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L’invasion noire 2/1

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DEUXIÈME PARTIE
LE GRAND PÈLERINAGE À LA MECQUE

CHAPITRE PREMIER


Saladin triomphe. — Un coup d’œil sur le champ de bataille. — Lest humain. — Bédouaram et Ilmiden. — Cadavres génants. — Souvenirs de la mission Flatters. — Une fortune dans le sable. — Au-dessus du Tchad. — Son partage entre les puissances. — Le massacre des Ouled-Slimans. — Une pêche miraculeuse. — À la recherche d’Atougha. — Au-dessus du Dahomey. — L’agonie d’un poste français. — Une dépêche.


Après l’effroyable assassinat qu’il venait de commettre, succédant à l’hécatombe de la nuit, Saladin avait poussé un cri de triomphe.

Le ballon était à lui maintenant !

Il avait entre les mains l’instrument le plus merveilleux qu’il pût désirer pour ses projets futurs.

Il s’assura qu’il avait toujours sur lui le précieux papier obtenu à la mosquée de Mohammed-ech-Chérif, qui lui donnait crédit auprès du Sultan ; puis il embrassa du regard l’immensité du Sahara qui s’étendait sous ses pieds et de là reporta ses yeux sur la nacelle.

Quatre cadavres s’y étalaient, et près de Descamps, qui n’était pas mort sur le coup de la balle qu’il avait reçue à bout portant, le plus vieux Targui, son coutelas à la main, venait de se pencher ; un râle d’agonie s’était fait entendre, puis le Berbère s’était accroupi, satisfait d’avoir achevé son œuvre.

Un instant le misérable considéra ses victimes, non pas que l’ombre d’un remords vînt se mêler à sa victoire, mais ces cadavres étaient gênants, et d’autre part il ne savait comment s’en débarrasser, car il se rappelait le bond prodigieux qu’il avait fait dans l’atmosphère lorsque le Tzar avait été tout à l’heure délesté de trois de ses passagers. S’il ne s’était pas suspendu à la corde de la soupape pendant les quelques minutes de la course vertigineuse fournie par l’aérostat dans les profondeurs de l’éther, quelle hauteur n’eût-il pas atteinte ?

Maintenant le ballon s’était équilibré : Saladin regarda le baromètre il marquait 3.700 mètres.

De cette hauteur, sa vue embrassait un rayon de 220 kilomètres s’il eût eu le temps de contempler à ses pieds cette Algérie qu’il avait jadis parcourue dans tous les sens avec le 1° régiment étranger, il eût reconnu des régions entières, de Géryville jusqu’à Biskra, de Tiaret à Gardaïa.

Par-dessus la bande épaisse de l’Atlas, il eût distingué la région des Hauts-Plateaux et des Steppes, et les grands Chotts qui s’y étalent, réfléchissant au loin, sur leur surface laiteuse, les rayons du soleil, maintenant très haut.

Soudain, un souvenir lui revint, qui fit passer une ombre sur son triomphe et lui mit une sueur aux tempes.

Le plus détesté des passagers, le plus dangereux aussi, ce Guy de Brantane qu’il haïssait, qui l’avait traité avec tant de mépris, celui-là n’était pas mort !

Saladin s’était pourtant bien promis de ne pas l’oublier mais dans l’enfièvrement de la lutte, il n’avait plus songé qu’à rompre l’échelle de corde qui retenait l’aérostat captif… Puis le ballon s’était enfui si vite !

Pourtant, c’eût été si facile ! Ah ! il ne l’eût pas manqué celui-là !

Il se pencha, regarda au-dessous de lui ; mais la terre était loin il ne distinguait que des taches.

Il tira de nouveau la corde de la soupape jusqu’à ce que le baromètre marquât 1.200 mètres, jeta un coup d’œil sur la boussole, s’orienta et s’aperçut qu’un courant supérieur l’avait amené à quelques kilomètres dans le Nord.

Il mit alors la masselotte en mouvement, et, après quelques tâtonnements, arriva à donner au ballon l’inclinaison voulue vers le Sud et à déterminer sa descente.

Alors le Tzar reprit la série de ses louvoiements et l’interprète, tout au maniement des poulies de renvoi, avait oublié la terre, lorsqu’une exclamation du plus jeune des Touaregs attira de nouveau ses regards.

Il saisit la lorgnette, examina un instant avec attention un groupe d’hommes qui se détachait à ce moment sur le sable, à 1.000 mètres au-dessous de lui, puis se releva avec un sourire de satisfaction.

Les regrets devenaient inutiles les Touaregs avaient accompli son œuvre bien mieux qu’il ne l’eût fait lui-même, et le beau boulevardier avait dû, entre leurs mains, passer un vilain quart d’heure car, à l’endroit où avait eu lieu le drame de tout à l’heure, et qu’il reconnaissait parfaitement, une vingtaine des terribles pillards sahariens étaient rassemblés, attirés par les coups de feu, et se démenant comme des démons autour de trois corps étendus. Ce que Saladin ne pouvait voir de si haut, c’est que Guy de Brantane n’était pas parmi eux, c’est qu’il n’y avait là que le pauvre petit lieutenant de chasseurs d’Afrique et ses deux victimes.

Ce qu’il n’avait pas vu surtout, car il l’eût certainement poursuivi et tué à coups de carabine, c’était le cavalier qui, grâce aux jambes d’acier de Bon-Garçon, fuyait, sauvé, dans la direction de Laghouat.

Un instant l’interprète eut l’idée de descendre, de voir le tableau de plus près mais que lui importait maintenant ? Il était bien certain de ne plus laisser derrière lui aucun témoin de son crime, et sans s’arrêter à cette avant-garde, il piqua droit vers l’armée noire.

Sa satisfaction était plus grande au fur et à mesure qu’il avançait ; le ballon lui obéissait comme un coursier docile ; les quelques inquiétudes qu’il avait conçues relativement à sa direction s’évanouirent : seul et manœuvrant avec prudence, il arriverait à être le maître de sa marche, et l’ombre qu’il projetait sur le sol lui montrait, en grossissant à vue d’œil, la rapidité de sa course. Quelques instants après il arrivait au-dessus du champ de bataille de la nuit et arrêtait l’aérostat à 1.000 mètres au-dessus de l’immense charnier.

Le spectacle était saisissant.

Le camp français tout entier se développait encore au milieu de la plaine, dans l’ordre qu’il occupait lorsque tous ses soldats étaient debout, les lignes des combattants étaient nettement marquées par des monceaux de cadavres apparaissant d’en haut comme des taupinières très rapprochées et laissant voir, au milieu des carrés, des chevaux étendus et les officiers tués près de leurs chevaux.

Au centre du camp c’était un fourmillement.

Les Noirs, par centaines, étaient occupés à faire l’inventaire du convoi ; ils ne pillaient pas, cari les chefs veillaient ; les ballots d’effets, les caisses de biscuits et de conserves, les sacs de légumes secs et de café étaient emportés vers le Sud, où déjà se dirigeaient de longues colonnes, semblables à des tronçons de serpents.

Saladin comprit que les vainqueurs retournaient à l’oued qui leur avait servi de lieu de concentration, parce que là ils retrouveraient l’eau.

Dans toutes les directions, des chameaux, des mulets échappés erraient à l’aventure.

Les canons apparaissaient noyés au milieu des cadavres et autour d’eux des grappes humaines s’agitaient ; les pièces et les affûts étaient trainés hors du charnier, les caissons chargés à dos d’homme, et tout ce matériel s’ébranlait peu à peu dans la même direction.

On sentait qu’une volonté unique dirigeait tout cela.

Les Noirs ne dédaignaient pas les armes de leurs adversaires et allaient se renforcer avec leurs dépouilles, car de longues files circulaient portant des brassées de fusils.

