Aller au contenu

L’Organisation de l’Empire britannique

La bibliothèque libre.
L’Organisation de l’Empire britannique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 82-124).
L’ORGANISATION
DE
L’EMPIRE BRITANNIQUE

LA CONFÉRENCE IMPÉRIALE DE LONDRES
LES ÉLECTIONS CANADIENNES

L’année 1911 a été pour l’Angleterre une année impériale par excellence. Les fêtes du couronnement, la conférence impériale qui a réuni à Londres, en mai et juin dernier, les principaux ministres des colonies autonomes et les représentans du gouvernement britannique, les retentissantes élections canadiennes du 21 septembre, où la plus grande colonie de l’Angleterre a affirmé sa volonté de resserrer ses liens avec la métropole, enfin le somptueux durbar. de Delhi où, pour la première fois, un roi d’Angleterre est venu parmi ses sujets hindous se faire proclamer empereur de l’Inde, au milieu des plus éblouissantes pompes orientales, voilà bien des événemens divers, comme est prodigieusement divers cet Empire britannique lui-même, si traditionnel et si moderne pourtant, réunissant en lui des démocraties nées d’hier, des tribus encore sauvages, et des peuples attachés aux plus vieilles civilisations. Les amis de la paix n’auraient qu’à se réjouir, si toutes ces manifestations, jointes à la crise internationale de l’été dernier, déterminaient les Anglais, tout absorbés depuis quelque temps par leurs affaires intérieures, à regarder de nouveau ce vaste monde où leur Empire tient une si grande place et constitue l’appui le plus précieux de l’équilibre universel.


I

La conférence ouverte à Londres le 22 mai dernier est la sixième d’une série qui a commencé en 1887 par une assez modeste réunion de délégués des gouvernemens anglais et coloniaux, à laquelle lord Salisbury, bon prophète, prédisait, en ouvrant ses séances, « une longue progéniture, » et qui s’est continuée par les conférences coloniales d’Ottawa en 1894, de Londres en 1897 et 1902. Le verbe ardent et les ambitieux projets de M. Chamberlain donnèrent à ces dernières un retentissement particulier. Quoiqu’il fut tombé du pouvoir, son esprit parut dominer encore celle de 1907, qui décida que ces assemblées se réuniraient tous les quatre ans sous le titre plus solennel de conférences impériales.

Ce changement de nom a sa signification. Il traduit le caractère nouveau qu’ont pris les relations entre la métropole et les grandes communautés autonomes qui font partie de l’Empire Britannique. Celles-ci ne sont plus des colonies, mais des Dominions, mot traduit quelquefois en français par celui de Puissances. Les conférences que leurs représentans tiennent à Londres avec les gouvernans britanniques n’ont plus lieu à intervalles variables, quand il plaît à la mère patrie de convoquer ses filles. Ce sont des assemblées périodiques, où siègent les représentans de six nations également libres, quoique unies dans un même Empire. Les jeunes Dominions traitent sur le pied d’égalité avec la vieille Angleterre. Voilà ce qu’on a voulu affirmer, et l’on ne s’en est pas caché, en modifiant le titre de la conférence.

Les honneurs, inconnus jusqu’ici, dont les représentans des Dominions ont été l’objet, ont témoigné également de l’importance qu’ils ont prise dans l’Empire. Par une heureuse rencontre, la conférence impériale avait lieu l’année même du couronnement de George V, et l’on avait fait coïncider les deux événemens. Les conférences de 1887, 1897 et 1902 avaient déjà concordé avec de grandes solennités britanniques, les jubilés de Victoria, le couronnement d’Edouard VII. Pourtant, les représentans des Dominions n’avaient pas joué dans ces fêtes de rôle tout à fait officiel, bien que le roi Edouard eût ajouté au titre de ses prédécesseurs celui de roi des Dominions Britanniques d’au-delà des mers. Cette fois, il en a été autrement. Dans le compte rendu, plein de si fins aperçus politiques et sociaux, que M. le comte d’Haussonville a donné du couronnement aux lecteurs de la Revue, il n’a pas manqué de l’observer : « Ce qui est le plus remarquable, le plus nouveau, le plus significatif, ce sont les onze étendards. On ne voit pas seulement, en effet, l’étendard royal porté par lord Lansdowne, l’étendard de l’Union porté par le duc de Wellington, l’étendard de l’Inde porté par lord Curzon de Kedleston, mais encore les étendards des différens Dominions qui, pour la première fois, figurent dans un couronnement royal. » Et plus loin : « Hier une place a été faite à Westminster aux drapeaux des colonies. Aujourd’hui, dans le cortège royal, une place plus importante encore sera faite à leurs troupes et à leurs représentans. C’est la fête des Dominions presque autant que la fête de l’Angleterre[1]. »

Ainsi les gouvernans des jeunes et lointaines démocraties qui vivent libres en union avec la Grande-Bretagne sont venus s’asseoir à côté des Pairs du Royaume, des rajahs de l’Inde, des représentans de tous les rois du monde. La personne même de ces hommes témoigne de la vitalité de l’Empire, de la merveilleuse combinaison de l’esprit de conquête et de l’esprit de liberté qui en a fondé la puissance et en assure la durée. Des cinq colonies autonomes de l’Angleterre, deux, la Nouvelle-Zélande et Terre-Neuve, sont des pays insulaires, d’une étendue inférieure à celle de la mère patrie. Elles ne sont point dénuées de ressources. Mais ce qui permet surtout « les longs espoirs et les vastes pensées, » ce sont ces immenses territoires de l’Australie, du Canada, de l’Afrique du Sud qui couvrent des millions de kilomètres carrés et compteront bientôt des dizaines de millions d’habitans. Quels sont donc les premiers ministres qui sont venus les représenter dans ce monument essentiellement national et traditionnel qu’est pour la Grande-Bretagne l’abbaye de Westminster ?

L’un a gardé l’aspect fruste du mineur écossais que fut Andrew Fisher, avant de quitter les houillères de Kilmarnock pour passer, en Australie, où, après s’être enrôlé dans des syndicats presque révolutionnaires, il est devenu le chef d’un gouvernement socialiste. L’autre, vieillard alerte, aux traits fins et mobiles, depuis quinze ans premier ministre du Canada, est un Français de pure race ; les aïeux de sir Wilfrid Laurier ont combattu contre les hommes qui l’entourent aujourd’hui et l’appellent dans leurs conseils. Du moins un siècle et demi a-t-il passé depuis lors. Mais que penser en portant les yeux sur la haute et massive silhouette du premier ministre de l’Afrique du Sud ? Le général Botha est un Boer et non des moindres. Il n’y a pas dix ans, il a rencontré déjà quelques-uns des hommes qu’il retrouve à Westminster ; mais c’était dans l’immensité du veld et les armes à la main. Il a commandé le feu sur les troupes de lord Roberts, qui se trouve à quelques pas de lui. Aujourd’hui, porté par les su If rages des hommes de sa race à la tête de l’Afrique du Sud, il vient en leur nom collaborer avec les gouvernails du pays qui a mis le sien à feu et à sang. En vérité, chacun des trois premiers ministres peut s’écrier, au milieu des pompes du couronnement : « Ce qui m’étonne le plus ici, c’est de m’y voir. »

C’est bien là le chef-d’œuvre de la politique anglaise et le résultat admirable de la collaboration des deux partis qui divisent la nation, ou mieux des deux tendances qui se partagent l’âme britannique, qui en prennent alternativement la direction et qui, pour contraires qu’elles semblent, concourent au même but. Le réalisme, souvent brutal, des uns conquiert à l’Empire le Canada et le Transvaal ; l’idéalisme libéral, qui confine parfois à l’idéologie, des autres sait réconcilier en quelques années les Canadiens français et les Boers. Œuvre plus grande encore que celle qu’ont accomplie les Romains, qui n’ont conquis que des Barbares, faciles à assimiler, ou des peuples aveulis incapables de révolte. Pleins de vigueur, les Canadiens et les Boers ne se sont point assimilés à leurs conquérans. Ils ont gardé intacte leur culture, qui vaut bien celle des Anglais, et leur énergie ; pourtant ils ont accepté leur incorporation dans l’Empire britannique, avec le gouvernement duquel leur propre gouvernement collabore loyalement aujourd’hui. Certes, il est difficile de sonder le tréfonds des cœurs, tant sur les rives de l’Orange que sur celles du Saint-Laurent ; mais la franche acceptation des faits accomplis paraît incontestable d’un côté comme de l’autre. Tels sont les bienfaits de la liberté. La conquête a pu fonder l’Empire. C’est la liberté qui le maintient.


II

Suffira-t-elle pourtant à le faire durer toujours ? A l’heure actuelle, la liberté dont jouissent, les uns vis-à-vis des autres, les divers membres de l’Empire Britannique semble à beaucoup un peu anarchique. Chacune des colonies est absolument maîtresse de sa législation intérieure, civile, criminelle, administrative, commerciale, sociale ; elle est maîtresse de ses tarifs douaniers, à l’égard de la mère patrie comme des pays étrangers ; elle est maîtresse d’organiser sous la forme où elle l’entend, ou de n’organiser point, des forces de terre ou de mer pour concourir en cas de guerre à la défense de l’Empire. Il n’existe aucune institution qui représente l’ensemble de cet Empire et puisse légiférer pour lui. Sur le terrain judiciaire seulement, le Conseil privé de la Couronne, recruté exclusivement en Grande-Bretagne, constitue une Cour de Cassation générale. C’est le dernier vestige, maintenu grâce à l’extrême prudence de ses arrêts, de l’autorité de la métropole sur les colonies. L’unité politique de l’Empire apparaît comme plus théorique que pratique ; elle ne repose que sur le bon vouloir des parties composantes ; au point de vue commercial comme au point de vue militaire, comme au point de vue législatif, elle ne se traduit, ou du moins, il y a quelques années encore, elle ne se traduisait effectivement par rien. L’impérialisme, dans le sens le plus large du mot, n’est autre chose qu’une tendance à resserrer, à fortifier les liens actuellement si lâches entre la mère patrie et ses filles émancipées, et le rôle des conférences coloniales d’hier, des conférences impériales d’aujourd’hui et de demain, c’est de trouver les moyens d’opérer ce resserrement.


Jadis, au début du règne de Victoria, disait M. Asquith, premier ministre d’Angleterre, le 23 mai dernier, en ouvrant la Conférence impériale, il se présentait deux solutions brutales et simples de ce que les hommes d’État d’alors considéraient avec quelque impatience comme « le problème colonial. » L’une était la centralisation, — consistant à gouverner toutes les dépendances de l’Empire d’un bureau situé à Londres. L’autre était la désagrégation, — d’aucuns acquiesçaient, si même ils ne l’encourageaient, à un processus d’essaimages successifs, grâce auxquels, sans l’amertume que laissent les tentatives de coercition, chaque communauté coloniale, au fur et à mesure de son accession à la majorité politique, suivrait l’exemple des colonies américaines et se mettrait à vivre de sa vie propre, indépendante et souveraine.

Tel était bien l’état de l’opinion entre 1840 et 1850. C’était le temps du grand débat entre la protection et le libre-échange, le temps aussi où, à côté de l’Empire colonial britannique, commençait à se constituer un nouvel empire colonial français. D’un côté, les hommes attachés aux vieux principes, au mercantilisme, à la domination absolue de l’Angleterre sur toutes les mers, tenaient que les colonies étaient la chose de la métropole, qu’il fallait leur mesurer strictement la liberté et n’avaient, d’ailleurs, aucune foi dans la fidélité des Français du Canada ou des Hollandais du Cap. D’autre part, les gens avancés, croyant à la venue prochaine de la paix et du libre-échange universels, jugeaient fort inutile d’encombrer indéfiniment l’Angleterre de colonies qui, selon leurs vues de l’avenir, ne pouvaient lui être d’aucune utilité. Les deux points de vue semblaient irréductibles. Pourtant, comme il est presque toujours arrivé dans l’histoire du peuple anglais, ils ont perdu, sous l’influence des faits, beaucoup de leur raideur première et peu à peu un rapprochement s’est fait, non certes complet, mais très appréciable. Ecoutons encore le premier ministre :


Après soixante-dix ans d’expérience de l’évolution impériale, on peut dire avec continuée qu’aucune de ces deux théories (la centralisation ni la désagrégation) ne reçoit aujourd’hui le plus léger appui, soit dans la métropole, soit dans aucune portion autonome de notre Empire. Nous avons été préservés de leur adoption, soit par la faveur de la Providence, soit (pour prendre une hypothèse plus flatteuse) par l’instinct politique de notre race. Et, dans la proportion même où la centralisation a paru de plus en plus absurde, la désagrégation a semblé de plus en plus impossible,


Ce que l’on recherche aujourd’hui, c’est une combinaison de l’autonomie coloniale, — à laquelle les plus ardens impérialistes se défendent de vouloir porter atteinte, — avec le développement et la défense des intérêts communs, sans lesquels l’unité de l’Empire paraît vaine et fragile. C’est ce qu’exprime encore M. Asquith en disant aux délégués coloniaux :


Que ce soit en Angleterre ou dans ces grandes communautés que vous représentez, chacun de nous entend rester maître dans son ménage. C’est, ici comme dans les Dominions, le principe de vie de notre politique. C’est l’articulus stautis aut codent in Imperii. Il n’en est pas moins vrai que nous sommes et entendons rester des unités, mais des unités dans une unité plus grande. Et c’est le premier objet, et le principe dirigeant de ces conférences périodiques, que de prendre librement conseil les uns des autres sur les sujets qui nous concernent tous.

