L’Italie, son avenir, ses partis et ses publicistes

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L’ITALIE


SON AVENIR, SES PARTIS


ET LES PUBLICISTES ITALIENS





I — V. Gioberti. Del Rinnovamento civile d’Italia, 2 vol. in-8o. Parigi e Torino.
II. — F. Ranalli. Le Istorie Italiane dal 1846 al 1853, 4 vol. in-12. Firenze.





Lorsque l’on envisage l’état présent de l’Italie, lorsque l’on considère surtout le désespérant passé dont ce présent est l’œuvre, on éprouve un embarras qu’on ne saurait dissimuler à parler encore de l’avenir de la nationalité italienne. Il semble, rien qu’à ces mots, entendre tout homme éclairé redire ce qu’il y a trois siècles déjà Machiavel écrivait à Vettori : l’unione degl’ Italiani ! voi mi fate ridere. En effet l’histoire a si souvent prononcé sur ce sujet et d’une si accablante manière, qu’on ne peut guère entreprendre de contester encore ses arrêts sans amener invariablement sur les lèvres du lecteur le mélancolique sourire du secrétaire de Florence. « Encore un géomètre, disent les passans, qui cherche la quadrature du cercle ! » Et chacun tourne le feuillet.

Il est cependant une classe d’écrivains dans le monde à qui ce douloureux sujet, semble-t-il, doit être éternellement permis, et qui lorsqu’ils en parlent avec cœur et talent, méritent toujours l’audience des plus incrédules et des plus blasés : ce sont les écrivains italiens. Ces écrivains en effet, depuis la fin du dernier siècle surtout, depuis Alfieri du moins, leur chef dans les temps modernes, donnent à l’Europe un noble spectacle. La fortune a beau briser toutes leurs espérances, confondre toutes leurs prophéties, se rire, de son rire le plus cruel, de toute leur constance et de tous leurs efforts : rien ne les trouble, rien ne les émeut, rien ne les abat. L’Italie dans leurs ouvrages, plus grande, comme l’homme de Pascal, que ce qui la tue, semble renouveler, dans ses malheurs et dans ses déceptions même, on ne sait quelle inépuisable source de fierté et de confiance. Ces lourds rochers de la domination étrangère et du despotisme domestique qui écrasent la péninsule ont beau, chaque fois qu’on les soulève, retomber plus durement sur elle ; imperturbables, les publicistes italiens s’acharnent, à peine retombés, à les soulever encore : milice invincible, quoique toujours vaincue, car elle ne se rend jamais.

L’attitude de cette milice est surtout remarquable depuis les désastreux événemens qui ont suivi, il y a sept ans, la dernière levée de boucliers de la péninsule. On se rappelle en quelles circonstances vraiment uniques dans l’histoire, non-seulement de l’Italie, mais de l’Europe, cette levée de boucliers eut lieu. Depuis 1815, pas un jour en quelque sorte ne s’était écoulé où les efforts des partis et les fautes des gouvernemens n’eussent préparé la renaissance de la nationalité et de la liberté italiennes. L’avènement au saint-siège, en juin 1846, d’un pape qui à l’âme d’un saint parut d’abord aux populations joindre le génie d’un réformateur, avait semblé encore un acquiescement donné par le ciel même aux vœux des Italiens. Le mouvement libéral inauguré par Pie IX s’était en un moment communiqué au reste des états de la péninsule. Tous les gouvernemens de ces états, cédant à l’ascendant de l’exemple et à la pression de l’opinion, octroyaient successivement des chartes constitutionnelles à leurs sujets. Tout à coup, et au plus fort de l’enthousiasme de cette ère réformatrice, une révolution formidable éclate à Paris, et de Paris en moins d’un mois gagne l’Allemagne et l’Autriche. Tous les liens qui jusqu’alors avaient rattaché ensemble les vingt nations que réunit la monarchie autrichienne se rompent ; la Bohême et la Hongrie se soulèvent ; des insurrections nationales éclatent et triomphent à Milan et à Venise ; la cour de Vienne, réduite à quitter sa capitale, trouve à peine un asile à Olmütz. Le roi de Sardaigne, saisissant une occasion qui avait été le rêve de toute sa vie, réunit son armée, passe le Tessin, et, aux acclamations de tout l’Occident, arrive presque sans coup férir sur le Mincio. Qui n’eût cru que l’Italie allait enfin sortir de là victorieuse, indépendante et libre ? Tout le monde, y compris l’Autriche elle-même, un moment le pensa ; mais on sait le reste, et comment, les vices séculaires de l’esprit et du caractère italien se réveillant et se mettant de la partie, ces magnifiques espérances, bientôt confondues, firent place aux plus désolantes déceptions, comment une réaction terrible, succédant à d’impardonnables fautes, fit partout rentrer les choses dans un état plus violent encore que celui où elles se trouvaient avant l’explosion de ce mouvement si généreux à son début. Au lendemain de tels événemens, le découragement, au moins momentané, des publicistes italiens eût été naturel et dans une certaine mesure excusable. Chose remarquable, c’est le dernier sentiment qui paraisse dans leurs écrits. Au contraire il semble que cette nouvelle infortune de leur patrie n’ait fait que redoubler encore l’inébranlable foi qu’ils gardent en ses destinées. Tout est tombé, tout a été bouleversé, tout a été vaincu en Italie, excepté eux, excepté la confiance qu’ils avaient avant ces événemens, et qu’aujourd’hui même ils ont encore, dans la justice et dans l’avenir de leur cause. Assurément, nous le répétons, quelque opinion que l’on ait de la condition présente de la péninsule, cette invincible obstination de la classe pensante italienne à ne pas s’incliner devant les faits accomplis, tout désastreux qu’ils soient, donne à l’Europe un assez beau spectacle. Au milieu de tant d’autres et de bien tristes défauts, les Italiens n’ont pas du moins la triste vanité de tirer gloire de leurs défaites. Ils connaissent leur état, ils ont sondé leurs blessures, et s’ils sont impuissans à les guérir, du moins ils ne s’en glorifient pas. Ces sentimens forment le fond de leur âme publique ; tout ce qui pense en Italie les éprouve, et tout ce qui parle ou écrit les exprime.

Parmi les écrivains assez nombreux qui depuis les derniers événemens ont servi d’organes à ce mouvement très accusé et très remarquable de l’esprit italien, deux surtout, à des titres divers, ont fixé dans la péninsule et à notre avis méritent d’obtenir dans le reste de l’Europe l’attention des intelligences élevées. L’un est l’abbé Gioberti par la publication du dernier ouvrage que la mort lui ait permis de composer, le traité Del rinnovamento civile d’Italia ; l’autre est M. Ranalli, auteur d’un tableau des révolutions dont l’Italie a été le théâtre pendant les huit dernières années, et qui a paru récemment sous le titre de Le Istorie italiane dal 1846 al 1853.

L’abbé Gioberti est loin d’être un inconnu pour les lecteurs de la Bévue. Pendant vingt ans environ que, soit comme philosophe, soit comme publiciste, soit enfin comme homme d’état, il a figuré sur la scène des affaires, on a eu trop souvent l’occasion de l’apprécier ici pour qu’il soit utile de rappeler quelles furent les phases diverses de sa carrière jusqu’à l’époque suprême pendant laquelle il écrivit l’ouvrage qui nous amène à nous occuper encore une fois de lui. C’est à Paris, on le sait, dans un exil volontaire où deux ans plus tard il devait mourir, qu’il composa ce Rinnovamento civile d’Italia, son testament littéraire et politique, et l’un des monumens les plus remarquables de l’obstination généreuse de l’esprit italien à ne jamais désespérer de la régénération de l’Italie.

Ce Rinnovamento cependant est-il donc un chef-d’œuvre ? Il s’en faut ; à tout prendre même, il n’est pas le chef-d’œuvre de l’auteur. La critique ensuite, si elle s’arrêtait à le juger à titre de production littéraire, aurait ample matière à relever ses défauts. Il y règne une diffusion extrême. Les deux gros volumes de huit cents pages chacun dont il se compose seraient non-seulement sans inconvénient, mais encore avec avantage pour le lecteur, l’auteur et le sujet, réduits des trois quarts. Ce sont à chaque instant des digressions interminables sur des matières qu’aucun lien ne rattache au reste de l’ouvrage, des récriminations sans fin contre les personnages qu’à tort ou à raison l’abbé Gioberti accuse d’être les auteurs de ses mésaventures personnelles, des dissertations à perdre haleine sur des lieux communs de philosophie ou de politique, qui interrompent, pendant des chapitres entiers, la marche du raisonnement. Ajoutez des jugemens sur les personnes et sur les choses, non-seulement du temps de l’abbé Gioberti, mais des époques les mieux connues de l’histoire, dont la bizarrerie, pour ne rien dire de plus, est telle que si on ne faisait largement la part de la passion qui emporte l’écrivain, on concevrait la plus médiocre idée de son bon sens ; ajoutez enfin un style souvent prétentieux et obscur, puis, dans un sujet qui demandait avant tout du naturel et de la clarté, une recherche de l’abstraction et de l’effet qui irrite et qui rebute. Avec cela néanmoins, ce Rinnovamento, une fois commencé, se lit jusqu’au bout. Et pourquoi ? C’est qu’au milieu du fatras des choses inutiles ou fatigantes qu’on y rencontre, un livre y est contenu, dont l’intérêt est tel qu’on ne peut s’en détacher. Le vrai titre de ce livre, que les mots obscurs et emphatiques de Rinnovamento civile d’Italia n’indiquent guère, serait : « Des souffrances de l’Italie, de leurs causes et de leurs remèdes. » Tel est le sujet en effet que l’abbé Gioberti a malheureusement noyé dans ses deux gros volumes, mais qu’il n’en a pas moins traité avec un pathétique de langage, avec une sûreté d’analyse et une hardiesse de conclusions qu’il est impossible de méconnaître. Il parle des malheurs de son pays avec un attendrissement sincère et mâle qui va à l’âme ; il met à nu les causes jusqu’aux plus délicates de ces malheurs avec une vérité d’observation et une franchise de parole qui commandent la confiance ; il expose enfin les moyens qu’il croit propres à mettre un terme à cette longue infortune avec une habileté de dialectique et une chaleur de démonstration qui, quelque opinion qu’on ait de leur valeur, gardent une apparence qui impose. À ce dernier égard surtout, le Rinnovamento est digne d’attention. La politique préconisée par l’abbé Gioberti comme seule capable de procurer quelque jour la délivrance de l’Italie n’est pas restée enfouie dans son livre ; loin de là : toute l’Italie l’y a trouvée et est venue l’y méditer, et s’il serait exagéré de dire que c’est d’elle seule aujourd’hui qu’à l’école du célèbre abbé les Italiens attendent leur salut, il faut cependant reconnaître non-seulement qu’elle a fait les plus grands progrès dans leurs esprits, mais même qu’elle a commencé d’inspirer déjà d’une manière visible la conduite du plus important des gouvernemens de la péninsule, je veux dire le gouvernement piémontais.

M. Ranalli n’a pas jusqu’à présent la notoriété de l’abbé Gioberti, et le Istorie italiane n’ont pas fait autant de bruit que le Rinnovamento ; cela ne veut pas dire néanmoins que son œuvre ne mérite pas, hors de l’Italie surtout, autant d’attention que celle du publiciste célèbre dont nous voulons la rapprocher. M. Ranalli n’a jamais été ministre, comme l’a été l’abbé Gioberti : il n’a jamais eu non plus, comme lui, que nous sachions, les honneurs de la prison, ni de l’exil ; mais son ouvrage révèle des qualités de jugement et d’esprit qui, ici du moins, ont droit d’être estimées ce qu’elles valent. M. Ranalli, si nous ne nous trompons, n’était connu en Italie, jusqu’à l’apparition de ses Istorie, que par la publication d’un cours de littérature (Ammaestramenti di Letteratura), qui, par la pureté des doctrines, avait fixé l’attention des gens de goût. C’est dans cette sphère paisible de la contemplation des lois du beau qu’un jour le patriotique désir l’a pris de venir, lui aussi, dire à ses concitoyens ce qu’il pensait des moyens, non plus de soutenir l’honneur de leurs lettres, mais de rétablir, s’il était possible, celui de leurs affaires. M. Ranalli a-t-il été heureux dans cette transformation toujours délicate du professeur en publiciste ? L’accueil fait à son livre dans toute l’Italie, pour les Italiens du moins, a tranché la question en faveur de M. Ranalli, et, pour nous, nous croyons ainsi la question bien jugée. L’auteur des Istorie n’est pas un écrivain di vena comme était l’abbé Gioberti ; il n’en a pas l’abondance, la facilité ni la verve, mais en somme, et à tout prendre, il écrit mieux que lui. Le style des Istorie est remarquable de pureté, de précision et d’élégance. M. Ranalli est, comme écrivain, de la grande école du XVIe siècle ; c’est un classique dans le sens élevé du mot, et on voit aisément qu’il a appris à écrire dans l’admirable prose de l’Histoire de Florence et du Discours sur Tite-Live. On n’est pas un écrivain de ce solide mérite sans avoir l’esprit élevé et droit ; aussi les Istorie de M. Ranalli, pour le fond comme pour la forme, sont-elles dignes de la rapide faveur qu’elles paraissent avoir obtenue. Le seul défaut qu’elles trahissent provient, comme cela était inévitable, de la nature du sujet. En écrivant l’histoire contemporaine de son pays, M. Ranalli a rencontré l’écueil qu’offrira toujours ce genre d’écrits ; il n’a pas tout dit, parce qu’il n’a pas tout su et qu’il ne pouvait tout savoir. On peut lui reprocher aussi, à force de se renfermer dans son sujet, de ne l’avoir pas toujours envisagé d’une vue assez large, d’avoir écrit souvent cette histoire contemporaine des états italiens comme si ces états étaient seuls au monde, comme si leur destinée pouvait se séparer de celle des autres puissances de l’Europe. Ces restrictions faites, on ne peut, nous le répétons, qu’accorder des éloges au récit lumineux et sobre, indépendant et mesuré, que, sous ce nom d’Istorie, M. Ranalli a donné des événemens qui ont agité la péninsule de 1846 à 1853. Une chose surtout dont il convient de le louer, c’est l’idée très juste qu’il a eue, par opposition à l’abbé Gioberti, de demander plutôt à l’histoire qu’au raisonnement l’explication des malheurs de son pays. Il n’est nulle part de leçons plus éloquentes pour un peuple que celles que lui donne naturellement le tableau bien présenté de ses illusions et de ses fautes. Enfin on peut dire que, jointes au Rinnovamento, les Istorie représentent d’une manière complète l’état contemporain de l’esprit public en Italie. Le Rinnovamento, œuvre d’une imagination plus ardente que réglée, exprime les tendances vives de cet esprit ; les Istorie, ouvrage d’un écrivain dont la qualité d’intelligence dominante est la mesure, en font bien connaître les aspirations modérées, et par-là peut-être les besoins les plus réels.

Nous avons pensé que ce serait une chose intéressante de rechercher, à l’aide des doctrines que ces deux ouvrages développent, quel est au juste l’état présent de l’opinion en Italie, d’exposer vers quelles voies cette opinion paraît tendre, de juger enfin du mérite actuel et du succès probable de ces tendances. Peut-être, quand on aura lu ces quelques pages, reconnaîtra-t-on que si la question italienne a cette triste renommée d’être inextricable, cela tient moins à ce qu’elle est insoluble, comme les pessimistes le disent, qu’à ce qu’elle est mal posée.


I.