Un grand nombre d’entre eux, harassés par le combat de la nuit, s’étaient étendus sur le sable, insouciants du soleil de plomb qui dardait sur leurs têtes ses rayons perpendiculaires, et d’en haut on les confondait avec les morts. Mais c’était à l’enlèvement des cadavres surtout qu’était occupée la plus grande partie des combattants de la veille ; déjà plusieurs morceaux de corps avaient été tirés à l’écart, et chaque tribu, suivant ses usages, allait, sinon leur donner la sépulture, du moins leur faire les funérailles prescrites par Mahomet.

Et de cet immense cimetière surchauffé une odeur cadavérique montait déjà.

Saladin était depuis quelque temps absorbé par ce spectacle, lorsque l’un des Touaregs le tira par le pan de son vêtement.

— Quand vas-tu nous ramener à nos frères ? demanda-t-il.

— Tes frères ? répondit l’interprète. Où sont-ils ?

L’indigène montra l’Orient, et un instant Saladin crut qu’il avait affaire à deux de ces farouches habitants du Tibesti qui reçurent si mal Nachtigal, et qui parlent l’idiome tamahacq.

Mais après une nouvelle question, il apprit qu’ils appartenaient à cette fraction des Aouellimiden dont le terrain de parcours s’étend entre le Niger et le Tchad.

— Attends ! fit-il d’un ton d’autorité ; je t’ai promis de te ramener à tes frères, c’est vrai, mais d’ici là vous m’avez promis obéissance aveugle je suis votre maître comme le Sultan du désert est le mien : c’est pour lui que nous travaillons, soyez patients.

— À quoi pouvons-nous te servir sur cette machine que nous ne connaissons pas ?

— Vous me servirez, car je vous apprendrai à la diriger comme moi-même.

— Notre élément n’est pas l’air, mais la terre, et nous aimons mieux chevaucher sur le dos de nos méharis que sur les ailes de cet oiseau inconnu.

— Vous retrouverez vos méharis, mais il faut m’obéir d’abord : c’est le khalife qui vous l’ordonne par ma bouche.

Un quart d’heure après, le Tzar planait au-dessus de la multitude qui s’entassait dans la dépression de l’Oued Daya.

Elle lui parut aussi nombreuse que la veille, bien qu’elle fût diminuée des fractions considérables restées sur le champ de bataille ; évidemment, les pertes de la nuit avaient été compensées par l’arrivée de tribus nouvelles.

Le ballon baissa lentement et déjà le vieux Targui agitait joyeusement le bras hors de la nacelle, lorsque des coups de feu partirent du groupe le plus rapproché, suivis immédiatement d’une fusillade nourrie.

Les Arabes se rappelant le visiteur du jour précédent et son rôle pendant la bataille, le saluaient en conséquence.

Saladin n’eut que le temps de se baisser : des balles arrivèrent sur l’enveloppe d’aluminium qui résonna, percée de nouveau en plusieurs endroits.

Le cadavre de l’ingénieur était là au pied du baromètre. L’interprète le prit sous les bras, fit signe aux Touaregs, et le soulevant avec leur aide, le précipita par-dessus bord.

Le corps de M. Durville tournoya, s’abattit au milieu de la foule hurlante, tuant plusieurs indigènes dans sa chute et fut mis en pièces aussitôt par les voisins.

Il ne se doutait guère, le pauvre ingénieur, lorsqu’il partait triomphalement du champ de courses de Longchamp sur cet aérostat qui était son œuvre, que quatre jours après son corps déchiqueté deviendrait la proie des gypaètes et des vautours.

Le Tzar était remonté dans les profondeurs de l’atmosphère, à l’ébahissement des Touaregs.

Vous voyez, leur dit Saladin, que vos frères refusent de nous accueillir ; nous n’avons plus rien à faire ici, car ils nous prennent pour des infidèles.

Dès lors les deux Berbères se bornèrent à regarder la manœuvre de l’aérostat.

Ilmiden, le plus jeune, comprit vite le maniement des deux cordes qui déplaçaient le centre de gravité du système et eût pu rendre assez vite de réels services à bord.

Les Touaregs ont en effet une grande facilité d’assimilation, et on serait loin de la vérité si on les prenait uniquement pour des pillards préoccupés de meurtres et de rapines.

Ils sont passés maîtres dans une science, l’astronomie. Voyageant presque toujours la nuit pour éviter la chaleur du jour, ils connaissent parfaitement la forme et le mouvement des constellations.

Ils aiment aussi la poésie et la musique, et leur plus grand régal est de venir, parés de leurs plus beaux habits, aux fêtes que donnent les « châtelaines » touaregs et qui rappellent d’un peu loin les « cours d’amour » du Moyen Age.

Car ce sont les femmes qui, chez ce peuple remarquable, charment les guerriers par leur talent musical et leurs poétiques improvisations : quand les Touaregs sont vaincus, la dernière insulte qu’on leur crie est qu’ils ne seront pas accueillis par les chants de leurs femmes[1].

Ce sont elles encore qui enseignent la langue et la grammaire et qui écrivent sur le papyrus en caractères téfinagh peu différents de ceux qui se trouvent sur la pierre carthaginoise de Thugga.

Mais hommes et femmes dédaignent ce que nous appelons le progrès et restent confinés dans leurs traditions séculaires.

Aussi, bien qu’il eût vite remarqué la relation qui existait entre le maniement des deux cordes et la marche ascendante et descendante de la machine, Ilmiden n’eut jamais la curiosité de la provoquer lui-même.

Quant à Bedouaram, ainsi s’appelait le vieux Targui, il était d’une indifférence absolue à tout ce qui se passait autour de lui, se bornant à rouler machinalement entre ses doigts les grains jaunis de son chapelet.

Saladin avait rapidement pris son parti.

Des indications assez vagues que lui avait données le mufti de la mosquée d’Alger, il n’avait retenu qu’un détail, c’est que le Sultan devait se trouver aux environs du Tchad.

Il allait donc mettre le cap sur ce point fameux, sans plus s’inquiéter de ce qui se passait en Algérie.

Il n’avait plus qu’un but, en effet : rejoindre le Sultan.

Il arrêta la marche de l’aérostat, et quand il le vit immobile, il descendit à la cabine de l’ingénieur : du premier coup, ses yeux tombèrent sur une carte d’Afrique à grande échelle qui avait déjà été consultée en commun ; dans un coin, des instruments de précision : baromètre, thermomètre, niveau d’eau, théodolite, sextant s’étalaient dans un savant fouillis.

Dans la vie aventureuse qu’il avait menée jusqu’alors, Saladin n’avait pas été sans faire le point. Il y arriva assez aisément et d’une façon assez approximative, grâce au sextant et au chronomètre et trouva pour sa position 3° de longitude est 37°6 de latitude nord.

En cherchant sur la carte, il trouva que le ballon planait au-dessus du M’zah ; depuis qu’il marchait un peu à l’aventure, après sa visite au champ de bataille, le Tzar avait fortement dévié vers le Sud-Est.

Saladin mesura l’azimut, formé par la ligne qui le joignait au Tchad avec le méridien du lieu où il se trouvait.

L’angle de ces deux lignes était de 36° 40′ ; l’azimut, par rapport au méridien magnétique, c’est-à-dire à l’aiguille aimantée, était donc, en tenant compte de la déclinaison, de 159° 31′.

En donnant à l’axe du ballon cette direction invariable, il ne pouvait donc manquer de tomber sur le grand lac africain, d’autant plus que sa largeur de 210 kilomètres, comptée perpendiculairement à cet azimut, permettait une erreur angulaire de quelques degrés.

Il mesura ensuite sur l’échelle de la carte la distance qui l’en séparait : elle était de 2.160 kilomètres.

— À raison de 100 kilomètres par heure seulement, fit-il, se parlant à lui-même, c’est l’affaire de vingt-deux heures, et, en défalquant la nuit pendant laquelle j’irai me mettre tranquillement à l’ancre quelque part, je serai rendu au but demain dans la soirée.