Voilà des idées générales sur lesquelles tout le monde, ou à peu près, s’accorde effectivement en Angleterre comme aux colonies. Seulement, comme toujours quand il faut concilier deux principes qui, à première vue, semblent opposés, qui le seraient certainement, si on les poussait à leurs conséquences extrêmes, — l’autonomie locale et l’unité impériale, — il se trouve des gens qui préfèrent conserver un peu plus de l’un, mais il en est aussi qui sont disposés à retenir davantage de l’autre. C’est entre eux qu’est aujourd’hui le débat, et l’écart entre leurs points de vue reste considérable.

Quelles sont donc les deux conceptions en présence, qui se sont nettement affirmées à la Conférence impériale ? Et d’abord, quel est le programme des impérialistes proprement dits, de ceux que frappe avant tout l’unité impériale ? Le premier d’entre eux fut Disraeli ; puis, venus des deux partis opposés, lord Rosebery et lord Salisbury se rallièrent l’un et l’autre à l’idéal impérialiste ; mais c’est M. Joseph Chamberlain qui s’en fit le champion. Dès juin 1890, devant le Congrès des Chambres de commerce de l’Empire britannique, il formule tout le plan d’action de l’impérialisme pur.

Je crois, dit-il, qu’une connaissance plus approfondie doit tendre à compléter notre entente et qu’elle fera entrer dans le domaine de la politique pratique ce magnifique rêve qui a enchanté tous les plus grands et les plus patriotes de nos hommes d’État, aussi bien dans la métropole qu’aux colonies ; ce rêve de nous voir réaliser une union, au sein de laquelle des États libres, jouissant chacun de leurs institutions indépendantes, seront cependant inséparablement unis pour la défense d’intérêts communs et l’accomplissement d’obligations réciproques…

Pour atteindre ce but, la première étape, déclare M. Chamberlain, consiste à réaliser l’union commerciale de l’Empire ; celle-ci faite, il existera naturellement, pour en surveiller le fonctionnement, un conseil qui examinera toutes les mesures relatives aux voies de communication et au commerce impérial. Il aura même, ajoutait le ministre des Colonies, à s’occuper de tout ce qui regarde la défense de l’Empire, — cette défense n’étant autre chose que la protection du commerce impérial, — et, par voie de conséquence, il ne pourra se désintéresser des affaires extérieures. « Graduellement, conclut-il, nous arriverions ainsi à un résultat qui différerait peu, s’il en différait aucunement, d’une fédération complète de l’Empire. »

M. Chamberlain aurait voulu qu’on se mit à l’œuvre sans désemparer en commençant par ce qui doit intéresser le plus ses pratiques compatriotes, par l’union commerciale. Il en donnait la formule générale, mais pourtant précise : établissement du libre-échange ou d’un régime très voisin dans l’intérieur de l’Empire, chacune de ses parties composantes restant libre de traiter comme elle l’entendrait les marchandises étrangères ; toutefois, afin d’offrir aux colonies des avantages corrélatifs à ceux qu’elle en obtiendrait, la métropole s’engagerait à frapper de droits modérés les principaux produits étrangers similaires des leurs, notamment les grains, les viandes, la laine, le sucre. Ainsi la Grande-Bretagne sacrifierait le libre-échange sur l’autel de l’impérialisme.

Ce plan, qui parut singulièrement audacieux quand il fut exposé, n’a pas varié depuis. Suivant les circonstances, ses adeptes ont mis plus ou moins en lumière telle ou telle de ses parties. Mais, à chaque conférence coloniale, les impérialistes ont tenté de s’en rapprocher et, dans l’intervalle des conférences, une propagande active a été faite autour de lui, dans la mère patrie comme dans ses dépendances. Le parti conservateur anglais, de plus en plus imprégné de protectionnisme, en est grand partisan. Dans un discours prononcé le jour même de l’ouverture de la conférence impériale à l’Albert Hall de Londres, M. Balfour affirmait que l’institution de tarifs de faveur réciproques, entre la Grande-Bretagne et ses colonies, était la condition sine qua non de la durée de l’Empire. Lors de la clôture de la conférence, le 20 juin dernier, lord Rosebery, présidant un banquet de 500 couverts donné en l’honneur des membres des parlemens coloniaux venus à Londres pour le couronnement, indiquait de son côté le but suprême, la constitution d’un parlement fédéral.


Aucun parlement au monde, dit l’ancien premier ministre, n’est arrivé à sa forme définitive. Ne pouvons-nous le dire ici avec plus de force qu’en aucun autre pays ? Ne voyons-nous pas dans la Conférence impériale qui siège actuellement au milieu de nous le germe d’une assemblée plus puissante, qui représentera les aspirations impériales de toutes les parties de notre communauté, qui représentera un Empire uni dans une forme permanente et définie, et qui sera le Parlement le plus auguste que le monde ait jamais vu ? Ne voyons-nous pas dans le banquet d’aujourd’hui, où, pour la première fois, les représentans élus des divers parlemens se trouvent autour de nous, les germes de cette assemblée permanente où, sans empiéter le moins du monde sur les affaires domestiques d’aucun des Dominions, régnera une coopération cordiale et constante pour les affaires d’ordre impérial

Nous, les hommes de l’Impérial Federation League, dpnt on avait coutume de se gausser quelque peu parce que nous regardions trop loin en avant, — nous qui sommes, dans cette question, la Vieille Garde, voire peut-être l’Hôtel des Invalides, — nous limitions nos aspirations, dans nos jours d’humble travail, à ces conférences quadriennales qui ont lieu maintenant à Londres, parce que nous nous apercevions qu’il n’était pas possible d’obtenir plus alors. Il est possible au contraire d’obtenir davantage aujourd’hui, où si l’on mène les choses sagement et sans forcer le pas, il doit résulter de ces conférences quelque chose de plus permanent, de plus constant, de plus puissant. Nous ne pouvons dire ce qui arrivera demain ; mais les choses vont vite de nos jours… et je ne crois pas que la réalisation de ce rêve soit aussi éloignée qu’il pourrait paraître, parce que je crois qu’en raison de la pression extérieure du monde autour de nous, et avec des moyens de communication tellement plus rapides et plus commodes qu’aux jours de l’Imperial Federation League, je crois, dis-je, que notre cause marche à pas de géant, et qu’un jour nous nous réveillerons et nous nous trouverons constitués, pour ce qui concerne les affaires impériales, en un Empire fédéré.


Aux impérialistes de la mère patrie répondent ceux des colonies. Si la résistance des Canadiens français a refroidi le zèle de sir Wilfrid Laurier, d’autres, et non des moindres, sont restés ou devenus des adeptes de l’impérialisme pur. Tel sir Mackenzie Bowell, déclarant, en réponse au toast de lord Rosebery, « que ses propres idées sur la confédération de l’Empire étaient profondément en accord avec celles du président ; que la grande majorité du peuple canadien désirait vivre dans une plus étroite union sentimentale et commerciale avec l’Empire, et qu’il croyait que le jour n’était pas loin où le rêve de M. Joseph Chamberlain serait réalisé. L’opinion prédominante dans le Dominion, ajoutait-il, est que la marine canadienne ne doit pas former une unité à part, mais doit être à la disposition de la Vieille Angleterre, sans un instant d’hésitation, lotîtes les fois qu’il sera fait appel à ses services. » Confédération, union commerciale, union militaire, ce sénateur canadien parle la langue de l’impérialisme le plus pur. Les élections qui viennent de précipiter du pouvoir sir Wilfrid Laurier semblent prouver que ce n’est pas de son côté, mais du côté de sir Mackenzie Bowell, qu’est la majorité des Canadiens.

C’est un autre colonial, venu de la plus lointaine des dépendances britanniques, sir Joseph Ward, premier ministre de la Nouvelle-Zélande, qui s’est chargé de préciser le premier, à la conférence impériale même, un plan de constitution fédérale. Dès sa première séance, il a présenté un projet de résolution qui portait en termes d’apparence modeste :

Que l’Empire est maintenant arrivé à un degré de développement qui rend expédient l’institution d’un Conseil d’État impérial, comprenant des représentans de toutes les parties de l’Empire se gouvernant elles-mêmes, et chargé de donner des avis, en théorie et en fait, au gouvernement impérial sur toutes les questions affectant les intérêts des Dominions de Sa Majesté au-delà des mers.

Il semble qu’il ne s’agisse que d’un conseil consultatif, mais, en réalité, c’est un véritable Parlement fédéral que sir Joseph voudrait constituer. C’est ce que montre l’exposé développé qu’il en a fait et dont nous empruntons les principaux passages au compte rendu officiel de la conférence[2] :

Le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud, la Nouvelle-Zélande, Terre-Neuve nommeraient des membres d’une Chambre impériale des représentans, sur la base d’un membre par 200 000 âmes de population. Ceci donnerait 37 membres au Canada, 25 à l’Australie, 7 à l’Afrique du Sud, 6 à la Nouvelle-Zélande, 2 à Terre-Neuve. Le mode d’élection des représentans serait laissé au choix de chacun des Dominions. Le Royaume-Uni nommerait ses représentans sur les mêmes hases, ce qui lui donnerait 220 membres (sur un total de 297). Ces membres seraient élus pour cinq ans. Le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud, la Nouvelle-Zélande, nommeraient deux représentans, chacun, au Conseil impérial de Défense, ou Chambre haute.

À l’énoncé de ces étonnantes propositions, où le représentant des neuf cent mille habitans d’une possession lointaine, perdue dans le Pacifique, conviait la vieille Angleterre et son vénérable Parlement à abdiquer leur souveraineté entre les mains d’un nouveau Conseil fédéral, le premier ministre de la Grande-Bretagne ne put retenir une exclamation, que mentionne le compte rendu officiel. « Ainsi, s’écria M. Asquith, le Royaume-Uni aurait là deux représentans et les Dominions dix ! » Mais le Premier néo-Zélandais continua imperturbablement :

Sir Joseph Ward dit que les fonctions de cette Chambre haute seraient surtout consultatives. Il y aurait, en outre, un exécutif, — un ministère impérial, — ne comprenant pas plus de 15 membres, dont un seul serait choisi parmi les membres de la Chambre Haute. À ce « Parlement impérial de Défense » seraient renvoyées exclusivement les affaires communes à l’Empire entier, les questions de paix ou de guerre, les traités, les relations extérieures en général, la défense impériale, et la création de ressources pour le soin des susdites affaires. Pendant les dix premières années, le « Parlement impérial de Défense » n’aurait cependant pas le droit d’établir des impôts : mais la part de dépense incombant à chaque Dominion devrait être considérée par lui comme une dette. Après ces dix années, les divers Dominions auraient à régler d’accord la manière dont leurs contributions seraient levées… Les représentans des Dominions étant en faible minorité, relativement à ceux du Royaume-Uni, pour éviter toute taxation oppressive, leur contribution par tête de population blanche ne pourrait dépasser 50 pour 100 de la contribution par tête imposée au Royaume-Uni.

Afin de mettre en valeur les heureux effets de son système sur la défense de l’Empire, sir Joseph Ward ajoutait, à titre d’exemple :

Sur une base de 13 millions d’habitans blancs dans les divers Dominions (l’évaluation est modérée), 10 shillings (12 fr. 50) par tête donneraient 6 millions et demi de livres sterling, ce qui permettrait de construire trois Dreadnoughts par an. Si l’on préférait faire de ces contributions le gage d’un emprunt, on pourrait se procurer la somme nécessaire à la construction de 25 Dreadnoughts, soit 50 millions sterling, et l’amortir en quinze ans.

