L’Opposition universelle/Chapitre IV

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Félix Alcan (p. 106-119).

Chapitre IV

Oppositions vivantes


I[modifier]

Est-ce par l’indolence, le caprice, le laisser-aller de ses traits immobiles, ou par l’immobilité, qui est une espèce d’ordre et de règle uniforme, de ses traits capricieux et indolents, que la campagne nous enchante ? C’est, je crois, par ce mélange même de désordre et de fixité, comme les constellations. Quoi qu’il en soit, tandis que sa libre et fantaisiste constance nous ravit, et que nous nous attachons amoureusement à l’indécision de ses formes et à leur absence relative du mouvement, la nature vivante nous charme au contraire par la liberté de ses mouvements et la régularité symétrique de ses formes, ou bien, chez les plantes, par la variété inépuisable de ses traits réguliers. Ce n’est point là, certes, une opposition, une froide antithèse ; c’est un aimable accord qui fait la beauté et la grâce du monde.

Si nous étudions à part les êtres vivants, il semble au premier examen qu’ils soient la réalisation la plus parfaite des idées d’opposition et de symétrie[1], mais une étude approfondie dissipe cette illusion et ici, comme dans l’univers physique, défend de voir dans les luttes réelles ou les réelles alternances rythmiques des phénomènes autre chose qu’un procédé de variation et d’harmonie supérieure. Jusqu’à Claude Bernard, il était généralement admis que la respiration des végétaux était l’inverse de celle des animaux, ceux-ci exhalant de l’acide carbonique et absorbant de l’oxygène, ceux-là restituant à l’atmosphère de l’oxygène et lui enlevant de l’acide carbonique. La pureté de l’air et sa vertu vivifiante étaient maintenus, disait-on, par cette grande opposition naturelle. Les végétaux, en d’autres termes, fixaient, isolaient le carbone, les animaux le brûlaient, le combinaient ; la vie végétale était une réduction chimique, la vie animale une combustion ; les végétaux produisaient les principes immédiats, par exemple le sucre, et les animaux employaient ces principes en les détruisant. Autant d’antithèses réduites à néant par Claude Bernard et ses élèves. Mais, si cette belle série d’oppositions fonctionnelles[2], si la liste de ces rôles symétriques des deux règnes a reçu une mortelle atteinte des expériences et des théories de ces savants, ils ont en même temps mis en lumière une autre opposition, bien plus fondamentale, qui s’est substituée aux précédentes. En effet, ce conflit de deux actions chimiquement contraires qu’on établissait autrefois entre les deux armées opposées de la végétation et de l’animalité, se trouve reporté dans le sein de chaque cellule animale ou végétale, qui, tour à tour, assimile et désassimile, gagne et dépense de l’énergie, ou, comme disent les physiologistes contemporains, est anabolique ou catabolique. Et à quoi sert ce jeu alternatif, si ce n’est à entretenir les caractères distinctifs de l’individu vivant, légèrement différent de tous les autres, et à rendre possible l’accouplement de cet individu avec un autre pour susciter une nouvelle et légère variation individuelle ?[3]

Mais l’accouplement serait-il une opposition ? Nullement. On pourrait le croire, il est vrai, à parcourir les nombreuses théories physiologiques auxquelles ce sujet a donné lieu. L’une des dernières et des plus ingénieuses, celle de MM. Geddes et Thompson, considère la distinction du mâle et de la femelle, dans l’ordre des fonctions de reproduction, comme correspondante à celle du catabolisme et de l’anabolisme, de la dépense ou de l’acquisition de force dans l’ordre des fonctions de nutrition[4]. Il y a là, en réalité, trois oppositions à la fois impliquées dans la même conception : 1˚ l’ opposition de la nutrition et de la reproduction, alternant l’une avec l’autre ; 2˚ celle des deux opérations, successives et alternatives de la nutrition et de la dénutrition ; 3˚ celle du concours simultané des deux sexes dans l’acte de la reproduction. Quant à la première, ce serait la u rythme d’une bien grande importance. La génération peut être regardée, à certains égards, semble-t-il, comme une nutrition renversée, comme une assimilation extériorisée, ou la nutrition comme une génération à l’intérieur. Nous verrons plus loin, cependant, ce qu’il faut penser à ce sujet.

