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L’espion des habits rouges/03

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (41p. 18-23).

III

LES BLESSURES DU CŒUR


Et trois minutes s’étaient écoulées depuis le départ de Nelson, que Denise et Ambroise Coupal se regardaient encore : deux volontés redoutables se dressaient face à face, deux énergies également tenaces se défiaient !

La nature humaine a de curieux caprices : souvent elle désunit ceux qui sont faits pour s’aimer et s’unir ! Ou bien, elle donne à une bête de proie une victime sans défense, elle unira la vertu au vice, elle accouplera deux fauves qui s’entre-dévoreront ! À un homme généreux elle présentera une femme mesquine et rapace ; à une douce et passive épouse elle offrira un mari brutal ! À l’un le philtre d’amour qu’elle verse est un baume, à l’autre il est un poison ! De l’homme fait à l’image de Dieu elle en tire un démon, un monstre, comme elle transformera la suave vierge-enfant en une mégère acariâtre, une virago sans entrailles, une diablesse hideuse !

Mais de ce jeune homme farouche au regard loyal, et de cette jeune fille dont on devinait la générosité du cœur, la nature, cette fois plus humaine, n’avait fait ni un monstre ni une diablesse : tous deux avaient bu à la même coupe le miel si doux de l’amour, mais un démon était survenu qui avait jeté du poison dans la coupe. Ce poison, depuis, leur avait été funeste, et le lien qui entre eux achevait de se tisser s’était tout à coup tendu, puis il s’était effiloché au point qu’on le croyait brisé à tout jamais.

Et plus ces deux beaux enfants se regardaient ainsi, plus leurs yeux s’enflammaient. Dans les yeux noirs de Denise s’exprimait une sorte de joie triomphatrice, âpre, presque terrible.

Dans les yeux bleus d’Ambroise s’échappait un éclair de mépris ; et pourtant, sur son masque énergique on aurait pu observer quelque chose qui semblait tout près de l’attendrissement.

Au bout de ces trois minutes, comme si Denise n’eût pu supporter plus longtemps le regard lourd et méprisant d’Ambroise, elle s’avança, mais sans chanceler cette fois, jusqu’au siège où avait demeuré assis André Latour. C’était une chaise trapue faite de bois de pin qui, lorsqu’il est bien frotté, a la couleur de l’or tendre. Et Denise s’appuya de ses avant-bras au dossier de cette chaise ; et, chose curieuse, sa physionomie se transforma soudain, une sombre mélancolie enveloppa ses traits. Ses yeux se posèrent sur les flammes mourantes de la cheminée et elle parut s’absorber dans la rêverie.

Doucement, Ambroise Coupal marcha jusqu’à la porte de la cuisine. Il s’arrêta sur le seuil, fit un signe quelconque à Dame Rémillard qu’on ne voyait pas, et ferma tranquillement la porte. Denise ne l’avait pas regardé, elle ne l’avait pas entendu. Le jeune homme vint se poster près du foyer, presque en face de la jeune fille. Il la regarda encore un moment avec attendrissement et prononça sur un ton grave :

— Mademoiselle, l’heure est venue de nous expliquer !

Elle leva ses yeux sombres et, avec un sourire contraint, répliqua :

— Le moment est bien mal choisi, Ambroise Coupal !

— Pardon ! il est fort à propos, je pense, d’autant plus que je découvre chez vous, une haine qui doit être satisfaite.

— Ambroise Coupal, mon cœur n’est pas une coupe de fiel ; la haine est plutôt en vous qu’elle n’est en moi : je la perçois dans vos regards, je l’entends souffler dans l’accent de votre voix.

— Vous savez bien, Denise, que je ne vous hais pas, se mit à rire le jeune homme avec un haussement d’épaules. Moi, Denise, j’ai pitié de vous… j’ai pitié en souvenir…

— Oh ! laissez le passé, je vous prie !

— Sans ce passé, Denise, il n’y aurait pas ce présent !

— C’est vrai, avoua-t-elle à demi vaincue.

— Et c’est à cause de ce passé que vous me haïssez… car vous me haïssez, Denise !

— Non ! non ! Ambroise. Pour l’amour de Dieu, ne me faites donc pas plus mauvaise que je ne suis !

— Je veux être juste, Denise : vous me haïssez sans le vouloir peut-être ; mais vous me haïssez depuis que je viens d’entrer et de découvrir ici l’homme qui s’est emparé de votre cœur et de votre affection, l’homme qui…

— Oh ! interrompit la jeune fille en se redressant, c’est donc la jalousie qui vous mord le cœur ?

