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L’invasion noire 1/11

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CHAPITRE XI


Les craintes de l’ingénieur. — Au bivouac. — L’armée noire en marche.— Reconnaissance. — Le projecteur électrique. — Les préparatifs de Saladin. — Bataille de nuit. — Les avantages tactiques. — Salves d’artillerie et feux d’infanterie. — Une charge d’où personne ne revient. — Parapet de cadavres. — Diversion des Touaregs. — un massacre. — Près du dernier drapeau !


— Quoi de nouveau ? Messieurs, cria de sa voix la plus vibrante le général Quarteron, lorsque l’aérostat se retrouva au-dessus de son escorte.

Et comme personne ne lui répondait :

— Vous n’avez pas eu besoin d’aller bien loin ! cria-t-il, pendant que, halée doucement à terre, la nacelle se rapprochait du sol.

— Ce sera donc pour demain très probablement.

Et se tournant vers son état-major :

— Va donc pour demain, fit-il en allumant une cigarette, d’ailleurs je m’en doutais ; maintenant soyons tout oreilles pour connaître le détail de cette exploration si rapidement et si brillamment conduite.

Les officiers, qui le connaissaient étaient habitués aux procédés de conversation du bouillant général : il faisait le plus souvent les demandes et les réponses, et il était resté au déclin de l’âge ce qu’il avait été autrefois comme instructeur à Saint-Cyr, lorsque, entamant une conférence devant ses élèves sur un sujet intéressant, il arrivait à peine à en traiter les prémisses pendant les trois quarts d’heure qui eussent dû être affectés à la causerie tout entière.

— Brave homme, cet ingénieur, fit-il, lorsque l’échelle descendit à terre.

Mais quand il en eut gravi les échelons et se retrouva sur le plancher de la nacelle :

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il en constatant l’altération des traits de M. Durville.

— Mon général… dit l’ingénieur, il est évidemment trop tard pour reculer, sans quoi je me permettrais…

— Reculer ! fit le général, comme si une vipère l’eût piqué au talon.

— Oui, reculer, s’il en était temps encore je vous dirais : « Ne restez pas dans cette plaine, adossez-vous à quelque chose, à un ravin, à un escarpement, à une place forte, car vous allez être enveloppé. »

— Enveloppé ! mais j’y compte bien, et vous allez voir comme ça me gêne !

— Je n’ai pas voulu dire seulement enveloppé, mon général. reprit l’ingénieur d’une voix altérée, mais étouffé… écrasé peut-être…

— Allons, mon brave, dit le général, dont le ton changea subitement : vous vous moquez de moi ou plutôt vous n’y connaissez rien ; vous êtes un excellent savant, un inventeur de premier ordre, mais vous ignorez ce que c’est que la tactique et vous oubliez les leçons de l’histoire.

— C’est que l’histoire n’offre rien de comparable a ce que je viens de voir, répondit M. Durville ; depuis les invasions des Huns, des Vandales et des Goths, on n’a pas vu de pareilles émigrations : la supériorité numérique de votre ennemi de demain est écrasante… ils sont légion.

— Et loin d’ici ?

— A quelques kilomètres seulement, quinze tout au plus, et ce n’est pas un de mes moindres soucis qu’une pareille armée soit aussi proche sans que vous en ayez été avisé.

— Et ils nous attendent ?

— En ce moment ils sont immobiles, et, à vrai dire, je doute qu’ils abandonnent leurs points d’eau à une heure aussi tardive.

— Évidemment, ils sont comme nous et ne tiennent pas à en faire trop le même jour ; ils vont camper, prier, respirer, et demain… Il s’agit donc de bien veiller cette nuit. d’avoir des avant-postes très serrés et de laisser reposer tout le monde, vous entendez ! colonel Lemédy, fit-il en s’adressant à un officier qui l’avait suivi sur le pont de la nacelle.

— Compris, mon général ; les ordres dans ce sens vont être communiqués, et, d’ailleurs, un homme prévenu…

— En vaut dix dans ce gueux de pays, répondit le général ; Monsieur l’ingénieur, poursuivit-il, je regrette de vous laisser aux prises avec vos anxiétés ; elles sont naturelles de la part d’un homme qui, voué aux sciences, n’est pas tenu d’avoir le calme des vieilles brisques comme nous ; tous mes remerciements quand même, vous nous avez rendu un fort service en nous fixant définitivement. Je vais donner mes ordres, faire un petit tour de camp, offrir aux hommes double ration de café, de tafia et… d’eau, s’il vous plaît, ce qui est un luxe supérieur à tous les autres, et, quand tout le monde sera lesté, vous verrez quelle besogne on en peut attendre.

Il se dirigeait vers l’échelle.

— Vous entendez, du Parquet, fit-il en s’adressant à un officier d’ordonnance, des petits postes d’une douzaine d’hommes à 50 mètres les uns des autres et à 300 mètres au plus de notre front ; derrière eux, les grand’gardes à moitié distance ; on se tiendra prêt à abattre les tentes à la sonnerie convenue : le réveil en campagne sonné en fanfare par les chasseurs ; nous allons leur servir de la musique à ces moricauds, fit-il en riant, et après la musique viendra la danse ; ça n’est pas dans l’ordre habituel, mais ils n’y regarderont pas de si près.

Il allait mettre le pied sur le premier barreau de l’échelle : il s’arrêta un instant.

Du point où il était, il dominait tout son camp de 10 à 12 mètres, et en embrassait d’un coup d’œil les multiples agitations.

En moins d’un quart d’heure, une ville venait de surgir sur le sable comme par un coup de baguette magique.

Une ville de toile blanche que rougissaient les derniers rayons du soleil, disparu derrière l’horizon comme un bolide éteint.

Une ville gaie, proprette, coquette, régulière, auprès de laquelle la plus moderne des cités n’était qu’un dédale de rues tortueuses.

Pas un bataillon qui n’eût ses faisceaux rigoureusement alignés, ses faces correctement dirigées, ses rues de largeurs égales, son aspect de redoute inexpugnable de tous côtés.

Chacun d’eux était devenu un carré parfait, dont chaque face était formée par une compagnie ; mais pour diminuer les dimensions des carrés et ne pas empiéter sur les intervalles qui devaient séparer les unités de combat, les escouades impaires campaient en première ligne et les escouades paires formaient en arrière d’elles une ligne rigoureusement parallèle.

Derrière les lignes des compagnies, les tentes des officiers se dressaient : « tentes bonnet de police ou tentes marquises », coquettes et variées de formes.

Ici et là, quelques grandes tentes de seize hommes ou tentes « marabouts », comme les appellent les soldats, étaient affectées aux « gros légumes » ou aux états-majors ; mais elles étaient rares, car, lourdes et difficilement transportables, elles avaient été réduites par le général en chef au strict minimum, pour ne pas augmenter encore le chiffre énorme des mulets de bât.

Au centre des carrés, les animaux se groupaient, attachés à des cordes circulaires. s’ébrouant, se roulant à terre, joyeux d’être débarrassés du fardeau quotidien, faisant disparaître dans le sable chaud la sueur de la marche.

Ceux de l’artillerie surtout manifestaient leur satisfaction par des contorsions multiples, restant en équilibre sur la crête de leur dos, les pattes en l’air, s’étirant, oubliant les lourds petits caissons et les canons à tir rapide remontés en arrière sur leurs affûts et alignés comme à la parade.

Et de tout cela montait une intensité de vie, de mouvement et de couleur qui était une griserie pour l’œil.

Le tumulte de l’installation grandissait ; c’étaient des cris, des appels joyeux partant en fusées.

Ainsi devaient se comporter, au camp, les mercenaires gaulois que Carthage employait contre les Numides de Jugurtha et les Mauritaniens de Bocchus, sous ce même ciel quelques deux mille cinq cents ans auparavant.

Mais c’était surtout autour des chameaux que le bruit devenait assourdissant.

