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L’espion des habits rouges/05

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (41p. 30-34).

V

APPRÊTS DE BATAILLE


Il était neuf heures et demie.

Une dizaine de Patriotes venant de Saint-Ours avaient signalé la marche des troupes anglaises qui se dirigeaient vers Saint-Charles.

Cette nouvelle n’avait paru causer nulle surprise, nul effroi, on s’y attendait et l’on semblait même content.

— C’est bien, on va les attendre, avaient dit plusieurs voix parmi les villageois et Patriotes, nos fusils sont chargés tout prêts !

Puis, pour donner l’alarme, on s’était mis à crier :

— Les Rouges !… Les Rouges !…

Lorsque les Patriotes de Saint-Ours apportèrent cette nouvelle, une partie de la population était rassemblée devant la maison du docteur Nelson où ce dernier était en train de faire subir à Latour un interrogatoire serré. Et Latour avait finalement confessé, à condition que sa vie serait respectée, que le colonel Gore et le major Crompton étaient partis de Sorel la veille de ce jour pour marcher contre Saint-Charles.

C’est à ce moment précis que s’était élevé ce cri :

— Les Rouges !

Nelson sortit vivement dehors. On le mit au fait des nouvelles apportées par les Patriotes de Saint-Ours.

— Réjouissons-nous, mes amis, cria-t-il, le jour de gloire est arrivé !

Une clameur joyeuse salua ces paroles.

Nelson rentra dans sa maison, donna de brèves instructions à ses lieutenants, et ordonna à deux patriotes de reconduire André Latour à l’auberge de Dame Rémillard et de le garder à vue. Cela fait, il fit seller sa jument baie, sauta dans les étriers et s’élança au galop du côté de Saint-Ours pour avoir des indications précises sur la distance qui séparait encore l’ennemi du village de Saint-Denis et sur l’importance des forces qui s’avançaient. Mais au bout de quelques milles il rebroussa chemin en découvrant sur la route une troupe de cavaliers qui précédait l’infanterie.

Pendant ce temps Latour était conduit à l’auberge où Denise demeurait seule, bouleversée par les dures paroles que lui avait jetées à la figure Félicie, car Dame Rémillard, aux cris d’alarme poussés par les villageois et Patriotes était vivement sortie par la porte de sa cuisine, et, tête nue, en tablier, malgré le froid, courait aux maisons pour obtenir des nouvelles. Et Dame Rémillard se réjouissait aussi de la venue des troupes anglaises, car elle n’aimait pas les ennemis de son pays. Elle allait de porte en porte, disant :

— S’il est vrai que viennent les Anglais, il faut les battre ! Ah ! si j’étais homme ! Si, au moins, mon pauvre défunt vivait… en voilà un qui n’avait pas froid aux yeux et on le verrait déjà en train de bourrer son fusil !

À des Patriotes sans armes qu’elle rencontrait elle disait sur un ton confidentiel et en clignant de l’œil :

— Si vous n’avez pas de fusils, quand le moment sera venu, venez chez moi… j’ai vingt beaux fusils et de la poudre et des balles !

Disons qu’on ne voyait encore d’armes d’aucune sorte aux mains des Canadiens, car les armes étaient cachées, et l’on ne devait les exhiber que sur l’ordre de Nelson.

La population s’était rassemblée par groupes et chacun émettait son idée sur le meilleur moyen à prendre pour arrêter la marche de l’ennemi.

De temps en temps des Patriotes quittaient le village, à cheval ou en cabriolet et à toute erre s’élançaient dans diverses directions pour aller donner l’éveil aux paysans de la campagne environnante. Du reste, il en venait déjà armés de vieux fusils à pierre qu’ils dissimulaient soigneusement sous leurs longues capotes grises. D’autres apportaient des lames de faux et couraient chez le forgeron pour les faire emmancher en forme de lance au bout d’un gourdin. D’autres encore, à l’extrémité d’un long bâton fixaient une pointe d’acier acérée, et cette arme rudimentaire devenait un épieu pouvant lutter avec avantage contre la baïonnette des soldats.

Un fort rassemblement s’était formé devant le magasin du sieur Pagé. Sur le perron de la boutique un jeune homme haranguait. Près de ce jeune homme se tenait une jeune fille, une enfant toute frétillante d’ardeur et de patriotisme, qui applaudissait hautement tout ce que débitait le jeune homme ; et la parole vibrante de l’un et la flamme ardente de l’autre soulevaient dans la foule des flots d’enthousiasme. Le jeune homme était Ambroise Coupal qu’on voyait armé d’un long sabre pendu à sa ceinture où étaient également accrochés deux gros pistolets. La jeune fille, c’était sa sœur, Félicie.