Le jeune homme ne riposta pas de suite. Il pâlit car ce mot « jalousie » sembla lui faire mal. Puis il sourit avec dédain et répliqua :

— Quel vilain mot dans votre jolie bouche, Denise ! Il est tellement vilain, que vos lèvres eurent une difficulté à l’exprimer ! Car vous savez bien que je ne suis point jaloux et ne saurais l’être, puisque ce sentiment lui-même me répugne ! Je ne voudrais m’abaisser à tel point que d’être jaloux d’un bien qui ne m’appartient pas. Il est vrai qu’un jour j’ai cru tenir ce bien, mais il m’a échappé pour passer aux mains d’un autre. Si vous voulez être juste, dites que j’en éprouvai un grand regret, mais non de la jalousie. Vous parlez, au surplus, à rebours de votre pensée, et, ayant contre moi quelque animosité que je ne crois pas avoir méritée, vous me lancez un outrage pour décharger votre cœur. Accusez-moi, si vous voulez, de tous les défauts, de tous les vices, mais non pas d’être jaloux ! Vous souvenez-vous, Denise, de cette exquise soirée que nous passâmes à Montréal, l’an dernier, alors que vous me fîtes la promesse d’être à moi, comme je vous promis la même chose ?…

Ici, le jeune homme parlait avec un accent si doux que, très émue malgré elle, Denise chancela ; et, par crainte de tomber sous le coup de l’émotion, elle s’assit.

— À ce propos, Denise, poursuivit le jeune homme, rappelez-vous mes paroles : — « Ma chère amie, je vous aime bien, mais si votre cœur n’était pas tout à fait libre, je ne voudrais pas le prendre, et je préférerais vivre avec le regret d’un beau rêve évanoui que de savoir ma femme vivre avec le souvenir d’un autre. » — N’est-ce pas à peu près les paroles que je vous ai dites ?

— Oui… murmura faiblement Denise.

— Et ne m’avez-vous pas assuré que vous n’aimiez que moi ?

Denise soupira, mais ne répondit pas.

— Or, vous l’aimiez… Lui… un peu du moins. Donc, votre cœur tenait déjà à une chaîne, quoique cette chaîne fût à peine nouée, si vous voulez. Qu’arriva-t-il ? Deux mois après l’échange de nos promesses, un jour que je haranguais sur le Champ-de-Mars nos compatriotes, un jeune homme est monté sur l’estrade et m’a souffleté. D’un coup de poing j’ai envoyé l’insulteur en bas de l’estrade, et ce lâche était celui qui tout à l’heure était assis à votre place, André Latour ! Oui, André Latour, Denise, que le soir de ce même jour vous reçûtes dans vos bras !

— Dans mes bras !… se récria Denise, en rougissant violemment. Qu’osez-vous dire ?

— C’est une façon de parler, Denise. Je voulais dire que vous avez accueilli Latour non seulement comme un héros qui avait conquis vos faveurs, mais aussi comme un fiancé ! Or, dites-moi, qui de Latour ou de moi, qui avais défendu les droits de votre patrie, méritait le plus votre estime ?

— Ambroise, je vous ai déjà dit, et vous le saviez à ce moment, que j’étais opposée à l’insurrection et que j’étais partisane de notre loyauté à l’Angleterre.

— Ne parlez donc pas de l’Angleterre, Denise, s’impatienta Ambroise ; vous savez bien que ce n’est pas à l’Angleterre que nous voulons faire la lutte.

— Établissez une différence si vous voulez, Ambroise ; mais il est certain que vous vous soulevez contre le gouvernement qui dirige au nom de l’Angleterre. Pour être loyaux à l’Angleterre, il nous faut l’être à l’égard de notre gouvernement.