Le premier sentiment que fasse éprouver le spectacle de la condition présente de l’Italie est l’étonnement de l’y voir réduite. Par quelle succession d’étranges vicissitudes a-t-il pu se faire qu’une contrée si naturellement prédestinée à devenir le siège de grands empires, et qu’une race à qui rien ne manque, ce semble, pour former une nation puissante, soient tombées dans l’état de morcellement et de dépendance où nous les voyons aujourd’hui ? Plus on y réfléchit, et moins d’abord on se l’explique. L’Italie, quels que soient les merveilleux avantages de son ciel et de son sol, n’aurait jamais été visitée par le génie de la civilisation, que son malheureux état n’étonnerait, après tout, que les statisticiens et les géographes ; mais les choses, comme on sait, sont bien loin de s’être passées ainsi. Deux fois l’Italie a été le siège des plus grands empires que l’histoire ait jamais vus : l’empire romain, qui, durant sept siècles, réduisit à l’unité d’une obéissance commune le monde presque entier, et l’église, qui, aujourd’hui encore, après tant d’orages, ou gouverne ou domine la conscience religieuse du cinquième au moins du genre humain. Et c’est cette même contrée, deux fois la capitale de l’univers, qui ne peut parvenir à ne former qu’un seul état ! Si l’on considère ensuite la position que la péninsule occupe sur la carte du globe, on ne sera que plus surpris encore du peu de parti que ses habitans actuels en tirent. Il est bien vrai que le bassin de la Méditerranée n’est plus ce qu’il était au moyen âge, au temps de la splendeur d’Amalfi, de Venise, de Florence et de Gênes : la découverte de l’Amérique et ensuite l’émancipation des États-Unis ont créé dans l’Océan une voie de communication nouvelle infiniment plus étendue et plus riche. Que de ressources encore pourtant offrirait à un peuple qui saurait l’exploiter la possession de la côte unique qui s’étend du golfe de Gênes au détroit de Messine ! Est-ce donc que la race d’hommes qui habite cette contrée soit une race inférieure à celles qui peuplent le reste de l’Europe ? C’est peut-être la mieux douée de toutes. Depuis la renaissance de la civilisation au XIIIe siècle, renaissance dont ce peuple a encore l’honneur d’avoir donné le signal, il n’est pas d’âge où il n’ait produit dans tous les genres quelqu’un de ces hommes extraordinaires qui demeurent pour l’histoire les types les plus accomplis de notre espèce. Est-ce d’ailleurs que, pris en moyenne, l’Italien soit un homme médiocre ? Loin de là ; il est propre à tout : matelot, soldat, marchand, administrateur, savant, lettré, artiste, homme d’état, il a en lui la ressource de toutes choses. Enfin considérez la péninsule dans la condition même où elle est aujourd’hui ; vous y trouverez deux états qui, ce semble, devraient aisément l’un ou l’autre servir de centre d’action à tout le reste : l’un est Rome, « Cette dernière grandeur vivante de l’Italie, » comme l’appelait éloquemment M. Rossi, et qui pourrait bien servir de capitale à un empire ne s’étendant que des Alpes à l’Etna, quand elle en sert encore à un royaume qui a des ministres et des sujets sous toutes les latitudes du globe ; l’autre est le Piémont, nation médiocre en territoire, il est vrai, mais considérable à coup sûr quant au reste, puisqu’il n’est pas une seule des grandes affaires contemporaines, la guerre d’Orient vient d’en être la preuve, où son concours politique et militaire ne compte. Et voilà la race d’hommes qui ne peut pas parvenir à faire ce qu’ont su faire les Kalmouks eux-mêmes : un corps de peuple ! Et les descendans de Dante et de Colomb sont incapables de réaliser une unité nationale à laquelle sont arrivés d’eux-mêmes, séparés qu’ils étaient ou qu’ils sont encore par les plus profondes diversités de la religion et de la langue, les descendans des Tatars et des Huns ! Il y a là un phénomène aussi triste que curieux dont, avant toutes choses, le bon sens dit qu’il faut commencer par chercher l’explication, car c’est de cette explication évidemment que dépend l’intelligence du reste.

Ce serait là, même sous la plume d’un écrivain étranger, un des thèmes les plus intéressans à étudier de la philosophie de l’histoire, si le Rinnovamento de l’abbé Gioberti et les Istorie de M. Ranalli n’offraient un moyen de rendre la discussion de ce thème plus instructive et plus piquante encore, en nous apprenant ce que les Italiens éclairés pensent et disent de ces causes, au premier abord si mystérieuses, de la faiblesse de leur pays. C’est une question en effet que nos deux publicistes, le premier par voie dogmatique et le second par la voie de l’histoire, ont traitée de façon à ne laisser aux étrangers qu’à glaner après eux. Le mieux donc évidemment, sur ce point préjudiciel et capital de la question que nous agitons ici, est de les entendre, sauf seulement à interpréter leurs dépositions ou à les compléter, s’il paraît nécessaire.

Avant tout cependant, nous devons faire, à l’honneur tant de ces deux écrivains que de leur patrie tout entière elle-même, l’éloge de la franchise des révélations que nous allons entendre, et cet éloge, on ne le trouvera vraisemblablement que juste. La dernière chose que les peuples, aussi bien que les individus, aiment à s’entendre dire et surtout à se dire à eux-mêmes, c’est la vérité. Voulez-vous leur plaire ? Ne leur parlez que de leurs vertus. À Paris, dites que les Français sont le premier peuple du monde ; à Berlin, dites que ce sont les Allemands, et tenez-vous pour assurés que vous serez crus sur parole. Les Italiens, eux aussi, non-seulement ont longtemps partagé ce travers, mais ils y ont abondé. Tout ouvrage qui n’était pas à la louange exclusive de leur supériorité (del primato italiano) n’avait presque aucune chance de succès auprès d’eux, et c’est à les entretenir d’abord avec une complaisance et une abondance merveilleuses de cette supériorité que l’abbé Gioberti notamment a conquis sa renommée d’écrivain. Publicistes et lecteurs, à ce qu’il paraît, ont depuis quelque temps, en Italie, fort heureusement changé à cet égard. Le Rinnovamento, nous l’avons déjà dit, est un des ouvrages qui, dans ces dernières années, ont été le plus répandus et le plus goûtés au-delà des monts, et cependant sa plus grande et sa meilleure partie est consacrée à dévoiler avec la plus rare franchise aux Italiens eux-mêmes les défauts de la nature italienne. On peut en dire autant des endroits d’importance des Istorie de M. Ranalli. L’honnête et habile historien, loin de fuir ce thème délicat et douloureux de réflexions, le recherche au contraire, et souvent il le traite avec une force de langage qui s’élève à l’éloquence. Bien plus, les Istorie ne sont guère, d’un bout à l’autre, qu’un tableau accusateur des vices de l’Italie, Cette sincérité a-t-elle empêché le succès de l’ouvrage de M. Ranalli ? Pas plus que celle de l’abbé Gioberti n’avait nui à la popularité du Rinnovamento. C’est là l’indice d’un retour des écrivains italiens et de leurs lecteurs à de plus viriles habitudes d’esprit, qu’il est équitable et intéressant d’apprécier tout ce qu’il vaut. En se parlant ou en souffrant qu’on leur parle le mâle langage que tout à l’heure l’abbé Gioberti et M. Ranalli vont nous faire entendre, les Italiens ne s’honorent pas seulement eux-mêmes : ils témoignent aux étrangers que leurs mœurs intellectuelles ne sont pas aussi désespérées qu’il plaît quelquefois à un pessimisme intéressé de le dire, et ils donnent lieu de penser en outre que les vices dont ils s’accusent, tout profonds qu’ils soient, ne sont pas incurables, puisqu’ils ne consentent plus à s’aveugler sur eux. Le peuple contemporain chez qui la prétention, commune à tous les peuples, d’être le premier de l’univers est assurément le mieux fondée, puisque ce peuple est le plus libre qu’ait vu l’histoire, le peuple anglais, pratique mieux qu’aucun autre ce système de vigoureuse franchise envers lui-même. Bien loin de se cacher ses vices et les dangers qu’ils lui font courir, il les dénonce lui-même au reste des nations. Quelque chose va-t-il mal dans le coin le plus inconnu de l’empire britannique, la presse le dénonce, l’opinion s’en émeut, et si l’affaire est d’importance, à l’instant une enquête est ouverte, qui traduit en quelque sorte à la barre du monde entier le désordre qui vient d’être découvert. On sait de reste quelle garantie les Anglais trouvent dans ces mœurs au soutien et à la continuation de leur puissance. En s’engageant dans une voie pareille, les écrivains italiens n’ont donc pas à craindre de diminuer en Europe la considération de leur pays ; loin de là, ils la relèvent, et la confession publique qu’ils ont le bon esprit de faire de leurs défauts nationaux a l’excellent effet de provoquer partout une généreuse recherche des moyens de les corriger.

Mais quels sont enfin ces défauts, et à quelles causes les publicistes de ce monde qui sont assurément le mieux placés pour en connaître attribuent-ils la malheureuse condition d’une contrée si bien faite au premier abord pour former le territoire d’un empire prospère et puissant ?

La principale de ces causes, celle qui, lorsqu’on l’étudié, paraît avoir engendré toutes les autres, au témoignage commun de l’abbé Gioberti et de M. Ranalli, c’est un esprit inné de division que tout Italien, semble-t-il, apporte fatalement avec lui en naissant. Cet esprit singulier, que l’auteur du Rinnovamento et celui des Istorie décrivent, chacun à sa manière, avec une rare vérité de peinture, a pour effet d’inspirer aux Italiens comme une horreur invincible de s’entendre entre eux, qui fait le plus inattendu et le plus inexplicable des contrastes avec les vœux séculaires d’union dont ne cesse de retentir la péninsule. D’où vient cette maladie bizarre qui semble avoir passé dans le sang de l’Italie et lui être devenue en quelque façon congéniale ? sous quelles formes se révèle-t-elle, et dans quel milieu vicié de préjugés et de passions trouve-t-elle l’aliment de chaque jour qui depuis si longtemps la perpétue ? C’est ce qu’à l’aide des dépositions peu suspectes de l’abbé Gioberti et de M. Ranalli il convient d’examiner.

Ce n’est pas d’hier que ce funeste esprit de division travaille la péninsule et morcelle la race, pourtant si homogène, qui l’habite, non pas seulement en dix états, mais, ce qui est beaucoup plus grave, en vingt partis, tous hostiles les uns aux autres. L’abbé Gioberti fait remonter la première apparition historique de cet esprit à l’origine des fameuses factions des guelfes et des gibelins, dans les dernières années du XIe siècle. Si ancienne que soit déjà cette date, on peut, sans rien exagérer, la reculer plus haut encore : à quelque époque de l’histoire de l’Italie qu’on se reporte en effet à partir de la chute de l’empire romain, on la trouve toujours divisée, et même se complaisant dans la division. Les Barbares au Ve siècle commencent le morcellement, qui va croissant pendant les trois ou quatre cents ans que durent leurs invasions successives. Alors apparaissent les diverses républiques italiennes, sortant l’une après l’autre de ce chaos de barbarie, Amalfi, Gênes, Florence, Venise ; mais ces républiques, toutes voisines qu’elles soient, et bien qu’unies par les liens les plus puissans de la race, de la religion, de la langue, du commerce, entrent, à peine nées, en hostilité continuelle les unes avec les autres. À la fin du XIe siècle, antiquité dont se contente très modestement, comme on voit, l’abbé Gioberti, éclate entre Henri IV et Grégoire VII la fameuse querelle du sacerdoce et de l’empire. Qu’arrive-t-il ? Toute l’Italie va-t-elle se réunir soit sous l’un, soit sous l’autre de ces chefs, et constituer sa nationalité ? Elle s’en garde bien. Travaillée par un esprit municipal qui semble chez elle comme la forme civilisée de l’esprit de clan des sauvages qui au Ve siècle l’avaient envahie et repeuplée, elle se divise, qui pour le pape, qui pour l’empereur. Alors paraissent les gibelins et les guelfes, factions très curieuses à étudier aujourd’hui même encore dans leur esprit, le même exactement que celui des partis qui, sous des noms nouveaux, morcellent et énervent toujours l’Italie. Que voulaient en effet guelfes et gibelins ? Eux aussi, l’unité de l’Italie ; seulement ils la voulaient déjà par des moyens diamétralement opposés. Sacrifiant tout à leur haine de l’étranger, à leur goût ou plutôt à leur passion pour la vie municipale, les guelfes voulaient faire de la péninsule une confédération de villes libres présidée par le pape : ils voyaient dans ce système le salut des deux grandes conquêtes de leur siècle, les libertés communales et l’unité catholique. Les gibelins à l’opposé, pleins de la double idée de séparer à tout prix l’autorité du sacerdoce et celle de l’empire, ou, comme nous dirions aujourd’hui, les droits de l’état de ceux de l’église, et de faire également, coûte que coûte, de leur patrie une puissance homogène, — les gibelins voulaient en donner le sceptre à un seul prince, à un prince laïque, et comme ils n’en voyaient pas alors en Italie qui fût capable de porter une telle couronne, ils l’offrirent à l’empereur d’Allemagne. La guerre s’alluma ; mais, le destin voulant que l’une des deux factions ne fût pas assez forte pour débarrasser l’Italie de l’autre, la malheureuse contrée retomba, par le fait même de la rivalité des partis, qui cependant l’un et l’autre ne rêvaient que son unité, dans une division pire peut-être que celle qui avait suivi les premières invasions des Barbares. C’est ainsi qu’au XIIIe siècle on vit, dans la seule Lombardie, Milan, Brescia et Mantoue se déclarer contre Frédéric Barberousse, tandis que Crémone et Bergame armaient en sa faveur. Deux cents ans plus tard enfin, il n’était plus question, il est vrai, de gibelins ni de guelfes ; mais l’Italie, présentant le spectacle qu’elle n’a cessé d’offrir depuis, était livrée ici à la domination étrangère, là à quelque despotisme domestique, partout à une fureur de divisions intestines paraissant quelque chose de si indigène à cette contrée, qu’on ne sait en vérité aujourd’hui s’il faut se représenter les gibelins et les guelfes comme en ayant été les auteurs ou les victimes.

Quoi qu’il en soit, et pour en venir enfin à l’Italie contemporaine, guelfes et gibelins, il faut en convenir avec l’abbé Gioberti, y ont laissé une postérité de factions dont jadis les Buondelmonte et les Uberti eux-mêmes, quand ils se disputaient le plus violemment Florence, auraient, tout remuans qu’ils fussent, été émerveillés. L’abbé Gioberti n’évalue pas à moins de six les partis principaux qui, pendant que la domination étrangère et le despotisme indigène continuent à se partager à peu près le territoire, divisent toute la population, à savoir : les absolutistes, qui se distinguent en absolutistes laïques et en absolutistes ecclésiastiques, et les libéraux, qui se séparent en unitaires et en fédéralistes, puis en constitutionnels et radicaux, de manière que lorsqu’on rencontre aujourd’hui un patriote italien, on se trouve en présence d’un homme appartenant à l’un de ces six partis, qui tous sans doute veulent la même chose, car quel homme ne désire le bonheur de son pays ? mais qui le veulent de six manières, dont pas une ne saurait s’accorder avec l’autre. Anarchie effroyable d’entendement et de volonté devant laquelle toute espérance de voir ce beau pays se relever reste d’abord interdite ! Ce n’est rien encore pourtant ; il faut, avec l’auteur du Rinnovamento et avec celui des Istorie, descendre, si je puis ainsi dire, dans l’intérieur de ces partis pour concevoir l’obstination de leurs principes et l’acharnement de leur rivalité : cela passe toute croyance. Quelques traits empruntés aux récits des deux écrivains pourront donner une idée générale de ce chaos.