Telles sont les propositions concrètes par lesquelles sir Joseph Ward entend réaliser les « rêves » de lord Rosebery. On observe qu’il est surtout question ici d’union militaire, tandis que, dans la propagande de M. Chamberlain, l’union commerciale se trouvait au premier plan. C’est pure affaire de tactique. Un ministère libéral et nettement libre-échangiste détenant le pouvoir, les dernières élections anglaises ayant paru marquer peu d’enthousiasme pour le Fair Trade et la Tariff Reform, le traité de réciprocité entre les États-Unis et le Canada, — dont la ratification semblait alors probable, — paraissant constituer un obstacle à l’union commerciale, il n’eût guère été adroit, de la part d’un colonial surtout, de mettre celle-ci trop en avant. Par ce temps de revendications ouvrières, la menace de renchérisse ; ment de la vie, conséquence bien probable de tarifs protecteurs, même légers, eût soulevé, dans le parti au pouvoir en Grande-Bretagne, une opposition immédiate et absolue. Toutefois, les paroles de M. Balfour, comme celles de sir Mackenzie Bowell, que nous avons rapportées, montrent que le programme commercial de l’impérialisme n’est nullement abandonné. On s’est borné à n’en point trop parler à la conférence parce qu’on le sait peu goûté du public officiel. Peut-être espérait-on, au contraire, que l’offre d’une large contribution des colonies à la défense de l’Empire serait favorablement accueillie des libéraux, effrayés par l’augmentation des dépenses navales, et qu’ils verraient ainsi d’un bon œil l’aurore du Parlement impérial qui est la condition nécessaire de cette contribution. Du reste, sir Joseph Ward ne dissimule pas l’argument :


Si les Dominions d’outre-mer veulent bien contribuer à la création et à l’entretien de la Hotte, ils ont assurément droit à une voix dans ces questions qui les touchent d’une manière si vitale. La question d’un Conseil impérial de Défense est même plus importante encore pour le Royaume-Uni que pour les Dominions, étant donné le poids écrasant que lui imposent ses besoins navals. L’Empire consiste en un groupe de nations libres, et le jour d’une association entre elles pour les affaires impériales est arrivé. La question est de savoir sur quelle base cette association doit reposer. Ce ne peut être sur la base des relations actuelles, car une association ne mérite pas ce nom, si elle ne donne pas aux associés une voix dans la direction des affaires.


Voilà bien le dernier mot. Selon la conception purement impérialiste, l’Empire britannique n’est rien si les diverses unités qui le composent n’ont pas voix au chapitre dans toutes les questions intéressant l’ensemble : défense militaire et navale, relations extérieures. Or, la seule manière de leur donner cette voix, et d’une façon permanente (ce qui est indispensable, car les affaires les plus importantes peuvent surgir inopinément), c’est de créer entre la mère patrie et les Dominions autonomes une véritable confédération, avec un Parlement fédéral et un ministère fédéral. Au fond, c’est la vieille conception centralisatrice, à laquelle M. Asquith faisait allusion dans son discours d’ouverture, qui revient transformée, évoluée, plus- libérale assurément.

Ce n’est plus le gouvernement, le Parlement anglais qui aura la liante main sur les gouvernemens coloniaux ; ce sera un gouvernement, un Parlement fédéral. Sans doute dans ce Parlement toutes les colonies seront largement représentées ; sans doute aussi son autorité sera limitée à certaines matières. Il n’en est pas moins vrai que l’autonomie de chaque colonie s’en trouvera restreinte. En cas de dissentiment, la minorité devra s’incliner devant la majorité. Une colonie donnée pourra être obligée d’adopter un système de défense militaire navale ou un régime douanier qu’elle désapprouve et voir ainsi troublés sa vie économique aussi bien que son système financier. En un mot, elle pourra se voir imposer, par une autorité du dehors, des mesures qu’elle juge nuisibles et qui auront une répercussion profonde sur sa vie intérieure. Qu’on le croie bon ou mauvais, voilà la conséquence nécessaire de toute fédération.


III

C’est de cela, précisément, que ne veulent à aucun prix les hommes politiques de l’autre école, ceux qui se disent aussi impérialistes, — au moins pour la plupart, — mais sont avant tout soucieux de préserver d’aucune atteinte l’autonomie locale, condition nécessaire, à leurs yeux, de l’existence même de l’Empire. Aussi ne veut-on pas de ce côté entendre parler de fédération, ou du moins ne consent-on pas à envisager de pareils projets comme « entrés dans la sphère de la politique pratique, » selon l’expression habituelle aux Anglais. A peine a-t-il entendu l’exposé de sir. Joseph Ward, à la séance de la conférence du 25 mai, que M. Asquith lui oppose la fin de non-recevoir la plus nette.


A quoi aboutirait en pratique, dit le premier ministre, le projet de sir Joseph ? Il affaiblirait, s’il ne la détruisait complètement, l’autorité du gouvernement du Royaume-Uni sur des questions aussi graves que la politique étrangère. la conclusion des traités, le maintien de la paix ou la déclaration de la guerre. La responsabilité du gouvernement impérial devant le Parlement britannique, en pareilles matières, ne peut être partagée. La coexistence du gouvernement du Royaume-Uni et du corps fédéral proposé aurait des conséquences fatales pour le système actuel de responsabilité. Le nouvel organe aurait d’ailleurs le droit d’imposer aux Dominions une politique que l’un ou plusieurs d’entre eux pourraient désapprouver, et qui, en bien des cas, entraînerait des dépenses ; à ces dépenses il faudrait subvenir par l’imposition de taxes sur le peuple même des Dominions qui seraient hostiles à cette politique. Le gouvernement britannique ne saurait accepter un projet en opposition si complète avec les principes fondamentaux, sur lesquels l’Empire a été établi et, grâce auxquels il s’est maintenu.


Non moins énergique que l’opposition du premier ministre d’Angleterre est celle des autres Premiers coloniaux :

Ce que propose sir Joseph Ward, s’écrie sir Wilfrid Laurier, ce n’est pas un conseil consultatif, c’est un corps législatif ayant le droit d’ordonner des dépenses sans responsabilité pour trouver les ressources correspondantes. Un tel système est indéfendable. Ce corps pourrait déclarer que 5, 10 ou 20 millions de livres sont nécessaires, — tant pour chaque partie de l’Empire, — et les gouvernemens respectifs des Dominions ne seraient plus que des agens d’exécution muets. Ils auraient simplement à trouver l’argent qu’on leur demande. Une pareille proposition est absolument impraticable :

L’institution du nouvel organisme, dit sir E. Morris, premier ministre de Terre-Neuve, aurait pour effet de supplanter le gouvernement impérial actuel, le gouvernement britannique ; l’un et l’autre ne pourraient subsister ensemble. Quel que soit le système de représentation, les Dominions d’outre-mer auraient d’ailleurs nécessairement dans tout Parlement ou Conseil une représentation si faible qu’elle n’aurait pratiquement pas de valeur pour eux.


L’opinion la plus caractéristique est peut-être celle du général Botha. Elle contient un grave avertissement.


Nous sommes tous profondément désireux de rapprocher autant qu’il est possible les diverses parties de l’Empire ; mais je crois qu’un organe tel que celui qu’on propose arriverait à s’immiscer constamment dans les affaires particulières de ces diverses parties, ne causerait que des frottemens et des désagrémens… C’est la liberté dont jouissent les divers peuples sous le drapeau britannique qui les unit à la mère patrie, et tout projet qui méconnaîtrait ce principe n’entraînerait que désillusion.


Le premier ministre australien, M. Fisher, aurait admis l’utilité d’un conseil purement consultatif ; mais l’ancien mineur écossais devenu premier ministre socialiste de l’Australie a sur l’avenir de l’Empire des vues tout autres que celles des impérialistes de l’école de M. Chamberlain ou de lord Rosebery. Ceux-ci veulent organiser fortement l’union militaire et commerciale de l’Empire en face des autres nations du monde. M. Fisher rêve au contraire de fondre l’Empire dans les Etats-Unis du monde. Il a esquissé ses idées, pleines de générosité et d’utopie, dans maints banquets donnés à l’occasion de la conférence. Il les a confiées plus complètement à M. Stead, le publiciste pacifiste bien connu qui les reproduit dans sa Review of Reviews.


Ne me parlez pas d’Empire ; nous ne sommes pas un Empire ! L’usage de ce mot a fait un mal infini. Nous sommes une association très lâche de nations dont chacune est indépendante, mais cousent, pour le temps présent, à demeurer en union fraternelle et coopérative avec la Grande-Bretagne et avec les autres, à condition toutefois que si un jour quelconque, pour quelque motif que ce soit, nous décidons de mettre un terme à cette union, nul ne viendra nous dire non… Nous sommes des communautés indépendantes, se gouvernant elles-mêmes, sans être assujetties par aucune loi, traité ou constitution. Nous sommes libres de suivre notre voie conformément à ce que nous croyons notre intérêt, sans que personne puisse nous en empêcher. Il n’est pas nécessaire pour nous de dire que nous voulons ou non prendre part aux guerres que ferait l’Angleterre… Au cas où nous serions attaqués, nous aurions à décider, ou de nous défendre, ou, si nous jugions la guerre injuste, d’amener l’Union Jack, d’arborer notre propre drapeau et de voguer de nos propres voiles. Mais nous ne comptons pas être attaqués, ni ne songeons à proclamer notre indépendance, parce que nous n’aurions rien à y gagner et pourrions y perdre beaucoup.

— Vous avez parlé à plusieurs reprises, remarque l’interviewer, d’élargir le cadre de la Conférence impériale de manière à y faire entrer les États-Unis d’Amérique.

— C’est vrai, reprend M. Fisher. Je regarde cette conférence dite impériale comme une réunion, en un conseil amical, de six nations indépendantes qui sont d’accord pour considérer la guerre entre elles comme une guerre civile inadmissible et qui n’ont, en conséquence, d’autre intérêt que d’examiner comment arranger au mieux les différends susceptibles de surgir entre elles et comment se prêter une aide mutuelle aussi efficace que possible pour le bien commun. La proposition américaine en vue de la conclusion d’un traité d’arbitrage général montre que les États-Unis se sont joints à la fraternité des nations entre lesquelles toute guerre serait une véritable guerre civile. Toute autre nation acceptant ce traité d’arbitrage général devrait, à mon avis, entrer dans le groupe des pacifiques nations-sœurs qui seraient représentées dans une conférence du genre de celle-ci… Considérant la guerre comme inadmissible entre ses adhérens, cette conférence concentrerait son attention sur les mesures pratiques ayant pour but d’améliorer les communications matérielles, d’établir des principes législatifs communs dans les affaires d’intérêt général, et de promouvoir tout ce qui peut tendre à rendre la vie meilleure aux citoyens des nations associées.


Comme on lui fait observer que le « Bureau des républiques américaines » de Washington, issu des congrès panaméricains, s’efforce d’accomplir une tâche analogue pour toutes les républiques du Nouveau-Monde :


Qu’ils viennent tous parmi nous ! s’écrie M. Fisher. La Ligue de la paix du monde ne doit rejeter aucune recrue qui s’en tient à son principe essentiel. Pas de guerre, mais aide mutuelle pour les œuvres de paix. La fraternité des nations est peu à peu reconnue. Ce qu’il faut, c’est saisir l’occasion offerte par la réunion actuelle des peuples de langue anglaise pour jeter les fondemens de l’état mondial de l’avenir, dont les bases seront la paix et la justice, avec une diplomatie qui cherche à aider, et non à gêner le progrès vers le bien de tous les membres de la fédération.

L’idéal pacifiste du Premier australien, qui ne veut voir dans l’Empire britannique que la préface des Etats-Unis du monde, est trop en dehors de la politique pratique pour représenter les vues de la généralité des impérialistes modérés d’Angleterre ou des colonies, d’hommes comme M. Asquith et ses collègues ou comme M. Laurier. Quel avenir conçoivent donc ceux-ci pour l’Empire britannique et, puisqu’ils rejettent la fédération, qu’entendent-ils faire à la place ?

Peu de choses par eux-mêmes, ou du moins pas de choses trop ambitieuses, ils n’hésitent pas à l’avouer. Laisser agir le temps, qui est un grand maître, et avant tout « ne pas perdre de vue la valeur de l’élasticité et de la flexibilité dans notre organisation impériale, ni l’importance qu’il y a à maintenir pleinement chez chacun de nous la responsabilité ministérielle devant le Parlement. » C’est ainsi que s’exprimait M. Asquith dans son discours d’ouverture, que le très impérialiste Times jugeait « bon et clair, mais peu calculé pour inspirer l’enthousiasme dans l’auditoire plus vaste, auquel il aurait dû se souvenir qu’il parlait par-dessus la tête de ses auditeurs immédiats. » Ce qui est essentiel aux yeux des libéraux et des radicaux actuellement au pouvoir en Grande-Bretagne, comme à ceux de la plupart des ministres coloniaux qui assistaient à la conférence, c’est de ne pas se jeter imprudemment dans des projets d’union trop étroite et trop rigide, qui risqueraient d’aller contre leur but parce qu’ils seraient interprétés dans les diverses parties de l’Empire comme diminuant l’autonomie locale, et que, d’ailleurs, il est bien difficile de soutenir qu’ils ne la diminueraient pas en effet.