Quand on le charge, le chameau pousse des cris effrayants ; quand on le décharge, il crie encore[1] ; il doit y avoir entre ces deux manifestations, d’origines si diverses, de sérieuses différences d’inflexions ; mais, pour une oreille humaine, elles se noyaient dans une abominable cacophonie.

Les conducteurs couraient de tous côtés : les uns débarrassant l’animal de ses sacs d’orge, de ses caisses de biscuits ou de ses tonnelets d’eau ; les autres, transportant les charges en des points déterminés par les Bach-Hamar[2] ; ceux-ci, plantant des piquets pour fixer leurs animaux ; ceux-là, leur soulevant une jambe de devant et en attachant l’extrémité à la sangle, pour leur ôter toute tentation de s’échapper sur trois pattes seulement.

Les appareils de forages artésiens se dressaient semblables aux « chèvres » puissantes qui servent aux manœuvres de force de l’artillerie de place, et l’on entendait le bruit sourd et répété du « mouton » de fonte qui, rapidement, enfonçait dans le sol les tubes d’acier vissés l’un dans l’autre.

Le général examinait, l’air épanoui ; c’était la première fois qu’il avait à sa disposition un observatoire semblable et qu’il dominait ainsi tout son camp.

Partout les feux flambaient ; quand la nuit arriverait la soupe serait faite, et le sommeil, le bon sommeil qui donne des forces pour la bataille, s’étendrait sur tout cela.

Déjà, les ordres concernant des distributions supplémentaires de café et d’eau s’exécutaient : de tous les bataillons, des petits groupes se détachaient au pas gymnastique, conduits par des fourriers, et convergeaient vers les arabas de l’administration.

On distinguait les gamelles en aluminium et les sacs des hommes de corvée, et une rumeur joyeuse montait, celle de la bête qui se sent satisfaite et bientôt apaisée dans le plus impérieux de ses besoins.

Et il pouvait être fier, le général Quarteron, d’avoir amené devant l’ennemi. maintenant si proche, une élite si entraînée, si disciplinée, si formidablement armée.

Il reporte ses regards du côté du Sud et eut un geste de satisfaction.

Sur tout le pourtour du camp, de petits groupes étaient disposés en chapelet à intervalles égaux.

D’en haut, on eût dit un de ces filets que les pêcheurs des côtes de France disposent en cercle autour d’un centre poissonneux, et dont la présence est décelée à la surface de la mer par les flotteurs également espacés.

A travers les intervalles, la cavalerie s’écoulait rentrant au camp et allait occuper les places laissées vides sur les deux flancs.

Sentinelle vigilante et laborieuse pendant le jour, elle cédait à l’infanterie le soin de veiller la nuit à la sécurité de tous.

— Allons, cher monsieur, dit le général sans se retourner, je vous souhaite une bonne nuit ; si vous le voulez, les soldats du génie qui vous maintiennent à terre se relaieront pour veiller sur votre aérostat, votre équipage pourra ainsi se reposer.

Mais l’ingénieur n’entendait rien ; tout entier à son rôle d’observateur, il continuait à scruter l’horizon dans la lunette du bord qu’il avait fait installer, à demeure sur la balustrade de cuivre du bardage.

— Décidément, fit le général, tendant la main à Guy de Brantane, votre oncle est retombé dans ses terreurs premières.

— Je crois que son intention, mon général, répondit le jeune homme, n’est pas de rester à la surface du sol ; si donc vous n’y voyez pas d’inconvénients, nous allons nous maintenir en l’air à une centaine de mètres et nous y passerons la nuit : j’accepte l’aide de vos hommes pour nous retenir à cette place à l’aide du guiderope que nous allons dérouler.

— Vous êtes libre ; j’aurais préféré vous avoir pour voisin plus immédiat ; mais vous êtes seul juge de la sécurité de votre ballon : le capitaine à bord est « le maître après Dieu », je ne connais que cela.

— Nous serons quand même en communication immédiate avec vous, mon général, car notre guiderope contient un conducteur métallique permettant l’installation du téléphone ; nous y joindrons un phonotélégraphe qui enregistrera toutes nos communications de la nuit et vous les répétera textuellement demain à votre réveil.

— Parfait ; je vois que vous êtes outillés… mais sapristi ! s’écria-t-il, se ravisant pour la dixième fois, vous devez être comme moi et avoir une faim équatoriale ; si vous vouliez bien accepter mon hospitalité, je ferais de mon mieux pour vous faire oublier votre menu du bord, et peut-être…

Il s’interrompit : l’ingénieur venait de quitter son poste d’observation, et revenant vers le général dont il prit sans façon les poignets…

— Voilà ce que je craignais, dit-il d’une voix sourde : l’armée noire est en marche sur vous !

— En marche !

— Voyez vous-même…

Le général se porta à l’objectif de l’instrument.

— Oui, fit-il en parlant lentement et en scandant ses mots : ils avancent, en effet… ils avancent sur un front énorme, c’est positif, énorme… et puis il me semble que les ailes marchent plus vite que le centre ; c’est une marche en croissant, la seule logique pour eux d’ailleurs… je voudrais bien les voir adopter ma hure ; ce serait bien le renversement de tout ; ils sont bien obligés, parbleu, de marcher les ailes en avant…

Il s’était tu, et Saladin qui venait de soulever le couvercle de l’écoutille et de remonter sur la plate-forme sans que personne au milieu de l’émotion générale eût remarqué sa disparition momentanée, prit la parole :

— Evidemment, ils ne pouvaient rester dans ce fond où nous les avons trouvés, dit-il ; il y a beau temps qu’ils connaissent la présence des troupes françaises ici et que leurs éclaireurs les ont renseignés ; ils quittent donc ce lit d’oued où ils eussent été mitraillés, broyés sans pouvoir remonter ; ils gagnent du terrain en avant des berges : c’est élémentaire.

Il poursuivit :

— S’ils eussent commis la faute d’y rester jusqu’à demain, nul doute qu’une marche de nuit de notre colonne se fût imposée pour gagner ces crêtes dominantes demain au lever du jour, et y prendre l’ennemi en flagrant délit de rassemblement ; il nous évitera cette peine.

— Vous parlez d’or, monsieur l’interprète, fit le général qui ne quittait pas sa lorgnette ; vous avez eu la même idée que moi au même moment, et vous auriez peut-être fait un parfait général.

Saladin s’inclina.

— Ils vont nous éviter la moitié du chemin, dit-il, et surtout une marche de nuit ; tant mieux.

— Tant mieux, en effet ; car, voyez-vous, en Afrique le soldat doit d’abord manger, ensuite dormir ; il ne se bat sérieusement que si les deux opérations précédentes ont été menées à bien ; par les chaleurs que nous traversons, c’est doublement nécessaire ; il faut donc que cette nuit tous mes gens dorment ; nos avant-postes écarteront les audacieux, et demain il fera clair… bonsoir, messieurs.

Il était au bas de l’échelle, on l’entendait encore : il recommanda à un lieutenant du génie, entouré d’une dizaine d’hommes, de rester à la disposition des aéronautes pour les mouvements qu’ils allaient avoir à exécuter, et se dirigea vers une tente ronde que dominait son fanion de commandement.

L’ingénieur observait toujours.

— La marche continue, fit-il ; le centre se creuse, le croissant s’allonge… s’allonge même très vite…ce ne sont pas des gens à pied qui sont aux ailes, évidemment… et ils ont bien pris leur direction ; les deux cornes nous débordent largement… s’arrêteront-ils, et où s’arrêteront-ils ?

Et se retournant brusquement :

— Guy, fit-il, montons, montons vite ; il faut voir cela de plus haut ; je suis sur des charbons ardents.

— Je vais faire le nécessaire, dit le jeune-homme, mais je ne vois plus nos deux sacripants de tout à l’heure.

— Qui donc ? demanda Saladin.

— Nos Touaregs, parbleu ; en voilà une surcharge inutile et dont le général se débarrassera mieux que nous.

— Je les ai fait descendre, monsieur, répondit l’interprète, pensant bien que vous n’en aviez plus besoin.

