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L’intelligence et le rythme dans les mouvements artistiques/03

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CHAPITRE III

L’UNITÉ DES PHÉNOMÈNES CÉRÉBRAUX DANS L’ESTHÉTIQUE


Les principes esthétiques invariables.

On peut admettre en principe que plus il y a de pensée dans un art, qu’il relève des couleurs, des pierres ou des sons, plus cet art est grand.

On voit, par les définitions précédentes, que le clavier s’adapte admirablement à l’éducation de la pensée, même dans l’étude élémentaire des mouvements, si, grâce à sa division en trois directions distinctes, on oriente la pensée de manière à obtenir un équilibre constant entre les fonctions mentales et les fonctions manuelles.

Cet équilibre est, en somme, une conséquence de la complexité de la pensée ; aussitôt que celle-ci peut être orientée simultanément vers différentes directions sans perdre l’équilibre, les mouvements paraissent simples et faciles. L’accroissement de l’intensité de la pensée, de l’intensité des représentations mentales devant toujours correspondre à la facilité croissante avec laquelle on exécute les mouvements, la pensée semble devenir peu à peu le corps dont le mouvement n’est que l’ombre.

Comment cette faculté d’unir la plus grande dépense mentale aux plus minimes sensations d’effort se manifeste-t-elle dans les autres arts ?

Comment la force de la pensée se change-t-elle en force esthétique dans les beaux arts ?

L’effort mental dans l’architecture.

Que fait un architecte qui doit disposer les bases d’un monument de façon qu’elles supportent le plus facilement possible le poids qu’elles sont destinées à porter ?

Il doit d’une part se représenter le poids, d’autre part la résistance au poids. C’est entre ces deux forces opposées que la pensée édifie son œuvre. Plus elle arrive à nous pénétrer de l’idée que la pesanteur peut ne plus paraître pesante, plus elle aura manifesté les lois de l’esthétique en faisant triompher une propriété de la matière, la résistance, au détriment de l’autre propriété, le poids. L’artiste sera d’autant plus grand que le travail fourni par sa pensée sera mieux révélé par la forme de son œuvre.

L’effort mental dans la peinture et la sculpture.

Que font les artistes qui, devant simuler la réalité par les images, se trouvent ainsi aux prises avec la reproduction de tous les phénomènes de la vie ?

On n’est pas peintre ou sculpteur parce qu’on rend par le pinceau ou le ciseau chaque image, chaque forme telle qu’on la voit ; chaque artiste voit dans sa pensée une foule d’autres images qui, comme en un cercle vivant, se rattachent à cette image qu’il veut peindre ou sculpter. L’artiste s’applique à fixer l’instant dans lequel on retrouve cet échange continuel d’images vues dans sa pensée.

Et ce sont ces images différentes qui ont existé dans le cerveau de l’artiste qui, inconsciemment, réapparaissent dans la pensée de celui qui regarde son œuvre ; elles produisent chez lui l’idée de la vie, du mouvement, de l’expression vivante des formes à travers l’image inerte fixée par l’artiste.

Le problème que l’architecte doit résoudre par rapport à la pesanteur et la résistance à la pesanteur, le peintre et le sculpteur doivent le résoudre par rapport à l’inertie et au mouvement. La pierre et la toile sont inertes, mais ils doivent vaincre cette inertie par la sensation de mouvements évoqués dans cette pierre et sur cette toile, comme l’architecte doit vaincre la pesanteur par la résistance à la pesanteur. Ils fournissent ainsi les uns et les autres l’emblème d’une force vivante inhérente à la matière.

L’effort mental dans l’interprétation musicale.

Dans l’éducation musicale, avons-nous dit, les mouvements, même les plus élémentaires, s’identifient matériellement avec les organes par lesquels ils sont exécutés, tandis que leurs propriétés s’identifient avec l’activité cérébrale qui en commande et en règle l’exécution.

Un fait important se présente tout aussitôt à l’esprit. Comme j’ai pu m’en rendre compte, tous les mouvements ne sont pas également cérébralisables. Il en existe un dont on pourrait dire qu’il arrête la pensée : c’est le mouvement uniforme.

Si l’on analyse attentivement ce qui se passe pendant l’exécution de ces genres de mouvements à vitesse soi-disant uniforme, on constate qu’il se produit, dans les parcours tracés, des arrêts involontaires de la pensée.

L’inertie dans le mouvement uniforme non cérébralisable ; le caractère évolutif des mouvements cérébralisables.

