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L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/XV

La bibliothèque libre.
Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 84-87).

SECTION XV.
Des effets de la Tragédie.

C’est ce qui a lieu dans les infortunes réelles. Dans celles que nous présente la fiction, il n’y a de différence que le plaisir résultant des effets de l’imitation : car elle n’est jamais si parfaite que nous ne puissions pas appercevoir qu’elle n’est qu’une imitation, et sur ce principe elle nous donne une certaine satisfaction. Du moins est-il certain qu’en quelques occasions nous recevons autant ou plus de plaisir de cette source que de la chose elle-même. Mais qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée : je suis persuadé qu’on se tromperait beaucoup en rapportant une grande part du plaisir que nous donne la tragédie à la considération que la tragédie est une imposture, et que ce qu’elle représente est dépourvu de toute réalité. Plus elle approche de cette réalité, et éloigne de nous toute idée de fiction, plus son pouvoir est parfait. Mais de quelque genre que soit ce pouvoir, il n’atteindra jamais l’effet que produirait dans la réalité l’action imitée. Qu’on choisisse un jour pour représenter la plus sublime et la plus touchante de nos tragédies ; que les rôles soient distribués aux acteurs les plus agréables au public ; que rien ne soit épargné pour l’embellissement de la scène et la pompe des décorations ; qu’on réunisse les plus grands efforts de la poésie, de la peinture et de la musique, et quand la salle sera remplie de spectateurs, au moment que leurs ames seront comme suspendues dans l’attente, qu’on vienne annoncer qu’un criminel d’état du premier rang est sur le point d’être exécuté dans la place voisine ; à l’instant la solitude de la salle prouvera la faiblesse comparative des arts d’imitation, et attestera la puissance irrésistible de la sympathie réelle. Je crois que cette opinion, que la réalité donne une sensation de simple douleur, quoique la représentation en donne une de délice, provient de ce que nous ne distinguons pas assez la chose que nous ne voudrions pas faire, de celle que nous serions avides de voir, si une fois elle était faite. Nous jouissons à voir des choses que, bien loin de les occasionner, nous voudrions sincèrement empêcher. Je prendrai, pour exemple cette noble capitale, l’orgueil de l’Angleterre et de l’Europe : je ne pense pas qu’il existe un homme assez scélérat pour désirer qu’elle fût dévorée par un incendie, ou renversée par un tremblement de terre, quoiqu’assuré d’être lui-même à l’abri de tout danger. Mais supposons ce funeste accident arrivé, quelle foule accourrait de toutes parts pour contempler ses ruines, et dans le nombre, combien ne s’en trouverait-il pas qui jamais n’auraient conçu le désir de voir Londres dans sa gloire ! Il n’est pas moins faux que le délice que nous sentons à la vue d’un malheur réel ou fictif, naisse du sentiment de notre sécurité ; je n’aperçois rien de semblable dans mon ame. Cette méprise me paraît venir d’un sophisme qui nous jette fréquemment dans l’erreur ; il consiste en ce que nous n’établissons aucune distinction entre ce qui est une condition nécessaire pour que nous fassions ou souffrions quelque chose en général, et ce qui est la cause de quelque acte particulier. Si un homme me tue d’un coup d’épée, c’est une condition nécessaire à cela que nous ayons tous deux été en vie avant le fait ; et cependant il serait absurde de dire que notre existence est la cause de son crime et de ma mort. Ainsi il est certain que ma vie doit nécessairement être hors de tout péril imminent pour que je puisse trouver un délice dans les souffrances réelles ou imaginaires de mes semblables, où réellement dans toute autre chose, de quelque cause qu’elle procède. Mais conclure de-là que ma sécurité est, dans toutes les occasions possibles, la cause de mon délice, c’est un très-grossier sophisme. Je ne crois pas que personne puisse apercevoir dans son ame une telle cause de plaisir ; au contraire, lorsque nous ne ressentons pas de douleurs très-aigues, que notre vie n’est pas menacée d’un péril prochain, nous pouvons compâtir aux maux d’autrui, quoique nous souffrions nous-mêmes ; et souvent la sympathie nous émeut d’autant plus profondément que nous sommes attendris par l’affliction : nous voyons même avec pitié des malheurs que nous accepterions en échange des nôtres.