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L’Oiseau blanc, conte bleu/5

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L’Oiseau blanc, conte bleu
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 416-427).


CINQUIÈME SOIRÉE.


Ce soir, Mangogul avait ordonné qu’on laissât la porte de l’appartement ouverte ; et lorsque Mirzoza fut couchée, il profita du bruit que firent les improvisateurs en s’arrangeait autour de son lit, pour entrer sans qu’elle s’en doutât : il était placé debout, les coudes appuyés sur la chaise de la seconde femme et sur celle du premier émir, lorsque la sultane demanda à celui-ci si sa poitrine lui permettait de la dédommager du silence qu’il gardait depuis deux jours. L’émir lui répondit qu’il ferait de son mieux, et commença comme il suit :

le premier émir.

« Je pris pour elle ce qu’on appelle une fantaisie. »

la sultane.

Ce je, c’est le prince Génistan ; et cet elle, c’est apparemment Trocilla.

le premier émir.

Oui, madame.

la sultane.

Ah, les hommes ! les hommes !… Je les crois encore plus fous que nous.

le premier émir.

Madame en excepte sûrement le sultan.

la sultane.

Continuez.

le premier émir.

« L’occasion de l’instruire de mes sentiments n’était pas difficile à trouver ; mais il fallait se cacher de Vérité. Un jour que la fée était profondément occupée, la crainte de la distraire me servit de prétexte, et j’allai faire ma cour à Trocilla, qui me reçut bien. J’y retournai le lendemain, et elle me fit froid d’abord. Sa mauvaise humeur cessa lorsqu’elle s’aperçut que je ne m’empressais nullement à la dissiper ; elle railla la religion, les prêtres et les dévotes ; traita la modestie, la pudeur et les principales vertus de son sexe, de freins imaginés par les sottes ; et je crus victoire gagnée : point de préjugés à combattre, point de scrupules à lever ; je ne désirais qu’une seconde entrevue pour être heureux ; encore ne fallait-il pas qu’elle fût longue, de peur d’avoir du temps de reste, et de ne savoir qu’en faire. J’eus un autre jour l’occasion de la reconduire dans son appartement : chemin faisant, je lui demandai la permission d’y rester un moment ; elle me fut accordée. Aussitôt je me mis en devoir de lui dire des choses tendres et galantes autant qu’il m’en vint ; que je l’avais aimée depuis que j’avais eu le bonheur de la voir ; que c’était un de ces coups de sympathie auxquels jusqu’alors j’avais ajouté peu de foi, et qu’il fallait que ma passion fût bien violente, puisque j’osais la lui déclarer la seconde fois que je jouissais de son entretien : elle m’écouta attentivement ; puis tout à coup éclatant de rire, elle se leva et appela toutes ses femmes, qui accoururent, et qu’elle renvoya. Je la priai de se remettre d’une surprise à laquelle ses charmes ne l’exposaient pas sans doute pour la première fois. Vous avez raison, me répondit-elle : on m’a aimée, on me l’a dit, et je devrais y être faite ; mais il m’est toujours nouveau de voir des hommes, parce qu’ils sont aimables, prétendre qu’on leur sacrifiera l’honneur, la réputation, les mœurs, la modestie, la pudeur, et la plupart des vertus qui font l’ornement de notre sexe ; car il paraît bien à leurs procédés et à ceux des femmes, que c’est à ces bagatelles que se réduisent les désirs des uns et les bontés des autres. Et continuant d’un ton moins naturel encore et plus pathétique : Non, s’écria-t-elle, il n’y a plus de décence ; les liaisons ont dégénéré en un libertinage épouvantable ; la pudeur est ignorée sur la surface de la terre : aussi les dieux se sont-ils vengés ; et presque tous les hommes… »

la sultane.

Sont devenus faux ou indiscrets.

le premier émir.

Madame en excepte sans doute le sultan.

la sultane.

Continuez.

le premier émir.

