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L’Indienne/30

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Ch. Vimont (p. 231-248).



CHAPITRE XXX.


Julien se ranima par les événemens, qui l’agitaient trop. Le bill, porté à la Chambre des pairs, donnait lieu à des conjectures opposées ; il n’était question dans Londres que de cela. Lord Grey, justifiant l’accusation de M. Croker, menaça les Pairs des excès populaires. Les discussions s’ouvrirent, montrant autant de savoir que d’élégance ; car la Chambre des Pairs, dernière élévation des hommes distingués dans leur carrière, est très lettrée. Lord Brougham y trouva un opposant digne de lui dans lord Lyndurst (M. Coplet), son prédécesseur à la chancellerie. Remarqué au collège et fier républicain, M. Coplet se couchait par terre pour se préparer fortement à la révolution qu’il attendait alors. Rapidement avancé, quoique toujours pauvre, et attorney général, il se distingua dans la Chambre comme opposé à l’émancipation catholique et à tout genre de réforme. M. Canning, arrivant au pouvoir, lui offrit la chancellerie, qu’il accepta, et qu’il garda sous le ministère du duc de Wellington. D’autres pairs n’étaient pas moins remarquables : le duc de Richmond, lord Warncliff, lord Lansdown, lord Derby, lord Plunkett, lord Carnavon. Les évêques laissaient voir d’avance qu’ils rejetteraient le bill. Le duc de Wellington conduisait énergiquement son parti ; mais telle était l’incertitude sur les votes, que lord Althorp, donnant un dîner peu de jours avant le vote, annonça à M. Surrey, qui s’y trouvait, que le bill passerait à une faible majorité. Cependant les débats touchaient à leur fin, et l’homme que la nation désirait le plus d’entendre, le seul peut-être de taille aux circonstances, celui que l’impatience nommait chaque jour, n’avait pas parlé : que dirait-il après tout le monde ? qu’avait-il réservé pour le grand moment ? La dernière nuit arrivait : ce fut alors que lord Brougham, se levant tard dans la soirée, commença le fameux discours qui devait laisser loin tout ce qu’on avait dit. Les Communes avaient déserté leur Chambre pour l’entendre ; la haute société de Londres, hommes et femmes, était là : on remarquait la fille charmante de M. Canning, qui, émue au nom de son père prononcé dans la discussion, avait laissé voir ses pleurs. L’attente était digne de l’homme ; le silence, profond. Lord Brougham s’était levé, restant à côté du sac de laine sur lequel il était assis comme lord chancelier : sa haute taille, sa maigreur, sa pâleur, la robe de chancelier qui flottait selon ses mouvemens, son geste, son accent, ajoutèrent à ce cri de démocratie qu’oubliant sa dignité nouvelle, il fit retentir dans la Chambre des pairs étonnée. Tribun des Communes, il traita la pairie d’un ton qui se ressentait déjà du triomphe populaire. Réfutant les lords de l’opposition par les traits d’une moquerie puissante, il employa tour à tour la satire et la raison, fort d’esprit, d’audace, de gaîté, s’élevant à la véritable éloquence parlementaire. Lord Warncliff avait dit que les marchands de Bondstreet étaient opposés au bill : le Chancelier, dans sa gaîté redoutable, s’écria : « À peine mon noble ami avait fait cette déclaration, que voici une pétition des marchands de Bond-street affirmant qu’ils sont pour le bill. Mon noble ami se lève et dit : Oh ! je voulais dire les marchands de James-street. À peine a-t-on entendu cette malheureuse déclaration, que les marchands de James-street envoient une pétition semblable à l’autre. Quelques personnes rencontrent mon noble ami dans Régent-street, et tous les habitans s’enfuient, croyant qu’il cherche des anti-réformistes, et s’inscrivent comme partisans du bill. Où ira-t-il ? dans quelle rue pourra-t-il entrer ? dans quelle allée cherchera-t-il un refuge, depuis que les habitans de chaque rue, de chaque ruelle, de chaque allée, deviennent écrivains et pétitionnaires dès qu’ils le voient parmi eux ? Si mon noble ami va de la terre à l’eau, il trouve la même chose ; s’il entre dans un fiacre, tous les cochers font une pétition pour le bill. Les rues, les rivières, les bateaux, les fiacres, se trouvent interdits à mon noble ami à cause des réformistes qu’ils contiennent. Je pense le rencontrer au sud de Berkeley-square, non loin de la maison Lansdown, errant, isolé, mélancolique ; car là est une rue sans un seul habitant, et ainsi sans un seul réformiste. Si mon noble ami, désolé, va de la ville à la campagne, il sera encore poursuivi par le cri : Pétition ! pétition ! le bill ! le bill ! Et même, s’il se retire dans son royal domaine, dix mille pétitionnaires de Sheffield se feront entendre.