Les absolutistes, qui s’entendent à merveille sur la nature du gouvernement qui convient à la péninsule, puisque, comme leur nom l’indique, ils s’accordent à voir l’idéal de ce gouvernement dans le despotisme ; — les absolutistes cependant, ainsi que déjà l’abbé Gioberti nous l’a enseigné, se divisent en partisans du laïcisme et en partisans de l’église. « Les absolutistes ecclésiastiques, dit l’abbé Gioberti, qu’il faut laisser les peindre, ont pour chefs les jésuites. Ils voudraient restaurer purement et simplement la théocratie pontificale du moyen âge et la rendre pire encore, étouffer toute lueur et détruire toute institution de liberté, réunir dans leurs mains la puissance séculière et ecclésiastique, inféoder pour ainsi dire le laïcat et le clergé, l’état et l’église, les princes et les peuples, Rome et l’Italie, l’Europe et le monde, à la société de Jésus. Cependant, comme un si beau projet n’est pas facile à mettre à exécution tant que fleurissent et avancent les connaissances humaines…, les révérends pères, qui d’ailleurs, pour la réussite de leurs nobles desseins, ne peuvent compter sur l’appui d’aucun partisan, quel qu’il soit, du laïcisme, travaillent tant qu’ils peuvent à ramener les esprits aux ténèbres du moyen âge. Ils ont pour partisans soit tous ceux qui, par ignorance et superstition, partagent leur zèle fanatique, soit tous ceux qui par amour du gain désirent leur patronage… » Quant aux absolutistes laïcs, l’auteur du Rinnovamento fait également leur portrait : « Il leur faut à eux aussi le gouvernement absolu, tempéré tout au plus par l’octroi de quelques petites franchises communales ; mais ils sont les adversaires déclarés de la clérocratie, et ils veulent l’indépendance de l’état comme principe de toute civilisation. Leur tête et leur bras, c’est l’Autriche… » Ainsi, même sur ce triste terrain du despotisme, où pourtant l’adoption du principe semble exclure tout dissentiment, les Italiens trouvent encore moyen de renouveler au plein soleil du XIXe siècle la vieille et absurde querelle du sacerdoce et de l’empire : gibelins et guelfes d’une nouvelle et étrange espèce d’ailleurs, qui n’espèrent trouver la fin des maux de leur patrie que dans l’extinction des derniers sentimens qui lui lassent encore battre le cœur !

On s’explique aisément que ceux des Italiens qui, à quelque titre que ce soit, passent pour appartenir à l’un ou à l’autre de ces partis soient pour le reste de leurs compatriotes un objet d’aversion : mais il faut lire le Rinnovamento pour se faire une idée de la violence des invectives que cette aversion des absolutistes inspire aux libéraux. Voici par exemple quelques fragmens des portraits que trace l’abbé Gioberti du roi de Naples et du cardinal Antonelli, qu’il représente, l’un comme le champion par excellence du despotisme laïque, et l’autre comme le représentant le plus obstiné de l’absolutisme ecclésiastique. En traduisant ces passages, on ne saurait évidemment prendre à aucun degré la responsabilité des jugemens qu’ils énoncent, ni s’associer en aucune façon à la virulence inouie du langage dans lequel ils sont exprimés. Nous n’avons d’autre dessein, en traduisant les étranges paroles qu’on va lire, que de mettre sous les yeux d’un public qui juge tout ce qu’il lit un monument curieux de la haine qui anime les partis contemporains de l’Italie les uns contre les autres. L’abbé Gioberti dit plusieurs fois dans son ouvrage que cette haine est extrême ; il en donne lui-même ici la preuve. Voici quelques lignes du portrait qu’il trace du roi de Naples : « ….. Il ne saurait entrer aucune idée généreuse ni grande dans l’âme de ce Bourbon, qui rassemble en lui, en les empirant encore, tous les vices de sa race. Il est arrivé en lui à cette race ce qui arrive à certaines plantes malfaisantes, qui, lorsqu’on les acclimate sous un ciel brûlant, en deviennent plus vénéneuses. » Voici maintenant quelques passages du morceau relatif au cardinal Antonelli : « ….. Antonelli n’a rien de la loyauté ni de la fermeté de l’homme d’état ; il se jette indifféremment dans le parti où il croit faire ses affaires. C’est ainsi qu’il a joué le libéral en 1848, et qu’aujourd’hui on le voit surpasser en violence les fureurs des sunfédistes ; c’est un nouveau rôle où il produit plus d’effet, car il est tout entier dans sa nature, qui se révèle dans son visage teint de fiel, dans ses regards en coulisse, dans son froncement de sourcils faux et hautain. Sans véritable esprit, ignorant, étranger à toute pratique et à toute connaissance des affaires, mais consommé dans les intrigues et les ruses qui font souvent tout le génie des esprits médiocres, il a passé le temps de l’exil de Gaëte à s’emparer hypocritement de la confiance de Pie IX, à lui fermer les oreilles à la vérité et le cœur au bien, à se rendre maître de sa pensée et de sa volonté. Les diplomates d’alors, comme on le dit, ont-ils obligé le pauvre pape à s’engager formellement à abdiquer tout pouvoir politique entre les mains de ce cardinal ? C’est ce que je ne saurais garantir tout à fait ; mais, quoi qu’il en soit, ce qu’il y a de certain, c’est qu’Antonelli depuis a été le vrai pape, et sinon le premier auteur, au moins l’exécuteur omnipotent d’une politique qui dispute aujourd’hui (1851) la palme à celle du roi de Naples….. » On peut juger par de tels discours de la fureur qui transporte les libéraux italiens quand ils parlent des partisans ou des ministres d’un gouvernement absolu. L’incroyable absence de décence et de mesure qui caractérise ces discours frappera surtout, si l’on réfléchit que l’abbé Gioberti n’a été rien moins qu’un révolutionnaire, si l’on se rappelle qu’il venait d’être ministre des affaires étrangères à Turin et ambassadeur de Sardaigne à Paris quand il s’exprimait de la sorte, enfin si l’on pense que, d’un bout de l’Italie à l’autre, le Rinnovamento a reçu une publicité patente ou occulte qui en a fait très certainement l’ouvrage le plus populaire de la péninsule.

Est-ce cependant entre les libéraux et les absolutistes seulement que cette guerre implacable est allumée en Italie ? Il s’en faut de beaucoup. La division est aussi grande entre les diverses fractions du parti libéral qu’entre ce parti même et les absolutistes, et à l’occasion ces fractions ennemies ne se traitent guère entre elles avec plus de ménagement. Les libéraux se distinguent, comme l’abbé Gioberti déjà nous l’a appris, en royalistes et en démocrates, en unitaires et eu fédéralistes ; mais un fédéraliste aux yeux d’un unitaire, un royaliste aux yeux d’un démocrate, et réciproquement, ne sont pas moins odieux les uns aux autres que les absolutistes le sont aux libéraux, de telle sorte que la nation entière semble vouée, dans la personne de tous ses membres, aux divinités infernales de la division, de la défiance et de la haine. Il serait long et inutile de reproduire, même par extraits, les nombreux passages soit du Rinnovamento, soit des Istorie, qui pourraient textuellement confirmer ce que nous disons là. Chacun d’ailleurs sait malheureusement, dans le siècle où nous sommes, à quels excès est susceptible de s’emporter partout le langage des partis, et on se contentera aisément, pensons-nous, des passages que nous avons donnés concernant le roi de Naples et le cardinal Antonelli. Nous insisterons seulement un peu, pour achever cette triste peinture des partis italiens, sur l’esprit comparé des systèmes qui divisent les unitaires et les fédéralistes : on verra combien, sur cette question capitale de la forme politique qu’il conviendrait de donner à l’Italie rendue libre, les Italiens sont loin d’être d’accord.

Il semble, dans l’état où est la péninsule, que la seule préoccupation de ses habitans, Piémontais, Lombards, Toscans, Romagnols, Napolitains, devrait être de s’entendre pour former entre eux l’union la plus solide possible, sans s’arrêter à disputer de la forme de gouvernement à donner à cette union. La question aujourd’hui pour les Italiens n’est pas de savoir s’ils seront gouvernés par un ou plusieurs rois, ou s’ils formeront une ou plusieurs républiques ; la question est de savoir s’ils secoueront ou ne secoueront pas la domination étrangère. Ils auront toujours le temps, une fois cette domination renversée, de disputer à l’aise entre eux du plus beau des gouvernemens possibles. Cette idée si simple cependant est la dernière qui ait pénétré dans les têtes italiennes, et la chose capitale pour les partis italiens, ce n’est pas de savoir si l’Italie sera ou ne sera pas indépendante : c’est de savoir si elle sera fédéraliste ou unitaire ! Et cela va si loin, qu’en vérité on ne sait pas, lisant les discours que tiennent les unitaires sur les fédéralistes, et réciproquement, si les uns ou les autres accepteraient l’indépendance de l’Italie à la condition de voir cette indépendance amener le triomphe du système de leurs adversaires. Ainsi autrefois les guelfes n’auraient pas voulu voir leur patrie libre, si elle avait dû l’être sous le sceptre d’un empereur d’Allemagne, ni les gibelins, s’il leur avait fallu remettre ce sceptre à un pape.

L’histoire des unitaires est toute moderne : non pas que l’idée de faire un seul état de toute l’Italie soit nouvelle, mais elle ne s’était jamais produite sous la forme que lui a donnée le nouveau parti qui la propage, et qui prétend la faire triompher un jour. La péninsule, dans les idées de ce parti, ne doit former, de Suse à Reggio, qu’une seule république gouvernée par une convention siégeant à Rome. L’étranger une fois chassé du sol de l’Italie, il n’y aura plus sur ce sol ni Génois, ni Piémontais, ni Milanais, ni Vénitiens, ni Modenois, ni Parmesans, ni Toscans, ni Romagnols, ni Napolitains ; il n’y aura plus que des Italiens, comme il n’y a plus aujourd’hui en France ni Normands, ni Bretons, ni Basques, ni Angevins, ni Bourguignons, ni Picards, mais seulement des Français. Quant au choix de Rome comme capitale de cette république de seize millions d’hommes, il s’explique de lui-même par la situation géographique et par les admirables souvenirs de cette grande cité. Rome, il est vrai, cessera d’être alors la Rome des papes, mais elle sera la Rome du peuple, et cette majesté nouvelle lui tiendra aisément lieu de l’autre. Quant au pape, que font vivre encore les préjugés catholiques de quelques nations, de la France et de l’Autriche surtout, l’Italie, qui ne saurait plus en effet, dans ce système, lui servir de résidence, se délivrera très volontiers du fardeau et des embarras que cette résidence lui impose. Puisque les Français sont si grands partisans du pape, qu’ils le prennent chez eux : les papes ont résidé près d’un siècle à Avignon, et le catholicisme n’en est pas mort. Les Français ne veulent-ils pas donner une résidence à la papauté, que les Autrichiens s’en chargent et qu’ils l’établissent quelque part, à Prague ou à Innsbruck, où ils voudront, pourvu que la péninsule en soit délivrée. Autrichiens et Français ensemble ne peuvent-ils s’entendre sur ce sujet, il est un moyen simple de trancher le différend : c’est de transporter le pape et sa cour aux lieux qui ont servi de berceau au christianisme, à Jérusalem. Comment le successeur de Jésus-Christ pourrait-il refuser d’habiter les lieux sacrés qui ont vu vivre et mourir le Sauveur ? — Ces idées, dont le radicalisme n’a rien d’équivoque, commencèrent d’être mises en avant, il y a environ vingt-cinq ans, par la société secrète devenue depuis si fameuse sous le nom de la Jeune-Italie. Un Génois, jeune alors, en fut l’auteur et en est resté le chef ; on a nommé ce Joseph Mazzini à qui le crédule enthousiasme de ses partisans et plus encore la maladresse de ses adversaires ont fait depuis une telle célébrité. L’abbé Gioberti et M. Ranalli tracent dans leur livre des portraits de ce personnage qui méritent d’être lus ; nous nous bornerons à dire que M. Mazzini nous y paraît peint au naturel, et que, d’accord avec le sentiment que partout la conduite du fameux agitateur n’a cessé d’inspirer aux gens sensés en Europe, l’auteur du Rinnovamento et celui des Istorie voient et dénoncent nettement en lui l’un des fléaux de l’Italie : jugement dont les motifs sont trop bien établis pour qu’il y ait ici aucun intérêt à les rappeler.

En opposition aux unitaires, voyons maintenant les fédéralistes. Ce nouveau parti est beaucoup plus nombreux que l’autre, car chacun de ses membres incarne en lui ce vieil esprit guelfe dont tout Italien ne peut se défaire sans un effort violent, l’esprit de municipalité. Les fédéralistes, eux aussi, veulent assurément l’union de l’Italie, ils le disent du moins ; mais à l’opposé des unitaires, qui sacrifieraient à la réalisation de cette union jusqu’au saint-siège lui-même, ils entendent qu’elle ne s’opère qu’en respectant l’existence indépendante, nous ne disons pas de chacun des états actuels, mais même de chacune des villes de la péninsule. Qu’on ne leur parle pas d’un projet d’union qui ferait déchoir non pas seulement Turin, Milan, Florence ou Naples, mais même des villes qui ne sont plus la capitale d’aucun état, si petit qu’il soit, — Gênes, Venise ou Bologne par exemple, — au rang de ville de province. Plutôt que de sacrifier les traditions nationales de Menton même ou de Saint-Marin, ce nouveau parti renoncerait sans hésiter à toute constitution de nationalité italienne. Et qu’on ne croie pas que nous exagérons : nous ne faisons que résumer ici les dépositions que, la mort dans l’âme, l’abbé Gioberti et M. Ranalli font tous les deux sur ce sujet. Tout un chapitre, l’un des plus considérables en étendue et peut-être le meilleur par le fond et par le style du Rinnovamento, est consacré à la peinture de ces préjugés de l’esprit municipal des Italiens et des entraves qu’il n’a cessé d’apporter depuis cinq siècles à la formation de leur unité nationale. L’abbé Gioberti dénonce l’existence et les méfaits de cet esprit dans tous les états italiens sans en excepter un seul, en Piémont, en Lombardie, en Toscane, dans la Romagne, dans les Deux-Siciles, et l’énergie seule du patriotisme qu’il met à le combattre suffirait à révéler quelle résistance invincible il oppose encore à la reconstitution, sous quelque forme que ce soit, de la nationalité Italienne, M. Ranalli, dans plusieurs endroits de ses récits, n’est ni moins explicite, ni moins instructif que l’abbé Gioberti sur ce point ; il confirme même par des détails tristement précieux les assertions générales de l’auteur du Rinnovamento. Parlant par exemple de la révolution qu’on vit éclater en 1848 dans les duchés de Parme et de Modène à la suite des événemens de Milan, il raconte que cette révolution ne fut pas plus tôt consommée, que Reggio refusa de reconnaître le gouvernement provisoire de Modène, et Plaisance celui de Parme. Il fallut plus d’un mois de négociations diplomatiques pour arriver non pas à les réunir, mais à les faire consentir à marcher de concert. Et que d’autres preuves grotesques, si elles n’étaient déplorables, de ce funeste esprit de morcellement l’Italie n’a-t-elle pas données à cette époque ! Qui ne se souvient de la séparation momentanée de Gènes et de Turin, de l’effroi des propriétaires de Turin et de l’humeur du reste des Piémontais à l’idée que Charles-Albert, annexant la Lombardie à ses états, pourrait en transférer la capitale à Milan, de la rupture de la Sicile et de Naples, de la jalousie de Milan et de Venise ?… Tout ce que le moyen âge avait vu en ce genre de plus déplorable fut alors égalé, sinon surpassé. L’Europe, qui, attentive à la marche des Piémontais sur l’Adige, s’attendait à voir de jour en jour leur armée grossie de tout ce qui dans le reste de la péninsule était en état de porter les armes, et qui cherchait avidement, dans chaque feuille ou dans chaque lettre arrivant d’Italie, des nouvelles du progrès de cette grande insurrection nationale, — l’Europe fut confondue de surprise : il n’était question dans ces feuilles ou dans ces lettres que des conférences tenues à Milan, à Florence ou à Rome sur la question de savoir si l’Italie indépendante formerait un seul état ou plusieurs, si son gouvernement serait républicain ou monarchique, si Turin céderait le pas à Milan, ou Milan à Turin, si le royaume lombardo-vénitien, que Charles-Albert se donnait tant de peine à affranchir de l’étranger, formerait encore, le lendemain de sa victoire, un seul état du Tessin à l’Adriatique, ou s’il n’en formerait pas trois ou quatre ; que dis-je ? si le Piémont lui-même ne devrait pas, pour prix de sa vaillance, être démembré, et s’il ne conviendrait pas de rétablir aux dépens de son territoire l’antique république de Gênes ! Lamentables souvenirs ! Puissent du moins les Italiens, en les lisant aujourd’hui retracés par la plume des plus désintéressés et des moins. prévenus de leurs historiens, se pénétrer de la pensée qu’exprime quelque part l’abbé Gioberti, que si un tel esprit doit continuer à prévaloir chez eux, ils n’ont plus qu’à pleurer à chaudes larmes (piangere a cald’ occhi) sur le sort de leur patrie, car alors elle est bien morte, et ce n’est qu’une illusion de songer à la faire revivre !