« Je fus un peu déconcerté de ce sermon, auquel je ne m’attendais guère ; et j’allais lui rappeler ses maximes de la veille, lorsqu’elle m’épargna ce propos ridicule, en me priant de me retirer, de crainte qu’on n’en tînt de méchants sur sa conduite. J’obéis, bien résolu d’abandonner Trocilla à toutes ses bizarreries, et de ne la revoir jamais. Mais j’avais plu ; et dès le lendemain elle m’agaça, me dit des mots fort doux et assez suivis ; et je me laissai entraîner. »

la sultane.

Vous n’êtes que des marionnettes.

le premier émir.

Madame en excepte sans doute le sultan.

la sultane.

Émir, respectez le sultan ; respectez-moi, et continuez.

le premier émir.

« Je me rendis dans son appartement à l’heure marquée ; je crus la trouver seule. Point du tout, elle s’occupait à prendre une leçon d’anglais, qui avait déjà duré fort longtemps, et que ma présence n’abrégea point. Nous y serions encore tous les trois, si le maître d’anglais, qui ne manquait pas d’intelligence, n’eût eu pitié de moi. Mais il était écrit que mon supplice serait plus long. Trocilla me reçut comme un homme tombé des nues, me laissa debout, ne me dit presque pas un mot ; et sans m’accorder le temps de lui parler, sonna et se fit apporter une vielle, dont elle se mit à jouer précisément comme quand on est seul, et qu’on s’ennuie.


Ici le sultan ne put s’empêcher de rire ; la sultane dit : « En effet, cette scène est assez ridicule. » Et l’émir reprit son récit.

le premier émir.

« Je lui laissai tâtonner une musette, un menuet ; et elle allait commencer un maudit air à la mode, qui n’aurait point eu de fin, lorsque je pris la liberté de lui arrêter les mains.

« Ah ! vous voilà, me dit-elle, et que faites-vous ici à l’heure qu’il est ?

« — C’est par vos ordres, madame, lui répondis-je, que je m’y suis rendu ; et il y a près de deux heures que j’attends que vous vous aperceviez que j’y suis…

« — Est-il bien vrai ?…

« — Pour peu que vous en doutassiez, votre maitre d’anglais vous l’assurerait…

« — Vous l’avez donc entendu donner leçon ? C’est un habile homme ; qu’en pensez-vous ? Et ma vielle, je commence à m’en tirer assez bien. Mais, asseyez-vous, je me sens en main, et je vais vous jouer des contredanses du dernier bal, qui vous réjouiront…

« — Madame, lui répondis-je, faites-moi la grâce de m’entendre. À présent, ce ne sont point des airs de vielle que je viens chercher ici ; quittez pour un moment votre instrument, et daignez m’écouter…

« — Mais vous êtes extraordinaire, me dit Trocilla ; vous ne savez pas ce que vous refusez. J’allais vous jouer, ce soir, comme un ange…

« — Madame, lui répliquai-je, si je vous gêne, je vais me retirer…

« — Non, restez, monsieur. Et qui vous dit que vous me gênez ?…

« — Quittez donc ce maudit instrument, ou je le brise…

« — Brisez, mon cher ; brisez : aussi bien j’en suis dégoûtée.

Je détachai la ceinture de la vielle, non sans serrer doucement la taille de la vielleuse. Trocilla était assise sur un tabouret ; cette situation n’était pas commode. »

la sultane.

Émir, supposez que je dors, et continuez.

le premier émir.

« Je la pris par sa main jolie que je baisai plusieurs fois, en la conduisant vers une chaise longue sur laquelle je la poussai doucement ; elle s’y laissa aller sans façon ; et me voilà assis à côté d’elle, lui baisant encore la main, et lui protestant d’une voix émue que je l’adorais. »


De distraction le sultan s’écria : « Adore donc, maudite bête ! » Heureusement la sultane, ou ne l’entendit pas, ou feignit de ne pas l’entendre.

le premier émir.

