L’Inde civilisatrice/Chapitre VIII

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Librairie d’Amérique et d’Orient (p. 187-211).

VIII

LE PASSAGE DES HUNS
L’ANTÉCHRIST DU BOUDDHISME

Le ve et le vie siècle sont, dans l’histoire de l’Inde, comme dans toute l’étendue de l’ancien continent, une période de secousses et d’ébranlements qui présage la catastrophe prochaine où l’ancien monde, déjà frappé à mort par l’expansion chrétienne, doit succomber et disparaître sous la ruée de l’Islam. Comme toujours, l’Inde ne nous laisse entrevoir qu’à de vagues indices les événements qui s’y déroulent ; c’est par ses voisins surtout que nous devinons ce qui s’y passe. Après le règne éclatant de Candragupta II Vikramāditya, son fils Kumāragupta (413-455) semble maintenir assez longtemps l’empire et les nobles traditions de sa famille ; mais ses dernières années s’achèvent dans des catastrophes. Skandagupta, son fils et son successeur, se plaît à rappeler les circonstances tragiques où il a recueilli la couronne : « Sa maîtrise de soi, sa vigueur, sa sagesse, son activité, son héroïsme exercés tous les jours lui ont valu d’atteindre le but qu’il s’était proposé ; ses ennemis visaient une conquête convoitée ; c’est lui qui a frustré leurs espérances. Tandis qu’il travaillait à étayer la fortune branlante de sa race, il a passé les trois veilles de la nuit sans autre couche que le sol de la terre et a ainsi vaincu les Puṣyamitra, et les rois ont servi d’escabeau à ses pieds… Avec son père monté au ciel, la splendeur de la dynastie avait disparu ; de ses bras puissants, vainqueur des ennemis, il l’a rétablie, et s’écriant : C’est la victoire ! il s’est élancé joyeux vers sa mère qui pleurait de joie, comme Kṛṣṇa triomphant avait fait pour Devakī… Quand il s’est rencontré en bataille avec les Huns (Hūṇa), la terre a tremblé dans ses bras, tant la secousse était formidable. » Dès 457 il avait si bien consolidé son pouvoir que le littoral entre l’Indus et la Narmadā, le « Beau Pays » (Surāṣṭra) conquis jadis par son grand père était rentré sous sa domination. Un lieutenant du gouverneur qui administrait la province au nom de Skandagupta réparait à son tour ce réservoir de Girnar où tant de générations avaient déjà laissé leur empreinte, et, sur le rocher historique d’Açoka et de Rudradāman le Satrape, il gravait une inscription commémorative, cette fois tout entière en vers, et qui montre une nouvelle étape du développement de l’Inde ; après les grandes leçons de morale transcendante du iiie siècle avant l’ère, après le récit élégant et substantiel du iie siècle après l’ère, l’Inde du dernier des Gupta, au lendemain d’une crise où elle faillit sombrer, ne présente plus qu’une mise en œuvre raffinée de thèmes banals et de formules creuses, avec une mythologie vide de foi, sinon de croyance. Le fonctionnaire, Cakrapālita, fils du gouverneur Parṇadatta, est un adorateur de Viṣṇu ; à l’occasion du travail exécuté, il dédie un temple à son dieu. Mais son acte d’adoration est une flatterie de courtisan ; en célébrant Viṣṇu c’est son roi qu’il glorifie : « Succès ! la Fortune a des jouissances enviables ; que de fois elle avait été dérobée avant d’être reprise à Bali (le démon) pour faire le bonheur du maître des dieux ! Le vainqueur, chez qui réside éternellement la déesse au trône de lotus (la Fortune) c’est Viṣṇu, qui a vaincu le mal, infiniment victorieux ! Et ensuite le vainqueur que la Fortune presse poitrine à poitrine, qui doit à ses propres bras sa vigueur mâle, le roi au-dessus des rois des rois… c’est Skandagupta en qui se réunissent tous les mérites royaux, qui a largement étendu sa puissance ; quand son père avait passé dans la compagnie des dieux, c’est lui qui, courbant ses ennemis, a par son énergie personnelle rendu l’ordre à la terre jusque par-delà les frontières de son empire, entre les quatre Océans. Oui, sa victoire, sa gloire, ses ennemis même dont il a déraciné l’orgueil, la publient dans les contrées des Barbares (Mlecchas). Après un mûr et subtil examen, après avoir considéré ce qui fait les qualités ou les défauts, la Fortune a dédaigné tous les fils de roi pour le choisir spontanément comme époux. Sous les ordres de ce prince, pas un homme d’entre ses sujets ne s’écartait de la règle ; il n’y avait ni malheureux, ni pauvre, ni souffrant, ni avaricieux, ni criminel, ni torture. » L’éloge, mérité peut-être au temps de l’inscription, cessa bientôt d’être vrai ; ses monnaies trahissent la débâcle financière de l’empire Gupta, symptôme précurseur d’autres débâcles ; d’abord élégantes et soignées, elles sont encore du type de l’aureus, au titre de 72 % d’or pur ; l’alliage se détériore avec la facture, et passe au titre de 50 %. En même temps, pour une raison indéterminée, l’ancien étalon hindou (à 9,48 grammes) se substitue à l’aureus romain. Est-ce la réaction du nationalisme hindou en présence de l’invasion menaçante ? Déjà vers 430, les Kuṣaṇa sont rentrés en scène. La vague d’Indo-Scythes qui avait couvert la plus grande partie de l’Inde aux environs de l’ère chrétienne s’était progressivement retirée ; elle avait reculé au nord de l’Hindoustan ; la dynastie qui avec Kaniṣka avait exercé sur l’Inde une influence décisive avait cessé d’être hindoue pour graviter autour de l’Iran. Mais au moment où la résistance de l’Inde faiblit, la pression puissante exercée du nord ramène les Kuṣaṇa, sous la conduite d’un chef nommé Kidāra, dans le domaine de l’Inde qu’ils avaient dû évacuer.