« Moi, misérable ! par quel chemin fuirai-je une torture et un désespoir infinis ? Partout où je fuis, réforme, moi-même réforme ! »

(Satan, dans Milion :
« Partout l’enfer, moi-même l’enfer. »)

En disant que le peuple a demandé la réforme, il veut parler des moyennes classes, les plus nombreuses et par conséquent les plus riches du pays ; car tous les châteaux, manoirs, fonds et biens de Leurs Seigneuries seraient comptés pour peu s’ils étaient mis en concurrence avec les biens de ces classes, dépositaires de la sobriété, de l’intelligence, de l’honnêteté et de tous les sentimens anglais. Quoiqu’elles ne sachent pas manier la satire, elles ont le jugement droit et ennemi du changement, ne se laissant séduire ni par de faux argumens ni par la flatterie, et se souciant aussi peu d’une épigramme que d’une balle de fusil : c’est un peuple grave, raisonneur, qui considère long-temps un sujet avant de prononcer. Quant au bill, on s’est réglé sur la population et la propriété ensemble : pour les comtés, on a pris la propriété ; pour les villes, dix livres de loyer étaient un taux raisonnable. Le Chancelier voudrait baisser le taux dans les petites villes et le hausser dans les grandes ; mais ce sera une discussion du comité. Il s’est opposé au ballot, et quant au prétexte de ne pas toucher la constitution anglaise, Édouard VI, la reine Élizabeth ont ajouté des bourgs : il y en a eu deux cents d’ajoutés jusqu’en 1688, tous pour réformer la représentation, qui doit changer avec les mœurs et les idées, puisqu’aujourd’hui on la recherche, ainsi que le droit électoral, tandis qu’on les fuyait jadis.

Lord Brougham parla cinq heures, toujours avec la même énergie, la même éloquence. Rappelant enfin l’histoire de la Sibylle et de ses livres, il ajouta : « On vous demande aujourd’hui un prix modéré pour la restauration du vieux système représentatif ; si vous le refusez, vous aurez toujours plus à payer jusqu’à ce qu’il faille accorder des parlemens annuels, le vote de millions d’hommes et le scrutin secret. My lords, cette simple et ancienne fable contient une grande leçon morale. Je ne veux pas chercher ici quelles seraient les suites des résultats que j’ai montrés ; je me borne à dire qu’aussi sûrement qu’un homme est homme, le délai de la justice augmente le prix dont on achète l’ordre et la tranquillité publique. Vos Seigneuries sont l’autorité judiciaire la plus haute du royaume ; vous siégez ici comme juges en toutes causes, civiles et criminelles, qui peuvent advenir entre sujet et sujet. Le plus grand devoir des juges est de ne jamais prononcer dans la plus petite cause sans avoir tout entendu ; voulez-vous y manquer ? Voulez-vous décider la plus grande cause, celle des espérances et des craintes d’une nation, sans rien écouter ? Prenez garde à votre décision ! N’éveillez pas l’esprit d’un peuple paisible, mais déterminé ; ne détournez pas de votre corps les affections d’un grand empire. Comme votre ami, comme l’ami de mon pays, comme le serviteur de mon souverain, je vous conseille d’employer vos efforts à entretenir la tranquillité et la prospérité nationales. Pour toutes ces raisons, je vous prie et vous conjure de ne pas rejeter ce bill ; j’en appelle à vous par tout ce que vous avez de plus cher, par tout ce qui lie chacun de vous à notre pays et à notre ordre commun (à moins que vous ne soyez résolus contre tout changement, car alors votre refus sera conséquent), je vous supplie, je vous adjure solennellement, je vous implore à genoux, Mylords (pliant légèrement son genou sur le sac de laine), pour que vous ne rejetiez pas le bill. »

Ce discours, suivi de glorieux applaudissemens, laissa une longue agitation dans la Chambre ; plusieurs des pairs, que lord Brougham avait rendus ridicules, étaient pâles et consternés ; d’autres disaient qu’il avait manqué à la dignité des pairs ; tous l’admiraient, encore émus de son discours.

