale informe : on les nomme li Faraglioni. Dans l’un de ces rochers s’ouvre un porche énorme où les bateaux à vapeur peuvent facilement passer; un peu plus loin, un rocher plat, portant quelques ruines de murailles, se dresse sous un panache d’herbes sauvages : c’est l’écueil del Monacone. Les gens du pays prétendent que là fut enfermée et détenue Julie, la petite-fille d’Auguste : tradition menteuse, qui veut concentrer sur Capri même tous les faits du règne de Tibère. Le texte de Tacite[9] est positif : Julie mourut, après vingt ans d’exil, dans l’île de Trimère, sur les côtes de la Pouille. En passant au-dessous des rochers du Cap (la Capo), qui servent de soubassement aux ruines du palais de Tibère, on voit que l’endroit était bien choisi et à l’abri de tout coup de main. Cependant, entre les deux murailles rocailleuses et réellement infranchissables, des éboulemens de terres entraînées par les pluies ont formé une sorte de pente qu’il serait peut-être possible de gravir; c’est par là sans doute que monta le pêcheur qui effraya tant Tibère, et dont le visage fut déchiré par la langouste qu’il s’applaudissait de n’avoir point offerte[10]. Lo Capo forme l’extrémité nord-est de l’île, et quand on l’a doublé, on est près d’arriver à la Marine, dont on aperçoit les maisons blanches rangées sur le rivage. A quelques pas même du petit port, on distingue les ruines d’un four à chaux. Une nuit, il y a de cela une vingtaine d’années, il flambait, et la lueur des flammes se projetait au loin. Une barque venue de Naples aborda, et les chaufourniers en virent avec épouvante sortir deux hommes armés et masqués; ils tenaient dans leurs bras une jeune fille bâillonnée qui se débattait. Les hommes silencieux s’approchèrent du four et jetèrent la jeune fille au milieu des flammes, puis ils se rembarquèrent, firent force de rames et disparurent dans les ténèbres. Depuis cette époque, le four est abandonné, et n’a plus jamais servi. Je livre l’anecdote pour ce qu’elle vaut, et telle qu’elle m’a été racontée.

Je n’ai plus rien à dire de l’île de Capri, qui est le meilleur belvédère où l’on puisse monter pour voir le golfe de Naples se déployer dans toute sa splendeur. Ces côtes ondoyantes, ce Vésuve qui porte les nuages, cette mer si douce et si bleue, forment un des plus beaux paysages qu’il soit donné à l’œil humain de contempler. Cependant, malgré soi, on y est attristé : la nature y est si puissante que l’homme disparaît; malheureusement il disparaît tout entier. Cette île charmante dort d’un sommeil plein de songes enivrans, j’en conviens; mais elle dort, et si profondément parfois qu’on pourrait croire que c’est pour toujours; c’est la Belle aux flots dormans. Les souvenirs de l’antiquité ont laissé sur cette contrée une telle empreinte que la vie moderne a peine à s’y acclimater; elle semble s’en écarter avec défiance et attendre, pour commencer son œuvre, que la liberté nouvellement conquise ait accompli la sienne.


MAXIME DU CAMP.

  1. Suétone, ap. Tib. § 62.
  2. Id., ibid., § 65.
  3. Tacite, Ann., liv. VI, § 21.
  4. Vie d’Apollonius de Tyane, par Philostrate, trad. par Chassang, liv. Ier, § 15.
  5. Tacite, Ann., liv. Ier, § 7.
  6. Suétone, ap. Tib., § 68.
  7. Tacite, Ann., liv. IV, § 57.
  8. Suétone, ap. Tib., § 43.
  9. Tacite, Ann., liv. IV, § 61.
  10. Suétone, ap. Tib., § 60.