L’anarchie, le désordre, les guerres qui ravagent l’Orient et l’Occident au cours du ive siècle ont réveillé l’esprit des grandes aventures chez les hommes des steppes du nord. À l’ouest, l’Empire romain sous Constantin, Constance, Julien et leurs successeurs, l’Empire Sassanide sous Sapor II (309-379) et ses faibles héritiers s’épuisent dans un duel éternellement renouvelé, éternellement stérile ; les temps d’Alexandre et de Seleucus sont passés sans retour ; le christianisme qui reprend à son compte les ambitions romaines, n’arrivera pas s’installer en maître au-delà de l’Euphrate pour se répandre sur l’Asie. À l’est, la Chine partagée entre seize royaumes, est déchirée par le conflit des prétentions rivales ; une dynastie d’origine tartare, les Wei, s’installe dans la Chine du nord en 386, étend rapidement son territoire, et finit après un siècle de luttes par fixer sa résidence dans la capitale impériale de Lo-yang, aujourd’hui Ho-nan fou (494). Mais ces conquérants turco-mongols doivent eux-mêmes faire front contre des concurrents qui les poussent, surtout contre les Jeou-jan ou Jouen-jouan qui se sont organisés vers 400 et qui dominent depuis Karachar jusqu’à la Corée ; la résidence de leur souverain est au nord de Touen-houang. Parmi les tribus que les Jeou-jan ont soumis figurent les Houa, qui vont bientôt jouer un grand rôle. À la suite d’événements inconnus, les Houa abandonnent leurs anciens pâturages, s’élancent au galop vers l’Occident et soudain débouchent sur l’Oxus, comme avaient fait près de six siècles auparavant les Yue-tche vaincus par les Hioung-nou. Comme les Yue-tche, introduits dans l’histoire de l’Asie indienne et iranienne y perdent leur ethnique pour recevoir le nom de la famille des Kouchans qui les gouverne, les Houa passés à l’ouest du Pamir y sont connus sous un nom qui désigne chez eux la famille royale, les Hephthalites. Dès le début de son règne qui va de 420 à 438, le roi Sassanide Bahrām V, le fameux Bahrām Gōr (l’onagre), héros de roman et d’épopée, est en lutte contre eux ; déjà ils ont pénétré en Bactriane. Bahrām les arrête, les refoule, et dans une nouvelle bataille près de Merv, il tue leur roi. Mais une victoire sur ces hordes amorphes du nord n’est jamais qu’un délai gagné. Le successeur de Bahrām, Yezdegerd II (438-457), doit recommencer la lutte pour dégager la Bactriane de nouveau envahie. Peroz (459-484) envoie d’abord contre les Hephthalites au nord de l’Oxus une armée qui va se perdre dans les sables du désert ; il se met lui-même à la tête d’une nouvelle expédition qui aboutit à un désastre ; il est tué, et la Perse doit se résigner à payer tribut à son vainqueur. Le long et triste règne de Kavādh (488-531) voit les Hephthalites s’installer dans l’est de l’Iran, les troupes romaines de Bélisaire envahir la Mésopotamie, tandis que Mazdak propage dans l’intérieur de l’empire ses doctrines communistes.

Arrivés en Bactriane, les Hephthalites en ont délogé les Kouchan, comme les Yue-tche en avaient délogé les Çaka. Et le mouvement fatal recommence avec ses étapes régulières. Les Kouchans se mettent à l’abri derrière la haute chaîne de l’Hindou-Kouch, occupent la vallée du Caboul, passent l’Indus, envahissent le Penjab, et s’y maintiennent environ un demi-siècle. Mais la ruée des hordes, arrêtée temporairement par l’obstacle des montagnes, le surmonte à la longue, et le flot de la grande invasion déborde et s’étale sur les plaines de l’Hindoustan. L’empire Gupta s’écroule ; les rejetons dispersés de la famille impériale vont créer de petits royaumes au Magadha, au Malva. L’Inde est aux Huns.