Quelque effort qu’on tente, on est incapable de penser sans intermittence un mouvement qu’on cherche à rendre complètement uniforme. Ces arrêts caractéristiques des fonctions mentales indiquent que le mécanisme de la pensée est entravé par le mécanisme qu’on cherche à communiquer au mouvement. Au contraire, dès qu’un mouvement semble se diriger vers un but par une allure légèrement accélérée, la pensée s’identifie avec lui ; elle circule librement, le mouvement et la pensée semblent se compléter.

Le même phénomène de fusion peut se retrouver sous l’influence d’un mouvement légèrement ralenti, comme si l’on s’écartait d’un point d’attraction ; mais ce ralentissement entraîne en général un amoindrissement graduel d’excitation qui rend plus malaisée l’analyse de la transformation inhérente à ce mouvement.

En réalité le principe esthétique du rythme musical doit se retrouver dans la transformation rythmique constante, inhérente à chaque mouvement artistique, même au moindre. En somme l’action artistique n’est définissable qu’à travers le mouvement qui est dans les mouvements exécutés. Si nous avons dit du mouvement contrôlé par la pensée qu’il peut, pendant sa durée, toujours être accéléré, ralenti ou arrêté, c’est que c’est précisément par le principe évolutif du mouvement que le contrôle de ce mouvement est rendu possible. Le mouvement uniforme qui ne se transforme pas, peut donc être considéré comme un mouvement réellement non contrôlable, comme un mouvement inerte, sans signification, sans vie, et identifié avec la force d’inertie que le musicien doit, lui aussi, combattre dans ses fonctions manuelles.

Mais cette force d’inertie qui est dans le mouvement uniforme existe aussi dans la mesure uniforme de l’écriture musicale ; au contraire, comme on le verra par la suite, la transformation rythmique inhérente aux mouvements cérébralisables correspond à la transformation que la pensée du musicien communique aux mesures uniformes de l’écriture musicale.

L’inertie des mesures uniformes de l’écriture musicale. Transformation de cette uniformité par la pensée du musicien.

On peut dire qu’il est aussi impossible de penser dans l’interprétation musicale, à travers des mouvements dont la vitesse reste uniforme, que de penser musicalement à travers les mesures régulières telles que les fixe l’écriture musicale.

Comme chacun le sait, les valeurs des notes, telles que les signes de l’écriture musicale les définissent, ne sont en réalité qu’une approximation conventionnelle, relativement grossière, comparées aux finesses rythmiques variées transmises à ces valeurs par l’artiste qui pense, qui crée.

En définissant l’art musical par des mesures uniformes dont les altérations sont de temps à autre surajoutées par le ritenuto et l’accelerando, on s’est écarté non seulement de la vérité artistique, mais comme nous voulons le démontrer, on s’est écarté aussi de la vérité physiologique contenue dans les mouvements volontaires de l’artiste qui pense, qui crée, en interprétant une œuvre musicale.

À travers l’élaboration lente de l’écriture musicale, plus on s’est appliqué à mesurer des combinaisons de sons complexes de l’art s’acheminant vers la polyphonie moderne, plus on s’est écarté de la vérité rythmique.

On peut dire qu’aussi longtemps que la musique est restée simple par la forme, le principe rythmique est resté complexe. Dans les neumes, origine de notre système d’écriture moderne, la mesure n’existe pas ; dans la musique grecque (dont l’affinement rythmique devait être merveilleux en raison des subtilités extraordinaires supposées inhérentes à la prononciation de la langue grecque), on intercalait le temps irrationnel entre le temps long et le temps bref, que nous avons seuls conservés. Donc, c’est à mesure que les formes de l’art se sont compliquées qu’on a fatalement dénaturé le principe du rythme ; dans la nécessité de mesurer les rapports complexes, on les a supposés uniformes pour les rendre mesurables.

Nous démontrerons plus loin raffinement que l’écriture musicale serait susceptible d’acquérir sous l’influence du développement des perceptions visuelles, car les mêmes éléments rythmiques ne se retrouvent pas seulement dans les mouvements cérébralisables et dans l’esthétique musicale, mais aussi dans le mécanisme du regard. Le regard est en marche lorsque nous le fixons sur une surface, si petite qu’elle soit, et ce sont les rythmes de sa marche qui déterminent le caractère de notre contemplation, comme les rythmes inhérents à la pensée de l’interprète déterminent le caractère des mouvements volontaires qu’il exécute et leur résultante esthétique.

Toutes les différences perçues par le regard sont perçues rythmiquement, c’est-à-dire non simultanément mais par évolutions. Ces évolutions ont leurs centres d’attraction sans lesquels aucune évolution n’est imaginable, et ces centres d’attraction entraînent fatalement des différences de vitesse dans chaque évolution.