Avant de s’unir par des liens trop serrés, ne faut-il pas d’abord se bien connaître ? La grande utilité des conférences impériales, c’est précisément qu’elles établissent le contact entre les représentans les plus qualifiés des parties les plus distantes de l’Empire, M. Fisher, sir Wilfrid Laurier, sir Joseph Ward lui-même l’ont proclamé à plusieurs reprises et le 20 juin dernier, M. Asquith y insiste dans son discours de clôture :


Si je devais définir quel a été le trait dominant de cette Conférence, je dirais que c’est l’effort pour arriver à une coopération plus étroite par le vieux système britannique de libre et franche discussion. Vous tomberez d’accord avec moi, messieurs, que la valeur de cette Conférence ne doit pas être jugée entièrement par les résolutions fermes qu’elle a prises et les propositions qu’elle a adoptées. Je suis d’accord avec sir Joseph Ward pour dire que l’un des emplois les plus importans, sinon le plus important que nous ayons fait de notre temps, a été la discussion de questions sur lesquelles nous nous sommes volontairement abstenus de conclure pour le moment. Nous avons éclairci l’atmosphère, nous avons défriché le terrain, nous sommes arrivés à mieux comprendre nos besoins respectifs et réciproques. Nous voyons, dans une perspective et une proportion plus exacte, l’importance de plusieurs de nos problèmes impériaux. C’est un résultat que nous n’aurions pu atteindre autrement qu’en assemblant les hommes d’Etat responsables des différentes parties de l’Empire, pour leur permettre d’échanger leurs opinions en parfaite liberté, chacun d’eux exposant la manière de voir à laquelle l’a conduit son expérience locale…


L’un des principaux ministres anglais, lord Haldane, dit, de son côté, au National liberal Club, lorsque y furent reçus les délégués coloniaux :


Si l’on me demandait ce qu’il y a lieu de faire à l’avenir, je répondrais qu’il faut développer ce qui s’est fait dans le passé. Ce dont nous avons besoin, c’est de faire de ces réunions des hommes d’État de l’Empire une sorte d’habitude. Ces conférences doivent être développées et étendues, et si elles ne se tiennent pas toujours à Londres, tant mieux. De cette manière, nous unirons l’Empire par des desseins communs et des intérêts communs, — intérêts et desseins qui seront toujours présens, consciemment ou non, à l’esprit des hommes.


De ces conférences multipliées et développées que les représentans de l’Empire tiendraient tantôt à Londres, tantôt au Canada, en Afrique australe ou en Australie, — ceci est un vœu très cher aux ministres coloniaux, — sortirait graduellement, si elle répond vraiment à un besoin, une constitution de l’Empire, dont il serait imprudent de tracer un ‘plan prématuré. Dans bien des cas il en résulterait, en attendant, des résolutions positives, comme il en est sorti déjà des conférences antérieures et de celle de l’année présente. M. Asquith, en passant en revue l’œuvre de la conférence de 1911, n’a pas manqué d’insister sur cette possibilité de l’action pratique, parfaitement compatible, sous certaines conditions, avec le plus strict respect de l’indépendance locale.


La caractéristique de l’esprit de la Conférence, c’est que, si nous devons tous conserver sans aucune entrave, ni aucune atteinte, notre absolue autonomie locale, cependant, là où l’uniformité, du moins la similitude, ou la coopération, est possible on ce qui concerne la législation aussi bien que l’administration, telle doit être la clef de voûte de notre politique.

On ne nie donc point, chez ceux qu’on pourrait appeler les impérialistes modérés, la possibilité d’une action commune. Seulement, tandis que les impérialistes avancés rêvent d’une fédération, où il pourra arriver que l’un des Dominions se voie imposer par la majorité des résolutions qu’il désapprouve, où son autonomie sera ainsi nécessairement atteinte, les modérés rejettent absolument une pareille hypothèse. Ils n’admettent que des décisions prises à l’unanimité, ou, si cette unanimité fait défaut, ils veulent que ceux-là seuls soient liés qui auront donné leur consentement. La différence de principe entre les deux conceptions est, en somme, très simple. Selon la première, l’organe essentiel de l’Empire est un Parlement fédéral, où la minorité doit s’incliner devant la majorité. Selon la seconde, il n’y a point de Parlement, mais simplement des conférences entre les représentans de chaque colonie, conférences que l’on pourra multiplier autant que l’on voudra, auxquelles on pourra déférer tous les sujets que l’on jugera utiles, mais qui seront en quelque sorte des conférences diplomatiques, chaque Etat n’étant lié que par les résolutions qu’il aura lui-même acceptées, sans pouvoir jamais être lié par la volonté des autres, fût-il seul contre tous.

À cette méthode, qui semble plus conforme à la tradition britannique, les impérialistes purs font une objection capitale, c’est qu’elle ne peut conduire qu’à de bien faibles résultats et que, si elle a pu être bonne au début, les temps sont mûrs pour la remplacer par la leur. Ils ajoutent que ceux qui la soutiennent ne le font point seulement par prudence, mais surtout par scepticisme, qu’au fond ils ne croient pas à l’avenir de l’Empire, et que ce consentement unanime qu’ils exigent, ils ne souhaitent même pas de l’obtenir, au moins pour aucune œuvre importante. Ces reproches contiennent une part de vérité et une part d’injustice. En Angleterre, comme partout, la plupart des radicaux extrêmes se confinent dans les affaires intérieures, où ils rêvent de profonds changemens, et se soucient peu de celles du dehors, qu’ils considèrent plutôt comme un embarras. Ceux-là sont les sceptiques, les vrais Little Englanders. Mais beaucoup d’autres reconnaissent aujourd’hui l’importance du problème impérial et c’est très sincèrement, par prudence autant que par attachement de principe aux libertés locales, qu’ils ne veulent point trop hâter le pas. Quant à l’efficacité de leur méthode de libre coopération, il suffit, disent-ils, pour l’apprécier, de considérer les changemens survenus dans l’Empire, depuis que les conférences impériales ont pris de l’importance et de jeter un coup d’œil sur les débats de cette dernière conférence même, qu’un impérialiste pur, M. Garvin, voudrait baptiser du nom de the conference that failed, la conférence qui a fait faillite.


IV

Qu’a donc, jusqu’ici, réalisé l’impérialisme ? L’union commerciale et l’union militaire de l’Empire ne sont certes pas faites. Mais, même en ces matières délicates, aucun progrès ne s’est-il accompli ? Il y a vingt-cinq ans, il y a quinze ans même, la mère patrie était, au point de vue douanier, traitée absolument en étrangère par ses filles lointaines ; elle ne recevait d’elles aucun concours pour sa marine ; même pour la protection de leur territoire, les colonies ne possédaient aucune organisation digue de ce nom. En est-il ainsi aujourd’hui ?

Dès 1897, le Canada octroyait un tarif « préférentiel » aux marchandises importées du Royaume-Uni. Les droits de douane, abaissés d’abord en leur faveur de 12 et demi pour 100, le sont aujourd’hui de 33 pour 100 en moyenne à la suite de nouvelles mesures prises en 1901 et en 1904. L’Australie et la Nouvelle-Zélande, en dernier lieu l’Union Sud-Africaine, ont imité cet exemple. Toutes ces décisions ont été prises par les colonies sans rien demander en retour et spontanément. Elles n’ont été nullement imposées par les conférences coloniales qui se sont succédé ; mais elles sont le résultat de ce contact plus intime, de cette libre et franche discussion des intérêts communs et des points de vue divers que vantent, ajuste titre, M. Asquith aussi bien que M. Fisher, sir Wilfrid Laurier aussi bien que sir Joseph Ward.

Il n’est pas très aisé de discerner encore l’effet de ces détaxes en Australie et en Afrique du Sud, où le commerce britannique a toujours joui d’une prépondérance énorme, et où il est difficile à concurrencer ; le jour où l’ouverture du canal de Panama mettra les centres industriels américains plus près des Antipodes que ceux de la Grande-Bretagne, le tarif préférentiel y sera peut-être d’un secours précieux pour ces derniers. Dès aujourd’hui, l’on peut juger ses effets au Canada.

Sous l’effort de la concurrence américaine, les importations d’Angleterre qui, de 1885 à 1890, oscillaient au Canada entre 8 et 9 millions de livres sterling contre 9 millions à 10 millions et demi sterling importés des Etats-Unis, sur un total général de 21 à 23 millions, s’affaissaient peu à peu depuis. En 1896-97, elles tombent à 6 millions de livres contre plus de 12 millions et demi d’importations américaines ; en 1897-98, elles remontent un peu, à 6 700 000 livres ; mais les américaines bondissent au-dessus de 16 millions, tandis que le total général s’élève à près de 27 millions. Ainsi la mère patrie ne fournit plus à sa principale colonie qu’un quart de ses achats au lieu de près de la moitié dix ans plus tôt, et la part des Etats-Unis, qui naguère la dépassaient de peu, se trouve deux fois et demie plus forte que la sienne. C’est à ce moment que le tarif préférentiel est adopté pour être renforcé plus tard. Dès lors, les importations américaines cessent de croître plus vite que les importations anglaises. Dans le grand développement du commerce canadien qui marque les dix dernières années, la part de la métropole et celle du puissant voisin du Sud augmentent sensiblement dans la même proportion : en 1909-1910, les importations britanniques au Canada se chiffrent par 19 millions sterling, les importations américaines par ii millions et demi sur un ensemble général de 75 millions. L’Angleterre maintient donc complètement l’importance relative de son commerce ; en valeur absolue, elle le développe même beaucoup. Le résultat est remarquable, en présence de l’avantage crue l’extrême facilité des communications, la contiguïté des territoires, la similitude des conditions naturelles assurent aux Etats-Unis. C’est depuis l’adoption du tarif préférentiel qu’il a été obtenu.

Dans les questions militaires aussi, le progrès est certain. Leur étude a fait l’objet d’une conférence impériale de Défense convoquée, en sus des conférences coloniales ordinaires, en l’année 1909, à la suite de l’augmentation des arméniens navals allemands, qui suscitèrent, dans tout l’Empire britannique, une profonde émotion. Le gouvernement anglais aurait souhaité que les colonies lui versassent simplement des contributions en argent pour augmenter la flotte impériale, tandis qu’elles organiseraient, en s’inspirant de l’avis des chefs militaires compétens de la métropole, un bon système de milices pour leur défense terrestre. Au point de vue de l’efficacité militaire, c’eût été le plus sage ; mais l’amour-propre des gouvernemens coloniaux, la crainte qu’ils ont toujours de blesser les sentimens d’indépendance de leurs ombrageuses démocraties ne leur ont pas permis de l’accepter, sauf dans l’Afrique du Sud. Il ne s’ensuit pas qu’ils n’aient rien fait.

La conférence de Défense de 1909 a décidé la création de trois unités navales nouvelles dans le Pacifique et l’océan Indien. Chacune d’elles, dites groupe de l’Inde, groupe de la Chine et groupe de l’Australie, doit se composer d’un bâtiment cuirassé, de trois croiseurs protégés rapides, de six destroyers et éventuellement de sous-marins. Les deux premières seront entièrement sous le contrôle et à la disposition de l’Amirauté britannique ; la Nouvelle-Zélande fournit le cuirassé du type Dreadnought du groupe de Chine, en imposant comme seule condition que Wellington, sa capitale, sera l’une des bases navales de ce groupe. Au prix où sont les Dreadnoughts, ce n’est pas un effort négligeable pour un pays d’un million d’habitans. L’Australie en fait un considérable aussi, puisqu’elle a accepté de construire et d’entretenir entièrement les navires du groupe qui porte son nom, en y comprenant trois sous-marins et de plus les installations à terre que comporte une pareille force navale. C’est une dépense de plus de 175 millions de francs selon les prévisions. Le personnel sera, autant que possible, australien, mais sera complété par des officiers et des matelots anglais, si le besoin s’en fait sentir, — ce qui est, d’ailleurs, bien certain. En cas de guerre, cette flotte sera mise à la disposition du gouvernement britannique, si le gouvernement australien en décide ainsi. Ce dernier en conservera seul la direction en temps de paix.

C’est assurément un inconvénient. Dans un pays où l’on n’est guère au courant des choses militaires, et en dépit de l’établissement d’une école navale auquel procède l’Australie, on peut douter que la marine soit aussi parfaitement entretenue et entraînée qu’il le faudrait ; mais la crainte du Japon sera sans doute le commencement de la sagesse et le gouvernement de Melbourne écoutera assez volontiers les suggestions de l’Amirauté britannique.

Le Canada s’est montré plus réfractaire. On aurait voulu qu’il se chargeât, pour sa part, d’organiser sur son littoral du Pacifique une unité navale pareille aux trois autres qui, groupée avec elles en temps de guerre, aurait pu constituer une Hotte sérieuse de quatre cuirassés avec les bàtimens légers correspondans. Tout ce qu’a accordé sir Wilfrid Laurier, ç’a été de faire construire quatre croiseurs et six destroyers, stationnés partie sur le Pacifique, partie sur l’Atlantique, d’acheter à l’Angleterre deux vieux croiseurs comme vaisseaux-écoles et d’ouvrir une école navale. Ce n’est plus là qu’un médiocre programme de défense des côtes ; mais l’opinion coloniale ne permettait pas d’obtenir davantage. Encore M. Laurier a-t-il été violemment attaqué par certains de ses compatriotes canadiens-français pour excès d’impérialisme et a-t-il dû, plus formellement encore que le gouvernement australien, spécifier que les navires canadiens ne seraient mis à la disposition de la métropole en cas de guerre que si le gouvernement du Dominion approuvait la lutte dans laquelle l’Angleterre s’engagerait.