Une destinée tragique a remis en présence sur les frontières de l’Inde, puis sur le sol de l’Inde, les deux hordes dont le conflit avait provoqué, deux siècles avant l’ère, des contre-coups si graves pour l’avenir du monde : les Yue-tche et les Huns (Hiong-nou). Les Hephthalites, en effet, sont des Huns ; les Indiens, les Persans, les Grecs sont d’accord pour les désigner ainsi. Cette fois, l’Europe a vu avant l’Inde passer « le Fléau de Dieu ». Arrivés en 375 dans l’Europe orientale, les Huns ont chassés devant eux les Goths qui ont dû traverser le Danube ; après cinquante ans de courses désordonnées et de luttes de clans, un barbare de génie, Attila, les a groupés sous sa volonté, les a conduits à travers toute la Germanie jusqu’aux rives de la Marne, où l’alliance de la Gaule romaine et des Francs a brisé leur élan (451) dans les Champs Catalauniques. Attila, désemparé, a dû reculer, rentrer en Germanie ; deux ans plus tard il mourait (453) ; l’Europe, le christianisme, la civilisation antique étaient sauvés du péril des Huns. Impuissante à rompre la barrière de l’Occident, la horde n’en cherche qu’avec plus d’acharnement à rompre la barrière indo-iranienne. La défaite et la mort du Sassanide Peroz en 484 lui ouvre largement les routes de l’Inde. La domination des Huns dans l’Inde dure environ un demi-siècle ; elle se résume en deux règnes : Toramāṇa d’abord, puis son fils Mihirakula. Comme tous leurs congénères des steppes, les Hūṇa de l’Inde (que l’usage local désigne spécialement comme les « Huns blancs » çveta-, sita-, leukoi Hounnoi de Cosmas) s’adaptent en apparence avec une inépuisable souplesse aux nations chez lesquelles ils pénètrent. Leur monnayage est d’abord la copie fidèle du type sassanide, tout mince, avec une légende en caractères gréco-sassanides, avec l’autel du feu, l’étoile et le croissant ; puis, maître du Malva oriental, Toramāṇa copie les pièces du roi Budhagupta qu’il a renversé ; il lui emprunte même en se l’appropriant la légende typique de la frappe des Gupta « vainqueur de la terre, maître de la terre, S. M. Toramāṇa, le dieu, est victorieux » [vijitāvanir avanipati Çrī Toramāṇa devo jayati] ; au revers, if reproduit le paon à la queue étalée qui est le symbole des Gupta. Il prend le titre hindou de « roi suprême des grands rois » (Mahārājādhirāja). On croirait que la conquête s’est accomplie en douceur, par un simple transfert légal de souveraineté. En l’an 484, à Eran (district de Sagar, Central Provinces) un chef local, Mātṛviṣṇu, qui porte le titre de mahārāja, et son cadet Dhanyaviṣṇu, érigent une colonne en l’honneur de Viṣṇu et datent l’inscription votive « du temps du roi Budhagupta, tandis que Suraçmicandra exerce les fonctions de mahārāja entre la Kālindī (Jumna) et la Narmadā ». Un peu plus tard, Mātṛviṣṇu étant mort dans l’intervalle, le même Dhanyaviṣṇu consacre dans la même localité un temple à Viṣṇu-Sanglier (l’avatar du dieu quand il a repêché sur ses défenses la terre engloutie par l’Océan), et il élève sous le portique la statue colossale du Sanglier divin, haute de onze pieds environ, couverte de personnages sacrés ou divins ; elle porte une inscription votive datée cette fois, avec l’étonnante impassibilité de l’Inde, « De l’an 1 de S. M. Toramāṇa, le glorieux, le resplendissant, roi au-dessus des grands rois, qui gouverne la terre », et l’écrivain qui se pique de style ne néglige pas d’accumuler dans cette simple formule les effets d’allitération si appréciés par la poétique de l’Inde. Mais l’Inde, qui réussit à absorber presque toutes les races, échoue avec le Hun. La brute, qui semblait s’être un instant assoupie sous l’action d’un climat qui amollit d’un génie qui attendrit, se réveille avec une violence surexcitée chez le fils de Toramāṇa, Mihirakula. Avec lui l’Inde va connaître son Attila, et le bouddhisme son Antéchrist. Dans la galerie monotone des princes de l’Inde, que le protocole et les documents noient dans une sorte de brouillard incolore, Mihirakula se détache en vigoureux relief. Nous avons sur lui des témoignages variés d’origine, d’inspiration, et qui concordent dans leur ensemble. Le plus ancien est le témoignage d’un contemporain même de Mihirakula, d’un chinois, d’un pélerin en mission officielle qui eut l’occasion de le rencontrer, de l’aborder, de l’entretenir en personne : un certain Song Yun originaire de Touen-houang que l’impératrice douairière Hou, de la dynastie des Wei du Nord, avait envoyé dans les Pays d’Occident en 518 pour y chercher des textes sacrés et pour y accomplir, en son nom et à son intention, une série d’actes méritoires dans les sanctuaires des lieux saints. Song Yun partit avec un cortège de moines ; en 520 il était au Gandhāra ; il rentra en Chine vers le début de l’an 523.