Ce mécanisme rythmique peut être rendu conscient par les procédés suivants :

Corrélation de la forme et du rythme dans le mécanisme du regard. — Le déplacement uniforme du regard.

Si l’on a parcouru la circonférence d’un cercle par un déplacement approximativement uniforme du regard, ce parcours n’a pu s’effectuer sans que le regard soit forcé d’interrompre sa marche, de fractionner les distances parcourues en parcelles minimes. Et pendant qu’on s’applique à communiquer cette allure uniforme au regard, il se fait un changement frappant dans les sensations visuelles : il semble qu’on continue à voir la forme circulaire par l’espace qu’elle occupe, mais qu’on cesse de comprendre l’image parce que le rythme communiqué au regard ne concorde plus avec elle. On voit la forme exister dans l’espace, on ne la sent plus exister dans le temps. Il y a négation mutuelle entre les deux représentations de l’espace et du temps.

Les différences rythmiques dans les évolutions en sens contraire

Si, au contraire, on laisse le regard parcourir cette ligne circulaire sans diriger son rythme, il s’établit des vitesses différenciées nettement évolutives, c’est-à-dire que dans chaque parcours le regard ralentit graduellement sa marche dans la montée et l’accélère ensuite graduellement dans la descente, de sorte qu’on ne voit pas seulement la forme dans l’espace qu’elle occupe, mais on la sent, on la calcule dans le temps ; il y a fusion entre la représentation du rythme dans le temps et la représentation de la forme dans l’espace. On constate même qu’à cette seule forme dans l’étendue correspondent deux rythmes distincts dans le temps, car non seulement la vitesse du regard est variable pendant chaque parcours total, mais le regard peut effectuer deux genres d’évolutions : celle où la vitesse s’accélère et se ralentit graduellement lorsque l’orientation se fait de droite à gauche (parcours a, b, c, d, fig. 2), et celle où la vitesse s’accélère et se ralentit graduellement avec orientation inverse (parcours a, d, c, b, fig. 1).

Ces deux évolutions diffèrent par le fait que dans la deuxième orientation a, d, c, b, non seulement la variabilité de la vitesse est moindre dans chaque parcours, mais la durée du parcours est allongée.

Les différences rythmiques dans l’orientation du regard.
Fig. 1. — Orientation a, d, c, b. Fig. 2. — Orientation a, b, c, d.

Comme on le verra par la suite, le mécanisme des rythmes évolutifs du regard est en rapport avec le mécanisme de la sensibilité tactile ; car les évolutions rythmiques du toucher sont aussi d’intensité très différente selon leur orientation.

Le rythme dans les arts et dans la nature.

Comme il y a identité entre la forme d’une plante et le rythme par lequel la brise anime cette forme, il y a aussi identité dans les différences que nous constatons entre les formes non mouvantes, et les différences rythmiques des perceptions visuelles qui nous donnent l’image de ces formes.

Ce sont les phénomènes variés des rythmes évolutifs restés jusqu’ici en dehors de l’analyse consciente qui permettent de pénétrer le secret artistique du mouvement. On ne voit vraiment la forme du mouvement que lorsqu’on en voit le rythme, et on ne voit le rythme que lorsqu’on calcule la divisibilité différentielle du temps à laquelle correspond la transformation constante inhérente à la vitesse du mouvement.

En somme, ce qui reste le plus en dehors de notre conscience, c’est précisément la divisibilité différentielle du temps à travers laquelle se manifestent les phénomènes vibratoires qui forment la base de toutes nos sensations.

C’est parce que les phénomènes primordiaux des nombres nous sont les moins pénétrables, que ce sont aussi les phénomènes rythmiques de la nature qui attirent le moins notre attention.

Notre regard analyse la différence des couleurs, la différence des formes, la différence des degrés de rapprochement ou d’éloignement dans la perspective ; il n’analyse pas l’évolution rythmique dans les mouvements qu’il perçoit ; — il ne voit pas le mouvement qui est dans le mouvement.

Par rapport à cette vue du mouvement dans le mouvement, la conscience est si peu développée qu’on pourrait l’accuser de cécité rythmique. Car tandis que nous analysons de très petites différences de nuances dans une même couleur, et de très faibles déviations dans la direction d’une ligne, nous ne voyons dans un mouvement que son point de départ et son point d’arrivée, le caractère général de son allure plus ou moins lente ou rapide ; nous ne voyons pas le rythme différentiel qui lui est inhérent, nous ne l’analysons pas.

