Aller au contenu

L’espion des habits rouges/07

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (41p. 39-42).

VII

PREMIÈRES ESCARMOUCHES


Ils étaient là les gâs de 37, barrant la route à l’ennemi !

Et leurs femmes étaient là aussi…

Après la voix de l’homme, c’était la voix des armes à feu qui se faisait entendre.

Wolfred Nelson et sa bande de Patriotes avaient dit à Gore qui se présentait à la tête de huit cents soldats bien armés et disciplinés :

— Halte-là ! on ne passe pas !

Et ils ne passèrent pas ceux qui avaient cru pouvoir asservir par tous les moyens, même par la force armée, un peuple vaillant et fier de son origine. Et Gore, à sa grande surprise, avait trouvé lui aussi une force armée devant lui ! Mieux qu’une force armée : il avait à combattre le courage, la bravoure, le patriotisme qu’aucun sacrifice ne peut amollir ou décourager !

Et la bataille s’était engagée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était environ dix heures de matinée.

Le ciel demeurait caché sous une couche d’épais nuages gris et la température devenait plus froide. On grelottait un peu en attendant que Nelson vînt donner ses ordres. Mais plusieurs paysans qui venaient d’arriver avaient dit :

— Ça ne sera pas long qu’on va se réchauffer à la chaleur de la poudre !

À une bonne distance encore et derrière un bouquet de bois qui masquait une partie de la route parut un détachement de cavalerie. Les chevaux allaient au pas. Nelson à cet instant survenait et donnait l’ordre que chacun dissimulât sa présence. Le chemin fut aussitôt déserté, mais pas si vite que les cavaliers anglais n’eussent aperçu plusieurs capotes grises traverser le chemin en courant. Le détachement s’arrêta et essaya de dissimuler sa présence derrière le bouquet de bois, sans doute pour attendre le gros de la troupe.

Déjà Nelson et ses officiers disposaient leurs hommes, deux cent vingt-cinq en tout, dont cent quatre-vingt seulement avaient des fusils. Comme on n’avait pas de camp retranché, ni barricades, ni barrières, on avait pris comme premier poste de défense une maison de pierre placée près du chemin et à l’entrée du village. Cette maison était la propriété de paysans-laboureurs, les Saint-Germain, dont les champs s’étendaient à l’arrière du village. C’était une forte construction, solide et spacieuse, et avec des armes, mais du canon surtout, on en aurait pu faire un fort capable de soutenir un siège. Nelson y aposta soixante de ses meilleurs tireurs : quarante sous le toit, vingt au rez-de-chaussée.

Un peu plus loin vers le village et sur le côté opposé du chemin s’élevait la distillerie du docteur, autre construction solide, mais non en pierre, faite de grosses pièces de pin équarries. Là, Nelson plaça trente tireurs, et il ordonna à quelques jeunes hommes, dont son propre fils, de fondre des balles. À sa maison il posta quelques autres tireurs. Il en installa quelques-uns derrière les hautes cordes de bois de la distillerie, puis d’autres près d’une grosse meule de gerbes à côté de la grange des Saint-Germain. Il faut dire que tous ceux qui étaient armés de fusils savaient fort bien s’en servir : presque tous étaient d’habiles tireurs.

Quant à ceux qui n’avaient pas de fusils, Nelson les avait disposés en deux groupes à l’abri des premières maisons du village, et ceux-là étaient sous les ordres d’Ambroise Coupal. Ils n’avaient d’autres armes que des faux, des épieux, des haches, des fourches. Nelson ne songeait à s’en servir qu’au moment où il jugerait que le feu de l’ennemi ne serait plus à craindre, c’est-à-dire si l’on en venait à un corps-à-corps où il ne serait plus possible de faire usage des armes à feu. Et lui, Nelson, s’était réservé le commandement du premier poste de bataille, chez les Saint-Germain.

Au magasin des Pagé, vers le centre du village, on installait à la hâte une infirmerie sous la direction du docteur Kimber. Il y avait là un bon nombre de femmes avec leurs enfants, et parmi ces femmes on reconnaissait entre autres la mère Rémillard et Félicie Coupal. Plusieurs maisons avaient été désertées, mais dans d’autres des femmes, des jeunes filles et des vieillards préparaient des bandes de toile, de la charpie et tout ce dont on pourrait avoir besoin pour les blessés.

Lorsque parut le premier détachement ennemi le village était rentré dans le calme et la tranquillité. Le chemin du roi demeurait tout à fait désert. Les paysans venus de la campagne avaient remisé leurs attelages dans les cours à l’arrière des maisons. N’eût été la fumée des cheminées, on aurait pensé que tout le village avait été abandonné par ses habitants.

