L’expiatrice/2

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Éditions Édouard Garand (p. 5-7).

II


Nul n’est parfait, hélas, et la sérieuse et charmante directrice du Foyer subissait le sort commun : Élisabeth avait un défaut, proche parent de l’enfantive étourderie, qu’autour d’elle on désignait d’un terme bénin ; « Elle est, déplorait-on, si distraite ! » Mais on le reconnaissait avec une impatience résignée et sans vouer à la coupable, même un atome de rancune, car c’était avec une bonne grâce parfaite que Melle Dufresne oubliait ou manquait à sa parole. Les multiples tiraillements qu’implique la charge de diriger une grande maison sont fort peu propres à discipliner une mémoire par avance trop ailée ; partant de ce principe, personne ne s’étonnait, qu’au Foyer, le défaut d’Élisabeth eût atteint à son plein épanouissement.

Ignorante de ces particularités et confiante en la promesse que lui avait faite Mlle Dufresne de se rendre sous peu ruelle Luc, sœur Éloi n’osait risquer un rappel qui eût tout arrangé. À sa vieille amie, la grand’mère de Paule, elle avait rapporté intégralement le récit de son entretien avec la directrice du Foyer et, pour pleurer cette joie tardive qui lui échéait au seuil du tombeau, la mourante avait trouvé de vraies larmes. Elle aussi devait attendre avec une confiance intrépide.

Or, un après-midi du commencement de février, trois semaines, exactement, après la visite au Foyer de sœur Éloi, Mlle Dufresne se vit demandée au téléphone. On lui parlait du couvent de la rue Fullum et, à peine sœur Éloi se nommait-elle qu’Élisabeth déplorait très haut son impardonnable négligence.

— Je vous ai appelée une fois, ma sœur, mais vous étiez absente et, ensuite, j’ai recommencé à oublier. Je m’appartiens si peu, ici : la directrice, c’est un peu la propriété de tout le monde, comme la maman dans les familles. Mais je suis contente, ma sœur, que vous me rafraîchissiez la mémoire. Comment va la pauvre cousine de ce temps-ci ? Pourrait-elle encore me recevoir sans fatigue ?

La réponse que lui transmit le fil lui fit un grand froid au cœur.

— Déjà ! s’exclama t-elle, navrée. Ma sœur, je ne me le pardonnerai jamais… Non, non, ma sœur je suis grandement coupable, mais enfin, il me faut bien accepter l’irréparable. Toutefois, je vous promets d’aller prier au corps, ce soir. Rien ne pourra m’en empêcher. Serez-vous là, ma sœur ?… Non ? Alors, je vous verrai demain, à moins d’empêchements, mais je ne veux pas remettre ma visite de ce soir ; je serai libre alors, j’irai.

Vers les huit heures du soir, ce même jour, Élisabeth s’apprêtait donc à partir, en compagnie de Mme Deslandes, lorsque la petite portière vint l’avertir qu’un monsieur la demandait, au salon.

— Un monsieur ? répéta la directrice. Alors rendons-nous y toutes deux, si vous le voulez bien, Mme Deslandes, car ce ne peut être que lui.

L’homme qui se tenait debout dans l’embrasure de la fenêtre, était de haute taille et bien fait de sa personne. Au bruit de leur pas, il tourna vers les arrivantes un visage long au front très développé, aux yeux presque entièrement cachés par les sourcils, à la moustache tombante sous laquelle les lèvres se dérobaient, elles aussi, sauf l’inférieure qui pendait, lourde. Un beau nez droit haut et mince, magnifiait le profil tandis que la mâchoire carrée ajoutait une force inattendue à l’ensemble hésitant des traits.

— Mais c’est Édouard ! fit Élisabeth, en s’avançant et en lui tendant la main. Et moi, continua-t-elle, qui arrivais avec une gronderie à la bouche… Car je pensais trouver Jean-Louis et puisqu’il était convenu qu’on nous attendait à la Pension…

— Un ami de mon frère est venu le réclamer, à la dernière minute, expliqua, de sa voix légèrement étouffée, le visiteur, et quant à vous attendre pour m’épargner la peine de me rendre ici, vous savez bien, cousine, que ces choses-là ne se font pas, même en notre siècle de décadence générale.

Il s’inclinait, galant, et un sourire délicat se devinait, sous la moustache fauve.

— C’est qu’alors, riposta Élisabeth, la décadence n’est pas aussi générale que vous voulez bien le prétendre.