— Vous avez fort bien fait, car non seulement ils nous étaient inutiles, mais encore ils ne nous ont jamais servi à rien ; voilà donc à notre actif un bon excédent de poids ; il faudra probablement les remplacer par du sable.

— Je crois la chose inutile, répondit l’interprète ; j’ai fait rechercher les saumons de plomb déposés ici au moment où nous les avons embarqués et une partie d’entre eux a reintègré la nacelle ; vous devez donc être équilibré comme vous l’étiez au début.

— Nous avons été tellement absorbés par le général depuis un instant, dit le jeune homme, que toutes ces opérations m’ont échappé ; mais vous avez fort bien fait de penser à tout cela.

Nous pouvons donc monter.

Et se penchant au dehors :

— Je vous fais descendre un téléphone et un phonotélégraphe, monsieur, criant-il à l’officier du génie ; vous trouverez des bornes en cuivre à l’extrémité du guiderope qu’on déroule en ce moment ; il y a assez de fil pour conduire les deux instruments dans la tente du général, et maintenant laissez filer !

L’ordre fut exécuté, le ballon s’enleva lentement.

Une légère secousse indiqua que la hauteur de 100 mètres était atteinte.

De son côté, Gesland fixait trois téléphones à l’extrémité du guiderope qui débouchait dans la nacelle.

La communication était assurée avec le sol.

En haut, près des hélices, un cri retentit ; le même que deux heures auparavant :

— Y en a-t-il, bon Dieu !

Oui, il y en avait !…

Du point qu’occupait le Tzar on pouvait suivre l’ensemble du mouvement de l’armée ennemie, et nulle figure n’en pouvait donner une idée plus exacte que celle du croissant.

Le soleil avait complètement disparu ; les crêtes lointaines commençaient à perdre de leur netteté crépusculaire ; une demi-heure encore et l’immense tache noire qu’on voyait encore ramper à la surface du sol deviendrait invisible.

Allait-elle s’arrêter à quelques kilomètres du camp français, ou pousser jusqu’au contact ?

Là était la question que se posait l’ingénieur avec une poignante anxiété.

A huit heures et demie cependant, las d’observer, il s’était décidé à venir partager le repas du soir avec ses deux compagnons de route.

A tout autre moment le tableau qui se déroulait à leurs pieds les eût enthousiasmés.

La ruche humaine, qui s’était abattue sur ce coin du Sahara était en pleine activité.

De partout la gaieté montait sous sa forme la plus militaire et la plus expressive : la chanson.

Insouciants du lendemain et d’un danger qu’on les avait habitués à mépriser, les soldats célébraient à l’avance leur victoire.

Les chœurs surtout dominaient ; on en devinait, plutôt qu’on n’en voyait, les groupes assis en rond en avant du front de bandière.

Les feux s’étaient éteints, maigres feux, car les cuisines des escouades n’avaient eu pour les alimenter que la modique ration de chauffage de l’administration.

Impossible, même au plus « débrouillard », de trouver aux alentours ces buissons épineux de « brûle-capotes » ou de jujubiers qui donnent la joyeuse flambée du soir, car il était interdit de s’éloigner du camp à plus de 100 mètres, et les chameaux seuls eussent été capables de trouver les racines étiques que la marâtre nature saharienne tient cachées pour eux sous le sable.

— Les armes sont-elles distribuées ? demanda l’ingénieur.

— Elles sont prêtes. répondit Guy. Il suffira de les monter tout à l’heure ; elles sont dans ma cabine.

— Mais, demanda Saladin, nous ne pouvons rester à une hauteur aussi faible au-dessus du sol. L’enveloppe du ballon serait facilement traversée par une balle, et je ne vois pas trop comment on en boucherait les trous.

— Ce serait assez délicat, mais nullement impossible, répondit l’ingénieur, car j’ai du prévoir le cas. Botta, le plus petit et le plus leste de nos hommes d’équipage, n’est pas sujet au vertige, et peut aller placer sur l’orifice des tampons tout préparés ou des morceaux d’un caoutchouc durci enduit d’une gomme spéciale extrêmement résistante.

— Et par quel chemin ?

— Par les poignées espacées un peu partout dans ce but sur l’enveloppe, et que vous avez dû remarquer. Sur le cône supérieur, elles forment des échelons facilement accessibles. Sur le cône inférieur, elles permettraient à un homme d’agilité moyenne d’avoir au moins deux points d’appui sur quelque partie de l’aérostat où il ait à travailler. Le mieux, d’ailleurs, sera de ne pas nous exposer aux balles, poursuivit l’ingénieur, et mon intention est de nous en éloigner pendant la bataille à une hauteur suffisante.

— On entend un mouvement d’armes et de chevaux, dit Guy se penchant au-dessus du bordage.

Ce sont des reconnaissances de cavalerie qui parlent, dit-il au bout d’un instant.

— Evidemment, dit l’ingénieur, le général est inquiet, malgré toute l’assurance qu’il manifestait tout à l’heure, et il ne serait pas fâché de savoir où s’arrêtera l’adversaire, si toutefois il s’arrête.

— C’est bien cela, dit Saladin qui venait de demander des explications par le téléphone ; deux escadrons viennent de partir.

— Je plains ces pauvres diables, dit l’ingénieur qui était retourné à son poste d’observation, car voici la nuit, et une nuit sans lune.

— Mais la lune se lève à une heure du matin, dit Guy.

— C’est vrai, mais d’ici là… dans un quart d’heure, on ne verra plus rien à 200 mètres devant soi.

— Distinguez-vous encore quelque chose ?

— L’ennemi fait encore tache sur le sol, mais il est impossible maintenant de dire s’il est en mouvement où s’il est arrêté.

Soudain l’ingénieur sursaute.

— Mais à quoi pensons-nous ? s’écria-t-il. Et notre projecteur électrique ?

— C’est vrai, répéta Guy, se précipitant sur l’écoutille. Voilà une occasion unique de l’étrenner.

— Je crois bien ! Alors, Guy, tu te charges de la mise en marche de la machine.

— Je descends, mon oncle.

— C’est cela, tu te feras suppléer pour la surveillance par Regnard, quand la dynamo sera en mouvement.

— Gesland ! cria l’ingénieur, faites monter le réflecteur sur le pont.

Gesland ouvrit le panneau de l’écoutille. Guy s’y engagea le premier.

Saladin les suivit des yeux.

La vue de tous ces préparatifs avait creusé sur son front une ride profonde. Mais il les vit, arrivés au bas de l’échelle sur l’entrepont qui donnait accès dans les cabines, ouvrir une deuxième trappe et disparaître tous deux.

Alors seulement il respira.

Un instant il avait craint que quelque partie de la machine ne traversât sa propre cabine dont il serrait fiévreusement la clef dans sa poche.

C’est que, depuis une heure, il avait combiné un plan qui allait le rapprocher singulièrement du but poursuivi.

Quand et comment le réaliserait-il ?

Il n’en savait rien encore, mais un vague pressentiment lui disait que l’heure était grave, et il était résolu à saisir l’occasion dès qu’elle se présenterait, à la violenter même au besoin.

Gesland reparut, portant une espèce d’énorme lanterne comparable à celles qui sont à l’avant des locomotives, et dont le fond, constitué par un miroir argenté, brillait dans l’ombre.

— Il faut pourtant que je connaisse tous ces dessous, dit l’interprète se parlant à lui-même.

Il descendit sur le premier palier, prêtant l’oreille, et comme il allait franchir le deuxième panneau, il vit entr’ouverte la porte de la cabine de Guy de Brantane.

Sur la couchette les carabines à hydrogène solidifie étaient jetées en tas…

— Il eut un moment d’hésitation ; … n’était-ce pas trop tôt ?

Peut-être… cependant il fallait tout prévoir.

La porte était à glissière ; il la poussa lentement, entra, saisit l’une des carabines, et soudain, à la lueur de la veilleuse suspendue au plancher, aperçut, fixée à la paroi au-dessus du lit, une panoplie d’armes de luxe.