Et, satisfait d’avoir calculé aussi aisément les éléments nécessaires à une course de cette importance, certain qu’il pourrait de même évoluer partout et diriger sa marche, en quelque point inconnu qu’il se trouvât, il reprit les deux poulies de renvoi et se disposait à se remettre en route, lorsque son estomac lui rappela l’heure :

Il était 10 heures du matin.

Tranquillement il alla faire une visite aux provisions entassées avec tant de soin au fond de la nacelle par Guy de Brantane.

Il n’eut que l’embarras du choix : le pain avait été acheté l’avant-veille, à Alger, et, d’ailleurs, un sérieux approvisionnement de biscuit permettrait de s’en passer par la suite ; les conserves les plus variées s’alignaient en piles régulières, et des mets les plus substantiels jusqu’aux desserts les plus raffinés, rien ne manquait. Il remonta des vivres à ses deux complices, qui regardèrent longuement, avant de se décider à en prendre, le contenu de la boite de thon qu’il leur offrit, car ils avaient cru reconnaître dans cette chair blanche la viande du porc, l’animal immonde prohibé par Mahomet.

Saladin les rassura, et, très sceptique pour son compte malgré la nouveauté de sa conversion, il dégusta une boite d’excellente mortadelle de Bologne ; toutefois, ce fut à l’insu des deux énergumènes, car il ne voulait pas leur donner de doutes sur la sincérité de sa foi, et il se cacha d’eux également pour déboucher une vieille bouteille de Pontet-Canet (1887), dont la vue eut singulièrement choqué les deux farouches sectateurs de l’Islam.

Mais quand il remonta sur le palier des cabines, l’odorat délicieusement chatouillé par l’arome de cet excellent cru, il eut une grimace involontaire.

Dans un coin, plié en deux, le corps du malheureux Gesland commençait à se ressentir de son séjour de quelques heures dans cette atmosphère surchauffée, et il s’élevait de là une odeur de sang figé capable de couper l’appétit.

La tête avait été presque détachée du tronc par le vigoureux coup de couteau du Targui, et le sang avait coulé jusqu’à l’entrée de la cabine de l’interprète, filtrant sous la porte.

Le pauvre quartier-maître avait dû entrer dans la mort sans aucune espèce de transition.

Décidément, répéta l’interprète à mi-voix, cette charge-là est bien gênante ; ces gens-là sont capables de se venger de moi en nous donnant la peste il faut nous en débarrasser sans retard.

Mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Descendre en ce moment, c’était s’exposer à rencontrer des partis musulmans, car au-dessous de la nacelle, les deux villes principales du M’zab, curieusement rapprochées, Gardaïa, Metliti et, plus loin, Guerrara, se dessinaient avec leurs maigres oasis au milieu de l’aridité des sables leurs hauts minarets ne se devinaient que par le cône d’ombre qu’ils projetaient sur le sol.

Rapidement l’aérostat les dépassa.

Puis, l’orientation étant donnée, la marche fut reprise.

Quand le soleil s’abaissa vers l’horizon, après une marche ininterrompue de plusieurs heures, l’interprète fit de nouveau le point, car il ne lui avait pas été possible, comme en France, de suivre sur une carte le tracé de sa marche. Aucune carte n’existait encore de cette région désolée, où les kilomètres ressemblent aux kilomètres.

Le sextant donna 23°33′ de latitude et 5° de longitude. L’aérostat passait donc au Tropique du Cancer, c’est-à-dire franchissait le cercle parallèle à l’Équateur terrestre, regardé comme la limite commune entre la zone tempérée et la zone torride.

La distance parcourue était de 1.040 kilomètres.

Sans autre expérience, l’interprète exécutant la manœuvre du ballon, était arrivé à lui faire produire une vitesse de 108 kilomètres à l’heure.

Dès lors, la confiance du nouveau maître du Tzar fut entière.

Seulement il était prudent de descendre à terre avant la nuit et d’attendre l’aurore pour repartir.

Saladin se rapprocha du sol : il planait au-dessus d’un terrain sillonné d’érosions granitiques et qui paraissait faire partie d’une ligne de partage des eaux, car trois grandes vallées s’y creusaient et partaient en éventail dans la direction du Sud.

On ne voyait âme qui vive.

Un coup de soupape mit le ballon à 50 mètres de terre.

Soudain le vieux Targui poussa un cri de surprise.

— El bir (le puits) ! fit-il, montrant du doigt un trou qu’environnait une margelle circulaire sur laquelle les cordes des outres avaient laissé des traces profondes.

— Tant mieux, dit l’interprète, si l’eau est bonne nous renouvellerons notre provision.

— El bir-el-Gharama ! reprit le Targui.

Et ses yeux errèrent de tous côtés, retrouvant un site connu ; puis, une conversation très animée s’engagea entre les deux rôdeurs du désert.

Saladin n’eut pas besoin de la suivre pour savoir où il se trouvait : le nom seul qui venait d’être prononcé en disait assez.

Il venait d’arriver au point si tristement célèbre où avait fini lamentablement l’expédition du colonel Ftatters.

Oui, c’était bien là qu’en 1881 une mission française, partie pour traverser le Sahara et nouer des relations commerciales entre l’Algérie et le Soudan, était venue se faire massacrer tout entière, portant, après tant d’autres, la peine d’une confiance exagérée et de précautions insuffisantes.

Ce n’était pas la première fois que les Touaregs se révélaient à l’Europe les terribles batailleurs nocturnes qu’ils étaient mais jamais l’impression produite par l’anéantissement d’une colonne européenne n’avait ému à ce point l’opinion en France.

Et cependant cette opinion, si exigeante douze ans après quand arriva la nouvelle identique du massacre de la colonne Bonnier, ne réclama pas le châtiment des Touaregs.

L’Angleterre, en pareille situation, n’eût eu de repos qu’après l’avoir obtenu.

La France encore craintive, encore accablée sous le poids des souvenirs de 1870, s’arrêta au seuil de ce domaine mystérieux que lui interdisaient les « gens du voile ».

Le regard de Saladin erra sur le morne paysage où s’était accompli le drame, où les malheureux qui avaient échappé aux couteaux des Touaregs avaient succombé en mangeant leurs dattes empoisonnées, et où les ossements épars des victimes avaient blanchi pendant de longues années sans sépulture.

Car, l’aveu en est encore pénible aujourd’hui, la France ne les avait ni retrouvées, ni vengées.

Aucune végétation ne se montrait aux environs.

Près de là passait la route suivie jadis par Overveg et Richard, et, avant eux, par Barth, pour rejoindre Rhat, en revenant du Damergou.

Plus heureux que l’explorateur français, ils avaient pu pénétrer jusqu’au Soudan et en revenir.

Et comme l’interprète songeait à descendre en ce point et à se débarrasser des trois cadavres dont la décomposition s’accentuait de plus en plus, un souvenir lui revint, provenant de la lecture qu’il avait faite autrefois des débris du journal du colonel Flatters.

Dans ce journal, dont une partie seulement fut rapportée à Tripoli par un Chambaa, l’explorateur raconte que dans un vallon pierreux et encaissé, le docteur de la mission avait trouvé une véritable mine de grenats et de rubis.

Son souvenir se précisait c’était deux jours avant l’horrible fin que cette découverte avait eu lieu.

Il réfléchit un instant, puis, à la grande surprise de ses acolytes, remonta dans l’espace, et, rebroussant chemin, vira vers le Nord.

Deux jours de marche, c’était une soixantaine de kilomètres à peine, un jeu pour l’aérostat, et Saladin, toutes réflexions faites, renonçait d’autant plus volontiers au voisinage du puits qu’il pouvait lui attirer, pendant la nuit, des visiteurs gênants.

Trois quarts d’heure après, il jetait l’ancre au milieu d’un cirque étroit bordé de dunes mouvantes ; au milieu du sable apparaissaient des entablements de granit noir comme du sulfure de fer.

Les crocs de l’échelle mordirent dans une anfractuosité et le Tzar s’arrêta.

Déjà Ilmiden, avec une agilité de jaguar, en descendait les premiers échelons, mais l’interprète s’élança, le saisit par le bras.