Il n’est pas douteux, en revanche, que la seconde opposition n’ait sa part de réalité : la cellule, en dépensant la substance ou la force qu’elle a, en se nourrissant, précédemment acquise, se dénourrit en quelque sorte.[5] Mais ce qui est plus que contestable, c’est que le mâle soit l’opposé de la femelle, c’est que le rôle de l’élément mâle, du spermatozoïde dans la fécondation, soit précisément le contraire du rôle de l’élément femelle, de l’œuf. Cette troisième opposition, qui serait statique, tandis que les précédentes sont ou seraient rythmiques, s’évanouit quand on la serre de près. Le spermatozoïde agité et flagelliforme s’introduit dans l’œuf sédentaire et sphérique : voilà la fécondation. Où y a-t-il là les éléments indispensables d’une opposition ? Le mouvement, nous le savons, ne s’oppose pas au repos, mais à un mouvement en sens inverse[6] ; la forme sphérique ne s’oppose à rien ; contenir n’est pas le contraire d’être contenu. Et d’ailleurs, peu importe ; l’essentiel, c’est ce qui s’opère dans l’œuf après cette introduction accomplie de l’agitateur mâle. Qu’est-ce ? On n’en peut rien dire, si ce n’est, en gros, et métaphoriquement, qu’il y a la rencontre et interférence de deux rayons héréditaires, de deux lignées qui, s’entr’altérant, vont s’ingénier à se mettre d’accord sur un nouveau plan de vie spécifique. Dans le germe fécondé, en d’autres termes, deux séries différentes, mais nullement contraires, de générations successives, ont débouché ensemble et se sont coadaptées à la production d’une harmonie nouvelle, d’une modulation nouvelle du type commun.


Peut-être, à ce point de vue, la fécondation n’est-elle qu’un cas singulier de ce qu’on appelle l’adaptation. Elle ne diffère de celle-ci que comme le complexe diffère du simple, le réciproque de l’unilatéral. Toute sa vie l’individu vivant s’adapte ou plutôt adapte à sa fin propre le milieu extérieur, c’est-à-dire l’ensemble des circonstances de sol, de climat, de faune et de flore, avec lesquelles le hasard l’a mis en contact. Cette rencontre de la vie avec la non-vie (ou avec des vies envisagées sous des rapports non vitaux), n’est pas une opposition le moins du monde et est la source de toutes les variations autres que celles, tout autrement profondes du reste, qui sont suscitées par la rencontre de la vie avec la vie. Ici, chacune des deux vies est par rapport à l’autre un milieu, non pas extérieur, mais intime, que l’autre tâche d’adapter à sa fin, et la difficulté se résout par la découverte d’une voie encore non frayée (fata viam inveniunt) qui leur permet de s’utiliser réciproquement.


II[modifier]

Il y a donc deux sources de variations vivantes : l’une continue et secondaire, l’autre intermittente et capitale, l’adaptation et la fécondation, et l’une et l’autre sont des rencontres où viennent aboutir tous les rythmes et toutes les symétries de la vie. Mais, à vrai dire, la rencontre ici, le fait accidentel, n’est que la condition de la mise en exercice et du réveil d’un principe harmonisateur que nulle coïncidence fortuite n’expliquera. Or il est à remarquer ou à rappeler que la production des variations individuelles est le nœud, le hic, de la genèse des espèces, comme Darwin l’a bien senti ; et que la genèse de nouvelles espèces vivantes est, en somme, ou paraît être, la fin finale de la vie, jusqu’à l’homme du moins ; car, à partir de l’homme, la vie semble tendre plutôt au déploiement et au rajeunissement progressif du type humain par la genèse de nouvelles espèces sociales. Ces variations individuelles ou ces altérations spécifiques, ces rééditions plus ou moins refondues ou ces refontes plus ou moins complètes de l’espèce, ces réadaptations toujours, sont la raison d’être manifeste de toutes les monotonies vitales, dont la perpétuité, sans la nouveauté incessante de ces harmonies, n’aurait aucun sens[7].