Depuis le voyage de Fa-hien, les relations entre l’Inde et la Chine n’avaient pas cessé ; la voie de terre, de plus en plus périlleuse dans l’anarchie du ve siècle, était naturellement moins en faveur que la voie de mer, où la navigation prenait sans cesse plus d’activité. Tandis que Fa-hien était encore dans l’Inde, le religieux Tche-mong partait avec seize moines de Tch’ang-ngan en 404, suivait la route du Nord par Koutcha, gagnait Khotan, l’Iran, le Gandhāra, suivait fidèlement les traces toutes récentes de Fa-hien, prenait même à Pāṭaliputra une nouvelle copie des ouvrages que la complaisance d’un brahmane avait procurés à Fa-hien et rentrait en Chine par le pays de Chou (Sseu-tch’ouan) en 424. La relation qu’il avait écrite est malheureusement perdue. En 420, un moine de Houang-long (Tche-li), nommé Fa-yong, avec une troupe de vingt-cinq personnes, prenait également la route du Nord, visitait Caboul, le Penjab, la vallée du Gange et retournait par mer à Canton. La menace des invasions barbares poussait les rois de l’Inde à chercher en Chine des alliances : en 428 la cour des Song recevait à Nankin (donc par la voie de mer) un envoyé du roi « Aimé de la Lune » Yue-ai, souverain de Kia-pi-li dans l’Inde (T’ien-tchou), qui apportait entre autres présents des bijoux et des perroquets blancs. L’ « Aimé de la Lune » correspondrait bien à Candragupta (II) ; mais le souverain Gupta de ce nom était mort alors depuis quinze ans. En tout cas, c’est le moment même où l’Iran subit déjà le premier choc de la ruée hephthalite. En 466, une nouvelle ambassade du roi de Kia-pi-li de l’Inde vient se présenter à la cour des Song ; l’Empereur décerne au roi de l’Inde le titre de « Général qui établit solidement son autorité ». Le procédé dut paraître d’une ironie cruelle à un prince qui voyait alors son pouvoir si menacé. En 502, les Leang, qui viennent de prendre la place des Song à Nankin, reçoivent un envoyé du roi Gupta (K’iu-to) de l’Inde qui apporte à la cour un message royal avec des présents. Vers le même temps (entre 500 et 504), les Wei du Nord, à Lo-Yang, reçoivent, eux aussi, un envoyé indien qui leur offre un cheval. Les informations qu’il fournit sur l’Inde, sur sa faune, sa flore, ses produits manufacturés, sa population, sont consignées avec soin et passent dans les Annales de la dynastie. Une partie de la notice vaut d’être citée ici : « À l’ouest, le pays est en relation de commerce par mer avec l’Empire Romain (T’a-ts’in) et la Perse (Ngan-si) ; il arrive que les gens du pays voyagent jusqu’au Fou-nan (Siam et Cambodge) et au Tonkin (Kiaotche), pour y faire du trafic… Ils ne se servent pas de billets de change, mais ils paient les marchandises avec des coquillages (cauris) ; ils sont particulièrement adroits à la magie. La plus grande marque de respect chez eux, c’est, avant d’adresser la parole à quelqu’un, de lui baiser les pieds, et de lui toucher légèrement les talons. Dans les maisons des riches, il y a de jeunes chanteuses et des faiseurs de tours qui amusent le monde. Le roi et ses fonctionnaires sont vêtus de soie brochée ; le monarque porte au sommet de la tête une mèche de cheveux qu’il tord en spirale ; sur le reste de la tête, les cheveux sont très courts. Les hommes portent la barbe et ont des pendants aux oreilles. Ils ont l’habitude d’aller pieds nus et s’habillent en blanc. Ils sont craintifs, ont peu de goût pour la guerre et les combats. Ils sont armés de l’arc et des flèches, du bouclier et du javelot ; ils connaissent l’usage des échelles d’escalade, des « bœufs-de-bois », des « chevaux flottants » ; ils font aussi des galeries souterraines. Ils ont une langue écrite, sont excellents en astronomie et dans le calcul du calendrier. Tous les Indiens étudient un livre élémentaire appelé Siddham (l’alphabet avec toutes les combinaisons de lettres), et ils écrivent sur des feuilles appelées pei-to (pattra). »

Ce n’était pas une vaine curiosité qui portait la cour des Wei à s’informer en détail sur l’Inde. Leur effort constant avait tendu à renouer des relations avec l’Ouest lointain. En 445, le royaume de Chan-chan, au sud du Lop-Nor, avait reconnu leur autorité, et la route du Turkestan avait été rouverte après une longue interruption. Leur zèle héréditaire pour la foi bouddhique concordait avec leurs intérêts politiques pour les tourner du côté de l’Inde et de la Sérinde. C’est sous leurs auspices que l’art gréco-bouddhique élaboré au Gandhāra passe en Chine pour y produire ces chefs-d’œuvre qui ont rendu « l’art des Wei » familier à tous les connaisseurs. Les sanctuaires taillés ou plutôt sculptés dans la roche, que l’imagination et la technique hindoues avaient dégagés peu à peu des simples aménagements de grottes naturelles, avaient provoqué l’émulation du bouddhisme chinois. Dès l’an 414, les Wei avaient entrepris, dans le voisinage de Ta-t’ong fou, non loin de P’ing-tch’eng qui était alors leur capitale, la construction de dix grands temples à l’intérieur du roc ; le travail ne fut achevé qu’au bout de cent années (524). Le nombre des grottes était de mille, les statues de Bouddhas étaient au nombre de dix mille. Quand la capitale eut été transférée à Loyang (494), l’empereur Che-tsong (500-515) entreprit le même travail dans le fameux défilé de Long-men ; il donna l’ordre de tailler trois niches colossales pour y abriter des statues bouddhiques. L’œuvre, grandiose, subsiste, comme un des plus merveilleux monuments de la foi et de l’art. L’impératrice douairière qui avait chargé Song Yun d’une pieuse mission était la veuve de Che-tsong.

Song Yun se rendit d’abord à la cour royale des Hephthalites (Ye-ta), installée du côté de Bamyan ou de Hérat. « Le royaume touche du côté de l’ouest à la Perse, du côté de l’est à Khotan. » Il s’agit donc des Hephthalites du nord de l’Hindoustan, distincts de ceux de l’Inde. Le roi accueille avec respect Song Yun et ses compagnons. « Quand il vit les envoyés de la grande dynastie Wei, il se prosterna à deux reprises et reçut agenouillé l’édit impérial. Lorsqu’arriva le moment où il tint audience, un homme chanta et les étrangers s’avancèrent ; à un autre chant, l’audience fut terminée. Il n’y eut que cette cérémonie et on ne vit aucun orchestre [contrairement à l’usage chinois]. » De là les Chinois se rendent aux pays d’Oddiyāna (Wou-tch’ang = Svat) : « le sol et la terre sont fertiles et excellents ; gens et produits sont florissants. Les cent sortes de céréales y poussent toutes ; les cinq espèces de fruits y mûrissent en abondance. Pendant la nuit, on entend le son des cloches [des monastères] qui remplit toute la contrée… Quand le roi de ce pays vit Song Yun, il lui dit : Ô ambassadeur de la grande dynastie Wei, approchez ! Il salua en élevant les mains et en s’agenouillant pour recevoir le texte de l’édit impérial. Quand il eut appris que l’impératrice douairière était une fervente adepte de la Loi bouddhique, il se tourna aussitôt vers l’Est, et, joignant les paumes de ses mains, il adora en envoyant son cœur au loin. » Il se fait ensuite exposer en détail par Song Yun les merveilles et les gloires de la Chine, et s’écrie : « Si la réalité est telle que vous le dites, c’est là le royaume du Bouddha ; quand j’aurai fini ma vie, je désire naître dans ce pays ».