Mais ils surent lui résister avec fermeté. Après qu’il eut parlé, et vers six heures du matin, le bill fut rejeté ; on l’apprit au jour naissant, et quel jour ! Le ciel, chargé de brouillard et de pluie, permettait à peine de lire la séance dans les appartemens ; il semblait qu’une nuit lugubre se fût étendue sur l’Angleterre ; le parti de la réforme y dut voir la sympathie du ciel, et les torys leurs ides de mars. Cependant l’agitation la plus grande s’était répandue dans la ville immense ; les palais, les boutiques éprouvèrent une égale agitation ; les hautes classes s’effrayaient, non sans raison, et les basses, déjà menaçantes, faisaient entendre des paroles atroces, citaient la France, parlaient de 89, et, par un geste énergique de la main portée au cou, parlaient du sort qui attendait les pairs. On dit qu’on avait vu des pairs, dans cette nuit fameuse, rejeter la réforme à la seule idée de ces menaces grossières qui réveillaient leur antique chevalerie. Les membres des Communes, du parti du ministère, se hâtant de se réunir le matin, débattirent sans s’entendre ce qu’ils avaient à faire, chacun proposant une mesure sans savoir où s’arrêter. M. Macaulay y parut sans opiner ; mais la nuit même il prononça un discours de verve, où la beauté des images, la pompe et l’ardeur populaire ravirent les plus froids de la Chambre.

M. Croker et sir Charles Wetherell, qui le combattirent, ne parlèrent de son talent qu’avec l’enchantement du moment : ce qu’il disait était faux pourtant, indigne d’un Anglais dans une telle nuit. Mais l’éloquence a le pouvoir de briller par elle seule : il était touchant de voir les adversaires de M. Macaulay, dès long-temps dans les affaires, rendre un hommage si sincère à sa jeunesse. La motion proposée passa ; la Chambre décida une adresse aux ministres pour les supplier de rester aux affaires. De toute part aussitôt la nation les appuya : ce ne fut que meetings, que rencontres, qu’adresses ; le vœu du pays sembla alors unanime ; les paroisses, en procession, se rendaient aux assemblées. On remarquait plaisamment que le duc de Wellington, cette ancienne idole d’un peuple qui s’attelait à sa voiture avec des cris d’amour, avait fait fermer au-dehors ses fenêtres par des planches dès le couronnement du Roi : ainsi préparé aux caprices de la multitude, il ne s’en inquiétait pas autrement, n’opposant à la nouvelle mitraille que ce bois blanc, tandis que d’autres pairs étaient insultés et leurs châteaux livrés aux flammes. Tout-à-coup, dans quelques rues, se fermaient soudainement les boutiques ; les événemens récens de France étaient présens aux esprits ; d’un bout de l’Europe à l’autre, cette France dominait moralement ; et tous les peuples, sur les rivages glacés du Ladoga comme sur les bords du Tibre, répétaient son nom triomphant.

C’était la France qui, dominant alors l’Angleterre, lui faisait oublier la marche ordinaire de ses lois, violer la dignité de ses pairs, la majesté de son histoire, manquer à la convenance publique par l’insolence de ses journaux. Le bill de l’émancipation catholique n’avait-il pas été rejeté plusieurs fois ? Ces rejets, qui préparent l’adoption d’une loi en Angleterre, y amenant le peuple graduellement, sont un des plus heureux effets de la constitution. Si la réforme était d’une importance qui devait altérer la marche naturelle des choses, elle ne devait pourtant pas faire violer la loi, ou elle eût été la révolution même.

Les excès n’appartinrent qu’à la populace, et quand, dans une des nombreuses assemblées qui avaient lieu chaque jour, M. Hobhouse, membre des Communes pour Westminster, répéta au peuple : Patience ! patience ! patience ! et lui adressa ces trois questions : « Avez-vous confiance en votre Roi ? Avez-vous confiance en ses ministres ? Avez-vous confiance dans les réformistes qui ont soutenu votre bataille devant le Parlement ? » des applaudissemens impossibles à décrire prouvèrent que le peuple attendait la réforme des vraies mains qui devaient l’opérer.