L’ancien boulevardier avait essayé de retrouver dans cette installation succincte quelque chose de son petit appartement de la rue Daunou, et il avait emporté avec lui quelques armes de valeur, cadeaux d’amis revenant de pays exotiques.

Deux surtout hypnotisaient l’interprète, et il ne pouvait en détacher les yeux : c’étaient deux poignards recourbés en forme de yatagan, sans fourreau, à manches d’ivoire fouillé, et dont les lames larges comme trois doigts jetaient des reflets bleuâtres.

Pour la réalisation de ses projets, c’était l’arme qui lui manquait le plus.

Pourrait-il les décrocher sans bruit ?

Il entra tout à fait, et par bonheur son pied rencontra d’épais tapis.

Son cœur battait à rompre.

S’il était surpris là !…

Et comme il décrochait le second poignard, et cela sans peine, car ils étaient suspendus par un simple anneau comme les poignards arabes, une trépidation se fit entendre au-dessous de lui.

Il s’arrêta frémissant, deux perles glacées aux tempes, la main crispée sur la carabine, les couteaux jetés sur le lit.

Qu’eût-il fait si Guy de Brantane fût entré ?

Eût-il eu la présence d’esprit nécessaire pour dire qu’il était venu chercher les armes afin de les distribuer à l’équipage ?

Mais il se passa la main sur le front. Sa peur était folle Ce bruit, maintenant régulier, c’était le mouvement du piston de la machine à « gazoline » qui allait mettre la dynamo en marche.

Il reprit les deux poignards, franchit sans bruit les deux pas qui séparaient la cabine de Guy de Brantane de la sienne propre, tourna la clef, entra chez lui et s’enferma à double tour.

Là il respira.

Il n’était pas seul pourtant.

Accroupis sur la couchette comme deux idoles hindoues, les deux Touaregs dont il avait si adroitement machiné la disparition, étaient là, les pieds libres ramenés sous eux, les mains encore ficelées derrière le dos.

Saladin avait mis un doigt sur ses lèvres.

Mais la recommandation du silence était bien inutile avec ces deux sphinx.

Pas un muscle de leur face bronzée n’avait tressailli en voyant l’interprète.

Et pourtant, que savaient-ils ? Quels jouets étaient-ils dans la main de cet homme ?

Quels rôles leur réservait-il dans le drame qui se préparait ?

Pris sous leurs méharis abattus par une décharge, attachés par le cou et trainés vers le camp français par deux chasseurs d’Afrique, interrogés, bâtonnés, menacés de mort, ils s’étaient soudain trouvés en face d’un homme qui parlait leur langue comme sa langue maternelle, et qui leur avait dit :

— Dieu m’envoie vers vous pour vous délivrer des mains de ces maudits. J’en ai pris les habits pour mieux les tromper, mais je suis un fidèle comme vous, un musulman comme vous et mon sang comme le votre appartient au Sultan, notre maître. Qu’aucun geste, qu’aucun regard ne trahisse votre surprise aux yeux de ces Roumis qui m’écoutent sans me comprendre et qui me croient assez vil pour vous demander de trahir vos frères. Êtes-vous décidés à m’obéir aveuglément.

Ils avaient échangé un regard, avaient répondu affirmativement d’un signe de tête, et s’étaient alors trouvés dans l’espace sur les ailes d’un oiseau inconnu.

Puis, au moment où ils se demandaient s’ils n’étaient pas les jouets d’une hallucination, ils avaient revu leurs frères, et pour la dernière fois sans doute avaient fait la prière avec eux.

Et de retour au camp français, pendant qu’à la tombée de la nuit tout le monde absorbé sur le pont ne songeait plus guère à eux, accroupis dans l’ombre des bateaux pliants, ils avaient soudain senti leurs jambes libres et Saladin leur avait dit très bas dans leur langue :

— Suivez-moi sans bruit.

Ils l’avaient suivi, se glissant comme des couleuvres par le trou de l’écoutille ouverte, échappant, grâce à l’anxiété générale et à l’ombre du soir, à l’attention des hommes d’équipage postés dans les hunes supérieures.

Puis ils s’étaient retrouvés dans la cabine de Saladin la porte fermée, attendant tranquillement ce que voulait d’eux la fatalité, ou plutôt l’homme qui, à cette heure, la représentait à leurs yeux.

L’interprète avait posé la carabine contre la paroi de sa cabine. Il fit un geste qui voulait dire : « Celle-ci est pour moi ».

— Et voici pour vous, ajouta-t-il, en montrant les poignards.

Les yeux des Touaregs brillèrent dans l’obscurité comme l’acier des deux lames.

L’interprète trancha les liens qui leur retenaient les mains.

Ils eurent, un mouvement en se sentant libres, mais le réprimèrent aussitôt.

Saladin mit de nouveau son doigt sur ses lèvres.

On montait et descendait l’échelle de fer ; sans doute Guy, ayant mis la machine en mouvement, remontait sur le pont.

Quand le bruit eut disparu et que la plaque de l’écoutille fût retombée, précaution indispensable, car il n’y avait pas de garde-fou autour de l’ouverture, l’interprète parla.

Sa voix n’était qu’un souffle, et ses interlocuteurs s’étaient penchés vers lui, si près que leurs têtes se touchaient.

— Rappelez-vous, dit-il, je vous ai promis de vous délivrer. Je commence à tenir ma promesse ; voici des armes et vos mains sont libres. Êtes-vous prêts à frapper tous ce chiens qui sent là-haut ?

Ils inclinèrent la tête d’un mouvement saccadé.

— Vos bras sont-ils forts ? ne trembleront-ils pas ?

Un sourire passa sur leurs lèvres serrées, donnant à leur face teintée d’indigo une expression d’ironie sauvage.

— Quand je viendrai vous ouvrir, poursuivit l’interprète, vous me suivrez, vous monterez… et alors… jetez-vous comme des tigres sur tout ceux qui seront là… tuez tout !… vous avez compris, tout !…

Ils eurent ensemble un signe de tête bref pendant que, dans l’ombre de la cabine, leurs yeux brillaient phosphorescents.

Oui, ils avaient compris.

Saladin réfléchissait.

— Si un autre que moi descend ouvrir cette porte, reprit-il, ne lui donnez pas le temps de dire un seul mot, de pousser un seul cri, tuez-le, puis montez et montez vite pour tuer les autres, car ce serait le signal !

Cela aussi l’avez-vous compris ?

Ils fermèrent lentement les yeux, comme savourant à l’avance la jouissance qui leur était offerte.

— À ce prix vous aurez gagné la liberté, reprit Saladin, et je vous conduirai près de notre seigneur le Sultan qui sera content de vous.

En attendant, prenez des forces. Voici du pain, voici de l’eau, mangez et attendez l’heure.

Il disparut comme une ombre, refermant la porte dont il emporta soigneusement la clef.

— Celui qui ouvrira à ces deux jaguars, fit-il en ricanant, passera un vilain moment. Si seulement je pouvais envoyer là M. de Brantane ; c’est une surprise que je voudrais bien lui réserver, et qui le paierait d’un seul coup de ses grands airs avec moi… Maintenant tout est prêt, patience !

Et comme il levait, la plaque d’écoutille, il entendit comme des coups de feu lointains.

Mais ce qui le frappa tout d’abord, ce fut la vue du projecteur en activité.

De son foyer parabolique, une magnifique gerbe s’élançait, pénétrait la nuit comme une volée de flèches, et s’abattant sur le sol, y traçait une large zone lumineuse.

Une poignée de l’instrument dans la main, Gesland dirigeait l’axe du projecteur suivant les ordres de M. Durville.

— Plus loin, dit ce dernier.

La trace s’avança, de nombreux points noirs apparurent se mouvant rapidement.

Et Saladin reconnut en eux les chasseurs, d’Afrique qui rétrogradaient.

D’autres coups de feu éclatèrent dans la nuit.

Au-dessous du ballon, les rumeurs si gaies tout à l’heure avaient changé de nature.