« Trocilla me crut apparemment, car elle me passa son autre main sur les yeux, et l’arrêta sur ma bouche. Je la regardai dans ce moment, et je la trouvai charmante. Son souris, son badinage, le son de sa voix, tout excitait en moi des désirs. Elle me tenait de petits propos d’enfants, qui achevaient de me tourner la tête. Bientôt je n’y fus plus. Je me penchai sur sa gorge. Je ne sais trop ce que mes mains devinrent. Trocilla paraissait éprouver le même trouble ; et nous touchions à l’instant du bonheur, lorsque nous sortîmes, elle et moi, de cette situation voluptueuse, par une extravagance inouïe. Trocilla me repoussa fortement ; et se mettant à pleurer, mais à pleurer à chaudes larmes :

« Ah ! cher Zulric, s’écria-t-elle ; tendre et fidèle amant, que deviendrais-tu, si tu savais à quel point je t’oublie ? »

« Ses larmes et ses soupirs redoublèrent ; c’était à me faire craindre qu’elle ne suffoquât.

« Retirez-vous, monsieur ; je vous hais, je vous déteste. Vous m’avez fait manquer à mes serments, et tromper l’homme unique à qui je suis engagée par les liens les plus solennels ; vous n’en serez pas plus heureux, et j’en mourrai de douleur. »

« Ces dernières paroles, et les larmes abondantes qui les suivirent, me persuadèrent que le quart d’heure était passé. Je me retirai, bien résolu de le faire renaitre. J’envoyai le lendemain chez Trocilla, et j’appris de sa part qu’elle avait bien reposé, et qu’elle m’attendait pour prendre le thé. Je partis sur-le-champ, et j’eus le bonheur de la trouver encore au lit.

« Venez, prince, dit-elle ; asseyez-vous près de moi. J’ai conçu pour vous des sentiments dont il faut absolument que je vous instruise. Il y va de mon bonheur, et peut-être de ma vie. Tâchez donc de ne pas abuser de ma sincérité. Je vous aime ; mais de l’amour le plus tendre et le plus violent. Avec le mérite que vous avez, il ne doit pas être nouveau pour vous d’être prévenu. Ah ! si je rencontre dans votre cœur la même tendresse que vous avez fait naître dans le mien, que je vais être heureuse ! Parlez, prince, ne me suis-je point trompée, lorsque je me suis flattée de quelque retour ? M’aimez-vous ?

« Ah, madame, si je vous aime ! Ne vous l’ai-je pas assuré cent fois ?

« — Serait-il bien possible !

« — Rien n’est plus vrai.

« — Je le crois, puisque vous me le dites ; mais je veux mourir, si je m’en souviens. Vraiment, je suis enchantée de ce que vous m’apprenez là. Je vous conviens donc beaucoup, beaucoup ?

« — Autant qu’à qui que ce soit au monde.

« — Eh bien ! mon cher, reprit-elle en me serrant la main entre là sienne et son genou, personne ne me convient comme toi. Tu es charmant, divin, amusant au possible, et nous allons nous aimer comme des fous. On disait que Vindemill, Illoo, Girgil, avaient de l’esprit. J’ai un peu connu ces personnages-là, et je te puis assurer que ce n’était rien, moins que rien.

« Trocilla ne laissait pas que d’avoir rencontré bien des gens d’esprit, quoiqu’elle n’en accordât qu’à elle et à son amant.

« À présent, madame, je puis donc me flatter, lui dis-je, que vous ne vous souviendrez plus de Zulric ni d’aucun autre ?

« — Que parlez-vous de Zulric ? reprit-elle. C’est un petit sot qui s’est imaginé qu’il n’y avait qu’à faire le langoureux auprès d’une femme, et à l’excéder de protestations pour la subjuguer. C’est de ces gens prêts à mourir cent fois pour vous, et dont une misérable petite complaisance vous débarrasse ; mais vous, ce n’est pas cela ; et quelque répugnance que vous ayez pour les hiboux, je gage que vous la vaincriez, si j’avais attaché mes faveurs aux caresses que vous feriez au mien. »

« Seigneur, dit Génistan à son père, les autres femmes ont un serin, une perruche, un singe, un doguin. Trocilla en était, elle, pour les hiboux… Oui, seigneur, pour les hiboux !… De tous les oiseaux, c’est le seul que je n’ai pu souffrir. Trocilla en avait un qu’elle ne montrait qu’à ses meilleurs amis. »

la sultane.

Que beaucoup de gens avaient vu.

le premier émir.