Au point de vue de la défense terrestre, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont réorganisé leurs milices, conformément aux décisions prises à la conférence de 1909 et suivant un plan tracé par lord Kitchener. La première pourra mettre en ligne, en temps de guerre 127 000 hommes et la seconde 30 000, y compris de l’artillerie et de la cavalerie. La dépense annuelle, pour ces forces de terre, ne montera pas à moins de 50 millions de francs pour l’Australie et de 10 millions pour la Nouvelle-Zélande ; c’est 10 francs par tête d’habitant. Le Canada, toujours plus hésitant, a pourtant consenti à refondre son système de milices, suivant un programme indiqué par le général French, commandant en chef de l’armée britannique, et qui prévoit l’organisation de six divisions comprenant chacune les trois armes et tous les services complémentaires ; un officier britannique serait attaché à chacune d’elles comme chef d’état-major. Ceci est une grande concession du particularisme canadien.

On peut épiloguer sur les restrictions dont s’entoure le concours militaire et maritime des colonies ; on peut faire observer que les 2 cuirassés, les 7 croiseurs, les 12 destroyers dont elles font les frais n’apportent qu’un bien faible appoint à la Hotte britannique qui compte 48 grands cuirassés modernes, 10 plus anciens, 33 croiseurs-cuirassés, 57 autres croiseurs, 184 destroyers, et à laquelle vont s’ajouter 13 bâtimens cuirassés, 8 croiseurs, 20 destroyers en construction, sans parler des petits navires de complément. Il n’en est pas moins vrai que les colonies d’Australasie surtout s’imposent des sacrifices considérables par rapport à leur faible population, qui n’atteint pas le huitième de celle du Royaume-Uni. C’est, à tout le moins, le commencement d’une évolution nouvelle qui, dans la sphère de la défense comme du commerce de l’Empire, se traduit par des actes. Il convient, en outre, de ne pas oublier certaines mesures plus modestes, comme la pose d’un câble entre le Canada et l’Australie, qui a permis de diminuer beaucoup le prix des télégrammes de la Grande-Bretagne à ses plus lointaines possessions, comme la réduction du tarif des lettres à un penny (10 centimes et demi) dans tout l’intérieur de l’Empire, comme l’établissement de lignes rapides subventionnées entre le Royaume-Uni et le Canada. Ce sont là des fruits des diverses conférences ; ces innovations pratiques n’ont pas grand éclat ; mais en facilitant les communications, elles contribuent très efficacement à resserrer les liens impériaux.


V

La conférence de 1911 a-t-elle marqué une étape de plus ? Elle a fait d’abord une œuvre juridique importante. Le « Comité judiciaire du Conseil privé, » qui fait fonction de Cour Suprême pour tout l’Empire, est aujourd’hui purement anglais ; il comprend le lord chancelier, quatre lords of appeal, les anciens juges faisant partie du conseil et d’autres conseillers privés désignés par le Roi. Renouvelant une demande déjà faite en 1907, deux résolutions ont été présentées par l’Australie et la Nouvelle-Zélande pour demander l’adjonction de jurisconsultes coloniaux. Le gouvernement impérial a compris que la réforme ne pouvait plus être différée, sous peine de voir les colonies instituer chacune chez elles des Cours de cassation. Avec son assentiment, la conférence a adopté à l’unanimité le principe, et la réforme va être réalisée sans retard, comme M. Asquith s’y est formellement engagé.

Elle peut avoir des conséquences importantes, non seulement par la satisfaction immédiate qu’elle donne aux coloniaux, mais parce que le contact des plus hauts magistrats du Royaume-Uni et des Dominions, amenant rétablissement graduel, sur certains points, d’une jurisprudence commune, peut préparer la voie à l’unification de la législation elle-même en bien des matières. La conférence a voté une résolution, un peu vague, affirmant que cette uniformité législative, sans être possible d’une façon universelle, était souhaitable en beaucoup de cas ; mais elle en a adopté aussi de plus précises et d’un grand intérêt pratique. L’une invite les gouvernemens des diverses portions de l’Empire à se concerter en vue d’assurer l’exécution rapide et facile dans chacune d’elles des jugemens rendus par les tribunaux des autres, ainsi que des arbitrages commerciaux. Une autre s’applique spécialement à simplifier la procédure d’opposition sur les salaires et revenus, en vue de diminuer le trop grand nombre des maris infidèles et des pères dénaturés qui passent d’un point à l’autre de l’Empire en abandonnant femmes et entons. Une troisième, fort importante pour les pays d’immigration, a trait aux naturalisations. L’Angleterre exige des postulans cinq ans de résidence, le Canada trois seulement, l’Australie deux, la Nouvelle-Zélande ne prescrit aucun minimum ; les naturalisations coloniales ne sont pas valables dans le Royaume-Uni. La conférence a voté une proposition, en vertu de laquelle le temps passé par le postulant dans l’une quelconque des colonies britanniques serait compté pour les cinq ans nécessaires à la naturalisation anglaise. Un projet de loi en ce sens va être incessamment déposé au Parlement de Westminster.

Ces réformes d’ordre juridique semblent peu brillantes aux gens ambitieux et pressés. On aurait tort pourtant de les dédaigner. Modestes et pratiques, elles n’apportent aucune gêne à personne ; elles offrent, au contraire, aux citoyens dispersés de l’Empire des commodités, des avantages de la vie journalière tels qu’il n’en existe pas entre étrangers, et qui, s’accroissant et se multipliant peu à peu, consolident les liens impériaux parce que chacun s’aperçoit qu’il y aurait mille inconvéniens à les rompre. Elles font plus ainsi pour le maintien de l’Empire que des changemens plus éclatans, mais dangereux parce qu’ils sembleraient aux yeux de certains coloniaux limiter l’autonomie dont ils sont si jaloux.

Sur le grave sujet de la Défense impériale, ce n’est pas à proprement parler la conférence qui a délibéré, c’est l’Imperial Committee of Defence, organe permanent qui comprend les principaux membres du Cabinet anglais, notamment le premier ministre, les ministres des Affaires étrangères, de la Marine, de la Guerre et des Colonies, ainsi que les commandans en chef de l’armée et de la flotte, auxquels on avait, pour la circonstance, adjoint les premiers ministres coloniaux et quelques-uns de leurs collègues, car les colonies ont aussi leurs ministres « de la Défense » et l’Australie a même un ministre des Affaires extérieures. Ces séances du Comité de la Défense impériale élargi ont naturellement été secrètes. Un développement considérable des forces coloniales a-t-il été décidé ? L’Australie a-t-elle adopté définitivement le plan, gigantesque pour elle, élaboré par l’amiral Henderson, que son gouvernement semblait considérer avec faveur, et qui prévoyait la constitution d’une flotte de premier ordre, comprenant 8 Dreadnoughts, 16 croiseurs et nombre de petits navires ? L’avenir nous l’apprendra. Ce qui est certain, c’est que le ministre de la Marine britannique, M. Mac-Kenna, a déclaré à Pontypool, le 13 juin dernier, que les arrangemens relatifs à la marine qui venaient d’être conclus avec les Dominions étaient « des plus satisfaisans » et qu’entre la mère patrie et celles des colonies qui ont décidé d’avoir des flottes à elles, « il y aurait interchangeabilité des officiers et des hommes, avec des règles d’instruction et de discipline communes, de façon à permettre aux flottes jointes d’agir, au cas de guerre, en complète union. » On serait donc parvenu à une entente qui réduira au minimum les inconvéniens de l’autonomie navale que l’Angleterre se voit obligée de laisser à ses filles émancipées. Ce serait un très important et très positif résultat, car l’action commune de flottes soumises à des règles uniformes d’instruction et de discipline est autrement efficace que celle de marines simplement alliées, mais où tous les règlemens diffèrent, et auxquelles il est presque impossible de donner la cohésion, si indispensable à la guerre.

Pour importantes que puissent être les résolutions positives arrêtées par le Comité de Défense impériale, elles sont dépassées, peut-être, par l’effet moral qu’a produit l’admission des ministres coloniaux dans le sein de ce conseil suprême, où se débattent les questions qui touchent le plus directement au salut même de l’Empire et à la direction de sa politique. Les plus ardens comme les plus tièdes des impérialistes, les coloniaux comme les Anglais n’ont pas hésité à voir là l’événement le plus considérable, l’innovation la plus essentielle qui ait marqué la conférence impériale. On ne s’est pas borné à exposer aux Premiers coloniaux tout le système de défense militaire. On leur a fait connaître aussi, dans ses principes comme dans ses détails, dans ses motifs comme dans ses procédés, la politique extérieure de l’Empire. « Jusqu’ici nous étions invités à délibérer au seuil de la maison, a dit l’un des représentans des colonies ; aujourd’hui, nous pénétrons dans ses appartenons les plus secrets. » C’est la même pensée qu’exprimait M. Asquith dans son discours de clôture : « Nous vous avons dévoilé, disait-il, les arcana imperii, nous vous avons appelés dans les conseils les plus secrets de la nation. » Cette preuve de confiance et d’estime a profondément touché, non seulement les ministres, mais la grande majorité des habitans des Dominions. « C’est le commencement d’une ère nouvelle, » n’ont pas hésité à dire tous deux des hommes aussi peu suspects d’impérialisme excessif, aussi attachés à l’autonomie coloniale que M. Fisher et le général Botha.

Ainsi instruites des raisons profondes qui déterminent la politique de l’Empire, les colonies seront peut-être moins promptes à récriminer en la voyant s’écarter parfois des voies qu’elles voudraient lui faire suivre. Connaissant ses directions générales, elles pourront aussi mieux y conformer leur ligne de conduite dans les affaires d’intérêt commun. Mais convient-il, dans les assemblées qui réunissent leurs représentans et ceux de la métropole, d’aller au-delà d’informations et de consultations amicales d’ordre général ? Est-il possible, en ces questions si complexes de politique étrangère, comme en ce qui concerne les relations commerciales ou politiques entre les diverses parties de l’Empire, d’aboutir dès aujourd’hui à l’institution d’organes communs de gouvernement, d’arrêter des résolutions immédiatement ou prochainement applicables ?

La conférence impériale ne l’a point pensé. Elle a discuté plusieurs de ces questions. Chaque fois, elle les a résolues, ou par le maintien du statu quo, ou dans le sens d’une indépendance encore plus grande des diverses parties de l’Empire les unes vis-à-vis des autres. Et l’homme qui s’est le plus vivement opposé à, tout système de concentration, à tout essai d’organisation impériale [proprement dite, — et qui a eu d’ailleurs facilement gain de cause, parce qu’il ne faisait qu’exprimer la pensée profonde de ses collègues, — c’est celui-là même qui invitait jadis la métropole à appeler les colonies dans ses conseils, c’est sir Wilfrid Laurier.

Le premier ministre du Canada, comme celui de l’Australie, comme le général boer devenu Premier de l’Afrique du Sud, ont d’abord déclaré à l’envi et répété en maintes circonstances que, si la guerre éclatait entre l’Angleterre et une nation étrangère, leurs pays se réservaient le droit d’examiner si la cause de l’Angleterre était juste et s’il leur convenait de prendre part à la lutte. C’est afin d’être ainsi, selon leur gré, belligérantes ou neutres, malgré les difficultés d’une telle situation sur le terrain du droit international, qu’elles ont tenu à conserver la haute main sur leur marine. Puisque les colonies entendent juger les décisions de la métropole, ne semblerait-il pas naturel du moins qu’elles recherchent les moyens d’influer sur elles, de façon à limiter les chances de désaccord ? C’est ce qu’avait demandé M. Fisher, en rappelant plusieurs cas où le Cabinet de Londres avait négocié des traités touchant aux intérêts des Dominions sans prendre leur avis. Le ministre anglais des Affaires étrangères acceptait volontiers de s’engager à les consulter désormais avant l’ouverture de toute négociation. Sir Wilfrid Laurier n’a pas voulu suivre sir Edward Grey dans ce qui semblait pourtant une concession aux colonies. Ériger en système de telles consultations, a-t-il dit, serait une mesure grosse de conséquences. Le gouvernement impérial risquera de recevoir des avis contradictoires. D’ailleurs, si l’on consulte un Dominion sur des questions pouvant entraîner la guerre, ne sera-t-il pas obligé de prendre part à cette guerre ? « L’Empire a beau être une famille de nations, le poids principal des affaires doit porter sur les épaules de la Grande-Bretagne et ce serait aller trop loin que d’exiger, en tous cas, que les Dominions fussent consultés. » Pour le premier ministre canadien, qui venait de signer avec les Etats-Unis une convention de réciprocité commerciale, au grand scandale des impérialistes, il suffit, d’une part, que les Dominions puissent conclure des traités de commerce comme ils l’entendent, et, de l’autre, qu’ils ne soient pas compris, à moins qu’ils n’y aient expressément consenti, dans les traités de ce genre conclus par la métropole.