Quelques minutes plus tard, ayant descendu la rue Bonsecours, les trois compagnons montaient dans un tramway du circuit St-Denis.

— Ainsi donc, remarqua Édouard, pendant que la voiture électrique se remettait en marche, c’est au fond l’une impasse que j’ai mission de vous conduire ?

— Et une des plus vilaines de la ville, renchérit Élisabeth. Sans une protection masculine, Mme Deslandes ne se serait pas risquée à y pénétrer ; quant à moi, je ne veux pas mentir, je crois que je m’y serais rendue tout de même, le cœur battant bien fort. Jean-Louis vous a sans doute appris quel était le motif de notre voyage ?

— Vraiment non : le garnement est parti plutôt à la hâte.

— C’est une vieille femme qui vient de décéder. Riche autrefois, elle meurt sur la paille et le Foyer adopte la petite-fille de seize ans qu’elle laisse complètement orpheline. Voilà pourquoi je tenais tant à profiter de l’heure libre qui m’échoit pour faire connaissance avec ma future pensionnaire et, du même coup, lui donner une marque de sympathie.

Édouard ne répondit pas. Dès les premiers mots, ses sourcils s’étaient levés, d’un vif mouvement, découvrant des yeux très bleus et, maintenant, les traits crispés, il regardait obstinément dehors, comme si le spectacle fuyant de la rue l’absorbait. Il ne secoua un peu sa préoccupation boudeuse qu’à la rue Ontario, lorsqu’il fallut changer de tramway et encore garda-t-il, au front, un pli sévère, qui jeta à son tour Élisabeth dans un monde de réflexions. Seule, Mme Deslandes s’agitait et ne savait comment retenir sa langue.

L’impasse qu’ils découvrirent après quelques minutes de marche sur la rue Ontario était gardée par un groupe de jeunes gens dépenaillés, aux allures de bandits, qui s’écartèrent avec ostentation devant Édouard et ses deux compagnes. Après des recherches qui ne tardèrent point à aboutir, ceux-ci gravissaient bientôt un escalier branlant, à la rampe toute pourrie. Située dans un fond de cour et appuyée à l’immeuble voisin, la maison où habitait Paule était en bois et d’une vétusté étonnante ; on éprouvait à la voir, l’impression qu’elle grimaçait de fatigue et qu’elle soupirait après l’instant où il lui serait permis de s’écrouler.

Au moment qu’Élisabeth révélait le but de son expédition nocturne, Édouard avait convenu avec lui-même qu’il n’entrerait pas dans la maison mortuaire, et qu’il se contenterait de faire le guet, à la porte ; mais, séduit par le pittoresque du décor, voici qu’il changeait subitement sa résolution et, à la suite des deux femmes, il pénétrait lui aussi dans le taudis qu’éclairait faiblement la lumière jaune des cierges. Comme si cette seule vue eût dû le souiller, il eut soin toutefois, de détourner les yeux de la forme rigide près de laquelle veillaient, en priant, deux Sœurs de la Providence.

Par contre, Élisabeth et Mme Deslandes s’agenouillèrent, tout près du corps, et, après qu’elles eurent prié à voix basse pendant quelques minutes, à la demande d’Élisabeth, l’une des religieuses commença tout haut la récitation du chapelet.

La femme qui reposait sur ce méchant lit de parade ne paraissait pas grande et on eût dit qu’elle s’était desséchée, avec l’âge, comme ces arbres découronnés de feuilles, aux branches raidies et au tronc crevassé, d’où la sève s’est retirée goutte à goutte. Les cheveux blancs et rares encadraient un visage fin, aux traits terriblement anguleux et que barraient de longs sourcils noirs.

Les prières achevées Élisabeth se remit debout et, avec une curiosité qui lui faisait mal à elle-même, elle contempla la femme inconnue dont les épreuves lui avaient été contées, comme une légende triste. Elle reposait enfin après quatre-vingt dix ans d’une vie toute hachée de malheurs et sous la garde des seules servantes de Dieu. Les réflexions se pressaient, nombreuses, dans l’esprit de la compatissante jeune parente : son cœur éclatait de tendresse tardive et aussi de remords car la fatalité avait voulu qu’elle apportât une dernière déception à celle qui en avait été abreuvée, sa vie durant.

Pieuse et des larmes plein les yeux, elle s’inclinait bientôt et, de ses lèvres, elle toucha les doigts décharnés qui se crispaient autour du crucifix.