Il n’y aurait pas d’autre cause aux malheurs de l’Italie que cet étroit esprit municipal révélé par les accablantes confessions de l’abbé Gioberti et de M. Ranalli, qu’au jugement de tous les esprits sérieux ils seraient de reste expliqués. Et si notre dessein, en entreprenant cette triste recherche, avait été de montrer que le grand, j’allais dire le seul coupable en cette affaire est le peuple italien lui-même, nous pourrions nous arrêter ici : la lumière est faite. Cependant, si, envisageant les choses à ce point de vue, toute insistance est visiblement superflue, il n’est pas inutile à un autre égard de continuer quelques instans encore l’examen du Rinnovamento et des Istorie. L’impitoyable et patriotique analyse des deux historiens révèle encore une foule d’autres raisons du malheur de l’Italie. Sans prétendre les examiner toutes, nous en signalerons deux qui donneront au moins une idée du reste.

Il n’est question, d’un bout de la péninsule à l’autre, que de l’unanime désir de tous ses habitans de reconstituer coûte que coûte la nationalité italienne : à la bonne heure ; mais sans revenir sur la censure trop facile de l’esprit, universel aussi, de désunion qui rend cette unanimité de désir la chose la plus vaine du monde, les Italiens font-ils même tout ce qu’ils peuvent pour conserver les quelques lambeaux qui survivent encore de leur originalité nationale ? L’abbé Gioberti et M. Ranalli leur reprochent formellement au contraire de ne travailler qu’à détruire tous les débris subsistans de l’antique grandeur de leur patrie. L’abbé Gioberti surtout, très explicite et à notre avis très judicieux sur ce point, a consacré un des meilleurs chapitres de son livre à montrer que ses compatriotes vont abdiquant de plus en plus en toute chose toute originalité et toute initiative nationales. Il leur demande par exemple ce qu’ils font de leur ancienne originalité religieuse, ce que devient leur nationalité littéraire, où en est enfin depuis soixante ans l’autonomie de leurs aspirations politiques, et il n’a pas de peine à montrer que sur ces trois points si essentiels, le génie italien, sans y prendre garde, va déclinant de plus en plus.

« ….. L’indépendance d’un peuple, dit-il, repose avant tout sur l’originalité et sur la propriété de son génie, et ce génie n’a pas seulement pour expression les lois et les institutions, mais encore l’état actuel de la culture générale, l’état par exemple des croyances religieuses et celui de la littérature. — Où en sont d’abord nos croyances religieuses ? Nous méprisons la religion de nos pères, au lieu de travailler à la continuer en l’épurant, au lieu de chercher à mettre en œuvre les richesses dont elle est pleine, et nous oublions qu’elle est cependant le seul reste de cette antique prééminence et de cet antique cosmopolitisme que nous avons exercés dans le monde !….. »

Aveu bien remarquable et bien sincère assurément dans la bouche d’un prêtre aussi peu suspect de tendances rétrogrades que l’était l’auteur du Jésuite moderne ! Il ne faut pas exagérer la portée, déjà bien assez grande par elle-même, de cet aveu, mais n’est-il pas singulier que ce soit dans le pays qui a encore l’honneur de servir de métropole à la religion catholique que cette religion soit le moins entourée du respect général ? Y a-t-il des états quelque part qui vivent en médiocre intelligence avec le saint-siège ? Ce sont des états italiens. Qu’il faille accuser de cette mésintelligence le saint-siège ou ces états, nous n’en voulons pas ici disputer ; nous signalons le fait, et nous remarquons que, pour une raison ou pour une autre, bonne ou mauvaise, peu importe, le gouvernement français et le gouvernement autrichien n’ont avec Rome aucune des querelles que Rome a entretenues dans ces derniers temps non-seulement avec le Piémont, mais avec Naples. Quant au peuple, où en est chez lui la foi catholique ? Dans un sujet aussi épineux, les affirmations sont pleines de périls, mais nous ne craignons pas de rien avancer d’excessif en disant, après l’abbé Gioberti, que cette foi est très ébranlée en Italie, et en ajoutant par exemple que le catholicisme aujourd’hui y a moins de racines qu’il n’en a même en France ou en Autriche. Sans entrer dans une discussion par trop délicate, il suffit de constater pour l’éclaircissement de notre pensée une seule chose, à savoir qu’à l’heure où nous écrivons, il serait vraisemblablement encore impossible de remettre avec une entière sécurité la garde de la cour de Rome à une armée exclusivement italienne. Ce fait, dont, croyons-nous, toutes les personnes bien informées de l’état de l’esprit italien tomberont d’accord avec nous, n’a pas besoin de commentaire. Nous n’en voulons tirer après l’abbé Gioberti d’autre conséquence que celle qu’il en tire lui-même, c’est qu’en perdant chaque jour de plus en plus la puissante originalité religieuse qui en a fait pendant tant de siècles la métropole d’une partie du genre humain, l’Italie marche plutôt vers l’entier effacement que vers une reconstitution quelconque de son individualité nationale.

La littérature en Italie est-elle en meilleur état que la religion ? Non certainement. « Tandis que les grands peuples nos voisins commencent ou consolident leur unité nationale, en se formant ou en entretenant une littérature qui leur est propre, dit l’abbé Gioberti, nous laissons se dissiper et se perdre le double trésor que nous avons reçu de nos pères et de nos aïeux….. » Il est incontestable en effet que, depuis soixante ans au moins, l’originalité de la littérature italienne, cette originalité dont, au siècle dernier, Alfieri essaya vainement de rallumer les derniers restes, a entièrement disparu. Quel est le grand poème, le grand récit historique, le grand ouvrage scientifique qui ait paru depuis lors en italien ? La langue usuelle s’est elle-même singulièrement corrompue. Ouvrez un journal italien, il vous semblera lire quelque traduction d’un journal français. Au contact de notre langue, le vieil italien de Machiavel et de Guichardin s’est déconstruit, pour employer le célèbre et élégant barbarisme de M. Le secrétaire perpétuel de l’Académie française. Bien plus, il n’est pas rare de trouver dans certains écrits de l’Italie des traces visibles de germanisme. L’abbé Gioberti lui-même, qui s’élève avec tant de raison contre ce satellizio littéraire, comme il l’appelle, n’en est pas exempt, et l’étude approfondie à laquelle il s’est livré de la philosophie de Hegel a donné à son style quelque chose de tourmenté et d’obscur qui rappelle quelque peu l’idiome germanique. M. Ranalli, juge bien compétent en telle matière, semble partager notre opinion à cet égard. « … Gioberti se montra plus désireux, dit-il, d’écrire purement qu’il n’y parvint, et en recommandant l’étude des meilleurs auteurs, il ouvrit une voie dans laquelle il ne marcha pas : non que la langue chez lui soit impropre et manque d’élégance, mais ses alliances de mots sont bizarres, et il a la détestable habitude, évitée par les bons prosateurs, de concevoir les idées les plus communes sous des formes abstraites et indéterminées… » Défauts qui seraient peu de chose à coup sûr, s’ils étaient particuliers à l’auteur du Rinnovamento, mais qui sont devenus trop communs chez les écrivains italiens de notre temps pour que la critique n’y voie pas avec inquiétude les premiers signes de décomposition d’une littérature qui tombe et d’une langue qui s’étiole !

Enfin, si les Italiens soutiennent si mal dans l’ordre de la religion et dans celui des lettres leur originalité nationale, l’abbé Gioberti trouve encore, et avec non moins de raison selon nous, qu’ils ne la soutiennent guère mieux dans l’ordre politique. Il remarque ingénieusement qu’en prenant l’habitude de ne lire que les ouvrages des étrangers, et de n’apprendre à penser que dans ces ouvrages, les Italiens insensiblement se sont mis à la suite de ces étrangers dans le monde des faits comme dans celui des idées. Et qu’est-il arrivé ? Que la péninsule s’est trouvée à la merci non plus seulement des armes, mais des opinions de ses voisins d’outre-monts. « C’est ainsi, ajoute-t-il, que la première révolution française a interrompu violemment les réformes commencées alors par les princes, et que celle de 1848 a fait échouer celles qu’avaient alors entreprises les peuples. » La parole de l’abbé Gioberti ne va-t-elle pas ici un peu plus loin que sa pensée ? On en jugera ; mais sa remarque, quoi qu’il en soit, n’en est pas moins très judicieuse, et il est incontestable notamment que l’influence, toujours croissante depuis un siècle, de la littérature et de la philosophie françaises en Italie a mis cette nation dans une dépendance des moindres mouvemens d’opinion qui agitent la France funeste à la bonne conduite de sa politique nationale. Quelle nécessité par exemple y avait-il pour les Italiens, en l’année 1848, d’interrompre le beau et large mouvement de réformes qu’avait inauguré chez eux Pie IX deux ans plus tôt, pour se jeter, à la suite de la France, dans les aventures d’une révolution sociale ? L’abbé Gioberti, en déplorant cette abdication du génie politique italien, en la signalant comme une des causes de la triste condition de son pays, n’avance certainement rien d’excessif, et il a raison de dire, en attestant l’histoire : « À mesure que le génie propre de l’Italie est allé s’effaçant, une docilité funeste à prendre aveuglément les étrangers pour modèles s’y est insensiblement substituée. C’est là ce qui a rivé et rendu perpétuelles les chaînes de notre servitude, car il n’y a rien de plus difficile que de relever un peuple qui a perdu le ressort même de sa vie nationale… » Ce qu’il y a de judicieux dans ces remarques de l’auteur du Rinnovamento frappera tout le monde, et on n’hésitera pas, après l’avoir lu, à ranger au nombre des causes les plus actives de la décadence de son pays la propension funeste du génie italien à chercher partout, excepté en lui-même, les ressources d’une régénération dont lui seul cependant peut être l’ouvrier.

On n’hésitera pas davantage avec l’auteur des Istorie à reconnaître, dans un autre défaut clés peuples de l’Italie, une raison nouvelle, la dernière de celles qui devront ici nous arrêter, de la dépendance séculaire dont ils ne cessent de se plaindre. Ce défaut, pour employer les termes mêmes dont se sert quelque part M. Ranalli, est leur mollesse universelle,

Lorsqu’en mars 1848 Charles-Albert, à la tête de toutes les forces du Piémont, passa le Tessin, ce fut l’opinion ou, si l’on veut, l’espérance unanime de l’Occident que, saisissant cette occasion unique dans leur histoire, toutes les populations de la péninsule allaient se lever en masse, et que l’Italie allait trouver un soldat dans tout homme capable chez elle de porter un fusil. En France surtout, raisonnant d’après nos instincts militaires et d’après nos grands souvenirs historiques, nous voyions déjà Naples mettre en marche cent mille hommes, les États-Romains vingt mille, la Toscane et les duchés autant, la Lombardie, même après le recrutement autrichien, qui avait été loin de lui enlever toute sa population valide, cinquante ou soixante mille. Joint aux Piémontais, cela faisait, suivant les estimations les plus modérées, de deux cent à deux cent cinquante mille Italiens à mettre en ligne contre l’armée du maréchal Radetzky, et déjà on voyait cette armée enveloppée partout, obligée de se renfermer dans ses camps retranchés de Vérone et de Mantoue, et bientôt d’y capituler. Ces suppositions certes n’avaient rien de déshonorant pour l’armée autrichienne, toute brave et bien commandée qu’elle fut, dans la situation où tout le monde naturellement se la représentait, assaillie de iront par l’armée sarde, menacée sur ses flancs et sur ses derrières par les troupes des duchés, de la Toscane, de la Romagne et de Naples, coupée, comme elle pouvait l’être si aisément, de ses communications avec le Tyrol et l’Illyrie par le soulèvement des populations lombardes et vénitiennes, et tout cela dans un moment où tout croulait à Vienne. On sait de reste qu’il n’en fut rien, et que cette levée en masse ne se passa que dans nos imaginations françaises. À quoi cela tint-il ? Au défaut de courage des peuples italiens ? Qui l’oserait dire après Goito, Santa-Lucia et les énergiques défenses de Brescia contre le général Haynau, et de Rome un peu plus tard contre nous-mêmes ? Non, cette race, elle aussi, est brave, et qui en doute ? mais, chose singulière, elle manque de cet esprit militaire qui à l’occasion partout ailleurs, en France surtout, fait si rapidement un soldat de tout homme portant un fusil, et de la réunion de ces hommes une armée. S’agirait-il de débattre en champ clos, comme autrefois les Horaces et les Curiaces, l’indépendance de l’Italie, à l’instant tous les Italiens s’inscriraient ; mais si vous leur demandez de former des armées et de combattre sous les ordres d’un chef, c’est un langage qu’ils n’entendent plus. Ce défaut mortel du caractère des Italiens n’est pas nouveau dans leur histoire. Un plus grand peintre que M. Ranalli, Machiavel, dès le XVIe siècle déjà, l’avait observé et signalé dans ces lignes qui semblent l’explication écrite de leurs désastres d’hier : u Voyez dans les duels et les combats entre un petit nombre d’assaillans combien les Italiens sont supérieurs en force, en adresse, en intelligence ; mais faut-il qu’ils combattent réunis en armée, toute leur valeur s’évanouit[1]… »


II.

Le premier souci d’un médecin, lorsqu’il arrive au lit d’un malade, est de porter sur la nature du mal dont les effets s’offrent à sa vue le diagnostic le plus sûr possible. Le bon sens même lui dicte cette conduite, car il est clair que tant qu’il demeurera dans l’ignorance des causes de la maladie de l’être souffrant qui l’invoque, il sera impuissant à lui porter secours. Les publicistes italiens que nous venons d’entendre ont avec raison imité cette manière d’agir. Appelés par leur patriotisme au douloureux chevet de leur patrie, ils se sont attachés avant tout, eux aussi, à découvrir les vraies causes de la maladie qui la tue, et ils nous ont dit l’un et l’autre ce qu’ils en pensaient. Quels remèdes maintenant proposent-ils d’employer à combattre le mal qu’ils nous ont si bien décrit, et quel jugement convient-il à des assistans désintéressés comme nous sommes de porter sur l’efficacité probable de ces remèdes ? Si nous répondons à ces questions, nous aurons amené le travail que nous avons entrepris à produire ses conclusions.