Dans les yeux des deux Touaregs il venait de lire un ardent désir de liberté, et il se disait que s’il les laissait descendre à terre il ne les reverrait plus, car ces lieux leur étaient familiers, se trouvant sur le parcours des Touaregs Adjzer, avec lesquels ils entretenaient des relations continuelles.

Or, il ne pouvait se passer d’aide dans le mystérieux voyage qu’il entreprenait car s’il pouvait exécuter seul la manœuvre de l’aérostat pendant le jour, il ne pouvait compter que sur eux pour veiller la nuit pendant qu’il réparerait ses forces.

— Remonte et ne bouge plus commanda-t-il d’une voix brève.

La vue de la terre si proche exerçait sur les deux indigènes une espèce de fascination ; Ilmiden hésita un instant, mais Saladin se retourna et prit sa carabine. L’argument était péremptoire le Targui remonta, l’œil fixé sur cette arme dont il ne connaissait pas le maniement, mais dont il avait vu le matin même les effets foudroyants et silencieux.

— Si vous me servez bien jusqu’au bout, reprit Saladin, je vous répète que je vous conduirai auprès du Sultan et qu’il récompensera généreusement votre fidélité ; si vous essayez de vous dérober pendant le jour, je vous tue comme des chacals ; si vous profitez de mon sommeil pour m’abandonner, vous serez maudits de Dieu et punis aussitôt de votre lâcheté.

— Inch Allah ! fit le vieux Targui, en baisant l’épaule de Saladin.

Et après cette réponse, si fréquente chez les Arabes et toute remplie de soumission à la volonté divine, les deux Touaregs ne devaient plus manifester aucune velléité de fuite.

Le plus pressant était de se débarrasser des trois cadavres qui restaient celui de Gesland fut remonté, toujours plié en deux, raidi et déjà noir.

Puis, Saladin s’assura que l’ancre tenait solidement, et, aidé des deux Berbères, précipita au dehors les trois corps déjà décomposés.

Restait à les remplacer par un poids équivalent, de manière que la force ascensionnelle du ballon se retrouvât le lendemain ce qu’elle était la veille, et c’est pour ne pas se surcharger inutilement de quartz ou de sable sans valeur, que l’interprète avait fait ce trajet supplémentaire.

Rassuré au sujet des deux Arabes, il voulut profiter de suite des dernières lueurs du jour pour exécuter les recherches qu’il méditait.

Il se rappelait suffisamment la description de ce cirque, en partie rocheux, si différent des dunes environnantes, pour être à peu près certain de reconnaître le point signalé par Flatters.

Muni d’un pic, il attaqua le granit : sa dureté n’était qu’apparente, il était rayé de nombreuses veines blanches remplies d’une matière pulvérulente que l’interprète reconnut être de l’alumine pure.

Un cri de joie lui échappa, car, il le savait, l’alumine est la base des minéraux qui, sous le nom générique de « corindon », comprennent le saphir blanc, le rubis oriental, le saphir indigo, la topaze, l’améthyste et l’émeraude.

Au milieu des zébrures du granit, de petites pierres de forme octaédrique routèrent entre ses doigts et Saladin ayant écrasé l’une d’elles, des étincelles d’un rouge carminé jaillirent dans tous tes sens.

Les yeux du misérable brillèrent de convoitise.

— Topazes et rubis, dit-il après quelques autres tentatives de même nature, c’est bien cela ; à défaut d’autre chose, voilà ma fortune faite.

Il appela les deux Berbères, et, sans leur faire connaître la valeur de sa trouvaille, il leur expliqua qu’il était nécessaire pour équilibrer le ballon d’emporter une grande quantité de ce granit.

La nuit était complètement venue lorsque la dernière charge fut hissée sur la nacelle.

Avant de se reposer après cette journée fertile en émotions, Saladin couva des yeux cette fortune inattendue ; certainement, sur les 250 kilogrammes qu’il venait d’emporter, étaient enfouis plusieurs millions de francs car un rubis oriental de dix carats vaut le triple d’un diamant parfait de même poids.

Décidément, il était né sous une heureuse étoile ! tout lui réussissait ce jour-là.

En admettant qu’il ne pût retrouver le Sultan, il pouvait toujours revenir en Europe et s’y donner comme le dernier survivant de l’expédition ; il pourrait raconter ce qu’il voudrait : une surprise du ballon, la nuit, ses compagnons massacrés sous ses yeux dans le Sahara, lui seul parvenant à s’enfuir et à sauver l’aérostat.

Aucun de ceux qui s’étaient embarqués avec lui ne viendrait le contredire.

Et alors, c’était la fortune, le luxe, le bonheur assuré !

Le bonheur ! Ce seul mot évoqua dans son esprit l’image de celle dont ce bonheur dépendrait avant tout.

il revit Christiane, mais il la revit l’œil menaçant, le geste hautain, lui montrant la porte ; il repassa par les moindres détails de cette scène qui l’avait rendu fou de douleur et qui avait fait de lui un criminel et un traître.

Pouvait-il rentrer dans la société civilisée, oublier tout cela, l’oublier, elle !

Non ! ce n’était pas seulement la fortune qu’il fallait atteindre, c’était aussi la vengeance des dédains subis, et, peut-être, qui sait ? la possession de la dédaigneuse qu’il fallait poursuivre.

La chance qui le servait si bien le servirait encore.

Et en s’endormant dans le hamac qu’il s’était dressé à l’extérieur de la nacelle pour trouver un peu de fraîcheur, il eut la vision de ses succès futurs dans l’armée musulmane : il se vit le bras droit, le conseiller de ce Sultan dont le nom était, à cette heure, invoqué par tous les croyants comme celui d’un Christ rédempteur des Noirs ; il perçut derrière lui le bruit d’une immense armée en marche, armée obéissante et sauvage, formidable instrument dans sa main, se ruant sur Paris et l’y faisant entrer en conquérant aux côtés du Commandeur des croyants.

Sous les bouffées de siroco qui passaient dans la nuit, il s’agita fiévreusement, rêvant une vengeance raffinée, sentant trembler sous ses baisers passionnés des lèvres imaginaires, puis tombant dans d’affreux cauchemars et battant l’air de ses mains pour chasser les fantômes de ses victimes, dont quelques-unes gisaient encore à quelques pas de lui.

La fraîcheur du matin chassa tous ces vertiges.

Au moment de partir, l’aérostat accusa une notable perte de force ascensionnelle, et l’interprète ne fut pas long à en trouver la cause.

L’enveloppe en aluminium du ballon avait été percée de part en part en plusieurs endroits par les balles arabes, et il était indispensable de les boucher avant de repartir.

M. Durville avait expliqué devant lui au petit Roffa comment il fallait s’y prendre : une bande de taffetas imperméable était collée à froid sur les orifices et maintenue par des lanières en croix ; puis le tout était recouvert d’une couche silicatée qui, en séchant, avait la dureté et l’imperméabilité du métal.

Il trouva tout ce qu’il fallait, car un ordre parfait avait présidé à l’arrangement de tout, et se hissa non sans peine à l’aide des nombreuses poignées réparties sur l’enveloppe jusqu’aux points voulus.

Deux heures après, cet important travail était terminé ; les pertes de gaz étaient réparées à l’aide de l’hydrogène comprimé, et le Tzar remontait dans l’espace.

Il était 7 heures du soir lorsqu’au loin une ligne blanche trancha sur le ciel d’un bleu sombre, remplaçant les dunes et les terrasses qui, depuis l’Ahaggar et l’Asben, se succédaient avec une monotonie désespérante.

Une heure après, le Tzar planait au-dessus du bord septentrional du Tzadé, dont le nom veut dire « Grand amas d’eau » ; l’immense réservoir s’étalait jusqu’à perte de vue dans le Sud en forme de triangle.