Mais au Gandhāra où Song Yun et ses compagnons arrivent au quatrième mois de l’an 520, tout change subitement : « Quand le royaume eut été vaincu par les Hephthalites (Ye-ta), on y plaça comme roi un tegin (prince) ; depuis que (cette dynastie) gouverne le royaume, deux générations se sont déjà écoulées. Le roi est d’un naturel méchant et cruel ; il fait mettre à mort beaucoup de gens ; il ne croit pas à la religion bouddhique ; il se plaît à sacrifier aux démons et aux génies. Les habitants du pays qui sont tous de la race des brahmanes, qui vénèrent la religion bouddhique et qui aiment à lire les Livres sacrés (Sūtra) et les Règles (Vinaya), quand ils eurent ce roi, le trouvèrent très peu de leur goût. Lui-même, se confiant dans sa vaillance et dans sa force, contesta un territoire au Cachemire (Ki-pin) ; il était en hostilités incessantes avec lui depuis trois années. Le roi avait sept cents éléphants de guerre ; chacun portait sur son dos dix hommes qui tenaient à la main des sabres ; les éléphants avaient un glaive attaché à leur trompe et prenaient part au combat contre les ennemis. Le roi se tenait constamment sur la frontière sans jamais revenir ; ses soldats étaient épuisés et son peuple accablé ; les cent familles gémissaient et étaient mécontentes. Song Yun se rendit au camp pour y communiquer le texte de l’édit impérial. Le roi se montra sans égards et sans politesse ; il resta assis pour recevoir l’édit impérial. Song Yun considérant qu’il était un barbare lointain qu’on ne pouvait astreindre à la règle, toléra son insolence et ne put encore lui adresser des reproches. Le roi chargea un interprète de dire à Song Yun : Votre Excellence a traversé divers royaumes et passé par des chemins difficiles. N’êtes-vous point fatigué ? Song Yun répondit : Mon souverain apprécie fort le Grand Véhicule et fait chercher au loin les livres saints et les règles. Quoique la route soit difficile, je n’oserai point me dire épuisé. Votre Majesté est en personne à la tête de ses trois armées ; elle se tient au loin sur un territoire de la frontière, le froid et le chaud se sont succédé tour à tour ; il est impossible que vous ne soyez pas à bout de force. Le roi répliqua : Je ne parviens pas à soumettre un petit royaume ; cette question de votre Excellence me fait honte. » Song Yun attend une meilleure occasion, et quand il est devenu assez familier avec le roi, il reprend la question laissée en suspens : « Pourquoi Votre Majesté est-elle seule à ne pas se prosterner ? Le roi répondit : Si je voyais en personne le souverain de la dynastie des Wei, je me prosternerais ; mais si, lorsque je reçois sa lettre, je reste assis pour la lire, qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? Quand des hommes reçoivent une lettre de leur père ou de leur mère, ils restent tout naturellement assis pour la lire. (Le souverain de) la grande dynastie Wei est pour moi comme un père et comme une mère ; je reste assis pour lire sa lettre ; il n’y a rien là d’extraordinaire. Song Yun ne parvint pas à le faire céder. Le roi emmena alors Song Yun dans un temple où on était entretenu fort chichement. »

Évidemment Mihirakula n’était pas homme à s’embarrasser des délicatesses du protocole. La douceur du bouddhisme n’était pas faite non plus pour lui émouvoir le cœur. Entre les dieux du panthéon hindou, il avait, comme les premiers Kouchans avant Kaniṣka, adopté Çiva « le propice » de qui le nom (comme dans le cas des Euménides « les bienveillantes », en réalité les Furies) cache sous une antinomie les aspects farouches et redoutables. Il frappe sa monnaie au symbole du taureau, la monture de Çiva, avec la légende : Vive le taureau ! (jayatu vṛṣaḥ). La campagne qu’il menait alors contre le Cachemire, et qui finit par la conquête du pays, menaçait au cœur l’Église du Bouddha. Depuis les jours du dernier concile, la charmante vallée restait un ardent foyer d’études bouddhiques ; on y venait de partout étudier la Loi, témoin Kumārajīva que sa mère y avait amené encore enfant de Koutcha pour y recueillir les leçons des maîtres. On y conservait, on y adorait la sébile de Çakyamuni, le Graal du bouddhisme, qui devait, d’après les prophéties dont Fa-hien entendait l’écho même à Ceylan, faire d’étape en étape le tour de l’Asie : Khotan, Koutcha, Ceylan, Chine, comme l’emblème des victoires de la foi. Or on apprit un jour avec horreur, dans toute l’étendue de la grande communauté, que la sébile avait été brisée ; Mihirakula avait osé porter la main sur la relique. À l’horreur se mêlait le découragement : qu’allait devenir la religion si les espérances suscitées par les prophéties étaient anéanties ? Il se trouva un voyant pour réconforter les fidèles : une apocalypse, le Discours touchant Visage de Lotus, mise aussitôt en circulation, attesta que la catastrophe, naturellement prévue et prédite par le Bouddha, serait réparée. Un moine venu de l’Oḍḍiyāna (Svat) en Chine en 557, et qui mourut en 596 à l’âge de cent ans, apporta ce texte et le traduisit ; cette version seule s’est conservée. Le Bouddha y célèbre la beauté du Cachemire, la gloire des saints qui y ont résidé, et après ces évocations heureuses il ajoute : « Or, il y aura ceci : un disciple de l’hérétique Pūraṇa, nommé Visage-de-Lotus, instruit, savant, versé dans l’astronomie, ayant un corps couleur d’or, mais homme de grande sottise, après avoir honoré quatre saints, au moment de faire une offrande, prononcera ce vœu : Je souhaite de détruire dans l’avenir la Loi du Bouddha. Et, pour avoir honoré des saints, il obtiendra à chacune de ses naissances un corps bien constitué. Et en dernier lieu, il naîtra dans une famille royale, et sera lui-même roi sous le nom de Mihirakula. Et il anéantira ma loi, et, en vraie brute, il mettra en pièces ma sébile. Et pour avoir détruit la sébile, il naîtra dans le grand enfer Avīci. » Sans poursuivre dans le détail les prédictions du Bouddha, rassurons-nous sur le champ : au cours des temps « la sébile brisée du Bouddha, par la force du Bouddha et par la force des racines de bien des créatures, redeviendra d’elle-même telle qu’elle était d’abord, sans aucune différence ».

