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L’Impôt progressif sur le capital et le revenu/11

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CHAPITRE xi

Capitaux et revenus imposés


Quelles sont les valeurs capitales, et quels sont les revenus que l’impôt doit atteindre ?

L’impôt doit les atteindre tous, sans autres exceptions que celles déterminées par la loi.

En ce qui concerne les capitaux, la fortune imposable comprend tout l’actif du contribuable, en quoi qu’il puisse consister, et notamment :

Les meubles par nature.

Les immeubles proprement dits, les objets mobiliers eux-mêmes qui sont considérés comme immeubles par destination.

Les marchandises, le numéraire.

Les créances de toutes natures, qu’elles soient sur particuliers, sur société ou sur l’État.

En un mot, tout ce qui est actuellement, susceptible d’être compris pour le droit de mutation, dans la déclaration à faire après le décès.

À l’imitation de ce qui se passe dans les pays à impôt sur la fortune, on comprendra donc, notamment, la rente française, les Bons du Trésor, les rentes et valeurs étrangères, les créances hypothécaires et chirographaires, le tout s’élevant actuellement à plus de 70 milliards représentant un revenu d’environ trois milliards ne payant pas aujourd’hui un centime d’impôt. Si l’on faisait supporter à ces valeurs un impôt aussi onéreux que celui qui pèse sur la terre, elles fourniraient à l’État plus de 400 millions par an. Cette charge énorme, est, tout naturellement, reportée sur les produits de la terre et du travail, d’après la législation actuelle.

On objecte que la plupart de ces valeurs sont au porteur, ou peuvent le devenir, à quoi il est facile de répondre qu’une loi peut obliger à les transformer toutes en titres nominatifs et même en titres mixtes, comme il en existe déjà beaucoup, sans apporter, par cette mesure, aucune entrave aux mutations régulières de ces valeurs ; elles gêneraient peut-être les jeux de Bourse et l’agiotage, mais l’intérêt public et la morale n’y perdraient pas.

On objecte encore que ces valeurs peuvent, en partie, échapper à l’œil vigilant du fisc. Cette disposition d’esprit de la part des contribuables portés à la dissimulation, existe sous toutes les formes d’impôt. Nous verrons plus loin que, sans procéder à des investigations inquisitoriales, un système d’amendes bien établi, ferait vite comprendre aux contribuables qu’il est encore plus prudent et même plus économique de payer l’impôt que d’attendre la correction.

En ce qui concerne la rente sur l’État, le rentier fait actuellement un faux raisonnement quand il dit que l’État, étant son débiteur, doit lui payer intégralement l’arrérage de sa rente. Il ne réfléchit pas que l’État est aussi son créancier de sa quote-part des dépenses générales, dont il profite comme tous les autres citoyens.

On dit aussi que certains capitaux de luxe, tels que châteaux, collections artistiques, etc., ne produisent pas de revenu. Aussi ne sont-ils comptés comme imposables que pour leur valeur capitale[1].

Quant aux constructions, bâtiments, il est naturel de tenir compte de leur état pour l’évaluation du capital. Les maisons et bâtiments affectés aux exploitations agricoles ne reçoivent généralement pas d’estimation spéciale ; leur évaluation est comprise dans celle du domaine.

Si nous passons à l’impôt sur le revenu, nous voyons, dans presque toutes les législations étrangères, que l’impôt est calculé sur le revenu net, déduction faite des dépenses nécessitées par la production de ce revenu. Ainsi, le revenu d’une maison se détermine non pas seulement par la somme de loyers que touche le propriétaire, mais en déduisant de cette somme la dépense moyenne qu’impose l’entretien de la maison. Le revenu d’une industrie, d’un commerce, se détermine aussi, au point de vue de l’impôt, déduction faite des dépenses nécessitées par l’exploitation, telles que traitement des employés, intérêts du capital engagé. On peut, à ce sujet, consulter notamment la loi anglaise, la loi prussienne, et les lois de la plupart des cantons suisses.