« Et qu’on me présenta sur-le-champ. « Voyez mon petit hibou, me dit-elle ; il est charmant, n’est-ce pas ? Ce toquet blanc à la housarde, qu’on lui a placé sur l’oreille, lui fait à ravir. C’est une invention de mes boiteuses. Ce sont des femmes, admirables. Mais vous ne me dites rien de mon petit hibou ?

« — Madame, lui répondis-je, vous au­riez pu, je crois, prendre du goût pour un autre animal. Il n’y a que vous aux Indes, à la Chine, au Japon, qui se soit avisée d’avoir un hibou en toquet.

« — Vous vous trompez, me répondit-elle : c’est l’animal à la mode : et de quel pays débarquez-vous donc ? Ici tout le monde a son hibou, vous dis-je, et il n’est pas permis de s’en passer. Promettez-moi donc d’avoir le vôtre incessamment ; je sens que je ne puis vous aimer sans cela. »

« Je lui promis tout ce qu’elle voulut, et je la pressai d’abréger mon impatience. »

la sultane.

Je crois, émir, qu’il est à propos que je me rendorme. Me voilà rendormie ; continuez.

la première femme.

« Elle y consentit, mais à condition que j’aurais un hibou.

« Ah ! plutôt quatre, madame, » lui répondis-je.

« À l’instant elle me reçut les bras ouverts. Je fus exposé aux emportements de la femme du monde qui aimait le moins ; j’y répondis avec toute l’impétuosité d’un homme qui ne voulait pas laisser à Trocilla le temps de se refroidir

« Vous aurez un hibou, me disait-elle d’une voix entrecoupée : prince, vous me le promettez.

« — Oui, madame, lui répondis-je, dans un instant où l’on est dispensé de connaître toute la force de ses promesses : je vous le jure par mon amour et par le vôtre. »

« À ces mots, Trocilla se tut, et moi aussi. Il y avait près d’une demi-heure que nous étions ensemble, lorsqu’elle me dit froidement de la laisser dormir et de me retirer. Si je n’avais pas su à quoi m’en tenir, je m’en serais pris à moi-même de cette indifférence subite ; mais je n’avais rien à me reprocher, ni elle non plus. Je pris donc le parti de lui obéir, et même plus scrupuleusement peut-être qu’elle ne s’y attendait. Je revins à Vérité, qui me parut plus belle que jamais. »

la sultane.

C’est la vraie consolation dans les disgrâces, et on ne lui trouve jamais tant de charmes que quand on est malheureux.

la seconde femme.

« Toutes ces choses s’étaient passées, lorsque Rousch reparut : il avait vu Nucton, et ils avaient concerté de me faire rentrer cent pieds sous terre ; c’était leur expression. La pauvre Azéma, dont ils avaient découvert la retraite, avait déjà éprouvé les cruels effets de leur haine. Rousch lui avait soufflé sur le visage une poudre qui l’avait rendue toute noire. Dans cet état elle n’osait se montrer ; elle vivait donc renfermée, détestant à chaque moment Rousch, et arrosant sans cesse de ses larmes un miroir qui lui peignait toute sa laideur, et qu’elle ne pouvait quitter. Sa tante apprit son malheur, la plaignit, et vint à son secours. Elle essaya de laver le visage de sa triste nièce ; mais elle y perdit ses peines. Noire elle était, noire elle resta : ce qui détermina la fée à la transformer en colombe, et à lui restituer sa première blancheur sous une autre forme.

« Vérité, de retour de chez Azéma, songea à me garantir des embûches de Rousch. Pour cet effet, elle me fit partir incognito. Mais admirez les caprices des femmes et surtout de Trocilla ; elle ne me sut pas plus tôt éloigné d’elle, qu’elle songea à s’approcher de moi. Elle s’informa de la route que j’avais prise, et me suivit. Rousch instruit de notre aventure, connaissant assez bien son monde, et particulièrement Trocilla, ne douta point qu’il ne parvînt au lieu de ma retraite, en marchant sur ses traces. Sa conjecture fut heureuse ; et un matin nous nous trouvâmes tous trois en déshabillé dans un même jardin.