Et, bien qu’il eût d’autres projets en tête et qu’il n’eût guère de temps à consacrer aux explorations géographiques, Saladin ne put s’empêcher de rester un instant en contemplation devant ce lac fameux vers lequel avaient convergé tant d’expéditions et autour duquel s’agitaient tant d’ambitions européennes.

Autour de cette immense vasque, les grandes puissances s’étaient assises comme autour d’une table somptueusement servie, et, en effet, les bords du Tchad deviendront les plus fertiles et les plus luxuriants de toute la région qui s’étend de la mer Rouge à l’Atlantique.

Les premiers, les Anglais, avaient pris pied sur son rivage occidental, et la Compagnie royale du Niger se l’était annexé de Ngornou à Baraoua.

En ce dernier point commençait la zone d’influence française, qui embrassait toute la côte septentrionale et la côte orientale du lac jusqu’à l’embouchure du Chari.

Enfin entre ce fleuve et la frontière anglaise, l’Allemagne avait pu, par le traité de 1894, asseoir l’extrémité de son territoire sur Cameroun.

Le premier, Denham, avait contemplé les eaux du Tchad, et, en bon Anglais qu’il était, avait voulu l’appeler le lac Waterloo ; mais cette innovation n’avait pas eu de succès et le nom indigène avait persisté.

Des centaines d’iles de toutes formes et de toutes dimensions couvraient le lac dans sa partie occidentale, et Saladin choisit l’une d’elles pour y passer la nuit, après s’être assuré à courte distance dans la longue-vue qu’elle ne contenait ni huttes, ni traces d’êtres humains.

Mais si elle ne renfermait pas d’hommes, elle était en revanche remplie d’animaux de toute espèce. A peine l’échelle eut-elle été jetée au milieu du fourré qui en couvrait la surface, que des cris bizarres se tirent entendre, et, du milieu des cotonniers, des arbres à beurre, des « parkias » aux gousses nourrissantes, s’enfuirent en tous sens des singes cynocéphales, et s’envolèrent des ibis et des pélicans ; un éléphant, la trompe menaçante, apparut sous les branches d’un vieux sycomore et un lion, couché aux pieds d’une vaste fourmilière de termites, poussa un rugissement qui fit plonger dans le lac une bande d’hippopotames.

Saladin comprit pourquoi les Noirs de cette région, dont les traditions ont conservé le souvenir d’un Eden analogue à notre Paradis terrestre, l’ont placé sur les bords du Tchad : tous les animaux de la création y pullulent.

La nuit se passa sans encombre, malgré le voisinage de ces hôtes dangereux ; mis en garde par les Touaregs, qui connaissaient les périls du grand lac situé à l’extrémité méridionale de leur zone de parcours, Saladin s’était retiré dans sa cabine pour éviter les piqûres des milliers d’insectes que fait naitre le dessèchement annuel du quart de la surface du Tzadé.

La mouche tsé-tsé surtout y foisonne, et les voyageurs qui ont traversé les contrées d’Afrique où on la rencontre, aussi bien dans les environs du Tchad, comme Barth, Nachtigal, Vogel, Rolfs et Monteil, que les grands lacs du Sud-Est, comme Livingstone, Speeke, Stanley, Trivier et Guiraut, savent que sa piqûre est mortelle aux animaux, et que, par le seul fait de sa présence le long des rivières, on n’y peut voyager à cheval.

Elle est tellement redoutée que Schweinfurth rencontra, dans le Bahr-el-Gazal, de vastes espaces, cependant fertiles, désertés par les populations dont elle tuait les troupeaux. L’ancre du ballon avait mordu sur un nid de termites c’était une de ces constructions gigantesques, appelées « Ngotkoum » par les indigènes, et dont les masses pyramidales ressemblent à des cases de nègres ; Barth raconte qu’il en a rencontré, dans le Bornou, atteignant 12 mètres de haut et 60 mètres de circonférence. Leur solidité, à l’instar du ciment romain, défie l’action du soleil, les crues et les orages tropicaux aussi les indigènes, émerveillés, appellent-ils les laborieuses fourmis qui construisent ces palais, du nom de Kida-kida (travail-travail).

Pour la deuxième fois, le jour se leva depuis que le Tzar, aux mains de Saladin, voguait vers l’inconnu. Il était arrivé à sa première étape, le Tchad ; il s’agissait de se mettre en rapport avec des êtres humains. Le ballon s’éleva lentement au-dessus des eaux à huit heures du matin, dilaté par les rayons d’un soleil déjà chaud, il atteignait l’altitude de 3.000 mètres, et poussé par une légère brise se dirigeait sans manœuvrer vers la côte occidentale du lac.

Du point où il se trouvait, Saladin embrassait presque tout l’ensemble de cette mer intérieure, comparable pour la surface, au lac Baïkal, ou au lac Erié ; il planait à la fois sur le Bornou habité par les Kanouris, sur le Baghirmi où dominaient les Arabes, et sur le Kanem, dont la plus grande partie était tombée depuis longtemps aux mains des Ouled-Slimans, les plus redoutables pillards du désert.

Il avait assez la connaissance des hommes et des choses d’Afrique pour connaître ces terribles écumeurs dont le nom soudanais est Minnéminné, c’est-à-dire « dévoreurs », et qui ne craignent pas de s’attaquer aux Arabes musulmans comme eux.

Il savait qu’au nombre d’un millier à peine venus de la Tripolitaine où ils s’étaient heurtés aux Turcs, ils avaient terrorisé tout le Kanem et le Borkou, capturé en quelques années plus de cinquante mille chameaux et consommé des attentats sans nombre.

Vainement des Touaregs Kel-Owi, se réunissant contre eux en 1859, étaient parvenus à les cerner dans une étroite vallée et les avaient massacrés presque tous ; leur puissance s’était reconstituée à l’aide de nouveaux émigrants tripolitains, et telle était la terreur qu’ils inspiraient aux habitants des oasis, que ceux-ci s’abstenaient de récolter les régimes de leurs propres dattiers, attendant que les Ouled-Slimans fussent venus en faire la récolte.

En vain aussi le Cheik suprême des Snoussis les avait à plusieurs reprises maudits et anathématisés, ils n’en continuaient pas moins sur leurs coreligionnaires leur système de déprédation sanguinaire.

Eux-mêmes se vantaient de ne pas obéir aux lois de l’Islam et de n’avoir d’autre industrie que celle de la guerre. « Il est vrai, dirent-ils à Nachtigal, que nous vivons dans l’injustice et le péché ; mais pour gagner autrement notre vie, il faudrait travailler. Nos pères n’ont jamais fait œuvre de leurs mains, et ce serait une honte, une trahison, de faillir à leur exemple ! »

Aussi Saladin s’était-il bien promis de ne pas essayer d’atterrir sur leur territoire.

Cependant le vent était devenu plus fort et l’aérostat, dérivant de plus en plus vers le Sud-Est, atteignait la rive orientale du Tchad il plana quelque temps encore au-dessus de marécages immenses, fouillis impénétrable de lianes et de roselières, et devant lui, coulant de l’Ouest à l’Est, s’allongea en sinueux méandres, bordé d’immenses bois de tamarins, le cours d’un grand fleuve, que les cartes européennes ne donnent encore qu’en pointillé et dont le bassin reste à explorer.

C’était le Bahr-el-Razal, fleuve curieux en ce sens qu’il n’apporte pas d’eau au Tchad, mais qu’il en reçoit.

En effet, lorsque le lac est démesurément grossi des eaux du Chari : au Sud et du Yéou à l’Ouest, il refoule son trop plein dans la large vallée du Bahr-el-Razal.

La similitude de nom entre lui et le Bahr-el-Ghazal, l’importante rivière qui vient se jeter dans le Nil au lac Nô, en amont de Fachoda, avait contribué à faire prendre le Tchad pour une des sources du Nil, dont il est séparé par des montagnes encore inconnues.