Une objection, présentée souvent au sujet des revenus des valeurs industrielles, telles que actions et obligations de chemins de fer, mérite une réponse. Le contribuable dit que l’industrie qui lui paie le montant de ses coupons retient déjà sur ces coupons l’impôt qu’elle-même a payé à l’État. Un individu possède mille obligations P.-L.-M. ; les coupons, qui sont nominalement de 15 francs, ne rapportent que 14 francs si le titre est nominatif, et 13 francs s’il est au porteur. Le titulaire touche donc 14 000 francs ou 13 000 francs seulement, au lieu de 15 000 s’il n’y avait pas d’impôt, et il dit : la Compagnie a payé mon impôt, donc je n’ai pas à le payer de nouveau. C’est un raisonnement absolument faux : le titulaire a acheté ses titres au cours établi non pas sur un revenu de 15 francs, mais sur le revenu net, déduction faite de l’impôt payé par la Compagnie. Cela est si vrai, que ses mille titres, il les a achetés, ou ils lui ont été transmis pour la valeur de 460 000 francs si le cours est de 460 par titre. Il les paie donc 40 ou 50 000 francs de moins que si les coupons n’étaient frappés d’aucun impôt. Il était bon de faire cette observation sur l’une des objections les plus répandues et qui fait supposer à tort qu’il y a là un impôt de superposition.

Les exemptions d’impôt, dans les États qui ont adopté ce système, sont très variables ; suivant la situation économique du pays, le capital exempté d’impôt varie de 1 500 à 5 000 fr. comme en Suisse, jusqu’à 40 000, comme en Angleterre. Il semble rationnel d’adopter, en France, comme base d’exemption, la valeur de 5 à 10 000 fr. pour chaque contribuable et de décharger de tout impôt le capital mobilier ou immobilier affecté aux hôpitaux, aux œuvres de bienfaisance. Il est assez étrange que la France soit le seul pays où ces biens sont imposés, et notamment de la contribution de main-morte qui semble avoir été inventée exprès pour tomber directement sur la misère.

L’impôt sur le revenu exempte presque partout la somme considérée comme indispensable aux besoins les plus urgents de l’existence. Selon les pays, cette exemption varie de 400 à 4 000 fr., comme en Suisse et en Angleterre. Il semblerait naturel d’exempter, en France, le revenu du capital, jusqu’à 500 fr. et le revenu du travail jusqu’à 1 000 fr., de fixer le taux de l’impôt à un chiffre assez faible sur les premières sommes, et de faire progresser ce taux à peu près dans les conditions indiquées au chapitre précédent.

Puisqu’on n’a pas actuellement des éléments assez précis pour prévoir exactement la somme produite par ces impôts de remplacement, il est facile d’imiter en cela ce qui s’est passé et se passe encore chez nos voisins. Si l’approximation prévue ne donne pas le résultat sur lequel on comptait, on peut, après expérience, modifier en plus ou en moins, soit le taux de l’impôt initial, soit la progression, soit l’exemption.

Comme résultat général de ce système d’impôt, on a observé que partout où il est appliqué le nombre des mariages augmente, la population s’accroît, la richesse générale s’élève et, chose curieuse et qui paraît contradictoire, le nombre des grandes fortunes augmente, ainsi qu’il est prouvé par les statistiques officielles en Prusse et dans le canton de Bâle ; c’est qu’en effet, la société, prise dans son ensemble, a intérêt à ce que le plus grand nombre possible de ses membres puisse arriver à améliorer son sort, à rendre le travail plus profitable à ceux qui s’y livrent, afin de leur permettre de transformer en économies, c’est-à-dire en petit capital, une partie du produit de leur travail. Et les grands détenteurs actuels de la fortune trouvent eux-mêmes leur avantage à ce résultat ; le droit de propriété ne sera plus l’objet de critique et de négation et menacé de suppression, quand un plus grand nombre d’individus pourront en profiter et ne seront plus disposés à le considérer comme une sorte de privilège à faire disparaître. D’un autre côté, grâce au sentiment de solidarité, de bienveillance, de charité, de philanthropie, qui entre de plus en plus dans les mœurs, on cherche partout à assurer au travailleur ce petit capital ou cette petite rente viagère nécessaires à ses vieux jours. Qui va payer les sommes nécessaires à cela ? N’est-ce pas la richesse acquise ? elle ferait plus logiquement l’économie de ces dépenses en permettant au travail de s’assurer lui-même sa rente viagère.



  1. La riche collection de porcelaines du docteur Von Panniwitz avait coûté 380 000 marcks ; elle a été vendue à Munick 1 150 000 marcks. Ceci est un sujet à méditer pour ceux qui trouvent injuste d’imposer un capital représenté par des objets d’art. Très souvent, ces collections sont devenues l’une des formes de la spéculation. Elles enrichissent les spéculateurs et laissent mourir dans la misère les vrais artistes.