Ces droits leur sont, depuis plusieurs années, formellement reconnus : dans tous les traités de commerce récens négociés par le Royaume-Uni, il est stipulé qu’ils ne s’appliqueront aux colonies que si elles y adhèrent elles-mêmes. Ceci ne satisfait pourtant pas pleinement sir Wilfrid Laurier. Il ne lui suffit pas que l’avenir soit assuré, il voudrait revenir sur le passé, et faire modifier une douzaine de traités anciens, où ne figure pas la clause de l’exemption des colonies. La question est d’importance pour elles parce que, si elles accordent des faveurs à un autre pays, les puissances signataires de ces douze traités sont endroit de réclamer le même traitement au nom de la clause de la nation la plus favorisée. Appuyé par M. Fisher, il a obtenu de la conférence un vote en ce sens et le gouvernement britannique va s’employer auprès des puissances intéressées pour aboutir à la dénonciation desdits traités en ce qui concerne les Dominions. Ce vote a provoqué la tristesse indignée du Times qui, se faisant le porte-parole des impérialistes purs, affirme qu’on s’engage ainsi dans une voie tout à fait opposée à l’impérialisme véritable et que, loin de favoriser l’unité de l’Empire, on en accentue encore l’incohérence économique.

L’organisation politique n’a pas fait plus de progrès à la conférence que l’organisation économique ou diplomatique. À défaut de Parlement impérial élu et muni de pouvoirs législatifs, sir Joseph Ward avait proposé une série démesures subsidiaires, dont M. Louis Harcourt, ministre anglais des Colonies, s’inspirait, — tout en les atténuant, — pour suggérer l’institution d’une Commission consultative permanente, composée du ministre des Colonies, de deux autres représentans du gouvernement britannique et des Hauts-Commissaires que les Dominions entretiennent à Londres. Cette commission s’occuperait de l’exécution des résolutions de la conférence actuelle, de l’ordre du jour de la conférence suivante et examinerait les questions qui lui seraient soumises par le gouvernement impérial ou ceux des Dominions. C’était l’embryon d’un corps représentatif.

Sir Wilfrid Laurier prit une fois de plus l’initiative de la résistance sur le terrain de la stricte autonomie locale, qu’il ne veut à aucun prix voir affaiblir. Une telle commission, dit-il, pourrait suggérer des mesures qui conviendraient à telle partie de l’Empire et non à telle autre ; il n’en résulterait que des frottemens ; mieux vaut laisser les Hauts-Commissaires à leur rôle officieux d’aujourd’hui, grâce auquel ils peuvent, dans des conversations confidentielles, résoudre bien des difficultés entre la métropole et les Dominions. Le Premier canadien entraîna son collègue d’Australie, qui insista sur les inconvéniens d’une organisation trop rigide, trop officielle, et la commission consultative de M. Harcourt fut enterrée avec les mêmes honneurs que le Parlement impérial de sir Joseph Ward.

Après avoir fait échouer tant de propositions impérialistes, sir Wilfrid Laurier a cependant fait adopter une résolution qu’il ne convient pas de traiter trop légèrement. Elle porte :


Qu’une Commission royale sera nommée, en vue de procéder à une enquête sur les ressources naturelles de chaque partie de l’Empire représentée à cette conférence, le développement qu’elles ont atteint ou peuvent atteindre, les facilités qu’elles offrent à la production, à l’industrie, aux communications, le commerce de chaque partie avec les autres et avec le monde extérieur, les besoins de chacune en articles alimentaires et matières premières, et les sources d’où l’on peut tirer ces denrées ; ainsi que sur la mesure dans laquelle le commerce entre ces diverses parties de l’Empire est influencé favorablement ou non par la législation en vigueur, et les moyens, compatibles avec la politique fiscale de chaque partie, par lesquels ce commerce pourrait être amélioré et étendu.


Ce n’est pas, croyons-nous, une simple fiche de consolation que le Premier canadien a voulu donner aux purs impérialistes, après les avoir un peu malmenés. Les commissions, dans l’Empire britannique, ne sont pas toujours des cimetières. Beaucoup ont abouti à des résultats pratiques. Celle-ci, qui va parcourir tous les Dominions, qui recueillera une foule de dépositions, dont le rapport sera répandu à travers tout l’Empire, aura d’abord le mérite d’attirer l’attention de tous sur l’importance des intérêts communs. Elle aura sans doute aussi pour conséquence des mesures législatives simples, de nature à améliorer les communications, à faciliter l’émigration, à rendre les transactions plus sûres et plus aisées, à resserrer les liens économiques et sociaux entre les diverses portions de l’Empire. C’est un de ces procédés modestes en apparence, mais susceptibles de conduire à de grands développemens, qui plaisent à l’esprit anglais, que sir Wilfrid Laurier, Français de pure race, connaît pourtant si bien.

La tendance à la libre coopération des Dominions et de la métropole sur le terrain de la stricte autonomie locale a, en définitive, triomphé à la conférence de la tendance à la concentration, qui limite forcément cette autonomie. Il apparaît du reste, à la lumière des faits, que, pour être plus lente, la première des deux méthodes rivales peut cependant être féconde. Mais, depuis la clôture de la conférence, un événement considérable s’est produit. L’homme dont le long et brillant passé, la souple intelligence et le talent oratoire avaient le plus contribué à faire écarter tout essai d’institution centrale était sir Wilfrid Laurier. Aussi bien que son attitude à la conférence, le traité de réciprocité commerciale qu’il venait de conclure avec les États-Unis et qui semblait incompatible, — encore qu’il s’en défendit, — avec les projets d’Union douanière impériale, le posaient en champion irréductible du particularisme colonial. Or sir Wilfrid Laurier vient d’être précipité du pouvoir, aux élections canadiennes du 21 septembre, sur le terrain même de l’impérialisme. A voir changer de camp la plus grande et la plus prospère des colonies, qui doit au merveilleux essor de sa richesse tant de prestige à travers tout l’Empire, les impérialistes purs, les partisans de la concentration, poussent des cris de triomphe. Vont-ils maintenant l’emporter ?


VI

Que signifient exactement ces élections canadiennes ? Le traité de réciprocité, qui en a été le grand tremplin, avait été conclu avec les États-Unis par sir Wilfrid Laurier pour donner satisfaction aux agriculteurs de l’Ouest canadien. Dans les immenses « Prairies » qui s’étendent des Grands Lacs aux Montagnes-Rocheuses, sont venus s’établir depuis vingt ans, depuis dix ans surtout, des centaines de mille colons. La production canadienne du blé, qui vient presque exclusivement de ces régions, a passé de 22 millions d’hectolitres en 1900 à 59 millions en 1909. Ce blé, et le bétail qu’on élève aussi en immenses troupeaux, il faut naturellement en exporter la plus grande partie. Dès lors l’agriculture de l’Ouest a trois préoccupations essentielles : abaisser ses prix de revient pour mieux lutter avec ses conclurons de l’Argentine, de l’Inde, de la Russie ; s’ouvrir des débouchés aussi nombreux que possible ; transporter ses produits au moindre coût et dans le moindre temps, ce qui est important, car on ne moissonne qu’à la fin d’août et il faut gagner la voie économique des Grands Lacs avant qu’ils gèlent en novembre. A la réalisation de ce triple but le tarif protecteur constitue un grave obstacle.

Pourquoi, disent les colons de l’Ouest, faire de nous les cliens forcés des industries de serre chaude du vieux Canada de l’Est, de ces syndicats de quelques usiniers qui nous exploitent, quand nous pouvons trouver à bien meilleur compte et plus près de nous à Chicago, à Omaha, à Minneapolis, des tôles pour couvrir nos bâtimens, du fil de fer pour nous clore, des machines agricoles pour travailler nos champs, des minoteries pour moudre nos blés, en attendant le jour très prochain où nous y trouverons aussi un nouveau marché pour nos produits, car les Etats-Unis, qui exportaient, il y a dix ou quinze ans, 80 ou 100 millions d’hectolitres de blé, n’en exportent plus que 20 et sont à la veille d’en importer ? Pourquoi aussi nous astreindre à nous servir des trois seules voies ferrées, toujours encombrées, qui nous relient aux Grands Lacs par le territoire canadien, quand une dizaine de lignes franchissent la frontière américaine et enlèveraient nos blés au plus vite ? Pourquoi, en un mot, nous imposer des relations économiques artificielles avec le Canada de l’Est, dont nous séparent les vastes espaces stériles qui s’étendent au Nord du Lac Supérieur et du Lac Huron, quand la nature nous invite à regarder vers le Sud, à commercer, par-delà la frontière idéale du 49e degré, avec les centres de l’Ouest américain, plus peuplés, plus riches, plus rapprochés de nous que Montréal ou que Toronto ?

Ces réclamations sont présentées d’une voix d’autant plus impérieuse que beaucoup des colons de la Saskatchevvan et de l’Alberta sont des Américains d’origine : sur 152 000 immigrans arrivés en 1909 au Canada, 72 000 viennent des Etats-Unis, et, si l’on ne considérait que l’Ouest, la proportion des Américains serait plus forte encore. Pionniers éprouvés, tous munis d’un certain capital, ils sont l’élément le plus actif de la colonisation. Ils ne répugnent pas à devenir, sous des institutions très analogues aux leurs, les sujets théoriques du roi George ; mais ils ne peuvent admettre d’acheter très loin et très cher, pour le bénéfice de quelques industriels, les machines et les fers qu’ils sont habitués à trouver à meilleur compte tout près. D’où la « révolte de l’Ouest, » toute pacifique encore, les cris de guerre contre la nouvelle féodalité, et une agitation qui a paru suffisamment grave à sir Wilfrid Laurier pour que, pendant l’été de 1910, il se décidât à faire un long voyage à travers l’Ouest canadien. À chaque station, les ligues agricoles vinrent l’entretenir de leurs revendications. Parmi leurs protestations énergiques, passionnées même, l’oreille fine du premier ministre put distinguer, par momens, comme un murmure, encore faible, mais menaçant, de séparatisme. Ce fut assez pour qu’ayant gardé peut-être au fond du cœur quelque penchant vers le libéralisme économique, leur idéal de jadis, sir Wilfrid et son parti se décidassent à négocier le traité de réciprocité commerciale, signé enfin à Washington le 21 janvier 1911.

Par ce traité, les tôles, les fils de fer et d’acier importés des États-Unis vont être admis en franchise au Canada, les machines agricoles, les cimens américains bénéficient de réductions de droits considérables. En revanche, les céréales, les bestiaux canadiens seront exempts de droits aux États-Unis, les bois, les minerais, etc., ne seront soumis qu’à des tarifs réduits. L’Ouest canadien paraît content ; il semble que les « Provinces maritimes, » le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Ecosse devraient l’être également, car le traité contient des articles favorables à leurs pêcheries. C’est au tour des régions manufacturières de protester ; les chemins de fer sont médiocrement satisfaits aussi, quoique les transports de l’Ouest soient si considérables qu’ils ne puissent guère souffrir de ce qui l’aide à se développer. Les grandes industries de l’Est et les puissans intérêts financiers groupés autour d’elles entament une vive campagne de protestation. Malgré la forte majorité dont il dispose au Parlement, — 131 voix contre 90, — le premier ministre n’ose faire ratifier le traité sans nouvelles élections. Il se croit cependant sûr de l’emporter et n’attend même pas que la nouvelle répartition des sièges, à la suite du recensement de 1911, vienne augmenter le nombre des députés de l’Ouest, qui lui apporteront des voix fidèles. À peine rentré 4e la conférence impériale et du couronnement, il dissout la Chambre et convoque les électeurs pour le 21 septembre. Le résultat est désastreux pour lui : sur 221 députés, sont élus 130 conservateurs, 80 libéraux, 10 nationalistes, 1 socialiste. Les libéraux perdent 50 sièges, plus du tiers de ceux qu’ils détenaient et la situation parlementaire est entièrement retournée.

Comment cette écrasante défaite des libéraux canadiens est-elle considérée comme une victoire de l’impérialisme ? C’est ce qu’il faut maintenant expliquer.