Le problème que se sont proposé de résoudre l’abbé Gioberti et M. Ranalli n’est rien moins que nouveau dans l’histoire de leur pays, et bien des hommes d’état, bien des publicistes, bien des patriotes, des plus sublimes aux plus misérables, se le sont posé avant eux depuis la fameuse querelle du sacerdoce et de l’empire. Que de systèmes se sont produits à ce sujet depuis tantôt huit cents ans ! On en ferait un gros et triste volume. Il n’est pas de notre objet de reprendre les choses de si haut : pour donner une idée du trouble qui règne toujours à cet égard dans les têtes italiennes, nous remonterons seulement au commencement de ce siècle.

Depuis la révolution française à peu près jusque dans les premières années de la monarchie de juillet, on peut dire qu’un seul système régna dans l’opinion des Italiens sur la manière de régénérer leur pays : ce fut le système de cette vieille et inepte école révolutionnaire qui, partout où elle a prévalu, a commis ou fait commettre tant de sottises ou de forfaits. La société secrète dite des unitaires, qui se forma à Bologne vers 1795, et celle dite des rayons, qui s’y adjoignit peu après, furent jusqu’en 1815 l’âme et le bras de cette conspiration permanente, et aussi vaine que permanente, des patriotes italiens. À la chute de l’empire, ces sociétés disparurent pour faire place à celle des carbonari, dont les origines remontaient déjà aux dernières années du règne de Murat, mais qui, à partir de sa mort, prit, pour le garder jusqu’en 1830, le sceptre de l’opinion italienne. La révolution de juillet emporta le carbonarisme comme la chute de l’empire avait dissous les unitaires et les rayons ; mais une secte nouvelle, qui dure encore, en prit la place, et a continué jusqu’à nos jours les folies de ses devancières : ce fut cette Jeune-Italie dont M. Mazzini en 1831 fut le fondateur, et dont il est encore le chef. On connaît l’esprit de cette triste école, et on sait aussi tout ce qu’elle a causé de maux à la péninsule. Conspirer fut toujours et est encore tout son génie, comme s’il était une société de conspirateurs un peu étendue et un peu remuante dans les rangs de laquelle la police des états que cette société menace n’ait le plus aisément du monde autant d’affidés qu’elle en veut ! Ce fut naturellement le sort de la société des unitaires, de celle des rayons et du carbonarisme, et c’est encore très visiblement celui de la Jeune-Italie. Aussi, sans parler, chose fort inutile, de la parfaite absurdité et des plans et des vues de ces sectes successives, peut-on dire que la seule tâche qu’elles aient toujours complètement remplie, et qu’elles continuent à remplir encore, est de fournir aux gouvernemens contre lesquels se sont ourdis ou s’ourdissent leurs complots des agens d’information et des prétextes de réaction incomparables. Quant à l’histoire des mouvemens insurrectionnels organisés durant notre demi-siècle par cette savante école révolutionnaire, qui ne sait qu’elle a toujours été la même ? Depuis la prise d’armes d’Ancône en 1800 jusqu’à celle de Calabre en 1844, quel est celui de ces mouvemens qui ait abouti à autre chose qu’à faire périr misérablement les pauvres dupes des prédications et des promesses des chefs de l’école ? Quand on parcourt ce long et sanglant martyrologe qui s’ouvre à Aucune par le nom du général Lahoz et qui se termine à Cosenza par celui des frères Bandiera ; quand on se rappelle les mouvemens insensés de 1821, 1831, 1833, 1837, 1841, 1848, on ne sait quel sentiment on doit exprimer le premier, de la pitié pour tant de malheureuses victimes, ou de l’indignation contre les misérables qui, se donnant bien de garde de partager de tels périls, les y ont lâchement poussées.

Il arriva cependant enfin un jour en Italie où la lumière se fit dans les consciences droites et dans les esprits sains sur le danger de laisser l’opinion s’égarer plus longtemps à la suite de la méprisable école des sociétés secrètes. Trois publicistes, tous les trois originaires du Piémont, l’abbé Gioberti, M. de Balbo et M. d’Azeglio, s’adressant dans un langage élevé et calme au bon sens de leurs compatriotes, les conjurèrent de laisser là des pratiques dont le moindre inconvénient était d’être absolument impuissantes, et de demander à d’autres moyens plus honnêtes et plus sûrs l’affranchissement et la régénération de leur pays. M. d’Azeglio surtout se distingua par la noble et persuasive simplicité avec laquelle il parla ce langage de l’honneur et de la raison. C’était au lendemain de l’insurrection de Rimini. « ….. Protester contre l’injustice ouvertement, publiquement, de toutes les manières et dans toutes les occasions possibles, dit M. d’Azeglio, tel est quant à présent le mode d’action, le seul utile et le seul puissant. Plus de protestation à main armée comme à Rimini. Pour protester ainsi, il nous faudrait deux cent mille hommes et deux cents canons à mettre en ligne ; mais à ne réunir que quelques rares baïonnettes, nous nous attirons la risée de l’Europe… La force de nos protestations doit consister à nous interdire rigoureusement la violence. Quand chez une nation tout le monde reconnaît la justice d’une chose et la veut, cette chose est faite. La régénération de l’Italie est une œuvre que nous pouvons conduire les mains dans nos poches… » Ces paroles et la brochure Degli ullimi casi di Romagna, qui les contenait, eurent le plus grand et le plus heureux retentissement dans la péninsule. Tous les patriotes que la cécité de l’esprit révolutionnaire n’avait pas complètement atteints se rallièrent au plan de conduite si nettement formulé par M. d’Azeglio, et bientôt parut le programme entier d’une école nouvelle, qui fut, de la nationalité de ses premiers auteurs, dite l’école piémontaise. L’abbé Gioberti et M. de Balbo, le premier dans son traité del Primato et le second dans ses Speranze d’Italia, furent surtout les rédacteurs de ce programme. M. Ranalli en donne un résumé d’une exactitude parfaite. « … Les états italiens ne sont pas mûrs pour la république, dit l’école piémontaise ; le régime constitutionnel même serait trop avancé pour eux et ne leur est pas nécessaire : ce qui leur convient, c’est une fédération de monarchies tempérées qui gouvernent conformément aux vœux de la nation, vœux exprimés à la fois par des assemblées consultatives composées des plus honnêtes gens des divers pays, et par une presse libre, sous le contrôle d’une censure bienveillante. Ce qui leur convient, c’est que cette fédération de princes, à qui on ne demande que d’être bien intentionnés et de bonne foi, se constitue sous la présidence du souverain pontife, et l’Italie reconquerra bientôt cette prééminence civile et morale dont la nature et la Providence l’ont à l’envi dotée… » Mais, dira-t-on, que devenait la domination autrichienne dans ce système ? Aussi habiles que mesurés, les publicistes piémontais réservaient cette grave question. L’abbé Gioberti même ne faisait alors nulle difficulté de dire qu’il fallait admettre l’empereur d’Autriche dans la fédération italienne, comme il était admis à Francfort dans la confédération germanique. M. de Balbo, un peu plus tard, parlait bien, il est vrai, de la nécessité pour l’Italie de recouvrer son indépendance ; mais c’était une œuvre dont il ne demandait l’achèvement qu’au temps et à l’action de la diplomatie européenne. S’inspirant sans doute du fameux mémoire que M. de Talleyrand, en 1805, remit par deux fois, et deux fois inutilement, hélas ! à Napoléon, M. de Balbo se bornait à faire entrevoir une époque où, la dissolution de l’empire d’Orient amenant un remaniement inévitable dans la distribution des territoires, on pourrait offrir à l’Autriche, sur le Danube, en Valachie, en Moldavie, en Bessarabie même et en Bulgarie (M. de Talleyrand en 1805 allait jusque-là) des compensations assez grandes pour la décider à renoncer volontairement à ses possessions italiennes. Et ainsi, grâce à la nouvelle école, une ère d’espérance s’ouvrit pour la péninsule, aussi raisonnable et aussi honnête que l’ère de complots qui avait précédé avait été misérable et folle. Dépossédés par trois hommes de cœur et de talent de ce gouvernement de l’opinion dont ils avaient, pour le malheur de leur pays, abusé si longtemps, les révolutionnaires étonnés se turent, et on put croire un moment, tant l’esprit public les abandonnait, que l’Italie enfin les avait à jamais jugés.

Le programme piémontais cependant ne resta pas, tant s’en faut, lettre morte. Il déplut violemment à la cour de Vienne, qui y vit poindre, pour le maintien du statu quo dans lequel elle se complaisait, des difficultés autrement graves que celles que pouvait lui susciter tel complot révolutionnaire que ce fût ; mais cette cour exceptée, tous les autres gouvernemens de l’Italie ressentirent une influence des idées nouvelles, qui, Grégoire XVI étant mort et le cardinal Mastaï exalté à sa place, se traduisit bientôt dans une suite d’événemens aussi significatifs qu’imprévus. Alors en effet s’ouvrit cette ère réformatrice qu’en juillet 1846 le pape Pie IX inaugura par l’amnistie, dont le généreux enthousiasme, dans les dix-huit mois qui suivirent, gagna, de Païenne à Turin, tous les gouvernemens de l’Italie, et que, même quand tout semblait désespéré ailleurs, M. Rossi continua héroïquement à Rome jusqu’au jour néfaste où le poignard d’un misérable interrompit ses nobles desseins.

Cette époque pleine d’espérances, et qui avait paru d’abord appeler la péninsule à de grandes destinées, finit, comme on sait, brusquement avec la révolution sans nom qui força le saint-père à se réfugier à Gaëte. Depuis, le mouvement de réformes qui avait alors animé l’Italie, et qui l’honorera toujours, a fait place presque partout à la restauration pure et simple des anciens abus ; mais l’ère réformatrice n’a pas passé complètement inutile cependant, et il en reste deux grandes choses : — la tribune de Turin et l’invincible mépris de l’Europe pour les menées d’une réaction qui prétendrait, ne tenant aucun compte des nobles souvenirs de 1846, ramener l’Italie aux carrières d’un régime justement abhorré.

Et qu’est devenue la sage et forte école à qui revient l’honneur entier du mouvement d’opinion d’où, à travers tant de hasards, sont sortis ces deux grands résultats ? Elle existe toujours, et elle rallie encore, de l’autre côté des monts, tous ceux qui, comme l’abbé Gioberti, M. de Balbo et M. d’Azeglio le disaient avant 1848, n’ont pas cessé de penser que l’Italie, si elle a chance encore de se régénérer, ne saurait le faire que par les voies d’un libéralisme aussi patient que résolu. L’auteur des Istorie, M. Ranalli, appartenait à cette école dès 1846 ; il lui est resté fidèle, et il en est aujourd’hui l’organe le plus éloquent. L’histoire des dix dernières années de l’Italie, sur laquelle il a réfléchi autant, sinon plus qu’aucun autre Italien de son temps, paraît l’avoir amené à cette conviction, que tout son livre respire, que l’école piémontaise, qui gouverna l’opinion italienne de 1840 environ à 1848, a indiqué le vrai et unique remède qui puisse porter quelque soulagement aux maux de la péninsule, et préparer sa reconstitution nationale dans un temps donné. Les tristes événemens qui se sont succédé depuis 1848 n’ont pas ébranlé son opinion, il sait ce que ces événemens ont révélé dans l’esprit italien de défaillances morales de tout genre ; mais le spectacle, quelque triste qu’il soit, de ces défaillances, ne l’a en rien troublé, et il croit que le langage du Primato, des Speranze, des Ultimi casi di Romagna, est toujours le langage qu’il faut tenir aux peuples et aux princes de l’Italie. La conclusion des Istorie, morceau plein de fermeté et de mesure, mérite d’être citée à cet égard comme la profession contemporaine de principes la plus digne d’attention et d’éloges que, depuis M. d’Azeglio, l’école piémontaise ait produite.


« ….. Avant de terminer cet ouvrage, dit M. Ranalli, il ne sera pas inutile de remarquer que le mépris des constitutions octroyées et jurées ne consolide pas les gouvernemens rétablis, mais porte seulement un grave et effrayant dommage à la religion et à la morale publique. C’est un préjugé de croire que la raison d’état puisse rendre honnêtes des actes que la morale privée condamne. Les exemples publics parlent plus haut encore que les actes privés, et s’il est vrai qu’un mauvais gouvernement soit l’effet ordinaire de la corruption d’un peuple, il n’est pas moins vrai non plus que la corruption des peuples ne fait qu’aller croissant sous les mauvais gouvernemens. Les masses reflètent comme des miroirs, dans de plus ou moins grandes proportions, les vices de leurs gouvernans. Quand elles les voient n’avoir cure ni souci de la foi jurée ni des sermons, se montrer iniques et vindicatifs, elles prennent les mêmes inclinations à la déloyauté, à la perfidie, à l’arrogance, à la colère, à la vengeance. Peu à peu alors les liens de la religion et de la morale, ces fondemens de toute société humaine, se dénouent ou se relâchent. On en fait de tardives et inutiles lamentations, et on en attribue la cause aux agitations révolutionnaires de la plèbe ; mais c’est une erreur : ces agitations ont pour vraie cause la corruption existante, sans laquelle elles seraient sans effet, et sans laquelle aussi les révolutions ou n’arriveraient pas, ou se termineraient pacifiquement et, à la satisfaction de tous. On peut donc, sans témérité, affirmer que si, à un nouveau changement dans les affaires publiques, la licence — que Dieu détourne. ce présage ! — triomphe plutôt encore que la liberté, il en faudra attribuer la principale raison à ces gouvernemens qui vont partout et de toute manière semant la corruption. Il est vrai que ceux-ci se disent que les révolutions dont on les menace, et qu’ils prennent soin d’attiser eux-mêmes en fomentant ainsi la division et la haine, se jetteront dans des excès qui rendront encore le retour de la tyrannie nécessaire ; mais qu’ils prennent garde de rester ensevelis sous les ruines qu’ils auront préparées, et de payer cher les espérances de restauration dont ils se leurrent. Nous ne disons pas cela pour porter malheur à personne, mais à titre d’avis bon à entendre par tout le monde. Tel est le devoir de l’historien qui ne se vend pas. Plus ses récits paraissent importuns, plus ils contiennent de cette essence de vie (nutrimento vitale) que le poète sacré de l’Italie se promettait de faire produire à la libre manifestation du vrai. »


C’est un noble langage, et l’école piémontaise, comme on voit, n’a pas déchu à propager ses enseignemens par la plume de M. Ranalli. La popularité de ces enseignemens néanmoins est-elle toujours la même ? M. Ranalli s’adresse-t-il à un public toujours aussi disposé à entendre la voix de la raison que l’était le public qui accueillait, il y a dix ans, avec tant de confiance les avis de M. d’Azeglio ? Il faut reconnaître et dire que non. L’école piémontaise n’a pas perdu toute influence en Italie, mais elle a certainement perdu la prééminence, et elle a cessé d’être le centre important de ralliement des libéraux italiens. Une école nouvelle s’est élevée qui lui a visiblement succédé dans la direction générale de l’opinion ; cette école cherche dans d’autres voies et demande à d’autres moyens le salut présent et la régénération future de la péninsule. Pour avoir une idée complète des tendances diverses qui sur cette grave question se disputent aujourd’hui les esprits en Italie, il faut à son tour la faire comparaître et l’entendre.