Si l’on en croyait Schopenhauer, l’amour, ainsi que la fécondation, serait une opposition des plus parfaites. L’attrait sexuel inspiré à un individu par un autre, d’après lui, est d’autant plus intense que les défectuosités de l’un sont plus opposées à celles de l’autre et que l’union des deux promet un enfant plus entièrement conforme au type de l’espèce, grâce à la mutuelle annulation de ces vices de conformation en sens inverses. L’amour, en somme, n’est que la lutte de termes opposées, maigreur et embonpoint, vivacité et douceur, etc. Rien de plus contestable que cette généralisation. On ne voit guère les femmes d’esprit rechercher les sots, ni les hommes très beaux les femmes très laides, ni les mélomanes les mélophobes. Mais, pour faire à la remarque de Schopenhauer sa juste et petite part, il convient de ne pas confondre le type normal avec le type idéal de l’espèce. Pour maintenir l’espèce en son intégrité, en sa normalité, qui serait compromise par la transmission et l’aggravation de certains vices individuels, il est bon de neutraliser ceux-ci par leur accouplement avec des vices diamétralement contraires. L’utilité de la lutte des extrêmes se réduit en effet à cela, soit ici, soit partout ailleurs. Les guerres, par exemple, sont des luttes d’extrêmes. Quand le territoire d’une nation est violé par une armée offensive, une armée défensive marche contre elle, et leur choc meurtrier, neutralisation totale ou partielle des efforts de la première, empêche celle-ci d’envahir tout. À cela servent les batailles, à défendre les nations. En apparence, elles servent aussi à les étendre, mais, en réalité, c’est malgré elles que cette extension a lieu. Elle serait bien plus rapide et plus complété, évidemment, si le peuple envahi se laissait soumettre sans résistance, sans opposition. Ce n’est point le heurtement des bataillons, c’est le rapprochement et l’entrelacement des divers génies nationaux, en littérature, en art, en industrie, en religion, qui opéré les combinaisons vraiment fructueuses des nations et les fait collaborer mutuellement à la réalisation de leur idéal devenu commun. Les divers peuples européens ne sont-ils pas des variétés, des nuances légères d’une même race ou de races très voisines, et leur contact journalier n’est-il pas bien autrement fécond que ne l’est leur choc belliqueux soit entre eux, soit avec les tribus océaniennes ou les peuplades africaines ? Ce n’est point la guerre, opposition d’armées hostiles, c’est l’Invention, rencontre et mutuel emploi de courants d’idées différentes, non contraires, dans un cerveau génial, et c’est le Travail, invention vulgarisée, solidarité d’ouvriers, employés à des œuvres diverses, nullement opposées, en vue d’une œuvre supérieure et synthétique, qui fait marcher le monde social dans ses voies. Pareillement, le monde vivant n’avance point par le conflit des défauts organiques opposés ; il se maintient seulement ainsi dans son équilibre nécessaire et normal. Mais, comme toute chose, espèce ou individu, a son secret caché, son fond inexprimé et inexprimable, qu’elle cherche inépuisablement à répandre au dehors, son idéal enfin, forme fuyante et sans cesse entrevue de sa virtualité infinie, il importe à toute chose de ne pas rester stationnaire, et l’équilibre ne lui est bon qu’à lui permettre de marcher vers ce fantôme. Le normal est simplement la condition de l’idéal. Or celui-ci n’est atteint ou plutôt n’est poursuivi que par l’accord de légères différences.