La grande bataille de la campagne électorale s’est livrée sur le traité de réciprocité, question purement économique, semble-t-il au premier abord. Mais, soit conviction profonde, soit habileté tactique, les adversaires de la réciprocité ont élargi le terrain. Il ne s’agit pas, disent-ils, d’une simple affaire commerciale ; c’est une question bien plus haute, c’est un problème national qui se pose. L’abaissement des barrières douanières entre les Etats-Unis et le Canada n’est qu’un premier pas. Aux nouveaux liens économiques, qui vont se nouer, succéderont bientôt des liens politiques. Au bout de la voie où M. Laurier engage le pays, se trouve fatalement l’annexion du Canada aux États-Unis. Quelques paroles imprudentes prononcées aux États-Unis par des champions de la réciprocité, et non des moindres, servent à corroborer l’argument. Le président Taft n’a-t-il pas déclaré que le Canada se trouvait à un tournant de son histoire, au point où il faut choisir entre deux voies, at the parting of the ways, et M. Champ Clark, speaker de la Chambre des Représentans, l’un des chefs le plus en vue du parti démocrate qui va peut-être reconquérir le pouvoir, n’a-t-il pas laissé entendre qu’un mouvement naturel et inévitable conduirait le Canada et les Etats-Unis de la réciprocité à l’union économique, et de l’union économique à l’union politique ? Le Canada veut-il abdiquer sa personnalité, se perdre dans l’énorme masse des Etats-Unis ? Veut-il au contraire poursuivre son existence indépendante qui, grâce à ses magnifiques ressources, le mènera un jour à une fortune presque aussi éclatante que celle de ses superbes voisins ?

C’est l’argument purement national. Peut-être repose-t-il sur un sophisme, car ce n’est pas en refusant tout aux gens de l’Ouest, c’est en leur faisant, au contraire, certaines concessions qu’on les empêchera de se jeter dans le séparatisme et de prôner l’annexion aux Etats-Unis comme le seul moyen de satisfaire leurs besoins économiques. Juste ou non, il faut reconnaître qu’il porte beaucoup, et sur les Canadiens anglais de l’Ontario, et sur nombre de Canadiens français qui voient, non sans raison, dans l’annexion aux Etats-Unis, le plus grave péril pour leur race. Mais à côté de l’argument national et se confondant presque avec lui, voici l’argument impérialiste :

Plus directement encore qu’il ne prépare l’annexion aux Etats-Unis, le traité de réciprocité, dit-on, brise le lien impérial. Avec de telles faveurs douanières faites aux produits américains, dont beaucoup vont entrer en franchise, comment parler encore de Preferential Trade avec la métropole, et s’il est impossible de lui accorder aucun privilège appréciable chez nous, comment pourrons-nous en attendre d’elle ? Adieu donc l’union commerciale, adieu la Tariff Reform anglaise. La métropole aurait tôt ou tard établi des droits sur les produits alimentaires étrangers, droits dont les articles coloniaux auraient été exempts. Nous la décourageons. Pour lutter sur des marchés incertains, nous abandonnons l’espoir d’acquérir sur le marché de l’Angleterre une place privilégiée. Nous lâchons la proie pour l’ombre.

Tel est le côté économique de la question impériale ; c’est lui qu’on met principalement en vedette dans la grande presse, dans les réunions importantes, où parlent les candidats, les chefs de partis surtout. M. Borden, le chef des conservateurs, aujourd’hui premier ministre, résume le double argument national et impérial, tel que son parti l’affirme officiellement quand, à la veille du scrutin, il déclare : « Je conjure les électeurs de ne pas s’écarter de la voie droite qui mène à faire une grande nation. Je les prie d’émettre un vote mûrement réfléchi en faveur de la conservation de notre héritage, de la sauvegarde de notre liberté commerciale et politique, du maintien du Canada comme nation autonome au sein de l’Empire britannique. » Mais il est encore d’autres raisons qu’on fait valoir plus bas, dans les parlotes de village ou de quartier, dans les petits journaux, dans la propagande personnelle et qu’on réserve aux provinces anglaises, surtout à l’Ontario.

C’est dans cette province que les libéraux ont perdu le plus de voix. Ils y occupaient 35 sièges contre 51 ; ils n’en ont plus que 15 contre 71. Les vieilles haines de race y sont encore vivaces. Peuplé surtout de descendans des loyalistes, qui ont quitté les États-Unis au lendemain de la proclamation de leur indépendance, Ontario est à la fois le centre de la prépondérance anglaise au Canada et le lieu où cette prépondérance est le plus menacée. Avec une proportion de vingt-quatre naissances pour 1 000 habitans, comment pourrait-elle résister à la pression de Québec où la natalité dépasse 40 pour 1000 ? De plus en plus, les comtés du Nord et de l’Est sont envahis par l’élément français ; l’orgueil des colons anglais s’en désespère et s’en exaspère à la fois. Un grand organe de Londres, étranger à toute passion de race et de parti, l’Économiste signalait dans une correspondance du Canada le rôle joué aux dernières élections par la Ligue Orangiste, qui compte dans l’Ontario 2 000 loges, soit, dans chaque circonscription, quinze comités, acharnés contre le premier ministre canadien-français. C’est ce que notait au lendemain du scrutin le journal canadien la Presse.


Les argumens employés contre l’administration libérale par le parti conservateur n’ont pas tous été d’ordre économique. Le fanatisme de race et de religion en a fourni sa large pari, et ce ne sont pas ceux-là qui ont été les moins puissant ; sur l’opinion. Nous savons qu’il y avait toute une organisation qui s’était spécialement chargée de circonvenir les « British born, » c’est-à-dire toute cette population d’immigrans qui nous est venue au pays depuis huit ou dix ans. Le mot d’ordre de cette organisation était : « Down with Romanism ! » A bas l’Église romaine ! On n’avait garde de le crier dans les assemblées publiques, mais on le répétait de bouche en bouche dans la cabale secrète. Le terrain avait été, d’ailleurs, depuis assez longtemps préparé par le « News » et les autres journaux orangistes, dont on sait la campagne ardente contre la prétendue prépondérance romaine, surtout au sujet du fameux décret « Ne temere. » Les « British born, » dans leur haine séculaire du papisme et dans leur orgueil de race, ne pouvaient souffrir plus longtemps qu’une colonie britannique fût gouvernée par un premier ministre catholique et canadien-français. La province d’Ontario a peut-être voulu défaire la réciprocité ; mais elle a certainement, voulu par-dessus tout renverser sir Wilfrid Laurier.


Un autre organe libéral, le Canada, disait de même :


Lorsque l’on examine en détail le résultat des élections d’avant-hier, on constate indubitablement que c’est une victoire impérialiste.

Sir Wilfrid Laurier, appuyé par la province de Québec, était le champion de l’autonomie canadienne, dans les relations du Dominion avec l’Empire, comme avec les nations étrangères.

On avait avec soin cultivé dans les provinces anglaises le sentiment qu’il s’était montré, aux diverses conférences impériales, trop peu soucieux de resserrer les liens, tant économiques que politiques, qui nous unissent à la Grande-Bretagne ; qu’il avait au contraire, et jusque dans l’organisation de la marine des colonies autonomes, arraché au gouvernement impérial des concessions que, sans son prestige, les autres Dominions n’auraient point songé à demander. Le vote de jeudi signifie que, pour les provinces anglaises, la marine canadienne n’est pas assez impérialiste.

Ce sentiment, on l’a avivé et rendu irrésistible en représentant la convention de réciprocité avec les Etats-Unis comme une étape vers l’annexion et une séparation définitive de nos intérêts commerciaux d’avec ceux de l’Empire. C’est la seule explication du fait que dans les comtés qui font du commerce régulièrement avec les Etats-Unis et qui devaient bénéficier de la réciprocité, partout où la majorité était d’origine britannique, le vote a été donné contre la réciprocité. La presque unanimité de la province d’Ontario est une preuve indiscutable de ce que nous avançons. Jamais cette province n’avait exprimé de manière plus éclatante sa détermination de maintenir le Canada sous la tutelle de l’Empire et de lier ses destinées économiques et politiques aussi étroitement que possible à celles de la Grande-Bretagne.


Impérialisme économique, impérialisme sentimental, voilà donc, à côté des intérêts purement protectionnistes, qui leur ont servi de soutien et s’en sont servis parfois comme de masque, deux idées qui ont assurément joué un rôle considérable dans les élections canadiennes. Cela justifie en quelque mesure l’enthousiasme qu’elles ont suscité dans le parti conservateur anglais, dans les journaux impérialistes, le Times en tête, et chez tous les impérialistes, de l’Angleterre à la Nouvelle-Zélande. Là n’ont pas été pourtant les seuls facteurs de la défaite libérale, et, à y regarder de près, peut-être les impérialistes devraient-ils un peu déchanter.

Un curieux phénomène s’est produit à ces élections. Très atteint dans l’Ontario, M. Laurier l’a été aussi dans la province de Québec. Ses partisans y sont tombés de 52 à 38, ses adversaires ont passé de 13 à 27. Il a perdu 5 sièges au profit des conservateurs et 9 au profit du petit groupe nationaliste, que M. Henri Bourassa représentait jusqu’ici seul au Parlement. Trop Français aux yeux des Canadiens anglais, sir Wilfrid Laurier paraît trop Anglais à bon nombre de Canadiens français. De là est né un mouvement, dont M. Jacques Bardoux a parfaitement décrit la genèse dans un récent article de la Revue, Cédant aux séductions que les Anglais sont si habiles à exercer quand ils le veulent, l’ancien premier ministre, si fin pourtant, a peut-être un peu oublié la force des sentimens, des instincts de race. Beaucoup de ses compatriotes ne lui ont pas pardonné l’envoi dans l’Afrique du Sud, pour lutter contre les Boers, de volontaires canadiens, parmi lesquels presque aucun Français ne s’est enrôlé. Ils ont trouvé excessive et onéreuse la modeste marine canadienne que sir Wilfrid Laurier a consenti à créer, et que les Canadiens anglais jugeaient insuffisante. Ardent, énergique, éloquent, M. Henri Bourassa s’est institué le porte-parole et le chef des mécontens ; tout en défendant les droits légitimes de sa race et de sa foi, il prétend d’ailleurs faire, non pas du nationalisme canadien-français, mais du nationalisme canadien tout court. Il se déclare dévoué au maintien de l’allégeance britannique, sauvegarde de la nationalité franco-canadienne, mais n’entend pas resserrer les liens avec la métropole ni se mettre sous sa tutelle. Ni annexion aux Etats-Unis, ni vasselage impérialiste, voilà son mot d’ordre. Le Canada ne doit pas plus être une annexe économique de ses voisins méridionaux qu’un soutien militaire et naval de la métropole. Il doit fare da se, il doit être lui-même, Canadien et non pas Anglais ou Américain. Ce programme, on compte le développer plus tard dans les provinces anglaises. Il ne l’a été encore que dans la province de Québec, ce qui a suffi pour donner au jeune parti un grand rôle dans les élections, et par les sièges qu’il a enlevés aux libéraux et par le désarroi qu’il a jeté dans leurs rangs. Mais, en dépit de la coalition avouée des partisans de M. Borden et de M. Bourassa, on ne saurait mettre au compte de l’impérialisme britannique les succès du nationalisme canadien, qui en est tout l’opposé.

Il est une question plus grave encore. Malgré la différence des deux doctrines, certains conservateurs canadiens ne sont-ils pas plus près du nationalisme que de l’impérialisme pur ? Par la force des choses, par le jeu naturel des partis, ils ont été amenés, en opposition avec les libéraux suspects d’inclinations américaines, à se poser plus ou moins en champions d’une union plus étroite avec la mère patrie. Mais ce sont des opinions de fraîche date, au point de vue économique du moins, et naguère les libéraux pouvaient se prétendre plus impérialistes que les conservateurs. Quand M. Laurier, le premier de tous les gouvernans coloniaux, a, dès son arrivée au pouvoir, accordé des détaxes douanières aux produits de la métropole, ces concessions étaient très loin d’être agréables aux conservateurs, ultra-protectionnistes, inféodés aux industriels qui bénéficiaient des hauts tarifs. Cet état d’esprit a si peu disparu que des journaux canadiens ont pu se demander si les privilèges douaniers de la métropole n’étaient pas menacés du fait des dernières élections. Les conservateurs paraissent trop engagés sur le terrain impérialiste pour qu’il en soit ainsi ; mais il est peu probable qu’en augmentant les détaxes, ils courent le risque de mécontenter leurs soutiens de la dernière campagne, les puissans intérêts financiers et industriels qui ne redoutent guère moins la concurrence anglaise que l’américaine. Quant aux armemens navals, ils devront se montrer économes à les étendre, sous peine de susciter de vifs mécontentemens.

Il faudra bien aussi ménager les sentimens de l’Ouest, d’autant qu’au Redistribution Bill, à la nouvelle et imminente répartition des sièges, qui va suivre le recensement, les provinces libérales d’Alberta et de Saskatchewan gagneront de nombreuses voix, tandis que les provinces conservatrices, Ontario et les provinces maritimes en perdront. Peut-être sera-t-on obligé d’en revenir sous une forme atténuée à des concessions douanières aux Américains.