L’organe de cette nouvelle école, entre les mains de laquelle, nous le répétons, le gouvernement contemporain de l’opinion modérée en Italie paraît pour le moment être venu, a été, dans les dernières années de sa vie, ce même abbé Gioberti, qui pourtant, lui aussi, fut un des pères de l’école piémontaise. Jusqu’en 1848, l’auteur du Primato avait professé les maximes que défend encore M. Ranalli ; mais le spectacle des désastres auxquels il assista alors, les désillusions mortelles que ce spectacle lui donna, le jetèrent peu après dans un ordre différent d’idées qu’il a exposées dans son dernier ouvrage, et dans la foi desquelles il est mort. Les Italiens, avec cet esprit corrente a pigliare le nuove fogge que leur reprochait déjà avec raison un de leurs auteurs au XVe siècle, ont goûté la nouvelle doctrine que l’abbé Gioberti leur a léguée de l’exil comme son testament politique ; ils s’y sont jetés en foule, et le volume du Rinnovamento qui l’expose est devenu comme le catéchisme de tout le parti patriote et libéral contemporain de la péninsule. Il est donc d’un incontestable intérêt de bien faire connaître cette doctrine. La tâche au reste est facile. L’abbé Gioberti, avec sa diffusion ordinaire, a exposé sa pensée de manière au moins à n’y rien laisser d’équivoque ni d’obscur, et on peut, sous le fatras des répétitions et des digressions sans fin qui encombrent le Rinnovamento, retrouver et reproduire sans trop de peine l’enchaînement des idées qui ont donné naissance au nouveau système, et l’ensemble des opinions dont il se compose.

L’école piémontaise et ses doctrines, suivant l’abbé Gioberti, ont définitivement fait leur temps. Cette école poursuivait la résurrection (il risorgimento) de l’Italie par des voies dont l’expérience a montré la vanité, et qu’il serait chimérique de suivre plus longtemps. Il n’est pas un seul des termes de son programme qui puisse être de quelque usage aujourd’hui. Le risorgimento se fondait à l’intérieur sur l’union patriotique des princes italiens entre eux, et il n’en est presque pas un qui n’ait renié l’Italie et formé alliance avec ses ennemis, — sur l’entente cordiale des princes et des peuples, et il n’est presque pas un des princes encore qui, par sa perfidie, son manque de foi et ses retours aux idées rétrogrades, n’ait rendu ridicule l’idée même d’avoir la moindre confiance en lui : le roi de Sardaigne, il est vrai, fait exception ; mais que peut-il seul contre tous ? — sur l’accord des diverses classes de la population entre elles ; mais gouvernemens et factions à l’envi ont jeté ces classes dans une désunion et une haine les unes des autres plus grandes que jamais jusqu’ici : à l’exception d’un petit nombre de membres du bas clergé et d’un plus petit nombre encore de dignitaires de l’église, tous les ecclésiastiques contemporains sont redevenus des séides du jésuitisme, de l’absolutisme et du statu quo, et par là vivent avec le reste de la population laïque dans une hostilité flagrante et permanente. Quant à cette population laïque elle-même, l’esprit de secte l’a en quelque façon réduite en poussière. Les nobles envient les plébéiens et en sont enviés à leur tour ; les conservateurs sont en guerre avec les démocrates ; la plèbe, que les hautes classes ont trompée, les regarde de travers (le guarda in cagnesco), et les riches entrent en frayeur au seul nom de socialistes. Les fédéralistes tournent vers le Piémont leurs dernières et vaines espérances ; les radicaux et les rétrogrades se livrent sur le sol de la pauvre Italie une guerre désespérée. Les provinces enfin ne sont pas moins divisées les unes des autres : la Lombardie et Gênes tiennent plus ou moins rancune au Piémont, la Sicile ne peut souffrir Naples, et Rome est devenue odieuse à tout le monde. — À l’extérieur, le risorgimento reposait sur un principe qui n’est pas moins détruit, à savoir l’accord des aspirations publiques de l’Italie avec celles de toute l’Europe : avant 1848, tous les peuples européens marchaient de concert, et l’Italie avec eux, à la conquête ou à l’affermissement de la liberté politique. Où en est ce mouvement aujourd’hui ? La politique du risorgimento, quelque mérite qu’elle ait pu avoir en son temps, est donc une politique épuisée, et c’est à la remplacer par un système d’opinions et de conduite plus en harmonie avec les besoins des temps qu’il faut aviser.

Ce système nouveau est celui que l’abbé Gioberti a conçu, et qu’il propose à ses compatriotes sous le nom de système de la rénovation (rinnovamento) civile de l’Italie. Le rinnovamento est la politique de l’avenir, comme le risorgimento a été la politique du passé. Deux caractères essentiels surtout les distinguent l’un de l’autre : le risorgimento, s’il avait continué, eût consisté dans une transformation de l’Italie graduellement opérée par une suite de réformes ; le rinnovamento aura plutôt l’aspect et l’esprit d’une révolution (avrà piuttosto aspetto e qualità di rivoluzione). Le risorgimento ensuite était un mouvement originairement et purement italien, le rinnovamento au contraire sera essentiellement dans sa marche et dans ses résultats un mouvement européen ; la régénération de l’Italie, qui un jour en sortira, ne sera qu’une scène d’un drame immense qui embrassera l’Occident tout entier.

Mais en quoi consistera alors le rinnovamento européen ? dans le triomphe de trois idées et la satisfaction de trois désirs que, depuis 1815, les traités de Vienne n’ont cessé partout d’étouffer : le rétablissement de l’intelligence dans sa suprématie naturelle (maggioranza del pensiero), la reconstitution des nationalités, et la rédemption des masses (redenzione, et ailleurs riscatto della plebe), rédemption qui consistera à rendre graduellement la transmission et la distribution de la propriété plus conformes au bien du grand nombre, à satisfaire mieux qu’il n’a été fait jusqu’à présent à l’imprescriptible droit de vivre moyennant son travail (diritto di vivere medianle il lavoro) qu’apporte avec elle toute créature humaine en naissant, à combattre enfin le fléau de l’ignorance populaire par l’éducation. Intellectuel, national, démocratique et économique, le rinnovamento européen sera en outre et ne pourra point ne pas être religieux, car comment cette rentrée de la politique universelle dans les principes de la nature et de la raison pourrait-elle s’effectuer même sans que la religion y eût part ? Une palingénésie religieuse au contraire, qui consistera dans un retour du catholicisme aux règles divines des temps apostoliques, sera contemporaine de la révolution européenne dont l’avenir est gros, et agira sur elle dans tous les sens. Le christianisme en effet, entendu comme il doit l’être, c’est-à-dire comme il s’expose lui-même dans les livres saints, ne respire qu’idéalisme, indépendance humaine et amour du prochain, et c’est là tout l’esprit du rinnovamento. Enfin il est évident que cette rénovation universelle se produira sous une forme politique donnée, qui sera ou la monarchie ou la république. Laquelle des deux l’emportera ? Celle qui satisfera le mieux aux conditions essentielles du grand changement que la société européenne attend ; alors peu importe que ce soit l’une ou l’autre, et il est inutile à l’avance d’en discuter.

Le rinnovamento cependant ne se manifestera pas chez tous les peuples de l’Europe de la même manière, et il n’amènera pas non plus chez eux tous exactement les mêmes changemens. Quels en seront les résultats pour l’Italie ? Il est vraisemblable que ces résultats, suivant la loi de gradation, seront l’indépendance nationale, une confédération, la liberté constitutionnelle, la réforme des classes cultivées, enfin la rédemption des masses. Reste à dire quels en seront les instrumens et les pivots.

Ce serait folie que de convier à une telle œuvre non-seulement les absolutistes, cela va sans dire, mais les fédéralistes, que l’esprit de municipalité infecte, et les radicaux, que le démon de la révolution dévore. Les premiers se sont fait juger dans le risorgimento, qu’ils ont voulu conduire et qu’ils ont perdu ; quant aux radicaux, ils paraîtraient au premier abord plus propres à employer, mais leurs défauts sont tels qu’à la réflexion on y renonce. Et ici l’abbé Gioberti trace des révolutionnaires italiens, dont il tient essentiellement à se séparer en toutes choses, un portrait qu’il est de notre probité de rapporteur de faire connaître au moins par extraits. « Leur orgueilleuse ignorance, leur défaut absolu d’expérience et de prévoyance, leur manque de jugement pratique, leur attachement fanatique à leurs opinions, leur intolérance pour celles des autres, l’égoïsme, l’esprit d’intrigue, l’ambition qui les dévore, enfin et surtout les doctrines immorales qu’ils professent sur le choix des moyens, tout cela n’est bon, en quelque temps ou quelque pays que ce soit, qu’à ruiner les meilleures entreprises politiques… Il faut en outre, dans toute entreprise de ce genre, jouir de la confiance universelle ; mais les radicaux sont tellement décriés dans l’estime de tous les honnêtes gens, qu’ils déshonorent, au lieu de les servir, toutes les causes qu’ils embrassent… D’ailleurs enfin qui n’est pas bon à préparer ne vaut rien à diriger : or la première et principale préparation d’une réforme sociale consiste à répandre des idées et des lumières. Que font les radicaux à cet égard ? Quelle science enseignent-ils ? quels livres écrivent-ils ? à quels travaux s’adonnent-ils pour traiter et résoudre les graves et difficiles problèmes de la civilisation moderne ? Quelles nouvelles doctrines proposent-ils en place des anciennes ? Stériles jusqu’à l’impuissance en fait d’idées et d’inventions, rabâcheurs éternels de deux ou trois généralités vulgaires, ils ont la prétention de renouveler le monde, non pas à l’aide de la pensée, mais par des clameurs et des complots… » Il n’y a donc que deux partis dans les rangs desquels on puisse trouver et on doive prendre les vrais ouvriers du rinnovamento, le parti conservateur et le parti démocratique, à une condition pourtant encore dont il faut que l’un et l’autre reconnaissent la nécessité, à la condition qu’au lieu de se diviser, comme ils l’ont fait jusqu’ici, ils se réuniront et travailleront ensemble, sans arrière-pensée ni rancune, à l’œuvre de la libération commune. Après l’avoir pourvu de ses ouvriers, il faut établir le rinnovamento sur ses pivots (i cardini). Rome et le Piémont ont été ceux du risorgimento ; le pourront-ils être également du rinnovamento, et à quelles conditions ?

Rome telle qu’elle existe encore aujourd’hui, cette Rome ecclésiastique qui répugne à toute idée de reconstitution nationale et de progrès politique ou civil, ne saurait, suivant l’abbé Gioberti, être admise à l’honneur de servir de base au rinnovamento. L’abbé Gioberti ne se dissimule pas ce qu’il peut y avoir de grave aux yeux de ses lecteurs dans une proposition pareille ; aussi se hâte-t-il de la justifier et de l’expliquer. Il la justifie d’abord à sa manière, en retraçant des vices du clergé romain, qu’il accuse d’ignorance, d’incapacité, de pharisaïsme, de simonie, de corruption et d’abrutissement, un tableau en comparaison duquel le fameux discours que Guichardin prête quelque part, sur le même sujet, à Pompeo Colonna est un chef-d’œuvre de modération. Cette Rome contemporaine ainsi exclue de toute participation au rinnovamento, est-ce à dire que l’abbé Gioberti renonce à l’espoir d’y faire concourir les ministres de la religion catholique ? Pas le moins du monde ; seulement c’est une Rome nouvelle et régénérée qu’il convie à cette œuvre, une Rome aussi peu semblable à la Rome actuelle qu’il la peut imaginer, et qu’aucun de ses lecteurs ne saurait se figurer avant de l’avoir entendu.


« ….. Née sous des rois, devenue italienne et ultramontaine avec la république et avec l’empire, chrétienne avec l’Évangile, cosmopolite avec la papauté, Rome deviendra la capitale religieuse et sociale des principes, mais des principes élargis par le progrès et consolidés par la durée. Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel y fleuriront libéralement à côté l’un de l’autre, mais séparés, et s’accordant au lieu de se combattre. Le premier de ces deux pouvoirs ne sera plus un mélange de sacré et de profane, de cérémonies pacifiques et de bûchers sanguinaires, de croisades et d’indulgences, de bénédictions et de malédictions, de morale évangélique et de politique profane, de prêtres exemplaires et de prélats superbes, dissolus (epuloni) et intrigans. Les cardinaux, quittant le nom et le train de princes, seront de nouveau les curés de la cité sainte, et dans la majesté du souverain pontife resplendira la modestie de l’apôtre pêcheur. Le pouvoir temporel ne sera plus travaillé de la vieille ambition de dominer par les armes et par les conquêtes, au lieu de n’aspirer à le faire que par les exemples et l’influence de la vertu. La prééminence civile et morale de la nouvelle Italie succédera à la domination guerrière et politique de l’ancienne. La diète italienne, composée de laïques, siégera à côté de la diète religieuse, et la ville unique au monde, qui servira de résidence à ces deux assemblées, sera à la fois forum et sanctuaire, cité et oracle, lieu de paix, modèle de justice, source de vertu et foyer de civilisation… Et ne dites pas que tout cela est une utopie, car si on ne peut réaliser la perfection idéale, on peut en approcher, et on en approche quand on y est non-seulement aidé, mais poussé par l’invincible cours des choses… »


Le Piémont est en meilleur état que Rome, et, à moins de frais aussi que Rome, il peut devenir digne et capable de concourir, à titre d’auteur principal, au grand œuvre du rinnovamento. Sa libre constitution, la séparation définitive qu’a opérée chez lui, entre les droits de l’église et ceux de l’état, la législation Siccardi ; le droit d’asile, que ce royaume a noblement et habilement exercé envers les exilés. du reste de l’Italie ; la renommée militaire enfin que, malgré ses défaites, il s’est justement acquise dans deux campagnes, tout cela le prépare à merveille à devenir le bras de la régénération dont Rome un jour est destinée à être le temple, — à deux conditions encore cependant. Il faut que les Piémontais continuent à marcher dans la voie de liberté politique, d’indépendance laïque et de vertu militaire où ils ont fait les premiers pas. Ils doivent ensuite, eux aussi, sacrifier sur l’autel de la patrie des préjugés qui leur sont chers, abdiquer l’esprit municipal que leur noblesse et leur innombrable barreau entretiennent chez eux, et commencer à comprendre, mieux qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent, qu’ils ne sont pas Piémontais, à vrai dire, mais Italiens. L’abbé Gioberti n’admet pas qu’il puisse y avoir une politique piémontaise, pas plus qu’une politique parmesane ou modenaise, et, dans un passage remarquable de la préface du Rinnovamento, où il explique à ses compatriotes les raisons qui l’ont déterminé à finir sa vie dans un exil volontaire, il place en tête de ces raisons le triomphe, qui l’a navré, d’une politique ayant pour but de retirer en quelque sorte son pays natal de la grande famille italienne (di rilirarlo dall’ italianità), et de le réduire à n’être que piémontais. « J’aime le Piémont, dit-il, je l’adore, mais parce qu’il est une partie de l’Italie, et non pour aucune autre cause. Si cette province se sépare de la nation, je dirai avec Dante que je suis subalpin natione, non moribus, et que je préfère la vie de l’exil à tous les droits et à tous les biens que je pourrais trouver dans la vie de ma province. »