— Amis et concitoyens, clamait d’une voix retentissante le jeune clerc de notaire — voix accentuée de gestes énergiques, — l’heure semble venue pour nous tous de montrer ce que nous sommes et ce que nous valons. Voici les soldats du gouvernement ! Ils marchent contre Saint-Charles ! Là, ils savent que nos frères canadiens ont dressé un camp retranché contre lequel marche la garnison de Chambly. Nous pourrions aller à Saint-Charles et nous joindre à nos frères, mais ce serait nous exposer et nous placer entre deux feux. Le plus sûr pour notre cause, c’est d’empêcher Gore d’atteindre Saint-Charles, le repousser puis nous rendre à Saint-Charles et nous unir à nos compatriotes pour battre les forces de Wetherall. Le colonel Gore ne peut se douter que notre petit village ait l’audace de s’opposer à son passage, car l’espion de Colborne n’a pu le prévenir, puisqu’il est notre prisonnier. Nous allons donc prendre les Rouges par surprise. L’occasion qui se présente est belle, unique. Nous ne voulons pas commencer les hostilités, mais nous avons le droit et le devoir d’empêcher l’ennemi d’aller porter la guerre à nos compatriotes de Saint-Charles, et c’est notre droit de les arrêter à la porte de notre village. Halte-là ! Que dites-vous ?

— On les arrêtera ! cria Landry.

Attention !… Ready !… Fire !… clama Farfouille Lacasse en brandissant son fusil.

On se mit à rire de bon cœur.

— Bravo ! Farfouille Lacasse ! cria Félicie d’une voix chaude. On saura bien ce que tu feras, toi, quand les Anglais seront arrivés !

— Je crois bien qu’on le saura ! répliqua Farfouille en haussant sa taille avec défi. Voyez bien le premier coq rouge qui ose chanter sur la route… pan ! je lui fais battre des ailes pour la dernière fois !

— Et nous, repartit Landry en sautant sur les épaules de Farfouille pour être vu de tout le monde, est-ce qu’on sait pas ce qu’on fera aussi ?

— Toi, Landry, répliqua vivement Félicie, tu feras le premier ton devoir… comme nous tous, hommes et femmes, nous ferons aussi le nôtre !

Toutes les têtes approuvèrent en silence la réplique de la jeune fille.

— Patriotes canadiens, reprit Coupal en tirant son sabre qu’il brandit au-dessus de sa tête, je suis content de constater qu’il ne se trouve parmi nous nul cœur mou. Gloire et honneur à Saint-Denis qui ne compte pas un traître ! pas un renégat ! pas un lâche ! Et comment en pourrait-il être autrement, lorsque nous avons à nos côtés des filles et des femmes comme les nôtres ?

Plusieurs commères dans la masse exubérante approuvèrent hautement ces paroles vraies. Et l’une d’elles jeta à toute voix :

— On veut être avec nos hommes jusqu’à la mort !

— Oui, oui, jusqu’à la mort ! appuya énergiquement Dame Rémillard en grimpant sur le perron à côté de Félicie. Ah ! mes amis patriotes, ajouta-t-elle en mettant les poings sur les hanches, on a dit que les femmes canadiennes n’étaient rien que des couveuses… eh bien ! on va montrer à ceux qui ont dit ça qu’on est aussi des batailleuses ! Ah ! les poules ne font pas rien que de picorer, elles picotent aussi !

Un ouragan de cris et de rires couvrit la voix indignée de la tavernière.

— C’est ce que j’appelle parler en vraie femme canadienne ! cria Félicie en battant des mains.


L’enthousiasme se déchaînait au milieu de mille lazzis à l’adresse des soldats du gouvernement. Mais il fallait du calme et du sang-froid, et Ambroise Coupal réclama le silence.

— Patriotes, soyons calmes et froids, regardons la situation d’un œil clair et tranquille. Si nous nous comptons maintenant, je doute que nous soyons en nombre suffisant ; mais il viendra bientôt d’autres patriotes s’unir à nous. Je ne sais pas au juste quel est le plan du Docteur, s’il décidera que nous attaquions les troupes ; mais chose certaine, tous ici tant que nous sommes, nous serons parés à l’attaque. Je ne sais pas non plus si nous aurons suffisamment de fusils…

— On en trouvera ! interrompit Dame Rémillard.