Cependant quelques Patriotes avaient été vus par l’ennemi : aussi le premier bataillon envoyé par Gore en reconnaissance n’avança-t-il qu’avec circonspection. De petites escouades fouillaient les buissons en bordure du chemin, les haies, les fossés. D’autres longeaient le bord de la rivière sans rien découvrir de suspect, et partout régnait la solitude. Le bataillon approchait toujours, et il parut se rassurer tout à fait en découvrant que le Village était désert. Alors, il accéléra le pas. Bientôt il se trouva à portée de fusil de la maison des Saint-Germain qui semblait inhabitée. Mais, soudain, par les deux fenêtres d’en haut six coups de feu partirent presque en même temps. Quatre soldats tombèrent mortellement atteints. Un cinquième s’affaissa, blessé, mais il eut aussitôt la force de se relever et de prendre la fuite. Cette décharge inattendue et si meurtrière intimida le détachement qui retraita immédiatement, et même avec un certain désordre dans ses rangs, pour revenir sur le gros de la troupe. Au même instant par l’une des fenêtres une voix narquoise criait :

Attention !… Ready !… Fire !…

C’était Farfouille Lacasse qui, pour la deuxième fois, déchargea son fusil et abattit un fuyard. Plusieurs Canadiens l’imitèrent dont les balles cette fois ne firent que blesser deux ou trois fantassins.

Tout de même, un cri de triomphe partit de la maison de pierre :

— Bravo !… Vivent les Patriotes !…

Ce premier succès électrisa tout le monde.

On se mit à danser aux accords d’un accordéon violemment étiré par Landry qui n’avait pas son pareil à jouer de cet instrument. Farfouille Lacasse tapait une gigue à tout casser. La maison tremblait sur ses fondements. Mais on ne perdait pas de temps : des Patriotes rechargeaient activement les fusils qui fumaient encore. La senteur de la poudre qui emplissait déjà la maison semblait griser ces hommes.

Mais Nelson, devinant que l’affaire n’avait été qu’une première escarmouche et certain que l’ennemi en force ne tarderait pas, commanda le calme.

— C’est bien, mes amis, dit-il avec un sourire serein. Ménageons nos réjouissances pour plus tard. Tout n’est pas fini, ce n’en est que le commencement. Si je ne me trompe, vous allez avoir du bon travail à faire encore. Mais je tiens à le répéter : que ceux qui ont des scrupules ou qui ont peur se retirent ! Pour ma part, je veux me battre pour des libertés qui nous sont nécessaires, et j’aime mieux me faire tuer ici plutôt que de vivre dans l’esclavage !

— Et nous aussi nous voulons nous battre, tous ! clama le commerçant Pagé. Pas un de nous n’a peur ! Pas un n’a de scrupules ! Nous sommes des hommes et non des serfs ! Si nous sommes tués, nos femmes et nos enfants vivront sur nos lauriers et avec les libertés que nous leur aurons conquises ! Quoi qu’il puisse nous en coûter, lavons les outrages que nous avons trop longtemps soufferts !

— Pagé, je vous approuve, reprit Nelson. Au reste, vous le savez tous, mes amis, notre lutte n’est pas dirigée contre l’Angleterre ni contre les Anglais, mes compatriotes, ni contre les Canadiens, vos frères, mais contre un gouvernement lâche et prévaricateur, contre la tyrannie, voilà tout ! Donc, si parmi vous, mes amis, il en était qui se fissent un cas de conscience de cette affaire, qu’ils s’éloignent tandis qu’il en est temps encore !

Un silence solennel plana cette fois. Mais pas un homme ne lâcha son arme. Et Nelson sourit avec ivresse en voyant devant lui ces fronts durs et déterminés, ces yeux sillonnés d’éclairs, ces bouches crispées par un courage inébranlable.

— Bien ! reprit-il, content, j’ai confiance en vous !

Plusieurs crièrent :

— Nos droits, nos libertés, notre patrie avant tout !

Le dernier mot n’était pas tombé des lèvres de ces hommes, qu’une terrible détonation éclata à quelques arpents sur le chemin du roi, un projectile puissant s’ouvrit un passage dans le mur, traversa les cloisons, disparut… mais il laissa sur son passage trois cadavres et du sang, le premier sang de la journée parmi les Patriotes !

— Feu ! commanda aussitôt Nelson d’une voix de tonnerre, en courant au trou pratiqué dans le mur par le premier boulet de canon.

Vingt coups de feu crépitèrent…

Oui, les Rouges étaient là sur le chemin… Déjà on rechargeait le canon…

— Farfouille ! dit Nelson… Il ne faut pas qu’on recharge ce canon-là !

— C’est bien, mon général, répondit Farfouille, on ne le rechargera pas ! Attention !…

Et il fit feu… Le canonnier roula sur le chemin…

Mais un autre aussitôt le remplaçait…

Ready !… cria Farfouille en déchargeant le fusil que venait de lui glisser Landry qui rechargeait.

Le deuxième canonnier alla rejoindre le premier.

Mais un autre encore s’élançait au canon…

Fire ! rugit Farfouille…

Et le troisième canonnier s’affaissa sur l’affût de son canon.

— Landry, dit Farfouille en remettant à ce dernier son arme fumante, recharge ce fusil-là, c’est le meilleur, et mets-y trois balles dans la gueule !