Les chants avaient cessé. Un grand brouhaha montait. Des commandements traversaient l'air, des ordres passaient, s’entre-croisaient…

Une sonnerie retentit qui instantanément sauta, répercutée de bataillon en bataillon.

— On abat les tentes et on prend les dispositions de combat, fit Guy, l’oreille au téléphone.

— L’ennemi continue donc à avancer ? demanda l’interprète.

— Oui, n’entendez-vous pas les coups de feu ?

— C’est lui qui tire ?

— Non, ce sont nos reconnaissances de cavalerie qui l’ont rencontré et qui font feu en se repliant pour montrer qu’elles sont au contact.

— Mais comment des masses pareilles peuvent-elles marcher ainsi en pleine nuit ?

— L’habitude sans doute, et puis elles sont guidées par les feux du camp ; voyez ces milliers de lanternes courant dans tous les sens.

— Mais c’est effrayant. Est-ce que nous allons rester là ?

— Attention, fit l’ingénieur, nous y voilà !

Par tâtonnement et en fouillant le terrain de plus en plus loin, la trace lumineuse venait de s’abattre sur les premiers rangs de l’armée musulmane.

Ce n’étaient plus des éclaireurs, espacés les uns des autres ou des groupes frayant la marche, c’était une houle d’une extraordinaire densité.

Guy en donna l’indication par le téléphone ; on pouvait, d’ailleurs, d’en bas distinguer à merveille les parties éclairées du terrain et voir s’y détacher vigoureusement tous les reliefs qu’il comportait.

Ils doivent être environ à cinq kilomètres, ajouta-t-il, mais ce n’est qu’une évaluation personnelle.

— Et ils paraissent avancer toujours ?

— Toujours.

C’était terrifiant, ce danger qui progressait dans l’ombre.

Lentement le faisceau lumineux se promena sur le front dont il venait d’éclairer un faible secteur, et l’ingénieur constata que le croissant s’était encore allongé.

Le centre avait ralenti, pendant que les cornes avaient forcé de vitesse.

Jamais, depuis que des Européens luttaient contre des Arabes, pareille tactique n’avait été observée.

Cette fois, les leçons de l’histoire dont parlait le général tout à l’heure allaient se trouver en défaut.

Cette marche de nuit à elle seule, cette bataille de nuit, car il n’y avait plus maintenant à en douter, l’attaque allait se produire, constituaient de la part de ces barbares une révolution complète dans le domaine de la guerre.

— Ah ! semblaient-ils dire : vous êtes bien fiers de vos fusils qui portent si loin et si juste, mais il faut des yeux pour guider la balle ! Que deviennent vos yeux dans cette nuit noire ?

Vous avez confiance dans des canons qui envoient la mort à 12 kilomètres et qui lancent quinze obus à la minute, essayez donc de les pointer dans cette obscurité !

Vous êtes manœuvriers ; vous connaissez des formations pour attaquer et d’autres pour vous défendre, vous savez évoluer rapidement de l’une à l’autre ; voyons de quel secours elles seront pour vous contre un adversaire qui va venir dans l’ombre vous prendre à la gorge ?

Vous avez souvent, avec votre cavalerie disciplinée rompu nos charges tumultueuses et désordonnées ; mais déjà vos chevaux reculent, ont peur devant l’ennemi invisible… A quoi va vous servir votre cavalerie dans ces ténèbres ?

Enfin, pendant le jour, vous dirigez la bataille comme vous l’entendez ; vous dégarnissez tel point pour renforcer tel autre. Vous trouvez aisément notre point faible et vous le percez à l’heure que vous avez fixée. Vous préparez l’attaque avec vos armes à feu, vous l’exécutez avec vos baïonnettes, vous poursuivez ensuite avec les jambes de vos chevaux. Vous savez tourner, envelopper, surprendre. Eh bien ! nous allons vous condamner à l’immobilité, à l’immobilité inquiète et brutale. Vous ne pourrez compter devant. vous ni les vivants, ni les morts, et, quand nous serons corps à corps, vous verrez si nos cœurs tremblent et si nos muscles sont vigoureux !

Voilà, ce que disait cette marche audacieuse, recommandée jadis aux armées européennes par le colonel von Kustow dans une étude qui semblait alors viser à la plus haute fantaisie.

En présence des effets foudroyants de l’arme à feu, cet érudit professeur à l’académie de guerre de Berlin avait, en effet, prôné les batailles de nuit comme étant les seules possibles a l’avenir.

D’après lui, on devait gagner dans l’obscurité des positions très rapprochées de l’ennemi, et l’assaillir à la pointe du jour, sans avoir eu à franchir en plein soleil et poitrine découverte cette zone terrible balayée par les balles, qui s’étend de 1.000 à 200 mètres.

Et voilà que de simples Noirs, sans instruction militaire, sans académie ni école de guerre, sans autre inspiration que l’expérience des Touaregs, grands batailleurs nocturnes, venaient bouleverser toutes les idées admises sur la matière.

— Comme ils vont vite ! dit l’ingénieur à voix basse.

— Quelle épaisseur il y en a ! c’est effrayant ! ajouta Guy, en faisant jouer dans le sens de la profondeur la gerbe lumineuse.

En effet, c’était un véritable grouillement ; on ne distinguait dans l’espace éclairé que des corps en mouvement.

Cependant, dans ce désordre apparent, les groupements par tribus devaient être observés, car la masse était tachetée de plaques blanches, qui devaient appartenir à des contingents vêtus de laine.

Et le général ? que devait-il penser de cette nouvelle situation ?

Qu’était devenue son assurance de la veille ?

Un instant, le jeune homme eut la tentation de promener les rayons indiscrets du projecteur sur le camp français, afin de voir si tous les éléments étaient bien à leur place ; mais il n’y céda point.

D’ailleurs, on devinait confusément l’emplacement des bataillons. En Afrique, le ciel n’est jamais complètement noir ; l’air, très transparent, permet à la clarté des étoiles de répandre sur les objets rapprochés une lueur diffuse.

Si seulement la lune s’était montrée !

Mais. les Arabes n’avaient-ils pas choisi leur jour dans le mois, comme ils choisissaient leur heure dans la nuit ?

Une voix connue monta d’en bas :

— Toutes les pièces en batterie dans les intervalles !… Je ferai tirer une première salve, et le feu commencera pour toute l’artillerie.

C’était le général qui parlait ; sa voix était aussi vibrante que s’il eût commandé à la manœuvre ; une sonnerie de trompette porta son ordre jusqu’aux batteries les plus éloignées.

Peu à peu, le silence s’était fait ; les tentes avaient complètement disparu ; le sol tout à l’heure rayé de lignes blanches, confusément entrevu, ne montrait plus que de larges carrés noirs se perdant dans l’obscurité.

Ce fut une demi-heure recueillie que celle qui s’écoula ensuite.

Saladin debout, penché sur le bastingage, suivait les feux de la lumière.

Pour lui aussi une grande partie allait se jouer.

— Ils marchent toujours, répéta l’ingénieur d’une voix mal assurée.

— Fixez bien la lumière sur le centre de leur front, dit le téléphone ; puis, promenez-la lentement sur ce front de droite à gauche aussitôt la première salve tirée.

Alors la voix du général s’entendit de nouveau :

— Allez-y, capitaine, et rappelez-vous qu’il vaut mieux vous tromper en plus qu’en moins ; ça tombera dans le tas.

Il avait quitté le ton de commandement et parlait d’un air bon enfant, d’un ton très calme.

Et Saladin, se penchant, vit six éclairs jaillir parallèles de six gueules d’acier.

Presque aussitôt six globes de feu s’élevèrent du milieu des rangs pressés des Noirs, et tel était le parfait réglage du tir, que le capitaine de la batterie, ayant donné à chaque pièce une hausse différente et croissant uniformément de la droite à la gauche, les six points de chute apparurent sur une même ligne oblique par rapport au front des six pièces.

Alors, la lumière du réflecteur se déplaça et le feu rapide de l’artillerie commença sans discontinuer, zébrant d’éclairs les deux fronts du camp.

