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L’Orbe pâle/Le pêcheur fatigué avait lâché les rames

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Eugène Figuière et Cie (p. 49-51).


LE pêcheur fatigué avait lâché les rames.

J’ai pris les rames dans mes fortes mains aux poignets d’enfant. Le pêcheur a souri.

Puis, quand il vit sous l’impulsion de mes bras blancs, purs et musclés, au rythme régulier des rames, le bateau fendre le flot sans effort, il m’a regardée avec respect et pas avec le respect qu’on a pour une dame.

J’ai dit au pêcheur :

— Ne craignez rien. Et légèrement, sans effort, je me suis laissée couler de la barque dans la mer.

La barque était en pleine mer.

Selon un beau rythme harmonieusement régulier, j’ai nagé sans fatigue et sans à-coups et sans arrêt, jusqu’à la plage lointaine. Je dépassai le bateau, le pêcheur debout ramait et me regardait.

Je m’immobilisais sur la plage, ma respiration était aussi égale que lorsque, allongée dans la barque, je rêvais. Couchée sur le sable brûlant où je me séchais, je vis longtemps sur moi les yeux du pêcheur, ses yeux éblouis, élargis d’admiration.

Il résuma — et je connus toute son âme, toute la simple âme humaine.

— Vous n’avez pas peur !

Le pêcheur ne comprend pas cette femme, qui, durant des heures, silencieuse, tandis que ses cheveux flottent comme des algues se penche sur le fond de la mer, et qui — il le sait — « imagine des choses » ce qui veut dire « rêve », et qui tout à coup se révèle aussi virile qu’un homme, qu’un homme solide et borné. En cela, le pêcheur ressemble à tout être, car nul n’a jamais connu cette femme, fille de poète, de sentimentales rêveuses et de héros.

Mais moi, je sais qu’au delà de tout mon possible génie et de tout génie, ma force de domination et toute suprême force de domination, est dans l’audace et le courage. Cela seul dompte les foules.

Et si le pêcheur avait pu comprendre, et s’il m’avait plu de m’expliquer, je lui aurais dit : « Celle qui interroge les profondeurs de la mer, celle qui scrute le mystère des êtres et des choses, celle qui contemple les cieux étoilés et la pâle lune, celle qui, avec la matérialité de l’écriture édifie son rêve, et avec ses muscles vainc les forces, est bien la même femme. La même femme qui n’a toujours qu’un seul but. Par le rêve, l’action et la création, tromper l’attente. »