— Ah ! quel faux raisonnement, Denise, et combien vous vous êtes laissée guider par les sophismes semés sur tout le pays par les adversaires de nos réclamations. Plus que ça, Denise, vous avez été corrompue, si j’ose tenter cette expression, par cet André Latour et son père qui ont renié leur origine et leur sang. C’est probablement ce que vous appelez et nommez la loyauté à l’Angleterre ! Et c’est cette même loyauté que vous pratiquez vous, Denise, fille du pays, enfant de Saint-Denis… loyauté à la façon des Bureaucrates, nos provocateurs ! C’est une loyauté de commande, créée par des intérêts individuels, qui ne se soutient que par l’octroi des faveurs, c’est ainsi que tous les prébendiers sont loyaux ! Eh bien ! je dis que cette loyauté est factice et qu’elle n’est qu’un masque. La véritable loyauté à l’Angleterre, Denise, c’est nous qui la nourrissons, nous les Patriotes ! Nous qui nous nous battons pour sauvegarder des libertés que nous a reconnues l’Angleterre, des libertés qu’une affreuse clique de parias de la politique veut nous enlever ! Et c’est à ces gens que vous avez accordé vos sympathies ! Et du soir de ce jour où j’avais dénoncé les infâmes tactiques de nos adversaires, vous avez passé à ceux-ci, vous avez quitté notre camp pour entrer dans celui de l’ennemi auquel vous donniez votre appui moral, et, par le fait, vous m’avez abandonné, vous avez oublié vos promesses, vous les avez reniées, rompues brutalement en vous engageant à devenir cet automne la femme de Latour !

— Arrêtez, Ambroise ! cria Denise avec emportement. Vous allez trop loin… Ma main n’est pas engagée !

— N’importe ! elle, le sera demain, si elle ne l’est pas aujourd’hui, sourit le jeune homme avec ironie. Mais tout cela, Denise, m’est assez égal au fond. Mais ce qui ne peut m’être égal, Denise, c’est que, ici, dans notre village de Saint-Denis, dans notre paroisse si vaillante et si patriote, vous preniez fait et cause pour nos ennemis, que vous vous fassiez espionne !

— Espionne !…

La jeune fille bondit sous la piqûre. Ses yeux éclatèrent de mille foudres.

— Espionne !… Moi, espionne… gronda-t-elle en marchant sur Coupal avec une attitude si menaçante qu’on aurait pu croire qu’elle allait le frapper. Répétez, Ambroise Coupal… répétez cette infamie !

À deux pas du jeune homme qui n’avait pas bronché, Denise s’était arrêtée, très pâle, frémissante et le regard chargé d’une indignation inexprimable.

— Comprenez-moi bien, Denise, je ne veux pas vous injurier. Mais dites-moi ce qu’il faut penser au juste d’une jeune fille comme vous qui conspire avec un espion ?

— Je ne conspire pas, Ambroise ! C’est une fausse accusation ! Cette pensée vous vient parce que vous avez trouvé ici André Latour ? Mais je vous le jure que je n’ai été pas moins surprise que vous en le trouvant ce matin dans l’auberge de ma mère et prisonnier des Patriotes.

Ambroise Coupal garda le silence durant une minute. Son regard profond sonda le regard éclatant de Denise. Puis, il se pencha légèrement vers la jeune fille et prononça lentement ces paroles dont il paraissait convaincu :

— Denise, André Latour est prisonnier des Patriotes, et cela vous fait de la peine ; maintenant vous méditez de lui rendre la liberté, n’est-ce pas ?

Ainsi devinée, la jeune fille perdit tout à fait contenance. Elle rougit, puis avec humeur elle marmonna :

— À quoi bon dire de telles sottises ?

— Voilà encore une expression exagérée, mademoiselle, qui fait mal à vos lèvres, ricana Ambroise.

— Eh ! clama la jeune fille reprise de courroux, vous ne cessez de m’outrager, Ambroise Coupal !

— Les vérités que je vous dis, Denise, répliqua Ambroise sur un ton grave, ne doivent pas vous blesser… car je ne veux point vous blesser. Comprenez que je tente de vous éclairer afin de vous ramener à notre cause.

— À la vôtre !… sourit cette fois Denise avec un air moqueur.

— Vous êtes toujours injuste, Denise, et vous ne voulez pas reconnaître mes intentions qui sont entièrement honnêtes et loyales. Mais, puisqu’il en est ainsi, je veux être plus franc en parlant plus clair.

— Soit, consentit la jeune fille en allant se rasseoir, je veux bien vous écouter encore. Parlez, monsieur !