À cette lueur tout sortit de l’ombre ; les bataillons apparurent, transformés en carrés ouverts ; ils avaient supprimé momentanément leurs faces internes, pour reporter sur les faces extérieures des fusils qui eussent été trop longtemps inutiles.

L’ingénieur remarqua aussi que chaque bataillon avait gagné du terrain en avant, s’éloignant de l’axe de marche ; ils se débordaient ainsi davantage les uns les autres et se flanquaient plus efficacement cependant que l’angle saillant de la « hure », devenu par la même plus aplati, se montrait moins vulnérable.

Au centre du camp, les voitures avaient été serrées essieu contre essieu, les timons se faisant face ; chevaux et mulets avaient été enfermés dans le parc ainsi formé.

Les Noirs avaient-ils prévu l’intrusion de la lumière électrique dans cette rencontre ?

Non certes, car sans elle l’artillerie n’eût pas commencé son tir aussitôt.

Maintenant elle faisait rage.

Et il semblait aux passagers que la-bas, où tombaient ces météores, répondaient des hurlements de douleur et des cris de rage.

Mais c’était un effet de leur imagination ; les Noirs continuaient à avancer ; leurs blessés tombaient, mais ne criaient pas.

Soudain, à son tour, le front d’un des bataillons s’illumina ; une crépitation ardente monta vers le ciel.

C’étaient les feux d’infanterie qui commençaient.

La menaçante ligne noire n’était plus qu’à 1.000 mètres ; les myriades d’obus qui s’étaient abattus au milieu d’elle n’avait ni hâté, ni ralenti sa marche d’une minute, et l’on pouvait maintenant prévoir qu’elle aborderait le camp français dans moins d’un quart d’heure.

Saladin regarda sa montre, elle marquait 11 heures 15.

Une idée d’une étrange fixité l’envahissait.

Supprimer ce rayon lumineux qui, permettant aux blancs de tirer à coup sur, allait peut-être leur assurer la supériorité dans ce combat nocturne.

Mais comment arriver à ce résultat ?

Un instant il eut l’idée d’aller ouvrir la porte à ses deux alliés, de les lâcher comme deux forcenés sur la plate-forme, de risquer le tout pour le tout.

Mais tout l’équipage était là rassemblé ; même avec la surprise que provoquerait cette agression, étaient-ils certains de pouvoir se débarrasser de huit hommes aussi résolus ?

D’ailleurs, le guiderope fixait solidement l’aérostat au sol.

Comment rompre cette attache ? il n’avait pas étudié la question.

Où la corde était-elle fixée à la nacelle ? il n’avait pas songé à regarder.

Un coup de hache parviendrait-il d’ailleurs à la couper ?

C’était douteux, étant donné le conducteur métallique qui la renforçait intérieurement.

Mieux valait attendre que par la force des choses l’aérostat eût quitté ce poste rapproché du sol.

Maintenant, la fusillade battait son plein ; les feux de salve exécutés sur quatre rangs, par front de compagnie, se succédaient avec une régularité de pendule, pendant que les dominant de leur vacarme métallique, les salves d’artillerie épandaient à pleines poignées les éclats de projectiles aux arêtes coupantes et les balles de fer aux formes prismatiques ;

Entre les courts intervalles où les détonations permettaient de dominer le tumulte, on entendait les recommandations des chefs.’

— Visez bas !… l’arme horizontale !… du calme !… attendez le commandement de feu !

La sueur aux tempes, se demandant quelle allait être l’issue de cette lutte sans précédent, issue qu’il attendait pour prendre une décision, Saladin ne quittait plus des yeux les points éclairés du terrain.

Ce n’était plus seulement une ligne noire qu’on apercevait, les mouvements individuels commençaient à devenir perceptibles : on voyait distinctement les premiers rangs s’abattre sous la nappe ininterrompue des balles.

— Voulez-vous que je vous supplée, monsieur ? demanda l’interprète ; je dirigerai fort bien, comme vous le faites vous-même, l’axe du réflecteur sur les points voulus.

— Volontiers, fit l’ingénieur, qui avait tenu à manipuler l’appareil lui-même depuis le commencement du feu ; j’accepte d’autant mieux que ma vue commence à se troubler.

— Reposez-vous sur moi.

— Il ne s’agit que d’abaisser graduellement la crémaillère de l’angle d’inclinaison : la voici ; quant au tour d’horizon, il doit être fait très lentement.

— Je vous observe depuis le commencement ; j’ai compris.

Saladin prit la poignée de l’appareil de la main droite, de la main gauche qui tenait son couteau ouvert il cherchait les fils conducteurs.’

— Bien, c’est cela… dit l’ingénieur. Je vais maintenant me préoccuper du départ, car la place ne sera bientôt plus tenable ici.

— Mais, fit-il, s’interrompant, voyez donc l’ennemi ; ne dirait-on pas qu’il accélère l’allure ?

C’était vrai, dans le champ lumineux des torrents humains roulaient, se hâtant.

La mort fauchait : les Noirs essayaient de gagner du terrain. Ils n’étaient plus qu’à 400 mètres et leurs flots circulaires se poussaient les uns les autres ; c’était un immense arc de cercle qui allait diminuant de rayon.

Soudain, il s’arrêta.

Une minute s’écoule, puis leur ligne à son tour s’éclaira.

Arrivés à bonne portée, les Nègres tiraient eux aussi.

— Demandez par le téléphone qu’on détache le guiderope cria l’ingénieur, nous allons monter.

Comme il achevait ces mots, le réflecteur s’éteignit.

— Qu’est-ce donc ? fit M. Durville ;

— N’avez-vous pas entendu ? dit Saladin.

— Non.

— Ce sifflement… une balle certainement… personne n’est touché ? "

— C’est elle qui aura coupé le fil, dit l’ingénieur ; il est fort heureux qu’elle n’ait pas brisé l’appareil ; démontez le vivement, Gesland, pour le mettre à l’abri ; nous le réinstallerons une fois hors de portée.

D’ailleurs, comme pour justifier le mensonge de l’interprète, car il avait coupé le conducteur avec son couteau, d’autres sifflements se firent entendre et l’un d’eux rendit un son métallique.

— L’enveloppe est touchée, dit l’ingénieur… il n’est que temps.

— Lâchez tout ! cria-t-il en se penchant au dehors.

Mais le Tzar n’avait plus la force ascensionnelle suffisante pour s’élever.

— Vite, au lest ! cria Guy, qui venait de replier le téléphone.

Un instant l’interprète regarda tous ces gens à demi-affolés courant de tous côtés.

N’était-ce pas le moment ?

Mais au même instant Gesland apparut à l’écoutille apportant les carabines.

L’heure était passée, il fallait en attendre une autre.

Maintenant le Tzar montait, délesté de quelques lingots de plomb ; il arriva à 600 mètres et s’équilibra.

Les sifflements avaient cessé.

Pas un souffle d’air ; l’aérostat allait planer au-dessus du champ de bataille comme s’il eût été fixé au sol par un câble.

Et comme l’ingénieur tranquillisé pour sa machine examinait le réflecteur avec l’intention évidente de l’utiliser de nouveau.

— inutile, fit Saladin, voyez là-bas !

Une tache rouge apparaissait dans l’Ouest et grandissait rapidement.

C’était la lune.

En moins de cinq minutes son disque surgissait écarlate, énorme, au-dessus des crêtes des derniers contreforts du Djebel-Amour.

Alors la plaine sortit de l’ombre mystérieuse.

La fusillade continuait terrible, à courte distance, marquant nettement le front des deux armées, et il devint facile de comprendre la tactique adoptée par les Noirs.

Les premiers rangs abattus, sacrifiés, formaient un véritab1e parapet abritant les rangs suivants, et pendant qu’à l’abri de ce masque d’un nouveau genre les combattants armés de fusils entretenaient le feu, les retardataires arrivaient à la curée.

On les voyait confusément au loin par longues files ou par groupes épais se hâtant vers le lieu du combat.