Un siècle après Mihirakula, un pélerin chinois, Hiuan-tsang, qui visite l’Inde, s’arrête à Çākala (Sialkot) du Penjab, l’ancienne capitale de Ménandre et aussi celle de Mihirakula. La légende a déjà brouillé les deux images, au détriment du Grec. Le pieux Chinois rapporte en détail l’affreuse histoire qu’il a recueillie sur place : comment Mihirakula, doué de talent et de sagacité, né brave et intrépide, avait demandé un religieux bouddhiste pour discuter avec lui, comment la communauté eut l’imprudence ou la hardiesse de lui envoyer un de ses anciens serviteurs entré dans les ordres, d’où fureur du roi : « Il publia un décret qui ordonnait d’exterminer dans les royaumes des cinq Indes tous ceux qui continueraient à suivre la loi du Bouddha, d’expulser les religieux, de ne pas en laisser un seul ». Le roi du Magadha, Bālāditya, s’indigne des supplices infligés par Mihirakula et de la tyrannie qu’il exerçait. Mihirakula marche contre lui, il est vaincu, fait prisonnier ; Bālāditya va l’envoyer à la mort « pour s’être abandonné à la cruauté comme une bête féroce et pour avoir commis des crimes qui ne méritent pas de pardon ». La mère du vainqueur intervient, sollicite la grâce du vaincu. Docile aux ordres de sa mère chérie, Bālāditya eut pitié de ce prince dépouillé de son royaume, lui donna en mariage une jeune fille, le traita avec la plus grande distinction. Mihirakula, ayant perdu sa couronne, s’enfuit et alla se cacher dans les montagnes et dans les déserts ; puis, se dirigeant vers le nord, il chercha un asile dans le royaume de Cachemire. Le roi du Cachemire le reçut avec les plus grands honneurs. Ému de pitié en voyant qu’il avait perdu son royaume, il lui donna des terres et une ville. Au bout d’un certain nombre d’années, Mihirakula se mit à la tête des habitants de la ville qu’il gouvernait, tua par ruse le roi du Cachemire et se mit lui-même sur son trône. Profitant de sa victoire et de la terreur qu’il inspirait, il alla dans l’ouest pour châtier le roi du Gandhāra, lui dressa une embuscade et le tua. Ensuite il extermina toute la famille royale et les ministres, renversa les monuments sacrés, détruisit les couvents au nombre de seize cents. Outre les hommes qui avaient péri par le fer, il en restait encore neuf cent mille qu’il voulut massacrer jusqu’au dernier. En vain les ministres le supplient de se montrer clément. « Le roi emmena trois cent mille hommes des premières familles et les fit massacrer sur le rivage de l’Indus ; trois cent mille hommes des familles de la seconde classe, et les fit noyer dans les flots de l’Indus ; enfin trois cent mille hommes des dernières familles, et les distribua à ses soldats. Cela fait, il emporta les richesses du royaume qu’il avait perdu, rassembla ses troupes et partit. Mais il mourut avant de recommencer une nouvelle année. Au moment de sa mort, le ciel se couvrit de sombres nuages, la terre trembla, et il survint un affreux ouragan. Dans ce moment, les hommes qui avaient obtenu la sainteté furent saisis d’un sentiment de pitié et dirent en soupirant : Pour avoir immolé une foule d’innocents et détruit la Loi du Bouddha, il est tombé dans l’enfer. Il n’est pas encore au terme de la transmigration. »

Cinq siècles plus tard encore, un poète cachemirien, Kalhaṇa, réunit dans une Chronique versifiée, la Rājatarangiṇī (achevée en 1149) les traditions et les légendes du passé de son pays. Et six cents années après la mort de cet autre Attila, le souvenir persiste comme un cauchemar inoubliable. « Mihirakula, roi violent, pareil à la mort régna sur le pays submergé par des hordes barbares. En lui la région du nord a produit comme un autre dieu de la mort, jalouse de surpasser la région du sud où préside Yama (le Trépas). On reconnaissait son approche aux vautours, aux corbeaux qui volaient sur ses traces pour se nourrir de ses victimes. Ce vampire royal était jour et nuit entouré de milliers de cadavres, même dans ses pavillons de plaisance. Cet ennemi de la race humaine n’avait ni pitié pour les enfants, ni compassion pour les femmes, ni respect pour les vieillards. Un jour il observa sur la poitrine de la reine, qui portait une étoffe venue de Ceylan, l’empreinte de pieds en or, il fut transporté de fureur. Son chambellan lui expliqua que les étoffes de Ceylan portaient comme marque d’origine l’empreinte du pied du roi ; il partit aussitôt en guerre contre l’île… Il y installa un nouveau roi… et à son retour il mit en fuite le Cola, le Karṇāṭa, le Lāṭa et les autres souverains… En arrivant à la Porte du Cachemire, il entendit le cri de terreur d’un éléphant qui tombait dans un précipice ; il fut charmé ; sa méchanceté se plut à ce cri, et il fit jeter dans l’abîme une centaine d’éléphants. Comme le contact des misérables souille le corps, le récit de ces horreurs salit la parole. Je ne raconterai pas d’autres actes de barbarie… Après un règne de soixante-dix ans, ce fléau de la terre fut pris de maladie, et il se brûla volontairement. Au moment où il sacrifiait ainsi son propre corps, une voix clama du ciel : Ce meurtrier de trois cent mille victimes a obtenu le salut, puisqu’il n’a pas épargné sa propre personne. Ceux qui rapportent ce trait le tiennent pour un donateur généreux qui a racheté ses fautes en octroyant des concessions de terres aux brahmanes. » Autrement dit, les brahmanes du Cachemire étaient tout disposés à lui pardonner le mal qu’il avait fait aux bouddhistes.

