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L’Indienne/13

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Ch. Vimont (p. 91-98).



CHAPITRE XIII.


L’Angleterre était agitée : des soulèvemens d’ouvriers avaient eu lieu dans plusieurs provinces où la misère se faisait sentir ; chaque jour on entendait parler d’un nouvel incendie ; les manufacturiers et les fermiers se trouvaient obligés par la violence à hausser les salaires. Ce fut alors qu’un homme osa imprimer : « Si les pauvres n’incendiaient pas, on ne réduirait pas la dîme et l’on ne prendrait pas des mesures en leur faveur… Une pauvre femme veuve est morte de faim à Marylebone, quoiqu’elle se fût adressée au préposé des pauvres. Qu’on parle des incendies, vraiment ! qu’on dise qu’ils sont un malheur pour le pays ! L’incendie de tout Marylebone ne serait pas un crime à moitié aussi malheureux que celui d’avoir laissé mourir de faim cette pauvre veuve ! » Ces paroles, d’une audace sans égale, parurent à Julien du plus grand danger ; il fut d’avis qu’il fallait les punir, s’étonnant que l’attorney général ne fît point un procès à Cobbett pour son journal populaire, et, d’accord avec ses amis, il se proposait d’interroger les ministres à la Chambre, lorsqu’au moment où il allait parler dans la nuit, un jeune membre se prononça contre un procès, soutenant que les paroles de Cobbett n’en auraient que plus d’éclat, et citant plaisamment ce fameux procès de Hone, accusé pour un pamphlet où il avait parodié le catéchisme, et acquitté, quoiqu’il eût dit : « Je crois en Georges le régent tout-puissant, créateur des nouvelles rues et chevalier du bain ; et dans le présent ministère, son unique choix, qui fut conçu du torysme, né de William Pitt, qui a souffert la perte de sa place sous Charles-James Fox ; qui mourut, fut maudit et enterré ; qui dans peu de mois renaquit de sa minorité, se replaça sur les bancs de la trésorerie, d’où il se moque des pétitions du peuple, demandant la réforme, et priant que la sueur de son front lui procure du pain. »

Julien abandonna l’idée de faire un procès ; il déplorait d’ailleurs la nécessité des commissions spéciales, qui, secondées par la sévérité du jury, sévissait contre des malheureux, dont la plupart obtinrent des curés et des autorités un certificat de bonne conduite antérieure, comme si la misère, de même que l’injustice, soulevait d’abord les braves. L’un de ceux qui périt était depuis plusieurs mois à moitié fou du chagrin d’avoir perdu sa femme : subissant son supplice avec un autre plus méchant que lui, ces deux hommes montrèrent peu de courage en voyant l’échafaud ; leur force physique manqua : il sembla qu’ils avaient l’organisation délicate des hommes du midi.

La peine de mort est trop prodiguée en Angleterre ; le pays, comme Julien, eut horreur de ces exécutions. On demandait la réforme comme un remède à la misère, et les journaux étaient pleins de réclamations contre l’Église.

« Cette île habitant sur ses vaisseaux, dit Julien à l’Indienne, ayant le monde à exploiter, a laissé se réunir les terres en peu de mains, créant l’industrie. Ainsi, au siège de la puissance anglaise, se trouvèrent les seigneurs et les fabricans, les substitutions et les ateliers. Les machines s’employant dans de vastes exploitations rurales, comme dans les grandes fabriques, les gens de la campagne et des manufactures furent également des ouvriers avec les défauts de cette classe, perdant l’ordre et l’innocence des laboureurs, et menacés de tomber dans la misère ou le crime par cette fluctuation inhérente à l’industrie, qui, comme la nature, détruit et recrée tour-à-tour. La population s’accrut, appelée par l’ouvrage, puis souffrit quand l’ouvrage se déplaça ou manqua ; mais il ne faut que contempler notre peuple, ses vêtemens, sa force et son nombre sur le sol, pour se convaincre de sa prospérité. On para au mal de la chose par une taxe pour les ouvriers sans travail, appelée taxe des pauvres, dont on se plaint aujourd’hui ; mais qu’il ne faudrait changer qu’en trouvant de meilleurs moyens. Les terres réunies dans des mains peu nombreuses produisirent ces richesses et ce luxe qui font que l’Angleterre, boutique de l’univers, est encore sa meilleure pratique. Petite culture, petite fabrique, tout disparut par l’effet de nos lois et de ce grand essor donné à notre marine marchande. L’aristocratie se renforça à côté de l’industrie, retenant l’Angleterre aux sentimens de gloire trop étrangers au commerce : le pays fut illustre et riche. Peut-être les ouvriers s’augmentant de plus en plus, et les richesses se réunissant toujours en moins de mains, un changement est devenu nécessaire : les anciens fondaient des colonies avec leur population surabondante, nous devons nous occuper d’améliorer le sort de la nôtre. »

Ces troubles et ces exécutions rendirent Julien malade ; mais quand Anna, en le voyant souffrir, parla timidement du doux climat des Indes, Julien lui demanda avec ironie si l’on quittait la vie politique pour un doux climat. Il s’irritait dès qu’elle parlait contre la Chambre, lui disant de renoncer au Gange et au Bengale, et qu’elle ne les reverrait plus. Quelques scènes éclatèrent entre eux ; l’Indienne souffrait et pleurait. Julien disait qu’il fallait à un homme public la paix chez lui. Mais comme les soulèvemens d’ouvriers furent réprimés, que le Parlement n’eut pas de questions importantes, et qu’il se ferma bientôt pour un mois, les deux amans retrouvèrent leur bonheur, trop tôt interrompu par un bill fameux qui vint mettre Julien dans le plus grand embarras.