— La doctrine homéopathique est un frappant exemple des erreurs ou peut conduire la prédilection innée de l’esprit humain pour les idées de similitude et d’opposition, au détriment de la simple idée de différence. On croit généralement que les écrits d’Hahnemann sont surtout dirigés contre la médecine qui consiste à ordonner pour remèdes des substances dont les effets sur l’organisme sont ou paraissent précisément l’opposé des effets apparents de la maladie. Ce n’est pas tout à fait exact. Bien qu’il combatte cette dernière méthode sous le nom de méthode des palliatifs, il lui laisse sa petite efficacité. Mais ce qu’il écrase de tout son dédain, c’est la médication à l’usage de tous les médecins, anciens et modernes, allopathes ou soi-disant homéopathes, qui ont guéri ou guérissent encore leurs malades par l’emploi de médicaments dont les effets ne sont ni semblables ni contraires aux symptômes morbides et en diffèrent simplement[8]. C’est cependant en la pratiquant, cette médication dédaignée, qu’Hahnemann lui-même, ou ses disciples, guérissent parfois leurs malades. Qu’on lise, en tête de l’Organon, la pompeuse liste des cures merveilleuses attribuées par Hahnemann à l’application inconsciente et anticipée de ses idées, et l’on se convaincra que, là où il n’y a pas eu erreur manifeste, il y a eu substitution, non pas de symptômes artificiels d’un certain genre à des symptômes naturels d’un genre identique, quoique d’un degré moindre, mais bien de certains effets physiologiques à d’autres effets parfaitement différents malgré des analogies superficielles, comme lorsque, au moyen de caustiques, les médecins substituent à une inflammation de mauvaise nature une inflammation non maligne. Être exempt ou non de malignité, cela constitue en thérapeutique une différence assez notable pour n’être point regardée comme négligeable. Si les principes posés par Hahnemann étaient vrais, on devrait traiter un homme empoisonné par l’arsenic, en lui faisant prendre une autre dose d’arsenic, seulement un peu plus forte, et tâcher de guérir un anémique par la saignée et les sangsues. Le paradoxal Allemand ne conseille point cela, mais pourquoi veut-il que les effets soi-disant semblables, recherchés par lui, soient obtenus au moyen de causes différentes ? Est-ce que cette dissemblance dans les causes n’en laisse pas supposer une, sensible ou insensible, dans les effets aussi ? Si l’on entend similitude ici dans le sens de différence légère, d’angle aigu distinct du parallélisme, mais s’en rapprochant, il peut se trouver que le fameux régénérateur de la médecine ait mis une âme de vérité sous son amas d’erreurs. Il remarque fort bien, faisant une courte excursion en psychologie, qu’ « un spectacle riant ne fera sécher que pour peu de temps les larmes d’un affligé », et c’est une juste critique dirigée contre la méthode des contraires. Certainement, dans un profond chagrin causé par la mort d’une personne aimée, une lecture triste, consonante à l’état du cœur, sera une meilleure consolation qu’une soirée passée au Palais-Royal. Mais il faudrait se garder de croire d’après cela que la mort d’une personne aussi chère, voire même plus chère encore, eut le moins du monde la vertu de nous consoler. Si la bienfaisance est la consolation des âmes d’élite qui ont beaucoup souffert, c’est que la pitié, en elles, s’est substituée à la douleur pour leur plus grand bien et le plus grand avantage d’autrui. Or il en est des larmes versées au théâtre ou à la lecture des beaux vers comme des tristesses sympathiques de la charité : grâce à l’art et à la bonté, la souffrance réfléchie devient délivrante.


III[modifier]