« La présence de Trocilla me consola un peu de celle de Rousch. Je fus flatté d’avoir fait faire quatre cent cinquante lieues à une femme de son caractère ; et je me déterminai à la revoir. Ce n’était pas le moyen d’éviter Rousch ; car Trocilla et Rousch se connaissaient de longue main, et ils avaient toujours été passablement ensemble. C’était de concert avec elle qu’il ébauchait tous ses récits scandaleux. Il inventait le fond ; elle mettait de l’originalité dans les détails, d’où il arrivait qu’on les écoutait avec plaisir, qu’on les répétait partout, qu’on paraissait y croire, mais qu’on n’y croyait pas. »

la sultane.

Il y a quelquefois tant de finesse dans votre conte, que je serais tentée de le croire allégorique.

le premier émir.

« Un soir qu’une des boiteuses de Trocilla m’introduisait chez sa maîtresse par un escalier dérobé, j’allai donner rudement de la tête contre celle de Rousch, qui s’esquivait par le même escalier. Nous fûmes l’un et l’autre renversés par la violence du choc. Rousch me reconnut au cri que je poussai. « Malheureux, s’écria-t-il, que le destin a conduit ici, tremble. Tu vas enfin éprouver ma colère. » À l’instant il prononça quelques mots inintelligibles ; et je sentis mes cuisses rentrer en elles-mêmes, se raccourcir et se fléchir en sens contraire, mes ongles s’allonger et se recourber, mes mains disparaître, mes bras et le reste de mon corps se revêtir de plumes. Je voulus crier, et je ne pus tirer de mon gosier qu’un son rauque et lugubre. Je le redis plusieurs fois ; et les appartements en retentirent et le répétèrent. Trocilla accourut au ramage, qui lui parut plaisant ; elle m’appela : « Petit, petit. » Mais je n’osai pas me confier à une femme qui n’avait de fantaisie que pour les hiboux. Je pris mon vol par une fenêtre, résolu de gagner le séjour de Vérité, et de me faire désenchanter ; mais je ne pus jamais reprendre le chemin de son séjour. Plus j’allais, plus je m’égarais. Ce serait abuser de votre patience, que de vous raconter le reste de mes voyages et mes erreurs. D’ailleurs tout voyageur est sujet à mentir. J’aurais peur de succomber à la tentation, et j’aime mieux que ce soit Vérité qui vous achève elle-même mes aventures. »

la sultane.

Ce sera la première fois qu’elle se mêlera de voyage.

le premier émir.

« Mais il faut bien qu’elle fasse quelque chose pour vous et pour moi qui l’aimais de si bonne amitié, et qui avons tant fait pour elle, dit Génistan à son père. »

la sultane.

Ce conte est ancien, puisqu’il est du temps où les rois aimaient la vérité.

le premier émir.

Génistan s’arrêta ; Vérité prit la parole ; et comme elle poussait l’exactitude dans les récits jusqu’au dernier scrupule, elle dépêcha en quatre mots ce que nous aurions eu de la peine à écrire en vingt pages.

« J’aurais voulu, ajouta-t-elle, en le débarrassant de ses plumes, lui ôter une fantaisie qu’il a prise sous cet habit. Il s’est entêté d’une des filles de Kinkinka.

— Celle, dit le sultan, qui avait permis qu’on le mît à la crapaudine.

— Vous voulez dire à la basilique. Elle-même.

— Mais il est fou. Celle qui fait aussi peu de cas de la vie de son amant se jouera de l’honneur de son mari. Mon fils veut donc être… Je serais pourtant bien aise que nous commençassions à nous donner nous-mêmes des successeurs. Il y a assez longtemps que d’autres s’en mêlent. Ma­dame, vous qui savez tout, pourriez-vous nous dire comment il faudrait s’y prendre ?

— Il n’y a point de remède au passé, répondit Vérité ; mais je vous réponds de l’avenir si vous donnez le prince à Polychresta. Rien ne sera ni si fidèle ni si fécond, et je vous réponds d’une légion de petits-fils, et tous de Génistan.

— Qui empêche donc, ajouta le sultan, qu’on en fasse la demande ?