— Prenez garde, Denise, reprit sévèrement le jeune homme, que ce sourire railleur de vos belles lèvres ne se transforme bientôt en une crispation de douleur. Mais au fait ! Denise, écoutez bien : je n’ai pas cessé de vous aimer, et, me connaissant, il est probable que je vous aimerai toujours, même quand vous serez devenue la femme de l’autre. Mais je n’envierai pas son bonheur, et je souhaiterai le vôtre, heureux étant de vous savoir heureuse. Si je dis que je n’ai point cessé de vous aimer, ce n’est pas avec le secret espoir de vous gagner à moi ou à ma cause personnelle, comme vous avez pu le penser ; je veux vous regagner à notre cause, la cause de tous les vrais Canadiens. Et je le veux avant que votre défection soit connue dans le pays, car toute la paroisse ignore cette défection. Toute la paroisse vous reconnaît comme une patriote. Songez à la surprise de ces braves gens s’ils savaient la vérité, et quel exemple funeste pourrait créer votre conduite ! Songez encore que vous vivez au milieu d’une population laborieuse et honnête qui vous respecte et vous honore ! Oh ! non, ils ne savent pas, ces bonnes gens, ils ne connaissent pas les sentiments anti-patriotiques qui vous animent ! Personne ne s’en doute, personne ne le sait hormis ma bonne sœur Félicie… Félicie qui vous aime ! Et je ne veux pas qu’on le sache ; car si on savait… Oh ! Denise…

— On se soulèverait contre moi, si on le savait, sourit amèrement la jeune fille, on me conspuerait, on me chasserait du village, on me fouetterait peut-être, on me lapiderait ! Et peut-être que cela vous ferait rire ? Eh bien ! livrez-moi à vos amis, monsieur !

— Denise !…

— Allez ! je n’ai pas peur, Ambroise Coupal ! Je suis prête à souffrir pour mes idées, de même que vous êtes disposé à braver tous les dangers pour vos opinions. Ambroise, je veux vous dire aussi la vérité, et une vérité dont je m’étonne de vous voir omettre. Souvenez-vous qu’avant d’échanger nos promesses je vous faisais jurer de ne pas vous mêler à la politique, de vous écarter de la sotte croisade de la jeunesse canadienne de Montréal qui prêchait la révolte et la prise d’armes. Vous avez juré !

« À quoi bon prendre les armes, nous ne serons jamais les plus forts ! » avez-vous dit. — Vous vous rappelez ?

— Fort bien, Denise. Mais je me rappelle aussi que, à quelques jours de là, les partisans et affiliés du Doric Club insultèrent la jeunesse canadienne ; alors j’ai senti en moi l’honneur de la race se rebeller, et comme tous les Canadiens de cœur j’ai voulu laver l’outrage, et je la laverai de mon sang, s’il faut !

— Vous mourrez de fanatisme ! sourit Denise avec mépris.

— Oh ! Denise, c’est le grand mot de nos adversaires !

— Et les vôtres, vos grands mots : Patrie … Devoir…

— Oui, ce sont de grands mots, Denise ; mais au moins ils ont une valeur réelle sur nos lèvres, puisque ces mots habitent dans nos âme et conscience. Nos actes et nos paroles doivent concorder avec nos pensées ; et, au surplus, si nous les pensons, nous ne les disons pas !

— Vous ne les dites pas ces grands mots, Ambroise ?… Et votre harangue du Champ-de-Mars en laquelle vous accumuliez Dieu, Patrie, Famille et Devoir ?…

— Entendons-nous ! Ces grands mots que vous nous reprochez nous les disons et les écrivons, mais non pour nous avec le dessein de flatter nos oreilles sensibles, puisque nous les avons pour nous et les ressentons ; nous les disons et les écrivons pour les communiquer à ceux-là qui ne les ressentent pas et qui oublient qu’ils ont des devoirs à rendre à leur pays qui leur a donné la vie… à vous Denise, par exemple ! Si vous appelez grands mots par ironie, la famille, la race, la patrie, avouez qu’il ne sert de rien de vouloir être un peuple ! L’unique et vraie liberté est là : détruisez la famille et la patrie, que reste-t-il ?… Eh bien ! ces mots sont loin d’être vides de sens, ils ont droit à leur place dans nos discours et nos écrits, et il importe à tout homme qui les a dans son cœur de les faire résonner aussi fort et aussi loin que possible ! Ce sont nos cris de ralliement ! Ce sont nos coups de clairon ! Et, puisque le sort en est jeté, nos fusils les proclameront à tous les échos ! Nous ne sommes pas des sans-patrie et jamais nous ne renierons la nôtre !

Ces paroles fières émurent de nouveau la jeune fille.

— Ambroise, murmura-t-elle, vous ne pouvez pas, sans être injuste, me mettre du nombre de ceux qui renient leur patrie. Non, vous ne l’oserez pas ! protesta-t-elle avec plus de force.

— Admettons que vous ne reniez point votre patrie, mais vous combattez contre elle. Pire encore, vous la livrez à nos ennemis !

— Nous ne nous comprenons pas, Ambroise !