Ce fut Nachtigal qui, le premier, fit justice de cette hypothèse pendant son séjour dans le Bornou, et si Saladin eût été désireux d’élucider ce problème géographique, il lui eut suffi de remonter le fleuve qu’il avait sous les yeux, pour reconnaître qu’il s’infléchissait vers le Nord et se perd à 1.000 kilomètres de là, dans le désert impénétré qui fait suite au désert libyque.

Un point blanc se dessina vers le Nord, et, dans la lunette, Saladin reconnut une ville ; en se reportant sur la carte très incomplète qu’il avait sous les yeux, car l’ingénieur n’avait guère espéré atteindre ces régions situées à plus de l.800 kilomètres de Tambouctou, il pensa que ce devait être Ngouri ou Mondo.

Quelques coups de soupape amenèrent rapidement le ballon à 100 mètres du sol. Mais ils avaient été donnés par une main encore inexpérimentée, c’est-à-dire trop rapprochés Saladin craignit de toucher terre et hâtivement jeta au dehors quelques saumons de plomb.

Il était temps. D’effroyables vociférations se faisaient entendre au-dessous de lui.

Quand le ballon fut équilibré à 500 mètres environ, l’interprète regarda au dehors.

Déjà les deux Touaregs, penchés sur le bordage, écarquillaient les yeux devant le spectacle qui s’étalait à leurs pieds et qui, de l’altitude de 3.000 mètres où ils voguaient tout à l’heure, leur avait complètement échappé.

C’était une véritable bataille qui se livrait sous leurs yeux. Plus de dix mille indigènes étaient réunis sur un étroit plateau dans une mêlée extraordinaire

Quelques coups de feu se faisaient entendre mais ils étaient isolés et tout se passait à l’arme blanche, au milieu de hurlements épouvantables.

Pendant quelques instants, l’interprète et ses deux complices assistèrent, muets, à cet égorgement si différent des luttes européennes.

Comment donc les combattants pouvaient-ils se reconnaitre dans ce corps à corps, où Saladin ne distinguait qu’un fouillis de burnous blancs et de chéchias rouges, de bras noirs se levant et s’abattant avec rage, de couteaux, de sabres et de zagaies, jetant de rapides éclairs

La guerre contre le blanc, le chrétien, n’avait donc pas fait l’union entre tous les musulmans, et les luttes de tribus subsistaient donc encore sur le continent africain ?

Mais le vieux Targui n’eut pas besoin d’une longue observation pour discerner le vieil ennemi de sa race.

Les Slimans ! s’écria-t-il.

Il les avait reconnus à leurs fez bruns, au litham blanc qui leur couvrait la bouche, à leurs larges cimeterres, souvenir de leur origine turque, et aux peaux de mouton ou de girafe qu’ils portaient autour des reins.

Il ne pouvait s’y tromper c’était bien l’éternel ennemi que depuis deux siècles les Touaregs trouvaient devant eux dans cette partie du Sahara, celui qui leur avait barré route du Borkou et avait essayé de leur ravir la riche oasis de Bilma, entrepôt du sel de l’Afrique centrale.

Les yeux du vieux Targui étincelaient, et ses doigts crispés sur le bordage montraient avec quelle ardeur il eût pris part à la lutte.

Il se rappelait, en effet, que ses frères les avaient massacrés jadis ; il avait souvent entendu, dans les tentes de cuir, les femmes chanter les exploits de ses ancêtres.

Puis il étendit le bras :

— Les frères du voile s’écria-t-il.

En effet, au milieu de la mêlée, Saladin remarqua des Touaregs combattant à pied.

Soudain, les deux Berbères trépignèrent sur le plancher de la nacelle, et Saladin crut un instant qu’ils allaient franchir la balustrade.

C’est qu’en effet la victoire penchait visiblement du côté de leurs frères.

On voyait des Ouled-Slimans par petits groupes tenter de se détacher de ce corps à corps étouffant et prendre la fuite mais ils étaient aussitôt rejoints par d’épaisses grappes d’Arabes, dont les burnous flottaient comme des ailes d’albatros, et des combats partiels s’engageaient un peu partout.

Puis le gros des Ouled-Slimans recula en désordre, et, comme un animal aux mille tentacules, la masse des combattants oscilla, se déplaçant vers un des angles du plateau. Peu à peu elle en atteignit l’extrémité, semant de morts le terrain parcouru.

Mais là le combat reprit avec rage, et en l’observant dans la longue-vue, Saladin comprit bientôt pourquoi les Dévoreurs faisaient une résistance désespérée ils étaient acculés à un précipice que trahissait seulement, pour l’observateur aérien, l’ombre portée du rocher sur la plaine.

Pendant près d’une heure encore la lutte se poursuivit au bord de l’abime, puis le nombre des fez bruns diminua, et bientôt de longs cris de triomphe, des sons de darboukas et le bruit des tam-tams marquèrent la victoire de l’armée opposée.

Aux pieds de la roche escarpée, des centaines de corps étendus les uns sur les autres, formaient un amas noir et rouge, et le vieux Targui, à son tour, entonna son chant de guerre.

Saladin l’écouta.

Il célébra d’abord la vaillance de ses frères les Touaregs, les indomptables, qui jamais n’avaient obéi à personne ; puis, à mesure que dans l’armée victorieuse il reconnaissait une peuplade amie, il la nommait, la glorifiait, célébrant le Sultan, qui avait réuni sous ses lois tous ces vaillants guerriers.

Les Abou-Charibs, qui tiraient leur nom, Pères des Moustaches, des superbes appendices qui les faisaient rechercher des négresses à la peau luisante.

Les Massalits, jadis anthropophages, et que les voyageurs redoutaient à l’égal des bêtes féroces.

Les Koutis, encore célèbres par leurs pratiques de sorcellerie, et qu’on venait consulter de loin pour guérir les malades et connaître l’avenir.

Les Bandas, qui adoraient la déesse du commerce, Ouamba, avant de se convertir à l’Islam, et dont les caravanes étaient les plus riches et les plus nombreuses.

Les Homrs, ainsi nommés de la couleur rouge de leur peau, habiles dans les surprises parce que leurs corps nus se confondaient avec le sol.

Les Kouris, qui adoraient jadis le génie du lac Tzadé, sous la forme d’un grand serpent, et allaient attaquer l’alligator dans son propre élément.

Et l’énumération eût été certainement beaucoup plus longue, si Saladin n’y eût mis un terme en énonçant une idée qui lui venait à l’esprit.

Puisque tu reconnais tes frères, dit-il, eux aussi te reconnaitraient ?

Ils me reconnaîtraient, fit-il, superbe, tout le monde dans ce pays connaît le cheik Bédouaram.

— Alors si tu leur parlais, dit Saladin, ils t’écouteraient ?

— Ils m’écouteraient.

— Tes bras sont-ils solides ?

— Ne l’as-tu pas vu hier ?

— Oui, pour manier le couteau, mais te soutiendront-ils sous l’échelle de fer qui pend sous la nacelle ?

— Tu veux que je descende par cette échelle sur la terre ? Mais il faut d’abord que tu fasses descendre toute la maison.

— Je ne veux pas que tu descendes à terre je veux que tu restes sur le dernier échelon que je ferai descendre jusqu’à portée de la voix.

— Et après ?

— De là, tu parleras à tes frères et tu leur demanderas où est le Sultan.

Le vieux Targui réfléchit un instant, se pencha, regarda l’échelle qui pendait, puis, se décidant, enjamba la balustrade et lentement se mit à descendre chaque échelon.

— Voilà une gymnastique que je ne ferais pas volontiers, se dit Saladin ; le vertige me ferait tout lâcher.

Il attendit que le Targui fut assis solidement sur la dernière marche, et, prudemment, fit descendre l’aérostat par des coups de soupape sagement espacés.

Les chants, les cris, venaient de cesser tout d’un coup au-dessous de la nacelle.

Le combat fini, les vainqueurs, moins absorbés, venaient d’apercevoir le ballon.

Ce fut donc au milieu d’un silence relatif que la voix du vieux Bédouaram se fit entendre.