— Certainement qu’on en trouvera, approuva Coupal en souriant, même s’il nous faut aller prendre ceux des soldats qui s’en viennent !

Des applaudissements frénétiques dominèrent la voix de Coupal.

— Et moi j’ajoute, s’écria Félicie, que s’il manque des hommes, les femmes prendront leur place ! En tout cas, nous serons là. Nous chargerons les fusils, nous fondrons des balles, nous prendrons soin des blessés. Et si nos hommes tombent trop dru, nous relèverons leurs fusils et à notre tour nous défendrons nos droits et nos libertés !

Un tonnerre d’acclamations délirantes emplit l’air sombre et lourd.

— Avec des filles et des femmes comme ça, dit un villageois, on est capables de faire des miracles !

— Vive Félicie ! clama de sa voix aigre Landry. C’est une fille comme ça, moi, que je veux marier si les Anglais ne me tuent pas ! Mais si, au lieu d’être tué, je tue vingt Anglais, Félicie, oui, rien que vingt, veux-tu être ma femme ?

On partit de rire à la ronde.

— Tues-en dix seulement, Landry, riposta Félicie en riant comme les autres, et je serai ta femme !

— Et moi, renchérit Farfouille, si j’en tue vingt ?

— Tues-en vingt, Farfouille, et je serai ta femme !

— Et moi… et moi…

Un chahut indescriptible éclata, un chahut de rires et de quolibets.

— J’en tuerai cent, Félicie, rugit Landry en dansant sur les épaules de Farfouille… mais tu seras à moi !

— À terre, vermine ! clama Farfouille en se débarrassant de Landry qui alla pirouetter à dix pas au plus grand amusement des villageois et Patriotes. Puis, agile comme un singe, faisant des grimaces à faire rire des trépassés, Landry esquissa trois ou quatre cabrioles, sauta par-dessus quelques têtes ébahies de villageois, grimpa sur le perron et, avant qu’on n’eût soupçonné ce qu’il voulait faire, il embrassait rudement Félicie sur une de ses joues rouges !

— Sus au vaurien ! protesta Farfouille d’une voix de stentor.

Et tandis que Félicie et les autres riaient de bon cœur, tandis que Coupal vainement demandait encore le calme et le silence, Landry, comme s’il eût eu le diable au derrière, enjambait la rampe du perron, se jetait dans la foule comme un forcené, arrivait jusqu’à Farfouille, et, dressant sa petite taille, criait comme un coq juché sur ses ergots :

— Hein ! vaurien… que t’as dit ?…

Et v’lan ! il allongeait une maîtresse claque au pauvre Farfouille qui perdit l’équilibre, jetait un éclat de rire quasi démoniaque, et prenait sa course vers la distillerie du docteur Nelson, en criant à tue-tête :

— Je m’en vas tuer mes cent Anglais pour avoir Félicie !

Mais à l’instant même un cavalier apparaissait sur le chemin du côté de Saint-Ours, un cavalier lancé à fond de train… On reconnut Nelson.

Aussitôt le calme se rétablit, et tout ce monde, frémissant d’impatience, attendit.

Nelson arrêta sa jument couverte d’écume.

— Patriotes canadiens, cria-t-il, ce sont, en effet, les troupes du colonel Gore qui s’avancent avec un détachement de cavalerie. Aux armes ! Que ceux qui n’ont point de fusils me suivent !

Et, faisant pivoter son coursier fumant, il s’élança vers sa maison.

Deux cents patriotes suivis de femmes et d’enfants s’acheminèrent vers la demeure de Nelson en chantant la Marseillaise. Plusieurs gagnaient vivement leurs foyers pour aller y prendre leurs fusils et leur poudre. Coupal et quelques jeunes hommes qui agissaient comme sous-officiers se mirent à préparer un plan d’attaque pour le soumettre à Nelson.

Quant à Félicie et la tavernière, fières et heureuses, toutes deux, elles se mirent à parcourir le village pour recommander aux femmes à se tenir prêtes à secourir les blessés.

De toutes parts s’apprêtait la bataille…

On s’armait !…


Denise retomba à genoux et se remit à pleurer, la tête posée sur les couvertures du lit.