— Un petit obstacle ; c’est que si Polychresta vous convient fort, elle ne convient point à votre fils. Il ne peut la souffrir ; il la trouve bourgeoise, sensée, ennuyeuse, et je ne sais quoi encore…

— Il l’a donc vue ?… Jamais. Votre fils est un homme d’esprit ; et quel esprit y aurait-il, s’il vous plaît, à aimer ou haïr une femme après l’avoir vue ? C’est comme font tous les sots…

— Parbleu, dit le sultan, mon fils l’entendra comme, il voudra ; mais j’avais connu sa mère avant que de la prendre ; et si, je ne suis pas un sot…

— Je serais fort d’avis, dit la fée, que votre fils quittât pour cette fois seulement un certain tour original qui lui sied, pour prendre votre bonhomie, et qu’il vît Polychresta avant que de la dédaigner ; mais ce n’est pas une petite affaire que de l’amener là. Il faudrait que vous interposassiez votre autorité…

— Ho, dit le sultan, s’il ne s’agit que de tirer ma grosse voix, je la tirerai. Vous allez voir. »

Aussitôt il fit appeler son fils ; et prenant l’air majestueux qu’il attrapait fort bien, quand on l’en avertissait :

« Monsieur, dit-il a son fils, je veux, j’entends, je prétends, j’ordonne que vous voyiez la princesse Polychresta lundi ; qu’elle vous plaise mardi ; que vous l’épousiez mercredi : ou elle sera ma femme jeudi…

— Mais, mon père…

— Point de réponse, s’il vous plaît. Polychresta sera jeudi votre femme ou la mienne. Voilà qui est dit ; et qu’on ne m’en parle pas davantage. »

Le prince, qui n’avait jamais offensé son père par un excès de respect, allait s’étendre en remontrances, malgré l’ordre précis de les supprimer ; mais le sultan lui ferma la bouche d’un obéissez, lui tourna le dos, et lui laissa exhaler toute son humeur contre la fée.

« Madame, lui dit-il, je voudrais bien savoir pourquoi vous vous mêlez, avec une opiniâtreté incroyable, de la chose du monde que vous entendez le moins. Est-ce à vous, qui ne savez ni exagérer l’esprit, la figure, la naissance, la fortune, les talents, ni pallier les défauts, à foire des mariages ? Il faut que vous ayez une furieuse prévention pour votre amie, si vous avez imaginé qu’elle plairait sur un portrait de votre main. Vous qui n’ignorez aucun proverbe, vous auriez pu vous rappeler celui qui dit de ne point courir sur les brisées d’autrui. De tout temps les mariages ont été du ressort de Rousch. Laissez-le faire ; il s’y prendra mieux que vous ; et il serait du dernier ridicule qu’un aussi saugrenu que celui que vous proposez se consommât sans sa médiation. Mais vous n’y réussirez ni vous ni lui. Je verrai votre Polychresta, puisqu’on le veut ; mais parbleu, je ne la regarde ni ne lui parle ; et la manière dont votre légère amie s’y prendra pour vaincre ma taciturnité et m’intéresser sera curieuse. Vous pouvez, madame, vous féliciter d’avance d’une entrevue où nous ferons tous les trois des rôles fort amusants. »


Le premier émir allait continuer lorsque Mangogul fit signe aux femmes, aux émirs et à la chatouilleuse de sortir.


« Pourquoi donc vous en aller de si bonne heure ? dit la sultane.

— C’est, répondit le sultan, que j’en ai assez de leur métaphysique, et que je serais bien aise de traiter avec vous de choses un peu plus substantielles…

— Ah ! ah ! vous êtes là !

— Oui, madame.

— Y a-t-il longtemps ?

— Ah ! très longtemps…

— Premier émir, vous m’avez tendu deux ou trois pièges dont je ne renverrai pas la vengeance au dernier jugement de Brama.

— L’émir est sorti, et nous sommes seuls. Parlez, madame ; permettez-vous que je reste ?

— Est-ce que vous avez besoin de ma permission pour cela ?

— Non, mais je serais flatté que vous me l’accordassiez.

— Restez donc. »