Je renonce, à présent comme précédemment, à dresser la liste des fausses oppositions, des antithèses imaginaires, où le génie symétrique des théoriciens et même des expérimentateurs s’est complu. Il en est, avec Weissmann, qui se plaisent à imaginer une sorte de contraste entre les cellules germinatives et les cellules somatiques ; mais la thèse de ce savant sur la « continuité du plasma germinatif » n’est rien moins que démontrée. D’autres ont regardé, dit Darwin, « la variabilité et l’hérédité comme deux principes égaux et antagonistes », simple combat de mots. La véritable lutte, et encore n’a-t-elle point les caractères d’une opposition à cause de la dissemblance des deux termes, est celle qui s’établit entre la Vie, puissance essentiellement organisatrice, conservatrice et réorganisatrice, et la Non-Vie, l’ensemble des forces extérieures qui tendent, non à faire varier l’être vivant, mais à le dissoudre. Et le résultat de cette bataille incessante, c’est, nous l’avons vu, l’adaptation individuelle continue, la variation individuelle survenue au cours de la vie. — Mais revenons à une antithèse, en apparence beaucoup plus solide et plus profonde, celle qui existe d’après Geddes et Thompson, « entre la croissance et la multiplication, entre la nutrition et la reproduction ». je vois bien que ces choses sont semblables : elles le sont à tel point que, dans bien des cas, on les confond. « La croissance, en devenant démesurée, se change en reproduction, et la reproduction sexuelle, en se passant de fécondation, peut dégénérer si bien que nous ne la distinguons plus de la croissance ». Mais en quoi sont-elles inverses ? Elles sont inverses, nous dit-on, « comme le revenu l’est de la dépense ou la construction de la démolition ». Il semble que l’on confond ici la reproduction avec la mort ou avec la dégénérescence sénile, qui, elle-même, nous le savons, n’est que l’opposé bien imprécis de l’évolution, de la croissance. Dans l’ensemble de la vie des organismes, nous dit-on, il y a « un rythme évident. La frondaison et la mise à fruit, périodes de nutrition et crises de reproduction, la faim et l’amour, doivent être interprétés comme des flux de vie, qu’on verra n’être que des expressions spéciales du rythme organique fondamental entre le sommeil et la veille, le repos et le travail. » Je n’aperçois point du tout le lien entre les phénomènes comparés. Ce que j’aperçois de très clair, c’est que, par n’importe lequel des modes de reproduction, gemmiparité, scissiparité, accouplement, l’individu se répète au dehors, comme, en se nourrissant, il se répète au-dedans, mais, pas plus là qu’ici, il ne s’oppose à lui-même[9].

Cette opposition prétendue est cependant très propre à nous révéler le véritable rapport des oppositions en général avec les répétitions universelles. S’il y a, dans l’univers, des oppositions (rythmiques au moins), n’est-ce pas tout simplement parce qu’il faut qu’il y ait des répétitions, en vue des variations dont celles-ci sont le canevas indispensable ? Il est nécessaire que, pour se répéter, une série de changements, au bout d’un temps, revienne sur elle-même, et, de là, le tourbillon vital, la rotation des phénomènes moléculaires de la cellule, comme la gravitation des astres ou la chute et la montée alternatives des eaux dans l’atmosphère ; mais il n’est pas nécessaire que la série des changements revienne toujours sur elle-même par les mêmes chemins, comme le prouve notamment le dernier des exemples choisis. Voila pourquoi il n’est pas vrai que tout soit rythmique dans la nature, et pourquoi le domaine des répétitions et des similitudes véritables, précises et complètes, y est beaucoup plus étendu que celui des oppositions et des symétries véritables, précises et complètes, c’est-à-dire des répétitions et des similitudes renversées. La vie nous émerveille par l’exactitude, la fidélité presque inaltérable de ses souvenirs, aussi compliqués que précis, réalisés en inépuisables éditions des mêmes types, des mêmes séries de transformations embryonnaires ; mais, en fait d’oppositions, la vie, nous le voyons, ne nous offre rien que d’assez simple et élémentaire, en somme, ou d’assez vague, — sauf les formes symétriques des êtres vivants, dont nous allons parler bientôt. La répétition, remarquons-le, est un procédé de style bien autrement énergique et moins fatigant que l’antithèse, et aussi bien plus propre à renouveler un sujet. S’attacher à une locution, à une idée, les redire plusieurs fois de suite au cours d’une page, c’est un art où excellent de grands écrivains et qui lasse moins vite que les monotones balancements des périodes académiques ou les violents contrastes familiers à Victor Hugo. La nature, en cela, semble pareille aux grands maîtres littéraires ; elle martèle aussi très fort ses idées, c’est-à-dire ses types vivants ou autres, en les répétant indéfiniment pour les montrer sous tous leurs miroitements, et elle a moins de goût pour la symétrie, bien qu’elle en fasse aussi grandement usage.