Une pluie de balles, à ce moment, venait de crépiter contre la maison, et l’une d’elles éraflait l’épaule gauche de Farfouille qui s’apprêtait à tirer à nouveau.

— Aie ! fit-il en esquissant une grimace ! Je voudrais bien voir le crapaud d’anglais qui m’a craché ça… Tiens ! si c’était ce grand rouge que je vois là à cheval !

Le fusil du canadien gronda… et le grand rouge s’abattit à bas de son cheval !

Et pendant ce temps, les Patriotes du rez-de-chaussée, ceux de la distillerie, ceux de la meule de gerbes, ne perdaient pas une cible. Leur feu n’arrêtait pas, à chaque instant quelques fusils crépitaient, de sorte que l’ennemi n’eut pas le temps de prendre des positions avantageuses.

Un détachement de cavalerie dut retraiter, les chevaux refusant d’avancer. Souvent ils se cabraient, s’affolaient et désarçonnaient leurs cavaliers. Un moment ces chevaux masquèrent le canon, de sorte qu’il fut impossible d’en empêcher le rechargement. Puis la cavalerie se dispersa. Derrière surgit un officier monté sur un cheval blanc, et cet homme lança en avant vers le canon un détachement de fusiliers en commandant le feu d’une voix de stentor !

Devinant que le canon avait été rechargé, Nelson fit coucher son monde. Il n’était que temps… Un second boulet vint agrandir énormément la brèche déjà faite, mais cette fois nul ne fut tué ou blessé. Cependant un éclat de pierre atteignit Nelson au front faisant une coupure assez profonde d’où le sang jaillit.

— Ce n’est rien, dit-il à ceux qui lui faisaient remarquer de ne pas s’exposer. Tirez encore, mes amis !

Il banda vivement son front d’un mouchoir et se posta de nouveau en observation dans la brèche.

Farfouille à cet instant apprêtait son fusil.

— Ce canonnier-là, dit-il, ne tirera pas un troisième coup, ou bien je ne m’appelle plus Farfouille Lacasse ! Ce geux-là j’vas lui cingler le nez de ces trois balles… Attention !…

Les trois balles du Patriote fracassèrent le crâne du canonnier…

À leur tour les Fusiliers de Gore faisaient une décharge générale, mais c’étaient des munitions perdues, car les balles ne rencontraient que la pierre des murs.

De la distillerie le feu augmentait,

Les Fusiliers ne purent supporter plus longtemps ces grêles de balles meurtrières, et ils retraitèrent. Les Canadiens avaient un grand désavantage : la portée de leur fusils était trop faible, de sorte que l’ennemi n’avait qu’à reculer d’une couple d’arpents pour se reformer et se trouver à l’abri des balles. Mais jusqu’à ce moment les troupes du gouvernement n’avaient pas tenté un coup décisif, on aurait dit qu’elles n’avaient que tâté le terrain.

Mais après que les Fusiliers se furent mis hors de portée, Nelson vit un bataillon de fantassins prendre à travers champs et se diriger vers un bois situé à quelques arpents à l’arrière du village.

— Bon ! dit-il, on va essayer de nous cerner.

Peu après, un détachement de fusiliers s’engageaient dans la berge de la rivière qu’il longeait ensuite dans la direction du village.

— Patriotes, dit Nelson, continuez à faire votre devoir. Ménagez vos balles et ne tirez pas un coup que vous ne soyez certains d’atteindre un ennemi. Quant à moi, je cours donner des ordres à la distillerie et à Coupal. Je reviendrai bientôt.

Il quitta la maison malgré qu’on lui conseillât d’envoyer un Patriote à sa place. Il traversa le chemin du roi en courant sans recevoir un coup de fusil, car l’ennemi le vit trop tard.

À la distillerie où commandait un de ses lieutenants, Ovide Perrault, il donna l’ordre de surveiller les fusiliers qui s’avançaient le long de la rivière et de les repousser. Il traversa de nouveau le chemin, mais salué cette fois par une grêle de balles, dont l’une lui déchira la cuisse droite, et il courut à Coupal qui attendait impatiemment des ordres.

— Venez avec moi ! dit-il seulement.

Coupal le suivit. Les deux hommes grimpèrent sur un hangar et de là Nelson indiqua au jeune homme la troupe qui gagnait le bois.

— Il importe, dit-il, d’aller la déloger, car elle pourrait nous jouer un vilain tour. Êtes-vous l’homme ?

— Oui, répondit Coupal avec assurance. J’y vais avec mes Patriotes.

— Mais pas d’imprudences !

— Soyez tranquille, docteur, et vous ne regretterez pas de m’avoir confié cette tâche ! Au reste, mes hommes sont impatients, ils veulent se réchauffer à tout prix.

— Voilà l’occasion, qu’ils en profitent !

Nelson et son lieutenant sautèrent en bas du hangar, et, l’instant d’après, Coupal et ses soixante paysans armés de faux et de haches se glissaient le long des clôtures, dans les fossés, rampaient, gagnaient le bois…