Du côté des Français le feu s’était sensiblement ralenti ; sans doute on éprouvait le besoin de ménager les munitions pour le moment où les assaillants quitteraient leurs funèbres abris.

— Voila les chasseurs d’Afrique qui montent à cheval, dit Guy… est-ce que le général songerait à les faire charger ?

— On voit maintenant assez clair, dit l’ingénieur ; il a raison d’essayer de rompre ce cercle.

— A sa place je n’essayerais pas, dit-il ; voyez donc, ils vont se noyer dans cette mer.

La lune avait monté rapidement : le paysage se dessinait avec une certaine netteté.

— Les voilà qui partent, poursuivit le jeune homme, ça fait froid dans le dos ; comment pénétreront-ils là-dedans ?

Successivement, quatre escadrons étaient passés dans l’intervalle qui séparait deux bataillons, et à peine hors du front, s’étaient élancés à la charge de toute la vitesse de leurs chevaux.

Ce fut une minute poignante.

L’un derrière l’autre ils entrèrent dans la marée humaine qui, sur eux, se referma.

Vaguement on put les voir pendant quelques instants progressant encore, entraînés par la vitesse acquise, sabrant, refoulant devant eux les vagues noires.

Puis, leurs lignes se rompirent : des quatre murailles échelonnées l’une derrière l’autre, il ne resta plus que quatre groupes isolés, formés en cercle, immobiles au milieu de la masse.

Des vociférations effrayantes les entouraient.

Puis, les ilots que formaient les escadrons décrurent peu à peu ; fatigués de frapper et de tuer, entourés d’ennemis insaisissables qui, glissés sous les jambes des chevaux, leur ouvraient le ventre avec leurs poignards recourbés ou coupaient les pieds des cavaliers, les chasseurs d’Afrique s’abattaient et étaient égorgés aussitôt.

Successivement l’escadron le plus avancé disparut, puis les suivants.

Le 2e régiment de chasseurs d’Afrique venait de se fondre dans cette effroyable tourmente comme un morceau de lave dans une coulée de l’Etna.

Pas un cavalier n’était revenu.

Du haut de la nacelle, les passagers, muets d’horreur, avaient assisté à ce lugubre épisode.

Puis, Guy avait épaulé son arme et s’était mis à tirer dans le tas.

Les hommes de l’équipage l’avaient imité.

Quant à voir où et comment portaient les coups, il ne fallait pas y songer.

Ce qui était certain, c’est qu’aucun d’eux n’était perdu.

Tout à coup, en arrière de l’armée noire un feu s’alluma, jetant dans la nuit des gerbes d’étincelles.

Et là, était certainement le chef de cette multitude, car aussitôt, une rumeur immense ébranla les airs et monta vers le ciel.

Au silence relatif qu’elle avait observé jusque-là, l’armée musulmane fit succéder une effrayante clameur.

C’était l’heure suprême.

Enjambant l’épais rempart de morts derrière lequel ils s’étaient tenus jusque-là, les Noirs se ruaient à l’assaut final.

La fusillade avait repris ardente du côté des Français ; les deux faces du camp ne formaient plus qu’une ligne de feu continue.

Comment dépeindre la course furibonde de ce torrent d’hommes au milieu de mugissements sans nom : ces démons brandissant des armes de toutes sortes, se lançant tête baissée dans la fournaise ; ces épaisses grappes de Noirs se succédant, fondant, disparaissant pour surgir de nouveau, presque aussitôt remplacés par d’autres ?

Des milliers de corps étendus cachaient le sol en avant des lignes françaises ; les survivants les enjambaient en hurlant, aussi nombreux, aussi pressés, sans souci de la mort fauchant à pleine faucille ; des tribus fraîches venaient remplacer les tribus disparues dans cet enfer, puis, la masse tout entière s’ébranle, se resserre et se rua comme un seul bloc sous l’impulsion du fanatisme et de la rage.

— Oh ! fit Guy de Brantane, et tel était l’accent désespéré avec lequel cette exclamation avait été jetée, tous se retournèrent et cessèrent de tirer.

Vaine besogne, d’ailleurs !

Que peuvent quelques rochers oubliés contre la mer qui déferle et mugit, lorsqu’elle vient d’emporter la digue ?

A l’arrière du camp, le feu rapide venait de se mettre à crépiter tout d’un coup : l’unique bataillon qui fermait à l’arrière la « tête de porc » avait ouvert le feu.

Mais il était trop tard !

L’ennemi qui, à la faveur de la lutte et de l’obscurité, venait derrière les masses d’infanterie de gagner l’arrière du camp pour s’y précipiter comme un torrent, c’était la cavalerie d’Ischiriden.

C’était une masse compacte de 8.000 Touaregs, les plus audacieux, les plus féroces de toute la confédération du Nord.

En vue de cette première rencontre et sur les ordres du Sultan, le vieux chef des Imohagh les avait envoyés à l’armée de Ben-Amema.

Ils n’avaient pas trahi la confiance qu’on avait en eux.

Leur terrible diversion allait changer la face du combat.

Maintenant, la lune était haute dans le ciel ; on y voyait presque comme en plein jour.

La surface terrestre était estompée d’une couleur uniformément grise ; les combattants s’y détachaient nettement : les Noirs, comme des masses d’ombres produites par de gros nuages roulants dans le blanc de la lune ; les Blancs, vivement éclairés, et encore mis en relief par les lignes noires projetées derrière eux.

Le bataillon d’avant-garde n’avait pas eu le temps de faire plus de trois feux ; en quelques minutes il était éventré.

Une brèche était ouverte ; dominant la bataille du haut. de leurs puissantes montures, les Touaregs entraient dans le camp.

L’ingénieur laissa échapper un cri d’horreur.

Atterrés, les passagers regardaient, les mains crispées sur leurs armes inutiles, impuissants devant cet effroyable dénouement.

Une sonnerie de trompette retentit ; un deuxième régiment de chasseurs d’Afrique s’ébranla pour refouler les cavaliers d’Ischiriden.

Mais autant les issues avaient été soigneusement calculées pour que la cavalerie pût faire irruption au dehors, autant il lui était difficile de se mouvoir dans l’intérieur même du camp, coupé par les équipages, les animaux, les cordes de bivouac, les lignes de bâts, les piles de fourrages, les murailles de caisses, de barils et de tonnelets.

Quand les premiers pelotons arrivèrent au contact des terribles pillards du désert, décousus, désunis, ils se heurtèrent à un véritable mur de lances.

Poussant plus loin, les Touaregs atteignirent les chameaux du convoi, dispersèrent les gardiens comme fétus de paille, et de leurs longs aiguillons, chassèrent devant eux ces milliers d’animaux.

L’effet fut indescriptible.

Affolés, brisant leurs liens, les chameaux porteurs s’élancèrent dans toutes les directions, se jetant dans les bataillons, rompant les lignes, remplissant le camp de leurs cris épouvantables.

Ils étaient vingt mille !

Ce fut l’origine du désordre, le commencement de la fin. Au même moment, les premiers Noirs arrivaient au contact des lignes d’infanterie et tombaient sous les baïonnettes.

Mais le torrent qui suivait était irrésistible ; en vingt endroits, la ligne française se disloqua.

— Ahi Dieu ! fit l’ingénieur.

Un instant, Guy ferma les yeux pour ne plus voir ; son cœur battait à coups précipités…

Même en présence de l’énorme supériorité des Noirs, il n’avait pu croire que l’action se déroulerait-ainsi, qu’une tactique aussi effrayante de précision et de volonté conduirait ces hordes sans ordonnancement visible et que tout cela finirait par une lutte au couteau.

Sur l’une des faces déjà le feu avait cessé, le corps à corps commençait avec ses clameurs, ses cris d’agonie, ses appels désespérés, ses commandements fiévreux ; avec ses coups de feu isolés, tirés à bout portant, l’éclair des baïonnettes disparaissant dans les corps nus et le mouvement rapide des couteaux qui traitreusement coupaient les jarrets et ouvraient les entrailles..

A son tour, l’autre face fut atteinte, rompue, émiettée, sous les pressions intérieures et extérieures agissant simultanément.