La victoire impérialiste au Canada n’est donc ni si complète, ni si solide qu’il semble au premier abord. Elle existe pourtant. Le traité de réciprocité entre le Canada et les États-Unis n’est plus ; l’union commerciale de l’Empire redevient donc possible. La plus grande colonie britannique ne s’enferme plus dans un particularisme hautain. La séduisante figure de sir Wilfrid Laurier disparaît des conférences impériales de l’avenir. Nul n’aura certainement son prestige, ni probablement son talent pour s’opposer à tout essai de concentration et défendre la plus rigoureuse autonomie locale. Un peu abattus par leurs défaites dans la métropole, les impérialistes reprennent confiance à leurs succès aux colonies. Ils vont avoir le verbe plus haut, le champ plus libre, la propagande plus ardente.


VII

Entre les deux conceptions qu’on se forme au sujet de son avenir : l’une, celle de la libre coopération des diverses parties composantes, selon laquelle leur consentement unanime est nécessaire à toute action commune, l’autre celle de la fédération, où la minorité doit subir les volontés de la majorité, que deviendra l’Empire britannique ? Il serait malaisé de le dire. Les deux systèmes semblent irréductibles, mais le monde anglo-saxon est la terre classique des compromis, voire de la conciliation des contraires. Déjà les conceptions extrêmes sont bien moins éloignées l’une de l’autre qu’il y a soixante ou quatre-vingts ans. Les uns rêvaient alors d’absolue centralisation, de gouvernement des colonies sujettes par une métropole souveraine absolue ; les autres considéraient la désagrégation de l’Empire, l’indépendance des colonies comme inévitable, voire comme souhaitable. Aujourd’hui, l’on n’en est plus qu’à la fédération d’un côté, à l’autonomie de l’autre. Encore se montre-t-on de moins en moins absolu. Un doctrinaire pacifiste, un citoyen du monde aussi convaincu que M. W. T. Stead, résumant l’œuvre de la conférence impériale, admet parmi les principes sur lesquels doit être fondé l’Empire : l’existence d’une Cour suprême commune ; le droit pour chaque Dominion de conclure des traités de commerce distincts, étant entendu que toutes les parties de l’Empire jouiront au moins, chez les autres, du traitement de la nation la plus favorisée ; le droit de lever et d’équiper ses propres forces navales et de s’abstenir de toute participation active dans les guerres où la Grande-Bretagne est engagée, étant entendu que, par intérêt et par sentiment, mais non en vertu d’une obligation, les Dominions viendraient probablement à taule de la mère patrie en cas de besoin ; l’obligation pour le gouvernement impérial de consulter les Dominions, toutes les fois qu’il est question de modifier le droit international, ou qu’il s’agit d’une affaire affectant leurs intérêts ; une entente générale en vue d’une coopération mutuelle sur toutes les questions relatives aux communications inter-impériales, navigation, câbles télégraphiques, postes et toutes autres questions où une action commune peut servir au bien commun. Ce n’est plus l’absolue autonomie locale. C’est la reconnaissance de nombreux intérêts communs, qu’il est bon de traiter ensemble, et de l’interdépendance des diverses portions de l’Empire. Dans le camp opposé, l’impérialiste Times reconnaît lui-même que le plan de fédération de sir Joseph Ward est excessif, oppressif même, eu dehors de la politique pratique. Les extrêmes se rapprocheront certainement encore, les oscillations du pendule deviendront de moins en moins étendues jusqu’à ce qu’il s’arrête en un point médian.

Mais d’ici là, sous l’influence de forces centrifuges qui ont encore le champ trop libre, l’Empire n’est-il pas à la merci d’un incident, ne se désagrégera-t-il pas ? Certes, on ne peut méconnaître qu’il existe des tendances dissolvantes. L’une des plus dangereuses provient de la coexistence des deux empires britanniques, comme on l’a dit : l’Empire blanc composé de la mère patrie et des colonies à self-government, avec leurs 60 millions d’habitans blancs, et l’Empire « de couleur » comprenant l’Inde et les dépendances sujettes, les colonies de la couronne d’Asie, d’Afrique, des Indes orientales et d’Océanie, avec leurs 350 millions d’Hindous, de Jaunes et de Noirs.

En énumérant les intérêts communs de la métropole et des Dominions, M. Asquith mentionnait, à l’ouverture de la conférence, « leur tutelle commune » (common trusteeship), — des dépendances de la couronne qui ne sont pas encore parvenues et ne parviendront peut-être jamais au self-government. Seulement, si la métropole est consciente de ses devoirs d’éducatrice envers ses sujets de couleur, si elle se trouve d’ailleurs obligée d’accorder aux Hindous des droits de plus en plus considérables, les colonies voient le problème sous un tout autre angle, parce que leur situation est différente. L’une d’entre elles, l’Afrique du Sud, ne contient qu’une minorité de blancs en face d’une majorité de noirs quatre fois plus nombreuse ; c’est peut-être celle où la question est le mieux résolue, — parce qu’on ne pouvait l’esquiver, — par l’octroi de droits politiques à une fraction des noirs. Mais l’Australie, la Nouvelle-Zélande, même l’Ouest du Canada sont menacés d’une invasion de Jaunes ou d’Hindous. Ils ne veulent à aucun prix que la question de couleur se pose chez eux, et, pour cela, ils la résolvent par la question préalable en interdisant aux gens de couleur de pénétrer sur leurs territoires, en mettant à leur entrée des conditions pratiquement prohibitives. Les discussions de la conférence impériale ont montré jusqu’à quel point ils poussent l’exclusivisme. Les délégués de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande prétendaient interdire désormais, aux navires britanniques fréquentant leurs ports, l’emploi des matelots hindous, ou « lascars. » Ce n’est pas, ont-ils dit, un préjugé de couleur ; c’est une question économique : ces gens-là vivant de rien font baisser les salaires. Quel qu’en soit le motif, le résultat est le même, c’est l’exclusion des hommes de couleur. Pourra-t-on toujours la maintenir, même à l’endroit des sujets britanniques, quand ceux-ci, les Hindous surtout, approcheront de plus en plus du self-government ?

L’Angleterre serait-elle un jour forcée de choisir entre son Empire blanc et son Empire de couleur ? C’est ce que suggérait M. James Edmond, directeur du Bulletin, de Sydney, dans un bien curieux article que publiait la National Review et qui mérite d’être cité, parce qu’on y voit s’étaler à la fois le naïf orgueil et la profonde ignorance des démagogues coloniaux. La création de la flotte australienne, dit-il, a pour but :


… en premier lieu de conserver l’Australie à l’état de pays de Blancs contre tous envahisseurs, et, en second lieu (en second lieu seulement), de concourir à la défense de cet Empire, qui contient une majorité de gens de couleur. Pour une très grande partie des Australiens, une conquête allemande serait un fort petit malheur en comparaison d’une nombreuse immigration de nos soi-disant paisibles et loyaux concitoyens de l’Inde ou d’ailleurs. Et même, si la conquête de l’Australie par l’Allemagne était le seul moyen de s’opposer à une telle invasion, elle serait la bienvenue…

Il m’apparaît que le jour viendra où il faudra expliquer, une fois pour toutes, aux gens de couleur qui forment la grande masse de l’Empire qu’ils sont des êtres inférieurs (on les traite déjà comme tels) et qu’ils ne seront jamais rien d’autre. Et il faudra expliquer la même chose aux amis et alliés de la Grande-Bretagne en dehors de l’Empire.

On ne peut servir indéfiniment Dieu et Mammon. Il est difficile d’éduquer, d’élever l’homme de couleur pendant des années, et de le convaincre ensuite qu’il n’est pas plus avancé en matière politique qu’avant d’avoir été élevé.


La conclusion, c’est que l’Empire doit faire de la défense de l’Australie contre toute intrusion d’immigrans de couleur, — Chinois, Hindous, Birmans ou Japonais, — un principe aussi sacré que la défense de Londres contre une invasion armée ; sans quoi l’Australie s’en séparera.

L’auteur de cet article a sans doute l’ouïe trop faible pour avoir perçu les coups de tonnerre de Moukden et de Tsoushima, qui ont eu cependant leur répercussion jusqu’aux colonnes d’Hercule, plus éloignées du Japon que ne l’est l’Australie. Livrés à eux-mêmes, les Australiens apprendraient vite à coups de canon, puisqu’ils ne veulent pas l’entendre autrement, ce qu’il faut penser de l’infériorité de certaines gens de couleur. On peut se demander si, étant donné la faiblesse de l’immigration que cherchent stupidement à restreindre les syndicats ouvriers qui règnent en Australie, il est possible que ce pays résiste toujours à la pression des Jaunes, qui le peupleraient bien plus rapidement. Mais s’il est une puissance qui puisse l’en défendre, c’est assurément l’Angleterre, et l’Angleterre seule.

La plupart des Australiens sont encore assez sages pour le comprendre ; c’est pourquoi ils se rattachent à la mère patrie plus vivement qu’autrefois et lui offrent des navires, des canons, des faveurs commerciales. Pour l’Afrique du Sud, l’égide de la métropole est aussi une protection, non seulement contre le péril noir qui n’existe guère encore, mais contre la conquête allemande, à laquelle ne se résigneraient aisément ni les colons d’origine anglaise, ni même les Boers, soucieux de toutes leurs libertés. En revanche, l’Angleterre est sans force contre le seul péril extérieur que puisse courir le Canada. Défendu contre toute menace européenne par la doctrine de Monroe plus encore que par la mère patrie, il n’a rien à craindre que des Etats-Unis, et vis-à-vis d’eux l’Angleterre serait complètement impuissante. Il est vrai qu’une intervention violente des Américains au Canada est hors de toute vraisemblance. Une annexion volontaire pourrait être à redouter, si l’on ne ménageait pas assez l’intérêt de l’Ouest grandissant à commercer avec les Etats-Unis ; mais il est un élément où tous les hommes sages, — et c’est ici la grande majorité, — seront toujours opposés à pareille annexion, c’est l’élément franco-canadien, qui serait submergé dans l’Union, tandis qu’il a devant lui un magnifique avenir au Canada.

Ainsi, dans tous les Dominions, le maintien du lien impérial s’impose parce qu’il est la meilleure défense contre les périls extérieurs, en même temps que la garantie des libertés locales. Tant qu’il conservera ce caractère, qui est son plus beau titre de gloire, l’Empire britannique durera, pourvu qu’on sache conserver aux liens qui unissent ses membres, selon le mot très expressif de M. Asquith, leur élasticité et leur flexibilité, qu’on ne prétende point le couler hâtivement dans le moule d’une constitution trop rigide.

C’est ici le second danger qui pourrait menacer l’Empire. L’aristocratie anglaise qui, en fait, sinon en droit, a gouverné la Grande-Bretagne jusque vers la fin du XIXe siècle, était passée maîtresse dans l’art des temporisations et des compromis. Se gardant de la logique absolue, elle laissait le temps et les évolutions naturelles modifier les relations des divers pouvoirs, qu’elle avait soin de ne pas définir de trop avec précision, sans quoi des heurts se fussent produits et la faculté d’évoluer se serait perdue. Mais la démocratie britannique, unioniste aussi bien que radicale, et les démocraties coloniales, comme toutes les démocraties, ont un penchant à l’impatience, à la logique, à la précision. De même qu’on institue en Angleterre un mécanisme automatique pour résoudre les conflits entre les Lords et les Communes, en supprimant les transactions qui sont pourtant l’essence même du régime parlementaire, de même certains voudront peut-être, à l’instar de sir Joseph Ward, bâtir une constitution fédérale de l’Empire en réglant minutieusement les rapports de la métropole et des colonies.

Ce serait une grave imprudence, si l’on veut se priver du concours du temps, et faire autre chose que codifier ce qu’il aura graduellement produit. Ce qui aidera sans doute à l’éviter, c’est que longtemps encore tous les Dominions seront moins peuplés que la métropole. En 1911, l’une compte 45 millions d’habitans, tous les autres ensemble 14 millions de Blancs. Il n’y a aucune chance pour qu’avant un demi-siecle les Dominions aient rejoint la mère patrie, qui devra contenir alors près de 60 millions d’habitans. La loi du nombre les mettrait en facile minorité, et elles ne l’accepteront pas.

Pendant les prochaines années, les conférences coloniales augmenteront sans doute de nombre et d’importance ; elles se tiendront peut-être bientôt tous les deux ans, alternativement dans les colonies et dans la métropole. En sortira-t-il une union militaire ou une union douanière ? Le succès des conservateurs canadiens, le choix du nouveau chef des conservateurs anglais semblent indiquer qu’un courant se prononce dans ce sens. Si des élections coïncident avec une période de crise économique, les Tariff Reformers anglais peuvent se trouver portés au pouvoir. Leurs desseins seront malaisés à mettre en pratique. Quoi qu’il en soit, on peut espérer, et on le doit pour le bien du monde, que, selon le mot du général Botha, et l’hommage n’est pas médiocre dans la bouche d’un tel homme, « le génie politique de la race britannique saura édifier une solution à ces difficiles problèmes, pourvu qu’on ne cherche pas à forcer le pas. »


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 19I1.
  2. Compte rendu reproduit par le Times des 24 et 26 mai 1911.