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L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/XVII

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Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 90-91).

SECTION XVII.
De l’Ambition.

Quoique l’imitation soit un des grands instrumens dont la providence se sert pour porter notre nature à sa perfection, cependant si les hommes se livraient entièrement à l’imitation, si chacun se bornait à suivre le cercle tracé par son prédécesseur, il est évident qu’ils ne feraient aucun pas vers la perfectibilité. Les hommes resteraient tels que les brutes, les mêmes aujourd’hui quelles étaient au commencement et quelles seront à la fin du monde. Pour prévenir cette inertie de nos facultés, Dieu a mis dans notre ame un sentiment d’ambition, et cette satisfaction que donne la certitude d’exceller sur ses semblables en quelque chose qu’ils estiment. C’est cette passion qui entraîne les hommes dans toutes les Voies où nous les voyons se signaler, et qui leur rend si agréable tout ce qui excite l’idée de cette distinction. Elle agit avec tant de force, qu’on a vu des hommes très-misérables se consoler par le sentiment même de leur extrême misère ; et il est très-vrai que lorsque nous ne pouvons nous distinguer par quelques qualités excellentes, nous commençons à nous complairez dans des infirmités singulières, des folies rares, ou des défauts remarquables. C’est sur ce principe que la flatterie est si puissante ; car la flatterie n’est autre chose que ce qui fait naitre dans l’esprit d’un homme l’idée d’une préférence qu’il n’a pas. Or, tout ce qui, soit sur de bons ou de mauvais principes, tend à élever l’homme dans sa propre opinion, produit une sorte d’enflure et de triomphe extrêmement agréable à l’esprit humain ; et cette enflure n’est jamais mieux aperçue, elle n’agit jamais avec plus de force, que lorsque, hors de tout danger, nous envisageons des objets terribles, l’ame s’appropriant toujours une partie de la dignité et de l’importance des objets qu’elle contemple. De là vient, comme l’a observé Longin, cet orgueil, ce sentiment de grandeur intérieure dont les passages sublimes des orateurs et des poètes remplissent le lecteur : c’est ce que tout homme doit avoir éprouvé en lisant les ouvrages des grands maîtres.