De nouveau, elle se concerta ensuite avec les religieuses et, à sa demande, l’une d’elles se leva et passa dans l’autre pièce où une lampe s’alluma. Bientôt, une forme svelte d’adolescente toute baignée par la douce lumière rosée vint s’encadrer dans l’ouverture de la porte, faisant jaillir le même nom, dans l’esprit des visiteuses : Paule !

Grande, elle l’était certes pour son âge, cette fillette de seize ans, et d’une extraordinaire beauté, aussi, avec son teint de lis et ses cheveux d’un seul blond dont les bandeaux s’achevaient sur son dos, en une longue natte. Ses traits réguliers dont la netteté rappelait ceux de l’aïeule empruntaient un charme aux grands yeux de bluet sereins et candides, même à cette heure troublée. Le cou s’allongeait frêle, et sur la méchante et trop courte robe noire qui se collait à son corps comme une ombre — l’ombre désolée des jeunes années de Paule — les mains très blanches faisaient comme des taches lumineuses.

La sœur qui avait allumé la lampe s’approcha par derrière, mit la main sur l’épaule de la jeune fille et celle-ci se retira, ainsi qu’une vision qui s’évanouit.

Élisabeth et Mme Deslandes passèrent alors dans cette seconde pièce qui était une chambre. Paule s’y tenait debout et, les attendaient. Tandis qu’elles embrassaient l’enfant dont les mains tremblèrent, dans les leurs, mais qui ne pleura point, la sœur s’était discrètement éloignée. Après des paroles de bonté et d’encouragement qu’elle eût volontiers multipliées à l’infini Élisabeth embrassa de nouveau l’orpheline et elle s’éloigna à regret, toujours suivie par Mme Deslandes.

Près de la porte d’entrée, Édouard les attendait et tous trois sortirent, le cœur étreint par l’incroyable impression de solitude qui pesait sur ce logis endeuillé.

Au bout de la ruelle, les jeunes gens stationnaient toujours et ils s’écartèrent avec la même promptitude silencieuse, à la vue du groupe qui revenait.

Édouard et ses compagnes qui avaient maintenant atteint la rue Ontario ne parlaient pas, non plus ; mais, le tramway se faisant attendre, Élisabeth se tourna enfin vers leur protecteur :

— Édouard demanda-t-elle, comment avez-vous trouvé cette petite Paule ?

Une sorte de mouvement de retrait passa sur la figure de celui ci et, de sa voix voilée :

— La jeune fille, demanda-t-il, qui s’est avancée dans la porte ? Mais je ne sais pas vraiment… Je n’ai pas songé à analyser mes impressions.

Si peu adroit était le recul qu’Élisabeth ne se retint pas de sourire.

— Prenez garde de vous compromettre, lui conseilla-t-elle, en manière de badinage.

Il parut froissé et ne répondit pas. Chez lui, l’explosion des sentiments aboutissait presque toujours au mutisme : Édouard était un renfermé.

Mme Deslandes connaissait des intimes de sa maîtresse, tous ceux qui fréquentaient le Foyer même s’ils y venaient assez rarement, comme Édouard Dufresne. Avec son sens averti elle jugeait celui-ci surtout timide, flottant ; aussi se permit-elle in petto de regretter l’innocente taquinerie d’Élisabeth et, sans d’ailleurs y être invitée, mais avec la louable intention de ramener les choses, elle entreprit incontinent l’apologie de Paule, telle qu’elle pouvait dès ce moment connaître la jeune fille.

— C’est une beauté véritablement admirable mademoiselle, et quelle noblesse jusque dans sa simplicité. On voit que l’origine est bonne. Savez-vous mademoiselle, que je suis restée toute saisie en l’apercevant dans cette apothéose subite de lumière ? J’ai cru que c’était son ange… Parfaitement. Son ange gardien tout endeuillé, un peu fâché, et qui venait demander ce que nous voulions à sa petite Paule.

Mme Deslandes, vous me faites honte à moi qui suis si terre à terre. Jamais je n’atteindrai à vos conceptions poétiques.

— Parce que vous ne le voulez pas, mademoiselle. La poésie est naturelle au cœur de l’homme. Elle jaillit spontanément, de son âme ; mon mari le disait souvent…

— Je vous assure… protesta encore Élisabeth, dans sa modestie. Il faut que je sois une dégénérée alors. Tenez, même en ce moment où il y va de ma réputation je ne parviens à m’intéresser qu’à une chose, la plus prosaïque qui sait : c’est que voilà enfin notre tramway qui point…