  1. Les conceptions que les grands physiologistes, par exemple, Bichat, de Blainville, Cl. Bernard, se sont faites de la vie, ont cela de commun de la présenter comme un rythme ou une lutte d’actions opposées. Pour Bichat, le principe vital est en conflit constant avec ce qu’il aurait pu appeler le principe mortel. Pour Blainville, la décomposition des tissus alterne avec leur composition. Pour Claude Bernard, la grande division physiologique est celle des actes de création et des actes de destruction organique, contre-partie les uns des autres.
  2. L’allaitement nous offre un joli exemple d’inversion physiologique. C’est dans une artère que la glande mammaire puise le liquide qu’elle sécrète, le sang devient lait dans le sein. Puis, absorbé et digéré par l’enfant, le lait redevient sang.
  3. Autres oppositions : les glandes salivaires, les glandes sudoripares, sont soumises à des influences antagonistes, tour à tour excitantes et modératrices. Les vaisseaux sanguins, de même, par suite du jeu de l’appareil vaso-moteur... Les phénomènes de raction réflexe présentent des exemples innombrables d’opposition fonctionnelle.
  4. « Notre théorie spéciale consiste dans l’idée du parallélisme des deux séries du processus, la reproduction du mâle étant associée à un catabolisme dominant cl celle de la famille à un anabolisme relatif. »
  5. Cette théorie de l’anabolisme et du catabolisme est assez accréditée pour que M. Fouillée ait cru pouvoir, par une vue des plus neuves et des plus hardies, fonder sur elle sa classification des caractères individuels dans sou ouvrage si profond sur ce sujet.
  6. Dans certains cas, cette condition serait remplie vaguement, s’il est vrai que, lorsque le spermatozoïde s’approche, affamé, de l’œuf bien nourri, « celui-ci pousse fréquemment à sa rencontre un petit cône d’attraction. » (Geddes et Thompson, d’après Rolph.)
  7. Faisons remarquer, en passant, que la difficulté est aussi grande ; au fond, d’expliquer la moindre variation individuelle que la genèse d’une espèce. Si l’on y regarde de près, on verra qu’en tout individu il y a un cachet propre imprimé à tous les organes et à toutes les fonctions de l’organisme, et une solidarité plus ou moins harmonieuse de ces multiples empreintes. Cela suppose l’action d’une originalité inventive et constructive constamment en œuvre, soit au moment de la fécondation, soit tout le long de la vie par l’accommodation avec le milieu. Par suite, expliquer la genèse des espèces en prenant pour postulat les variations individuelles, c’est expliquer x par y.
  8. Voir son Organon : « La troisième manière d’employer des remèdes est la méthode allopathique, c’est-à-dire celle où l’on donne des remèdes qui produisent des symptômes qui n’ont aucun rapport à l’état de la maladie, n’étant ni semblables ni opposés aux symptômes de celle-ci, mais tout à fait hétérogènes... Cette méthode, usitée de tout temps, mérite à peine qu’on s’en occupe, ł Et ailleurs : « Pour anéantir les symptômes d’une maladie, il faut chercher un médicament qui puisse produire des symptômes semblables ou opposés à ceux de la maladie naturelle... »
  9. Au fond, l’inglutition des aliments et la fécondation ont les plus grands rapports. Peut-être n’y-a-t-il, entre manger et s’accoupler, qu’une différence de degré, il est vrai très profonde. Dans un cas, la cellule vivante reçoit un aliment inorganique, dans l’autre un aliment organique, plus complexe et plus délicat, en vue d’une fonction supérieure. D y a, entre les deux, la même différence qu’entre le développement de l’esprit par le simple spectacle des objets extérieurs et son développement par la lecture d’un livre très instructif.