La notoriété de Mihirakula s’était étendue jusqu’au monde grec. Son nom est mentionné, mêlé déjà à la légende, dans un ouvrage singulier écrit par un de ses contemporains et achevé peu de temps après sa mort : la Topographie Chrétienne du moine Cosmas Indikopleustes. Cosmas, avant de recevoir les ordres, avait été longtemps trafiquant sur les mers ; il avait pratiqué la Méditerranée, la mer Rouge, le golfe Persique, l’Océan Indien ; il paraît avoir visité les ports de l’Inde et de Ceylan. Plus avide de connaissance que de lucre, il avait exploré en long et en large toute l’Éthiopie, le haut cours du Nil. Retiré des affaires, il entra au couvent pour se vouer à une tâche d’apologétique ou plutôt de polémique. Ses observations, combinées avec ses méditations sur les Saintes Écritures, l’avaient conduit à rejeter comme une abomination démoniaque la doctrine grecque de la sphéricité de la terre et du ciel. Voici un spécimen de sa méthode : « Au temps de Josué, fils de Nun, le soleil s’est arrêté. Au temps d’Ézéchias, sur l’intervention d’Isaïe, il est allé à reculons. À la Passion du Christ, contrairement aux lois des philosophes payens, il s’est éclipsé totalement. Les garants des Prophètes, des Apôtres, du Christ lui-même sont de grands miracles et des prophéties ; tandis que Platon et Aristote et Ptolémée et les autres veulent que nous les croyions sur la foi de leur connaissance des éclipses du soleil et de la lune fondée sur des calculs, à supposer encore qu’ils sont exacts. » À ces doctrines d’erreurs, Cosmas oppose un système fondé sur les Livres Saints et qui représente l’univers sur le modèle de l’Arche d’Alliance. Parmi ces rêveries attristantes, on rencontre avec joie des notices remarquables de précision sur Ceylan « que les Indiens nomment Sielediba » ; elle est fréquentée par des bateaux qui viennent de toute l’Inde, et de la Perse et de l’Ethiopie. Les indigènes et leurs rois sont payens et ils ont beaucoup de temples… L’île a aussi une église de Chrétiens de Perse qui sont venus s’y établir, un prêtre qui reçoit de la Perse son affectation, un diacre, et toute la liturgie ecclésiastique. » Puis il passe à la côte indienne… « Plus haut encore, c’est à dire plus au nord, il y a les Huns Blancs ; celui qu’on appelle Gollas (Mihira-kula, dont le nom s’écrit aussi : -gula) quand il va en guerre prend avec lui, à ce qu’on dit, plus de deux mille éléphants et une grande force de cavalerie. Il est le souverain de l’Inde, et force les peuples qu’il opprime à lui payer tribut. On raconte que ce roi voulut un jour mettre le siège devant une ville de l’intérieur de l’Inde qui était protégée par de l’eau de toutes parts. Il resta fixé là tant qu’enfin ses éléphants, ses chevaux, ses soldats finirent par boire toute l’eau. Il passa alors à pied sec et prit la ville. »

L’Inde qui se résigne presque à tout ne put se résigner à ce régime de barbarie sanglante. Attila trouva dans l’Inde aussi son Actius et son Mérovée. Le récit recueilli par Hiuan-tsang attribuait sa défaite au roi du Magadha Bālāditya. Une inscription gravée à deux exemplaires sur une paire de magnifiques colonnes monolithes (à Mandasor, dans le Malva occidental) célèbre un prince Yaçodharman qui régna du Brahmapoutre (Lauhitya) au mont Mahendra (Ghats Orientaux) du Gange à l’Océan Occidental, sur des pays « où n’avait pas pénétré la puissance des rois Huns, dressée pourtant sur les diadèmes des princes de la terre » et « devant les pieds de qui se prosterne le roi Mihirakula, la tête pliée sous le poids de son bras ».