L’Italie cependant, en poursuivant, sous la conduite d’une Rome nouvelle et d’un Piémont plus italien, l’œuvre de sa régénération, devra-t-elle s’interdire toute alliance ? L’abbé Gioberti l’en dissuade, et bien qu’en effet elle doive compter avant tout sur elle-même, il lui conseille de cultiver l’amitié et autant que possible de rechercher le concours actif des deux alliés les plus naturels qu’il lui voie en ce monde, — la Suisse et la France. Il ne prévoit qu’un cas où l’alliance française, malgré tout son prix, devrait être évitée par ses compatriotes : ce serait celui où au moment décisif la France serait livrée à La démagogie. Sous quelle forme politique ensuite se produira le rinnovamento ? Sous quelle forme, républicaine ou monarchique, est-il désirable qu’il se produise en Italie ? De même qu’en traitant de l’avenir du rinnovamento dans toute l’Europe, l’abbé Gioberti a trouvé cette question oiseuse et inutile, de même, en l’examinant au point de vue spécial de l’Italie, il la trouve prématurée et secondaire. L’essentiel pour lui n’est pas là, et toutes les formes politiques lui sont bonnes, pourvu qu’il voie se réaliser enfin le rêve de toute sa vie, — l’indépendance et la liberté de son pays. « On me dit : Mais de toute manière êtes-vous royaliste ou républicain ? C’est ce qu’il faut nous déclarer avant tout et tout de suite ; autrement, et si votre profession de foi ne nous convient pas, nous laisserons là votre livre, et nous nous épargnerons la fatigue et l’ennui de le lire. Messieurs, avec toute la bonne volonté du monde, il m’est difficile de répondre catégoriquement à votre question, parce qu’à dire vrai, et à parler exactement, je ne suis ni l’un ni l’autre. Et qu’êtes-vous donc alors ? — Je suis Italien. » dans le cours de son ouvrage cependant, l’abbé Gioberti consent à entrer en plus longue conversation sur ce point, et il expose que, suivant lui, ce sera la monarchie vraisemblablement qui, si elle le veut bien, aura au moins pour un temps (almeno per un certo tempo) l’honneur de conduire les destinées du rinnovamento. Encore faudra-t-il pour cela que tout de suite la monarchie se montre à la hauteur de sa tâche, que la maison de Savoie surtout, si intéressée et si essentielle dans la question, montre clairement au reste de l’Italie qu’elle n’existe ni ne respire que pour la conduite et le triomphe de la cause commune. « Autrement, dit l’abbé Gioberti, tous les bons Italiens ne pourraient plus hésiter, et, comme le Corrège disait : Et moi aussi je suis peintre ! — ainsi moi je dirais sans scrupule : Et moi alors je suis républicain !… »

Enfin, comme l’époque du triomphe de cette grande révolution est incertaine et que les principes sur lesquels elle se fonde ne se répandront pas tout seuls, il faut, conclut l’abbé Gioberti, employer le temps qu’on a devant soi à expliquer et à populariser ces principes. Il est surtout trois points sur lesquels l’école militante du rinnovamento ne doit pas se lasser d’insister : la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel des papes, sans laquelle il faut faire comprendre non-seulement à la population laïque, mais à tout le clergé de l’Italie, que c’en est fait dans un temps donné de l’existence historique même de la papauté ; la nécessité de renoncer par- tout, et surtout en Piémont, aux étroites idées de l’esprit municipal ; enfin l’importance de l’union, aussi prompte et aussi sincère que possible, des conservateurs et des démocrates. Livres, brochures, nouvelles à la main, journaux, tout est bon à différens titres pour démontrer ces principes, les exposer, les défendre, les vulgariser, — et les publicistes italiens, en se consacrant à cette tâche, n’accompliront pas seulement une œuvre préparatoire ; ils mettront, eux aussi, la main à une partie essentielle de l’édifice même du rinnovamento, à savoir la renaissance en Italie d’une littérature et d’une vie littéraire nationales, sans lesquelles le rinnovamento serait incomplet, ou plutôt ne pourrait être.

Telle est, aussi fidèlement exposée que possible, la doctrine politique nouvelle que l’abbé Gioberti a proposée à ses compatriotes en échange de celle que, de 1840 à 1848, il avait tant contribué lui-même à leur faire adopter. Ces idées ont rapidement fait fortune en Italie, et, la mort prématurée de l’auteur leur donnant une sorte de sanction suprême et touchante, elles passent généralement aujourd’hui, aux yeux de la très grande majorité des patriotes et des libéraux, pour ce qu’elles sont au dire de l’abbé Gioberti lui-même, c’est-à-dire la panacée des maux de la péninsule. Ce n’est pas que toutes les propositions sans exception du rinnovamento n’aient trouvé, même parmi ses partisans, des contradicteurs, mais, à quelques dissentimens de détail près, tout l’esprit de cette théorie est devenu celui de l’opinion italienne. Les idées les plus hardies notamment du rinnovamento, telles que celles de la nécessité de ramener Rome à la simplicité de la vie de l’Évangile, d’y séparer le pouvoir temporel du pouvoir spirituel, d’entrer plus largement qu’on ne l’a fait jusqu’ici dans les voies démocratiques, d’attendre d’une révolution européenne universelle le signal de l’affranchissement de l’Italie, de compter infiniment plus pour le succès de cet affranchissement sur l’énergie des masses que sur la bonne volonté ou le concours des princes, toutes ces idées, disons-nous, ont remplacé visiblement dans les esprits italiens toutes les croyances et toutes les espérances qui formaient le symbole du risorgimento, et si l’ancienne théorie de M. de Balbo et de M. d’Azeglio a encore pour elle les sages du parti libéral, il est hors de doute que le rinnovamento en a conquis et en entraîne la foule.

Nous n’avons pas dessein, et il est médiocrement nécessaire ici d’engager avec l’abbé Gioberti une polémique en règle. Cela nous mènerait loin, et les raisons de tout genre que peuvent avoir les esprits modérés dans l’Europe entière, puisque c’est à l’Europe entière que le rinnovamento en veut, de différer profondément d’avis avec l’auteur d’un tel système, s’offrent d’elles-mêmes en foule à la pensée. De crainte cependant qu’un silence absolu à cet égard ne passe en Italie aux yeux de quelques personnes pour un acquiescement tacite ou déguisé, qu’on nous permette d’expliquer en peu de mots pourquoi la nouvelle doctrine de l’abbé Gioberti ne saurait avoir notre adhésion. Cette explication est fort simple, et nous sommes d’autant plus à l’aise pour la donner, qu’en concluant à la condamnation des idées de l’auteur du ''Rinnovamento, elle n’atteint en rien la juste renommée de droites et bonnes intentions qu’il a laissée dans la mémoire de tous ceux qui l’ont connu.

L’abbé Gioberti débute, dans l’exposition de sa théorie nouvelle, par une renonciation explicite des principes de ce risorgimento dont jadis pourtant il fut l’un des plus ardens promoteurs ; mais quelles raisons donne-t-il de ce changement ? D’abord que l’union des princes italiens entre eux et que l’alliance de ces princes avec les peuples, qui étaient les premières conditions du succès des réformes que l’on poursuivait alors, sont rompues, et ne sauraient être renouées. Soit, et bien qu’il y eût encore, si l’on voulait bien, fort à dire sur ce premier point, passons condamnation. Mais les raisons autrement graves et parfaitement justes qu’il donne encore de l’échec du risorgimento, à savoir la division effroyable qui règne en Italie entre les classes de la population, entre les partis et entre les provinces, ces raisons-là, les vrais motifs après tout de la servitude séculaire de la péninsule, ne subsistent-elles pas dans toute hypothèse ? Et si elles ont fait échouer la politique du risorgimento, n’est-il pas à craindre qu’elles fassent échouer aussi quelque autre plan de conduite que ce puisse être ? Ne serait-il pas plus simple, plus raisonnable et plus logique en tout cas de conclure de l’examen des causes auxquelles l’échec du risorgimento est dû, non pas que la sage politique qu’il poursuivait doit être abandonnée, mais que les fautes qui l’ont empêché de produire tous ses fruits doivent à l’avenir être évitées ?

Passons encore cependant. À l’ère désormais épuisée de la politique réformatrice du risorgimento, il conviendrait, à en croire l’abbé Gioberti, de faire succéder une ère nouvelle dans laquelle l’œuvre de la régénération de l’Italie ne serait qu’un effet et comme une scène d’une rénovation universelle qui s’étendrait à toute l’Europe.

D’abord pourquoi mêler ainsi les affaires de toute l’Europe avec celles de l’Italie ? Ce sont des choses très distinctes, et même sous bien des rapports très différentes. L’école du risorgimento était infiniment plus sage, et quand en 1848 Charles-Albert, plein de l’esprit de cette école, prononça le mot fameux : L’Italia fara da se, il émit une maxime dont il vaudrait mieux méditer que mépriser la prudence. Il n’y a qu’un peuple au monde qui puisse régénérer l’Italie, c’est le peuple italien, et ce peuple n’a qu’une chose à faire pour cela, c’est de se régénérer lui-même.

Enfin qu’est-ce que cette rénovation universelle, territoriale, sociale, politique, économique, religieuse, dont on attend le salut de l’Italie ? Toute l’Europe a-t-elle vraiment besoin et envie de renouveler ainsi de fond en comble toutes les assises de son existence ? Il serait trop facile d’accabler l’auteur du Rinnovamento sur ce point, et, lui demandant un compte rigoureux de bien des tendances, de bien des expressions au moins équivoques dont son livre est plein, de retrouver, à peu de chose près, dans sa théorie l’esprit des utopies les plus dangereuses de nos jours. Ses ennemis ont employé contre lui ce procédé violent de dialectique, nous ne voulons pas les imiter : nous savons faire la part des emportemens de langage où les mécomptes d’un patriotisme généreux et ulcéré ont pu entraîner l’abbé Gioberti, et ce n’est pas ici qu’on a jamais fait ni qu’on fera jamais des procès de tendance aux opinions d’écrivains évidemment bien intentionnés dans le fond, mais chez qui dans la chaleur du combat la parole peut aller plus loin que la pensée. Cependant, quand l’auteur du Rinnovamento sollicite une modification dans les lois qui régissent l’acquisition et la transmission de la propriété, la reconnaissance de je ne sais quel droit indéfini de vivre en travaillant qui ressemble fort au droit au travail, la séparation du pouvoir temporel des papes de leur pouvoir spirituel, le triomphe absolu et sans contre-poids de la démocratie aussi bien dans l’église que dans l’état, et qu’enfin, se demandant à lui-même si tout cela n’aboutit pas à quelque chose comme l’apostolat de la république universelle, loin de reculer contre l’énorme utopie, il l’accepte sans hésiter des mains de la logique ; cependant, disons-nous, sur tous ces points l’abbé Gioberti ne côtoie-t-il pas, pour ne rien dire de plus, les doctrines de l’école révolutionnaire ? Et son euphémisme de rinnovamento n’élève-t-il pas un médiocre mur de séparation entre sa théorie et celle de cette école ? Que deviennent alors ses imprécations contre M. Mazzini et son système ? M. Mazzini, lui aussi, ne demande pas autre chose que le bouleversement universel. Il est vrai que tout lui est bon pour assurer ce bouleversement, parce que, fidèle à la vieille maxime jacobine, il croit que la fin justifie les moyens, tandis que l’abbé Gioberti a horreur de toute autre conduite que celle que peuvent avouer l’honneur et le bon droit. À cela près, quelle différence de principes peut-on imaginer entre le système révolutionnaire pur et ce rinnovamento destiné à avoir aspetto e qualità di rivoluzione ?

Arrêtons-nous là. En voilà assez du moins pour établir, et c’est le seul point qui nous intéresse, qu’en exposant les doctrines de la nouvelle école fondée par l’abbé Gioberti, la fidélité du rapporteur chez nous n’a rien eu de la complaisance d’un partisan. Aller plus loin dans la critique serait nous ranger parmi les adversaires, non pas seulement des erreurs, mais des idées généreuses que renferme aussi le Rinnovamento, et c’est un excès, on le comprendra, où nous ne voulons pas non plus tomber. L’abbé Gioberti d’ailleurs a vécu, il est mort dans la haine et dans le mépris du pouvoir absolu : il appartenait par là à la famille des bons esprits et des honnêtes gens. Ce souvenir, aujourd’hui qu’il n’est plus, parle trop haut en faveur de la pureté de ses intentions pour qu’il nous soit possible de l’oublier. On connaît à présent l’esprit général des trois écoles qui se partagent la direction de l’opinion contemporaine en Italie, et on sait par quelle voie chacune de ces écoles entend marcher à la délivrance e à la régénération de la péninsule. Les chefs et partisans de la première sont des révolutionnaires, ceux de la seconde des réformateurs, ceux de la troisième, — comment dirai-je ? car il est difficile, dans le désaccord qui règne entre leurs instincts et leurs principes, de trouver leur vrai nom, — des réformateurs encore, mais exaltés, et que cette exaltation mène, sans qu’ils s’en doutent, à parler couramment le pur langage de la révolution. Tous les esprits violens sont par nature de l’école de la rivoluzione, tous les sages de celle du risorgimento ; mais entre ces deux minorités, la masse, honnête d’intention, quoiqu’impatiente de désirs, s’est jetée dans les voies du rinnovamento. Vers quels rivages ou quels écueils ce courant dominant entraîne-t-il l’Italie ? C’est une question qu’il n’appartient peut-être pas à notre temps de résoudre ; mais la sympathie invincible que fait toujours éprouver cette belle et triste cause de la régénération de l’Italie est telle qu’on ne peut, quoi qu’on en ait, s’interdire à cet égard toutes espérances et toutes réflexions, et on nous permettra, pour conclure, d’en exprimer quelques-unes.


III.

Le problème de la régénération du peuple italien, pour tous les esprits droits que n’aveugle ou n’entraîne aucune passion, se réduit à des termes d’une grande simplicité : — étant donné les causes du malheur de l’Italie, trouver le remède le plus efficace à les détruire. C’est dans ces termes qu’en commençant cette étude nous avons présenté la question aux deux publicistes que nous achevons d’entendre ; mais, avant même que nous la signalions, on aura sans doute remarqué une chose : c’est que si l’auteur des Istorie et celui du Rinnovamento ont rempli avec la franchise la plus méritoire la tâche pénible de nous éclairer sur la première partie du sujet, ils ont été bien loin de nous satisfaire de même sur la seconde. Ils nous ont bien dit l’un et l’autre, mettant courageusement de côté toute vanité nationale, de quoi souffrait l’Italie, ils nous ont bien étalé un à un les séculaires ulcères qui la rongent, et qui, si elle n’y prend garde, finiront par la tuer ; mais quand il s’est agi de nous faire connaître ce qu’ils pensaient du mode le plus pratique de guérir ces plaies profondes, il est impossible, nous le répétons, qu’on n’ait pas été frappé, je ne dirai pas de l’insuffisance, mais de l’absence même de leurs réponses. De quoi nous ont-ils entretenus en effet ? Des moyens qui semblaient aux différens partis qui se disputent la péninsule les plus propres non pas à tarir la source de ses maux, non pas à neutraliser le virus des passions qui l’épuisent, mais à lui rendre, abstraction faite de l’insurmontable obstacle que ces passions y opposent, la place qu’elle a si longtemps occupée dans le monde.

Le paralogisme est visible, mais ce qui, aux yeux de chacun, ne sera pas moins évident ici, c’est le danger en même temps que l’inutilité des controverses auxquelles cette première erreur entraine les partis italiens, et avec eux les publicistes qui leur servent d’organes. Au lieu de chercher, comme le bon sens indique qu’ils le devraient faire, le remède aux causes du malheur de l’Italie dans la destruction de ces causes, et de rester ainsi sur un terrain tout national et respectable à tout le reste du monde d’étude et de combat, que font-ils ? Ils s’en prennent à des questions dont la solution contemporaine au moins est impossible, qu’ils ne peuvent agiter sans attaquer l’ordre universel existant, — territorial, politique, social, religieux même, — non-seulement de l’Italie, mais de l’Europe entière ; à des questions dont la controverse, à l’ardeur qu’ils y déploient, a pour effet de déconsidérer aux yeux de beaucoup de gens une cause dont la bonne renommée est encore la meilleure espérance, questions enfin qui à tous ces dangers joignent l’inconvénient capital de les détourner de la seule et unique préoccupation que de la Calabre au pied des Alpes tout Italien devrait avoir, la préoccupation de corriger les vices du caractère national, et de détruire en eux l’unique et détestable cause de la décadence et de la servitude de l’Italie.