Saladin le vit penché, agitant un bras, solidement cramponné de l’autre à l’échelle, et il comprit qu’il leur racontait son odyssée.

Mais le silence ne dura pas longtemps.

Soit que la méfiance instinctive de ces peuplades eût pris le dessus, soit que la silhouette de Saladin, dont la tête nue apparaissait au-dessus de la balustrade, leur eût fait croire à une supercherie, ils poussèrent soudain des hurlements menaçants ; des zagaies et des flèches furent lancées contre l’aérostat, puis des coups de feu suivirent, et la voix de l’orateur se perdit dans le tumulte.

Aux premières apparences d’hostilité, Saladin avait jeté du lest, et, en quelques minutes, se trouvait hors de portée, ce pendant que le Targui, avec une agilité extraordinaire, grimpait dans la nacelle pour s’y mettre à l’abri, traitant de femmes, de brigands et de chats sauvages ceux dont il chantait tout à l’heure les brillantes qualités.

— C’est bien, dit Saladin, ils ne veulent pas entrer en relation de bonne volonté, ils y entreront de force.

Une idée venait de germer dans sa tête fertile en expédients.

Il se rappelait l’expérience faite par l’ingénieur pendant la traversée de la Méditerranée la nacelle frôlant les vagues comme une mouette, puis se relevant rapidement ; il avait alors remarqué avec soin les mouvements exécutés, et, saisissant les cordes qui manœuvraient le contrepoids, il infléchit le Tzar dans la direction du Sud.

Les deux Touaregs regardaient, sans comprendre.

Quand il se fut éloigné du champ de bataille de quelques kilomètres, l’interprète arrêta la marche du ballon, s’orienta de façon que les dents de l’échelle à ancre fussent disposées dans le sens de la marche qu’il allait entreprendre, puis résolument, il rebroussa chemin, se dirigeant de nouveau vers l’armée victorieuse, qui avait disparu dans le lointain.

Sans s’occuper du baromètre et observant seulement la terre, il tenta une première épreuve : descendant de 500 mètres de hauteur et se relevant brusquement à 30 mètres du sol seulement par un rapide changement d’axe ; puis, satisfait de ce résultat, il appela Ilmiden.

— Tu vois ces masses de plomb ?

— Oui, maitre.

Je vais fondre sur ces misérables fous qui n’ont pas voulu écouter Bédouaram, et, avec l’échelle, en enlever un ou deux comme un aigle enlève un mouton ; quand tu sentiras un choc, tu jetteras des poids jusqu’à ce que je crie : assez ! As-tu compris ?

Le Berbère inclina la tête affirmativement.

Ce que le traître allait tenter là était bien audacieux, mais il faut avouer qu’il ne lui restait plus que ce moyen d’entrer en relations avec les habitants de la terre.

Il n’était plus qu’à 3 kilomètres du plateau où la bataille avait eu lieu ; déjà l’armée victorieuse se disloquait, et à part ceux qui étaient occupés, suivant une louable habitude africaine, à l’achèvement des blessés, on voyait les combattants, par petits groupes, regagner la vallée pour retrouver l’eau, l’ombre et le repos.

Saladin avisa un de ces groupes d’une cinquantaine d’hommes que dominait un indigène à cheval, semblable à un chef entouré de ses vassaux.

Il pointa vers lui la masselotte comme un capitaine de vaisseau dirige son éperon sur un bâtiment ennemi, et le Tzar, s’inclinant, prit sa course vers la terre.

Quelques minutes après, il fondait sur sa proie : le sol arrivait à toute vitesse ; quand il jugea le moment favorable, d’un mouvement rapide, Saladin redressa le navire aérien.

Un choc brusque venait de se produire.

L’échelle, de ses dents terribles, venait de mordre dans cette grappe humaine, et entraîné par sa vitesse acquise, mais dans l’impossibilité de remonter, le ballon traînait derrière lui tout un butin de corps suspendus, harponnés.

— Mais jette donc ! jette donc ! s’écria Saladin, voyant Ilmiden immobilisé par la surprise et sentant le ballon cloué au sol.

Et se précipitant pour l’aider, il lança au dehors force saumons de plomb.

Mais la récolte humaine était trop abondante, et nul ne sait ce qui serait advenu, si deux indigènes harponnés n’eussent subitement délesté l’aérostat en retombant à terre, l’étoffe de leurs vêtements ayant lâché prise. Le Tzar remonta rapidement.

Saladin se pencha deux autres indigènes étaient suspendus à l’échelle flottante.

La pêche était bonne.

Il fallait pourtant que les terribles crocs les eussent suffisamment épargnés pour qu’on en put tirer quelque chose, et Saladin en douta un instant, en remarquant que l’un d’eux était littéralement embroché.

Il était presque nu, avait dû tomber, et ramassé par les pointes aiguës, il avait été transpercé en deux endroits : au-dessous de l’omoplate et au-dessus du bassin. Il occupait, bras et jambes pendants, la partie inférieure de l’échelle.

Celui-là c’était qu’un poids mort dont on se débarrasserait au prochain atterrissage.

L’autre était beaucoup moins malade empoigné verticalement, il s’était incrusté entre les terribles crocs, et cramponné au montant, il levait vers les Touaregs qui l’interpellaient de la nacelle une figure contractée et abasourdie ; les yeux effarés, la bouche ouverte, il ne pouvait articuler une parole.

Un examen de quelques instants apprit à l’interprète que ce prisonnier n’était autre que le cavalier entrevu tout à l’heure au milieu du groupe, car à l’un des crocs pendait une peau de léopard qui avait dû être arrachée de sa selle.

L’interprète songea qu’il avait eu de la chance de ne pas harponner le cheval dont le poids l’eût fixé au sol sans rémission, et il se promit, s’il recommençait pareille opération, d’éviter soigneusement le contact de la cavalerie. Il s’agissait maintenant de ramener à bord cette capture d’un nouveau genre.

Une corde terminée par un nœud coulant fut descendue devant l’Arabe comme pour l’engager à la prendre et à quitter sa difficile position.

Mais ce fut en vain.

Alors Bédouaram enjamba les premières marches de l’échelle, alla se poster au-dessus du captif, sur les épaules duquel il posa irrévérencieusement ses deux pieds nus teintés d’indigo et lui parla longuement pour lui expliquer son cas.

Cette conversation entre les deux indigènes suspendus à 800 mètres du sol ne manquait pas d’une certaine originalité.

Au bout de quelques instants, Bédouaram fit signe qu’on lui donnât la corde et la passa non sans peine sous les aisselles du prisonnier, faisant preuve en cette circonstance difficile d’un absolu dédain du vertige, et quand il eut solidement ficelé son coreligionnaire, il remonta pour aider Ilmiden à le hisser.

Mais si les crocs avaient ménagé la peau du captif, il n’en était pas de même de son épais vêtement, et il fallut que le vieux Targui, reprenant le chemin déjà parcouru, allât trancher avec son coutelas les parties du haïk et de la « souria » qui s’opposaient à l’ascension.

L’opération réussit enfin, et l’indigène que la vue de Bédouaram armé d’un coutelas avait achevé, s’affala comme une masse sur le pont quand son sauvetage fut terminé.

Pendant quelques minutes Saladin le crut mort : il n’était qu’évanoui, et c’est ce que le vieux Targui démontra aisément en le dépouillant de ses vêtements en lambeaux, et en constatant sur lui, pour toute blessure, une éraflure à l’épaule.

— Interroge-le quand il reviendra à lui, dit Saladin, qui songeait maintenant à trouver un endroit désert pour atterrir car il avait hâte de se débarrasser du harponné qui pendait lugubrement au-dessous de la nacelle.

C’était sa sixième victime en moins de trois jours.

Il trouva le point qui lui convenait sur la rive occidentale du Tchad, au milieu d’un vaste estuaire qui amenait au lac une énorme quantité d’eau.