L’artillerie se tut complètement, noyée dans les flots grossissants de l’Islam.

De nouveau un régiment de cavalerie, le dernier, se dévoua : c’était celui des chasseurs d’Afrique de la province d’Alger.

Il était trop tard.

En moins de temps encore que le précédent, il s’évanouit sans avoir pu charger, disloqué, dès le départ, par les Noirs audacieux qui sautaient aux rênes, se suspendaient aux étriers, recevant dix coups de sabre sans lâcher prise, grappes humaines attachées au flanc des animaux.

Nul pinceau ne pourrait dépeindre le tableau de carnage tel qu’il s’offrait alors.

Il était 3 heures du matin : depuis cinq heures la bataille était commencée.

— Et le général ! murmura l’ingénieur.

Oui, qu’était-il devenu, le général ?

Avant de perdre la communication téléphonique avec lui. on n’avait guère songé à lui demander ses instructions, trop certain de le retrouver la bataille finie.

M. Durville le chercha là où il l’avait laissé tout à l’heure.

Mais déjà le museau de la hure était noyé dans le flot des Nègres.

L’angle saillant, si peu favorable au développement des feux, avait cette fois encore joué son rôle dans la bataille ; c’est par là que les Noirs étaient arrivés en subissant le moins de pertes.

Si le général Quarteron n’avait pas quitté cette place, il était déjà au nombre des morts.

S’il s’était rejeté au centre, il allait y être entouré par les Touaregs, dont la ligne pressée refluait maintenant vers les bataillons encore debout.

Le seul parti qu’il eût pu prendre eût été de se réfugier dans l’un de ces bataillons ; mais, d’un côté comme de l’autre, il était inutile de le chercher.

— Quel épouvantable désastre, dit encore l’ingénieur.

— Epouvantable ! répéta Guy.

Et ils ne trouvèrent plus rien à dire ni à faire.

Hypnotisés par la vue du massacre, ils ne songeaient pas à quitter ce lieu maudit, comme s’ils eussent attendu le miracle qui, seul, pouvait encore sauver les débris de cette vaillante armée.

Le carnage continuait ; une effroyable clameur couvrait maintenant le champ de bataille tout entier.

L’armée noire n’avait plus aucune forme : c’était la fourmilière victorieuse, qui envahit et recouvre le cadavre tombé.

Chacune des fractions françaises, encore debout, ressemblait à un morceau d’aimant roulé dans de la limaille de fer.

Pour les aéronautes, la bataille s’était transformée en une série de combats singuliers dont chacun allait s’affaiblissant.

Quand les premières flèches roses de l’aurore tombèrent sur cette plaine où, la veille encore, 25.000 Français jetaient aux échos du Sahara leurs joyeux défis, un dernier carré, un bataillon de zouaves, résistait encore.

Il avait pu se reformer avant l’invasion des Touaregs et, isolé maintenant dans ce champ des morts, n’attendant plus aucun secours, il s’apprêtait à mourir.

Au centre du carré, un petit groupe se tenait immobile comme les statues de bronze qui entourent le bas-relief de Rezonville.

Un rayon du soleil levant tomba sur lui et fit jaillir un reflet tricolore.

C’était le drapeau du 1° zouaves et sa garde.

Et, dans sa lorgnette qui tremblait au bout de ses doigts, Guy remarqua un homme seul, debout, tête nue et bras croisés, en avant du drapeau.

— Le général, murmura-t-il.

Tous les yeux se portèrent vers cet homme qui allait suivre son armée dans la mort.

— Et rien, rien à faire ! clama le jeune homme en se tordant les mains dans un geste de désespoir.

— Mon oncle ! cria-t-il encore, ne pouvons-nous essayer de sauver quelqu’un de ces survivants ?

L’ingénieur fit un geste désespéré.

— Je crois que nous n’avons plus rien à faire ici, dit une voix dont le timbre étrange frappa tout le monde.

C’était Saladin qui venait de parler, laissant déborder malgré lui la joie intense qui l’emplissait tout entier.

Désormais. il croyait au triomphe de l’Islam.

Le spectacle auquel il venait d’assister l’avait convaincu.

Oui, le fanatisme musulman allait de nouveau imposer sa volonté au monde, et il y avait un grand rôle à jouer pour lui dans cette société guerrière qui allait se fonder sur les ruines du christianisme.

Qu’attendait-il maintenant pour avoir sa victoire, lui aussi ?

Du champ de bataille où maintenant la lutte tirait à sa fin, il reporte ses regards sur ceux qui étaient là.

Ils étaient huit !

Tous les huit armés.

Il ne pouvait rien entreprendre tant qu’ils conserveraient leurs armes, c’est-à-dire tant que le ballon planerait au-dessus du champ de bataille.

Pour retrouver l’occasion propice, il fallait partir, et pour la seconde fois Saladin répéta :

— Nous n’avons plus rien à faire ici.

Guy se tourna vers lui, un éclair dans les yeux.

— Taisez-vous, dit-il d’un ton sec et hautain, vous n’êtes rien ici, et vous n’avez pas d’avis à émettre.

Et se retournant vers l’ingénieur :

— Je vous en conjure, mon oncle, dit-il, tentons quelque chose ; essayons, au moins, de sauver ce drapeau !

M. Durville hocha la tête tristement,

— C’est risquer de nous perdre inutilement, répondit-il d’une voix sourde, car il nous faut descendre jusqu’à 100 mètres et nous serons assaillis de coups de feu de tous côtés ; or si un accident nous arrive, quels témoins oculaires iront porter à Alger la nouvelle de ce désastre ?

Et, comme si les faits eussent voulu renforcer cette opinion, une volée de balles siffla autour de la nacelle, et, pour la seconde fois traversée en deux endroits, l’enveloppe d’aluminium vibra lugubrement.

— Mais nous baissons, s’écria Gesland, l’œil sur le baromètre : nous ne sommes plus qu’à 550 mètres et, coup sur coup, il jeta au dehors quatre lingots de lest.

Pendant que l’aérostat montait s’éloignant pour toujours de ce lieu maudit, Guy se pencha une dernière fois.

Le dernier carré venait de céder à l’assaut des flots noirs.

Quelques coups de baïonnettes scintillèrent encore au soleil, puis les bras lassés des derniers survivants retombèrent.

Le dernier drapeau sombra dans la tourmente. Avant de le voir tomber, le général Quarteron venait de mourir l’épée à la main.

Son dernier cri avait été de : « Vive la France ! » et il sembla aux passagers du Tzar qui l’entendirent à travers le tumulte, que c’était sa dernière pensée qu’il leur envoyait.

Maintenant le jour, complètement levé, éclairait dans ses moindres détails le champ de carnage.

Jamais pareille accumulation de morts ne s’était vue sur la terre d’Afrique.

L’hécatombe commençait au loin : par tas isolés, puis par lignes entières, les cadavres noirs jalonnaient l’itinéraire de l’armée musulmane.

Plus près, on distinguait maintenant le rempart de corps entassés, derrière lesquels les Arabes s’étaient abrités pour tirer.

Et, au milieu de ce fouillis de corps étendus, de larges taches bleues et rouges tranchaient, immobiles : là étaient tombés les escadrons des chasseurs d’Afrique, dans la chevauchée suprême.

Puis, c’était le camp tout entier, gigantesque charnier, où les bataillons tombés avaient, en quelques endroits, conservé la rigidité de leurs lignes. ou les canons émergeaient silencieux, où, par monceaux, s’étalaient Noirs et Blancs, mêlés par l’effroyable corps à corps, et où, maintenant descendus de leurs méharis, les Touaregs circulaient, achevant froidement les blessés et coupant méthodiquement les têtes avec le large poignard de miséricorde.

  1. Le méhari du Targui, en berbère arhélam, fait exception à celle règle : il ne crie pas, même quand il souffre, de peur de trahir son maître. DUVEYRIER. Les Touaregs du Nord.
  2. Chefs d’un groupe de chameliers.