Réformateurs, rénovateurs ou révolutionnaires, comme ils se nomment les uns les autres, de quoi les voit-on s’occuper et tâcher d’occuper avec eux l’Europe entière ? De trois choses : la première, de délivrer l’Italie de la domination étrangère ; la deuxième, de la doter d’un gouvernement libre ; la dernière enfin, de changer plus ou moins radicalement les bases, les conditions et les formes d’existence de la papauté. Examiner rapidement le texte de ces questions, les projets auxquels la discussion de ce triple problème entraîne les publicistes italiens les plus écoutés, ce sera nous convaincre que ce qu’il peut y avoir de plus funeste pour la cause de l’Italie est de la voir compromise ainsi dans le développement de thèses pleines de périls, et dont pas une encore une fois n’est pour elle la thèse capitale.

Les publicistes italiens d’abord croient devoir avant tout entretenir leurs lecteurs de la grande, et il faut bien ajouter de l’éternelle question de l’indépendance nationale. À merveille ! et nous ne sommes pas à coup sûr pour le leur reprocher. L’Italie ne mériterait plus de redevenir jamais une nation, si elle cessait un seul instant de vivre dans la pensée d’affranchir son territoire ; mais de quelle manière les publicistes de ses différens partis agitent-ils ce redoutable problème ? Les voit-on, comme la politique, cette fois assurément bien d’accord avec la logique, le leur conseillerait, les voit-on remonter aux causes premières qui, il y a maintenant plus de huit siècles, ont amené l’étranger en Italie, et n’ont cessé depuis, sous vingt formes diverses, d’y appeler ses ravages et d’y perpétuer sa domination ? les voit-on ensuite faire de la dénonciation de ces causes le texte unique, incessant de leurs prédications de chaque jour ? Non : porro unum est necessarium, disent-ils tous comme disait éloquemment M. de Balbo en 1844, rendre l’Italie indépendante. Seulement, au lieu d’ajouter : « Et cette indépendance que nos pères ont perdue par leurs vices, c’est aux vertus de leurs enfans à la racheter, » que font-ils ? Ils imaginent de lier la cause de l’Italie à celle de toutes les convoitises territoriales de l’étranger. C’est l’Autriche aujourd’hui qui opprime la péninsule.

Puisque ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie,


et une fois dans ce système, les voilà, le poussant à bout, qui demandent, tout autre intérêt commun d’un bout de l’Europe à l’autre mis de côté, une collision générale qui amène un remaniement complet des territoires. Ils ne réfléchissent pas, pour nous borner à une seule considération, que lors même, pour le malheur de l’Occident, qu’une conflagration universelle éclaterait dans son sein, l’Italie, dans l’état moral où elle est, livrée aux vices que deux de ses publicistes nous décrivaient tout à l’heure, et qui en 1848 encore l’ont perdue, serait impuissante à en profiter. Il n’a pas manqué, depuis les Normands, de guerres générales en Europe : l’Italie n’est sortie indépendante et unie d’aucune. Pourquoi cela ? Ce ne sont pas les Autrichiens qui en sont la cause, pas plus que les Français et les Espagnols avant eux : ce sont les Italiens eux-mêmes. Avant d’appeler si ardemment une guerre nouvelle, que les apôtres de cette guerre commencent donc du moins par comprendre que l’Italie a le plus grand intérêt à se mettre avant tout en état de n’en pas devenir, comme cela s’est vu tant de fois, la victime, la proie et le prix.

Après l’indépendance nationale, le grand texte des publicistes italiens est la liberté politique. Rien encore, assurément, de plus permis et de plus noble à des écrivains que d’entretenir leur pays d’un tel sujet, et de lui montrer dans la conquête d’institutions libres un des buts auxquels il ne doit cesser de tendre. Cependant, s’il est un thème de publicité qui demande à être traité avec une intelligence toujours présente de la mesure dans laquelle le peuple devant qui on l’agite est capable d’en supporter le développement, c’est à coup sûr celui-là. C’est là ou nulle part que les lieux, les temps, le caractère et l’esprit de la nation, son passé, son présent, doivent être mûrement considérés ; c’est là, avant de proposer quelque système et surtout quelque entreprise que ce soit, qu’il faut examiner de près, comme disait le poète antique, quid ferre recusent, quid valeant humeri. Ici encore, ce semble, la voie à suivre par les publicistes italiens était clairement tracée. Si l’Italie n’est pas plus libre qu’elle n’est indépendante, à qui encore faut-il en rapporter la faute, sinon à elle-même ? Les derniers événemens ont parlé à ce sujet un langage dont il est difficile de ne pas sentir la démonstrative éloquence. Si le beau mouvement de réformes administratives commencé en 1846 par Pie IX, mouvement qui, dirigé avec sagesse et plutôt contenu que précipité, eût infailliblement conduit un jour l’Italie à la vie constitutionnelle, si ce mouvement n’a porté de fruits qu’en Piémont, à quoi en définitive faut-il en reporter la cause, sinon au défaut d’esprit de conduite et aux vices de caractère du peuple italien ? Si les publicistes de la péninsule entendaient à cet égard la vraie politique à suivre, ils feraient tous ce qu’au nom d’une minorité qui perd malheureusement chaque jour du terrain, seul ou presque seul, M. Ranalli vient de faire ; ils borneraient toutes leurs prédications politiques à la démonstration incessante, éternelle, et par les faits, de ce seul point : — que si l’Italie n’est pas libre, ce n’est pas que la Providence lui ait refusé les plus belles occasions de le devenir ; ce n’est pas non plus que ses princes, sans excepter le roi de Naples lui-même, contre lequel le grand parti des dupes n’a pas assez de foudres aujourd’hui, aient eu la volonté non plus que la puissance de l’empêcher ; c’est, il faut bien dire le mot, qu’elle ne l’a pas voulu. — Mais que fait au contraire la foule des écrivains contemporains de l’Italie ? D’abord elle se livre, et avec une intempérance de paroles inconcevable, à cette vieille et oiseuse controverse du meilleur des gouvernemens possible, qui n’a jamais eu d’autre résultat en aucun temps, en aucun lieu, que d’ennuyer tous les gens sensés et d’exalter toutes les têtes faibles. Cette controverse ensuite, qui nourrit ceux qui l’entretiennent de pures idéalités, va chaque jour leur faisant oublier, et le monde où ils vivent, et le peuple auquel ils parlent. Peu à peu ils s’accoutument à penser qu’il n’y a rien de plus simple que de faire passer dans les faits les déductions les plus extrêmes de la logique, et insensiblement, sans presque qu’ils s’en doutent eux-mêmes, cela les conduit à prêcher comme la chose la plus naturelle du monde le renversement de tout ce qui existe. C’est la pente qu’a descendue et que descend encore, sous la conduite de l’abbé Gioberti, l’école aujourd’hui dominante du rinnovamento. Enivrée par la contemplation de la forme idéale de gouvernement qu’elle s’est mise dans l’esprit, et ne la trouvant naturellement pas réalisée dans l’état politique actuel de la péninsule, la logique la conduit à penser, non pas comme le dirait le bon sens, qu’il faut s’attacher à combattre les causes coupables auxquelles cet état est dû, mais qu’il faut travailler purement et simplement à le détruire. Alors s’allume une polémique qui s’en prend à tous les gouvernemens établis sans exception de la péninsule, non-seulement à ceux de Naples, de Florence ou des duchés, non-seulement à celui de Rome, mais à celui du Piémont lui-même, qui somme tous ces gouvernemens de changer de maximes, et qui les menace, s’ils n’obtempèrent à l’injonction, de se voir supplantés tous, — sans faire grâce à la maison de Savoie elle-même, — par quoi ? par la république universelle ! Et c’est ainsi qu’on prétend fermer les plaies de la malheureuse Italie !

Enfin un dernier sujet favori de la controverse des publicistes italiens, c’est la papauté. Qui penserait qu’il puisse entrer dans l’esprit d’aucun écrivain italien, à moins que ce ne soit un pur révolutionnaire, de proposer, à titre de remède aux maux de la péninsule, de porter quelque atteinte que ce soit à une institution pareille ? C’est pourtant ce que l’école du rinnovamento, quelque horreur qu’elle professe pour les sectes révolutionnaires, fait encore le plus naïvement du monde. N’avons-nous pas entendu l’abbé Gioberti, tout en protestant de son désir de sauver la papauté, tout en accusant même dans les termes les plus vifs les radicaux, qui demandent sa mort, de vouloir détruire en elle la dernière grande chose qui subsiste en Italie, ne l’avons-nous pas entendu réclamer, lui, la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel des papes, et on ne sait quel retour dérisoire aux temps de la primitive église, qui réduirait le souverain pontife, le chef spirituel de cent cinquante millions de catholiques, à la simple condition de curé d’une des paroisses de Rome ! Une fois cette voie ouverte, les radicaux, contre lesquels on s’emporte tant, ont beau jeu assurément, et il est difficile de leur répondre quelque chose de sérieux, quand ils demandent qu’on ajoute au programme, ou le déchirement définitif de l’unité catholique, et l’institution en Italie, en France, en Espagne, en Autriche, en Allemagne, et partout où il se trouve encore des sujets du saint-siège, d’église séparées et purement nationales, ou la déportation du pape en Syrie. Et quel est le prétexte de ces belles théories ? C’est que Pie IX, tout libéral et tout bon Italien qu’il était, n’a pas jugé convenable en 1848 de se mettre à la tête de l’armée romaine, — si armée romaine i) y avait, — et d’aller sur l’Adige guerroyer contre l’Autriche ! C’est qu’il a eu le grand sens de comprendre qu’à rêver au XIXe siècle le rôle d’un Alexandre VI ou d’un Jules II, le souverain pontife ne pouvait plus que compromettre et de la manière la plus grave l’intérêt essentiel du maintien de l’unité de l’église, sans espoir de servir en rien la cause de l’Italie ! Et voilà sur quels fondemens on demande, sous le nom de réforme de la papauté, une révolution qui bouleverserait de fond en comble la constitution religieuse de plus des deux tiers de et voilà encore un des moyens que l’on célèbre comme la panacée des maux de la nation italienne !

Les publicistes italiens se tromperaient fort, s’ils persistaient à croire qu’en pensant et parlant ainsi, ils servent leur cause. Ils lui font le plus grand mal au contraire. Non-seulement en effet ils l’égarent sur le terrain national à la poursuite de desseins ou prématurés, ou chimériques, ou violens, mais hors de l’Italie, chose dont nous sommes témoins et sur laquelle ils peuvent nous en croire, ils la déconsidèrent comme à plaisir. Comment en serait-il autrement ? Qu’ils en soient juges eux-mêmes : on ne les entend, à un très petit nombre d’exceptions près, que parler de guerre générale, de république universelle, que dis-je ? de palingénésie religieuse. Est-il possible qu’un tel langage n’indispose pas violemment contre eux et partant contre leur cause l’immense parti de la conservation dans toute l’Europe ? — Comment ! se dit ce parti, sans le concours duquel, qu’on ne s’y trompe pas, moins que jamais aujourd’hui il n’y a rien de durable ni de possible, comment ! l’Italie ne peut être sauvée que si l’Occident tout entier entre en guerre, si tous les gouvernemens établis sont non pas améliorés, mais renversés, si l’unité catholique enfin, cette unité, le dernier lien qui rattache entre eux tous les membres de la race latine et qui puisse encore en faire un tout à opposer à l’unité anglicane ou à l’unité slavo-grecque, se déchire ! Il faut courir d’aussi effroyables aventures pour que les Italiens aient la satisfaction d’être les maîtres chez eux et d’arriver, après des dissensions civiles plus ou moins longues, à se mettre d’accord sur la forme de gouvernement qui leur plaira le mieux ! Mais, si pour sauver un membre depuis si longtemps malade du corps politique européen, il faut ainsi risquer l’existence de ce corps lui-même, ce qu’on appelle la question italienne alors n’est plus qu’un horrible danger, et ce n’est pas à la résoudre qu’il faut travailler, c’est à s’en défaire. — Telle est la violente réaction que les publicistes italiens de l’école du rinnovamento provoquent, par leurs imprudentes paroles, dans l’immense majorité du parti conservateur en Europe. Qu’ils réfléchissent eux-mêmes au mal que peut faire à la cause de l’Italie la détestable et fausse renommée que, sans y prendre garde, ils lui font ainsi d’être inséparable de celle d’une révolution destinée à bouleverser toutes les croyances et tous les intérêts du reste de l’Occident.

On se demande pourquoi les esprits les plus distingués eux-mêmes de la péninsule se laissent aller à d’aussi funestes erremens, quand il leur serait si facile au contraire de rattacher à la défense de ses destins toutes les sympathies du monde civilisé. Le problème de la régénération du peuple italien se pose de lui-même, comme nous le disions tout à l’heure, en des termes bien simples : étant donné les causes de la décadence de ce peuple, trouver le remède le plus propre à en conjurer, et, s’il se peut, à en éteindre l’action. Or, après avoir entendu M. Ranalli et l’abbé Gioberti nous exposer eux-mêmes, on a vu dans quels termes, les vrais motifs du misérable état de leur pays, il est impossible de ne pas reconnaître que la première et la plus intéressante partie de la question à résoudre est entièrement élucidée. Les causes criminelles de la perte de l’Italie ne sont plus un mystère pour personne en Italie même. Tout ce qui pense y sait, à n’en pas douter, quelles elles sont. Tout Italien d’intelligence et de cœur, avec l’auteur des Istorie et celui du Rinnovamento, accuse du malheur de son pays l’infernal instinct de division qui ne cesse depuis tant de siècles d’y opposer les princes et les peuples, les peuples entre eux, le clergé et les laïques, les paysans et les citadins, les riches et les pauvres ; l’esprit non moins funeste d’abandon en toutes choses des traditions indigènes qui va minant et effaçant de plus en plus, en religion, en politique, en littérature même, toute originalité nationale ; cette inertie fatale enfin des masses qui fait que les plus rares occasions d’affranchir et de relever l’Italie se présentent toujours en vain. Bien plus, tout le monde en 1848 a vu ces causes de destruction nationale en action, et tout le monde les a maudites. Comment donc tout le monde aujourd’hui, et les publicistes les premiers en tête, ne se retourne-t-il pas contre elles en disant : Voilà l’ennemi ! Est-ce qu’il y a autre chose à faire aujourd’hui en Italie que de ras- sembler toutes les forces de l’esprit national contre cet ennemi-là ? Est-ce que le seul, le grand, l’unique, le continuel texte des livres, discours ou journaux de la péninsule ne devrait pas être la nécessité éclatante de remporter d’abord sur cet ennemi intérieur, cent fois plus dangereux que la domination étrangère ou que le despotisme, une victoire décisive ? C’est ce que crie, ce nous semble, à tous les Italiens la voix du patriotisme, de la politique et du bon sens. Cela est tellement vrai, ce cri sort si naturellement des entrailles de la situation, que l’abbé Gioberti lui-même, au milieu du fatras du généreux, mais faux système où il s’est perdu, n’a pu s’empêcher de l’entendre, et qu’à la fin de son livre, après avoir ressassé de toutes les manières toutes les façons imaginables de relever son pays, il conclut par un mot qui ne fait que confesser l’inutilité de toute autre entreprise que celle dont nous parlons là. Ce mot, qui avant l’abbé Gioberti a été celui de Dante, de Machiavel et d’Alfieri, que de siècle en siècle tous les amis de l’Italie n’ont cessé de lui répéter, qu’il faut, hélas ! lui redire encore, et Dieu fasse à la fin qu’elle l’entende ! ce mot ne donne aux Italiens qu’un avis, mais il est bien profond dans sa simplicité : — Mutar costume, changer de mœurs.


CHARLES GOURAUD.

  1. Le Prince, épilogue à Laurent de Médicis.