— Nous nous comprendrons si vous sondez votre cœur, Denise, si vous avez le courage de regarder au dedans de vous-même. Car pour me comprendre et pour comprendre vos compatriotes, il importe que vous vous compreniez d’abord, et vous ne pourrez vous comprendre sans mettre courageusement la sonde, froidement, sans peur. Oh ! ne branlez pas la tête, il y a le sang dans vos veines, il y a votre âme canadienne, il y a l’esprit de la race, et tout cela est indestructible ! Malheureusement vous faites taire les voix qui vous disent la vérité, vous préférez marcher à tâtons dans la nuit plutôt que d’entrer dans la voie lumineuse, et vous continuez de demeurer dans le faux miroitement de discours trompeurs qui vous détournent de nous… de nous qu’on fait passer à vos yeux pour des révoltés et des insensés. Les libertés que nous revendiquons, on vous a dit qu’elles sont imaginaires et qu’elles nous servent de prétexte pour nous insurger. Imaginaires ?… Alors, pourquoi nos ennemis s’acharnent-ils tant à nous ravir ces mêmes libertés ? Comprenez-vous, Denise ? Cela ne suffit-il pas à vous convaincre de la duplicité de ceux que vous appelez vos amis ? Vous en avez le sentiment, j’en suis sûr, car intelligente comme vous êtes, on n’a pu vous aveugler à ce point. Mais peut-être est-ce dans le simple but de me narguer que vous vous maintenez sur des positions contraires ? Car, tout à l’heure, lorsque je suis entré, j’ai deviné en vous une animosité pour je ne sais quel motif ; et je vois à présent que cette haine s’est accrue à cause des vérités que je vous ai dites.

— N’exagérez rien, Ambroise ! protesta Denise.

— Je crois me tenir dans les bornes de la stricte exactitude. Mais admettons que ma conduite ait pu susciter votre rancune contre moi, ce que je regrette infiniment, ce ne peut être une raison pour vous faire tourner le dos à vos compatriotes. Exécrez-moi, Denise, c’est bien ; mais demeurez de notre côté. Ce que je déplore aujourd’hui, c’est votre défection. Revenez à ceux que vous avez désertés, et je serai content. Pour moi, personnellement, il me reste une compensation : ma sœur, mon adorable sœur qui vous aime, Denise, qui est votre amie dévouée, malgré qu’elle sache aussi… Oui, ma sœur Félicie.

— Félicie !… murmura Denise avec un soupir qui parut exhaler un regret immense.

Et elle allait parler, lorsque du dehors une main frappa légèrement dans la porte.

Ambroise alla ouvrir.

Une jeune fille, toute menue dans un ample manteau de fourrure était là, souriante.

— Félicie !… proféra joyeusement Ambroise en s’effaçant.

À ce nom, Denise quitta précipitamment son siège et courut à la sœur d’Ambroise Coupal.

— Toi !… Toi !… Félicie… s’écria Denise en embrassant la jeune fille avec effusion.

C’était une toute petite personne que cette Félicie Coupal, blonde comme de l’or tendre, fraîche comme une rose de mai, vive et gaie, les traits un peu gros, mais pas laide. Près de son frère, qui avait la taille d’un géant, elle avait l’air d’une toute petite fillette.

— Ma chère Denise, dit-elle d’une voix musicale et débordante de tendresse, je suis bien contente de te revoir. Hier seulement j’ai appris que tu étais depuis quelques jours revenue de Montréal. J’allais venir te rendre visite avec Ambroise, en quittant Madame Pagé où je suis venue ce matin, mais je le trouve ici. J’avais eu le pressentiment qu’il me devancerait, ajouta-t-elle avec une petite moue taquine en tournant la tête vers celui qu’elle croyait encore là.

Elle esquissa une mimique de surprise en constatant qu’Ambroise n’était plus dans l’auberge.

— Il vient de partir ! sourit tristement Denise.

Félicie perdit tout à coup son sourire, sa bouche aux lèvres fortes mais d’un beau rouge, se fit sérieuse, et ses yeux bleus, mais plus pâles que ceux d’Ambroise, scrutèrent attentivement la physionomie altérée de Denise.

— Ah ! tu devines tout ? murmura celle-ci en rougissant.

— Non… pas tout !… Est-ce irrémédiable ?

— Hélas ! ma pauvre Félicie, Ambroise et moi nous ne pouvons nous comprendre… c’est fini !

Et Denise, pour cacher des larmes qui jaillissaient en flots violents malgré elle, se mit à embrasser follement Félicie, dont le beau et doux visage venait d’exprimer un chagrin impossible à traduire.