Dans la nature, aucun mouvement ne conserve une vitesse uniforme, mais on regarde les cascades, les forêts animées par le balancement des arbres, la mer aux vagues oscillantes, sans que ces merveilleuses combinaisons constantes des mouvements soulèvent un calcul proportionnel dans notre pensée.

On regarde avec une conscience éblouie cet ensemble de phénomènes fascinants, sans ramener par un effort intellectuel spontané toutes les évolutions simultanées des mouvements perçus à une appréciation unifiée du temps, et pourtant c’est cette capacité d’unification qui fait que notre intelligence est.

Laplace signale cette capacité d’unification de l’intelligence lorsque, parlant de la vue du mouvement universel répandu dans l’espace, il dit : « Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux des plus légers atômes. »

Précisément, dans la pénétration des rythmes inhérents aux mouvements qui se manifestent dans la nature, il s’agit d’un phénomène analogue ; il faut voir à travers l’unité de la durée des plus grands mouvements perçus, les divisibilités proportionnelles de tous les mouvements moindres jusqu’aux plus faibles oscillations visibles, et reconnaître que le rythme de chaque mouvement évolue selon les mêmes lois, quoique chaque mouvement différent soit animé d’un rythme différent.

La musicalité de la vue.

Cette intellectualité de la vue pourrait être appelée la musicalité de la vue, car les combinaisons des rythmes superposés forment un des éléments essentiels, primordiaux, de la musique, et l’oreille habituée à les analyser semble, dans la perception de la divisibilité du temps, plus intellectuelle que l’œil. Il est vrai que, dans la nature, la plupart des mouvements non seulement se voient, mais s’entendent aussi ; mais ces rythmes dans lesquels la tonalité tient une si faible place, sont décolorés pour l’oreille, comme le serait pour l’œil une nature grise éclairée par une lumière blanche. L’oreille saisit moins bien ces rythmes en grisailles et pourtant, dans le bruissement des feuilles, les différences de durée des mouvements doivent être mieux perçues par l’oreille que par l’œil. Dans la perception de ces genres de rapports, il est vrai, nous sentons bien que l’identification de l’audition et de la vue n’existe pas, puisqu’un sens perçoit plus vite que l’autre. Les perceptions des deux sens sont comme séparées par une cloison : quand l’œil voit déjà, l’oreille n’entend pas encore.

Il y a, du reste, dans le mécanisme de nos sens, une telle simultanéité de rythmes divers que la capacité de ramener à l’unité de temps toutes les vitesses évoluant simultanément dans les mouvements perçus en dehors de nous est compréhensible, puisque chacun de nous représente lui-même une image passagère de ces combinaisons de nombres dans l’unité du temps.

Qui dira le nombre des rythmes qui animent chacun de nous ? Qui dira comment s’établit l’équilibre sans cesse changeant qui harmonise ou désaccorde ces rythmes ?

C’est en raison de l’harmonique activité de nos sens qu’il faudrait, pour bien regarder, regarder non seulement visuellement mais musicalement, c’est-à-dire avec l’analyse spontanée de la durée différentielle des phénomènes visuels. Car si l’art musical est si particulièrement attrayant, c’est en partie parce que le déroulement des sons fait saisir mieux les différences des rythmes que le déroulement des images.

L’oreille peut faire discerner les oscillations infimes du rythme, l’œil, trop peu exercé, ne les fait pas voir.

Le secret des mouvements artistiques ne peut être pénétré que par la connaissance du mouvement qui anime ces mouvements. C’est dans ce mouvement encore inaperçu, renfermé dans les mouvements visibles, que réside la pensée ; il est en quelque sorte son émanation immédiate, dont l’analyse est encore impénétrée.

Nous devrions reconnaître les courants rythmiques par lesquels notre pensée anime nos mouvements, comme on peut reconnaître la forme de nos pensées dans la forme de notre toucher qui reste fixée, à l’aide des empreintes digitales, sur chaque objet touché par nos doigts.

Comme, dans nos mouvements, la variété des pensées correspond à la variété des sensations qu’ils peuvent faire naître, de même dans notre toucher la variété des sensations dont il peut être animé correspond à la variété de nos pensées. Cette variété se manifeste aussi bien dans les différences de formes et de dimensions que nous attribuons à un même objet touché, selon la façon dont nous le touchons, que dans les différences des conceptions esthétiques transmises à une même œuvre musicale, selon la façon dont nous adaptons nos pressions à l’exécution des combinaisons de notes.