L’Inde soulagée respira et s’apprêta à reprendre avec honneur sa place dans l’Asie délivrée du fléau des Huns. La chute des Hephthalites de l’Inde a préparé l’écroulement à bref délai de toute la puissance hephthalite. Déjà dans le réservoir inépuisable des steppes, un autre groupe s’organise qui va créer un nouvel empire au centre de l’Asie les Turcs (Tou-kiue) vont succéder aux Huns. La Chine travaille à sortir de l’anarchie et se rapproche de l’unité impériale qu’elle va réaliser en 589 avec les Souei, précurseurs des T’ang. En Perse, Khosrou Anouchirvan (Chosroès I, 531-579) restaure la fortune des Sassanides, ramène la victoire, la paix, la prospérité ; il a épousé la fille d’un khagan turc, et, grâce aux alliés que son mariage lui a valus, il écrase les Hephthalites en 557 ; son pouvoir s’étend alors vers l’Est sur Caboul et Ghazni, et Bactres, et même, si on en croit les auteurs arabes, sur le Cachemire et Serendib (Ceylan). Dans le même temps, Justinien règne à Byzance (527-565), triomphe des Vandales et des Ostrogoths. La cause de la civilisation semble sauvée. Mais l’âpreté de la concurrence économique et des passions religieuses suscite de nouveaux périls. Le commerce de la soie, qui a développé un trafic intense entre l’Extrême-Orient et l’Occident, oppose Byzance à la Perse. Justinien travaille à détourner de la Perse un mouvement d’échanges qui enrichit ses adversaires ; il réussit à se faire apporter jusque dans sa capitale des œufs de vers à soie, dissimulés dans le creux d’un bâton, au rapport de la légende, soit par des moines venus de « la Sérinde, où la population est pour la plus grande part composée d’Indiens », soit par un Perse venu de la Chine ; mais les premières fabriques sont loin de répondre aux besoins. Il cherche à se mettre en contact avec les Turcs qui répondent à ses avances avec le secret espoir de réveiller la guerre toujours prête à éclater entre les deux grands empires. Une ambassade turque arrive à Byzance en 567, tandis qu’une autre se rend chez Chosroès en 568, pour solliciter le passage des marchandises par la Perse : Chosroès achète la soie qu’on lui offre, et la livre aux flammes. Le long de l’Océan Indien par la voie du commerce maritime, la concurrence est aussi ardente. Justinien, qui a soumis la côte arabique de la mer Rouge, essaie de gagner le Yémen (Homérites) et l’Éthiopie « pour qu’ils aillent acheter la soie dans l’Inde et viennent la vendre aux Romains » ; les voyages de Cosmas entraient bien dans ce programme. Mais Chosroès s’empresse d’intervenir sous prétexte de défendre le Yémen contre les Éthiopiens qui l’avaient envahi pour punir un Juif, qui commandait à Aden, d’avoir maltraité un Chrétien. À Ceylan, au contraire, il est le protecteur des Chrétiens qui sont là d’origine perse avec un clergé perse.

Esprit ouvert et sans fanatisme, Chosroès a offert une libre hospitalité aux victimes des fureurs religieuses de Byzance. Il a recueilli les Nestoriens que l’empereur Zénon avait expulsé en 489 de tout l’empire byzantin ; l’apostolat nestorien qui va s’exercer dans le sud de l’Inde, et dans les ports côtiers, à Ceylan, chez les Turcs, en Asie Centrale, jusqu’en Chine, devient un instrument de propagande et d’action au service des intérêts de la Perse. Quand l’Académie d’Athènes voit l’Empire grec fermer ses portes en 529, Chosroès appelle en Perse les philosophes et les savants proscrits ; la science et la sagesse grecques passent en traduction dans les langues de la Perse, en pehlevi, en syriaque ; c’est là que les Arabes vont les retrouver pour les rapporter à l’Occident chrétien qui les aura oubliées. Et dans ce mouvement d’échanges qui élargit à nouveau le monde, l’Inde n’apporte pas seulement les produits de son sol ou de ses fabriques. Elle donne à Chosroès la moëlle de sa sagesse et de son expérience sous la forme la plus appropriée à son génie, et cependant la mieux faite pour charmer l’univers entier, qui va se nourrir et se régaler de ses leçons : le Pañcatantra, le « Pentateuque » des fables et des fabliaux est traduit du sanscrit en pehlevi par le médecin Bourzouyah. L’histoire, plus ou moins authentique, est bien connue : Chosroès entend dire qu’il existe dans l’Inde un livre merveilleux, estimé des rois comme des savants, qui enseigne tout ce qu’un prince doit savoir pour conduire sa vie. Il charge le médecin Bourzouyah, qui connaît la langue de l’Inde, d’aller chercher ce texte — tout comme les empereurs et les impératrices de Chine envoyaient des missions à la recherche des ouvrages bouddhiques. Bourzouyah dissimule l’objet réel de sa recherche, se ménage des amitiés, enfin un courtisan qu’il a su capter lui apporte le manuscrit de l’ouvrage tiré de la bibliothèque du roi. Bourzouyah copie, traduit nuit et jour, et rapporte à Chosroès le livre de Kalila et Dimna (du nom des deux chacals Karaṭaka et Damanaka qui figurent dans le récit d’introduction). Du pehlevi, on le sait, le livre passe en syriaque et en arabe, de là en espagnol, en hébreu, en latin et enfin dans toutes les langues de l’Europe. Par l’intermédiaire d’une traduction persane exécutée sur l’arabe au xv-xvie siècle, et traduite à son tour en français au milieu du xviie siècle (Le Livre des Lumières ou la Conduite des Roys, Paris, 1644), le Pañcatantra aboutit dans notre littérature à La Fontaine.

Et tandis que Bourzouyah apportait en Perse la traduction du Pañcatantra, une longue suite de grands traducteurs continuent à passer de l’Inde ou de ses dépendances en Chine pour étendre à l’Empire du Milieu les bienfaits de la foi et de la doctrine bouddhique : Paramārtha, venu d’Ujjayinī à Nankin, traduit une cinquantaine d’ouvrages de 548 à 569 ; Buddhaçānta, venu de l’Inde Centrale à Lo-Yang, traduit dix ouvrages de 525 à 539 ; Gautama Prajñāruci, brahmane de Bénarès, venu à Ye chez les Wei, traduit une quinzaine d’ouvrages de 538 à 541 ; Narendrayaças, venu de l’Oḍḍiyāna, traduit dans sa longue carrière (557-596) une quinzaine d’ouvrages ; Jñānagupta, venu du Gandhāra, traduit quarante-trois ouvrages, formant près de deux cents fascicules, entre 561 et 600. Jamais l’Inde n’a été plus active ni plus rayonnante qu’au moment où l’Islam va transformer le monde.