C’était celui du Chari, que Crampel avait essayé de descendre et dont il n’avait pu voir l’embouchure, héroïquement tombé, non pas sous les flèches des Pahouins, comme on le crut alors, mais sous les balles des musulmans du Baghirmi.

Le Tzar atterrit sur la rive gauche occidentale, au milieu des palétuviers.

— Maître, vint dire le vieux Targui, notre homme est ressuscité : il se nomine le cheik Mospha ; il est de l’Adamaoua, un pays où il y a un grand sultan. ·

Oui, mais ce n’est pas de ce sultan-là que je m’occupe : sait-il quelque chose du Sultan du désert ?

— Oui, il connait son nom, Abd-ul-M’hamed, car c’est lui qui a envoyé aux gens du Bornou l’ordre de tuer tous les Ouled-Slimans, qui sont des brigands et des chiens ; il dit aussi qu’il n’y a pas longtemps qu’il est passé à Kouka ; de là il est allé à Aghadès, et après il est retourné dans son palais au milieu des bois.

— Sait-il où est ce palais ?

— Il s’appelle Atougha il se trouve sur une grande rivière.

— De quel côté ?

Le Berbère montra la direction du Sud.

— C’est loin ?

— Le cheik assure que c’est à une lune de marche.

L’interprète ne devait jamais trouver Atougha : ce nom ne figurait et ne figure pas davantage aujourd’hui sur les cartes d’Afrique.

Le Sultan, avec sa garde, suivi d’un immense convoi d’or, venait de le quitter pour marcher à grandes journées vers l’Est, afin d’atteindre le Nil et d’y devancer les armées dont ce fleuve était le premier objectif.

Il n’avait laissé à la garde du Bôma qu’un millier de Monbouttous, sous les ordres d’un de ses intendants les plus sûrs ; ces nègres devaient continuer l’extraction de l’or, et à mesure qu’ils en auraient la valeur d’un convoi, le diriger sur Khartoum, à travers le Bahr-el-Ghazal, par les postes que le Sultan allait semer sur sa route.

L’esprit rempli par le souvenir des masses noires qu’il avait vues dans le Sud algérien, et ignorant absolument le dessein du Sultan d’attaquer l’Europe par l’Ouest, Saladin le chercha en vain au sud du Tchad dans le Baghirmi, sur la Sangha, connue par les explorations de Foureau et de Cholet sur l’Oubanghi, qu’avait parcouru van Gell, et que le colonel Monteil, dans sa dernière exploration avec le capitaine Frotiée, avait démontré n’être autre chose que l’Ouellé de Yunker et de Schweinfûrt.

Il le chercha enfin dans l’Adamaoua où le ramena le cheik Mospha, un brave fataliste qui avait accepté d’assez bonne grâce sa nouvelle situation et qu’il avait gardé à son bord.

Il est juste d’ajouter que les excellentes provisions entassées dans la soute entraient pour beaucoup dans la résignation du cheik ; c’était un petit homme bedonnant, très amoureux de son ventre, et qui passait toute sa journée sur la nacelle à grignoter pour compenser, disait-il, les privations du dernier ramadan.

À toutes les questions que lui posait Saladin, il répondait invariablement : Inch Allah et se remettait à manger.

L’interprète tournait donc en cercle dans cette vaste région peu connue encore de nos jours, et qui constitue l’un des plateaux les plus importants de l’Afrique centrale, puisqu’il envoie des affluents vers le Niger, le Tchad et le Congo pays de bois immenses et de marais impénétrables entourant un massif montagneux aux ramifications enchevêtrées.

Il erra fiévreusement, entassant les kilomètres sur les kilomètres, et il serait trop long de le suivre dans les pérégrinations qui, pendant les sept semaines que dura son erreur, le maintinrent dans l’idée fixe de trouver Atougha.

Partout il rencontrait des colonnes en marche.

Il chercha alors à se renseigner en observant leur direction.

Mais souvent elles divergeaient, suivant qu’elles appartenaient aux armées du Nord ou à l’armée principale.

L’une d’elles le conduisit à Yola, capitale de l’Adamaoua.

Là, il trouva la Bénoué, cette importante rivière qu’avait suivie Mizon dans ce voyage fameux où cet officier avait compté, par sa jonction avec de Brazza, couper l’hinterland du Cameroun, voyage que les diplomates devaient rendre infécond puisque l’Allemagne n’en atteignit pas moins le Tchad quelques années plus tard.

L’interprète descendit la Bénoué, plus indécis que jamais, ne sachant plus à quel parti s’arrêter et se demandant maintenant s’il ne ferait pas mieux de renoncer à des recherches désormais sans objet.

Rien ne l’empêchait, en effet, du moins il le pensait, de rentrer en France, d’y créer la légende qu’il avait fabriquée de toutes pièces d’un massacre auquel il eût échappé seul, et d’y jouir de la fortune que le hasard avait si curieusement fait tomber dans sa main.

D’ailleurs, les Touaregs, ses compagnons de voyage, semblaient en avoir assez de ces courses à tire-d’aile dans ce pays si différent du Sahara, et il disait qu’il ne fallait pas pousser leur patience trop loin.

Heureusement, les provisions ne manquaient pas et le ballon conservait une imperméabilité absolue c’était un grand point ; que fût-il devenu s’il eût dû abandonner son véhicule aérien avec sa charge de pierres précieuses dans un des marécages du Chari ?

Au confluent de la Bénoué il retrouva le Niger et retomba en pleine lutte.

Les Noirs du Yomba, du Noupé, du Bénin achevaient la destruction des établissements anglais de la Royal Niger Company de tous côtés des incendies s’élevaient, et de nombreuses colonnes, remontant le fleuve, se dirigeaient vers le Nord-Ouest, contribuant à entretenir l’erreur de Saladin et à lui faire croire que l’effort unique de l’invasion musulmane, avait pour objectif les rivages de la Méditerranée.

De nouveau il suivit ces colonnes, renouvelant à plusieurs reprises le seul procédé qui fût à sa disposition pour se procurer des renseignements, fondant à l’improviste sur de petits groupes isolés, mais ne parvenant à tirer, des malheureux qu’il ramenait ainsi dans un état d’hébétude très compréhensible, que des indications contradictoires.

Il les rendait à la liberté à moitié fous, souvent dans un état lamentable, et nul doute que les pauvres diables, ainsi retombés sur la terre après une pirouette dans l’atmosphère, ne devinssent, auprès de leurs coreligionnaires, des sorciers tout-puissants ou des marabouts vénérés.

Une masse plus épaisse que les autres était arrivée au coude que fait le Niger à Gamba, et Saladin s’apprêtait à la suivre, lorsqu’on consultant la carte, il fut frappé par le mot Dahomey, situé non loin de là.

Il mesura la distance. Elle n’était que de 500 kilomètres à vol d’oiseau.

À Abomey, il trouverait des compatriotes et pourrait, du moins, se mettre en communication avec eux : il serait accueilli là comme le Messie.

Qui sait même s’il ne trouverait pas dans ce pays, où la colonisation était encore neuve, quelques aventuriers décidés à l’accompagner ?

Avec quel plaisir il se débarrasserait de ces Touaregs imbéciles et de ce Mospha stupide qui, accroupis tout le jour, celui-ci mangeant ou digérant, ceux-là marmottant des versets du Coran, lui laissaient le souci constant de la manœuvre.

Peut-être aussi découvrirait-il, dans les renseignements qui lui seraient donnés ou les dépêches reçues de France, un indice qui le mettrait sur la piste de ce Maître extraordinaire dont il sentait l’action partout et la présence nulle part.

D’ailleurs, à cette pensée qu’il allait revoir des Français après cette longue période d’isolement, il avait ressenti quelque chose comme une vague émotion, tant il est vrai que, même chez les plus grands criminels, l’instinct qui pousse l’homme vers ceux qui parlent sa langue et au milieu desquels il a vécu, l’idée de patrie en un mot, subsiste malgré tout.

Il quitta le Niger, passa au-dessus de Liki, capitale du Bariba, point de convergence de tous les chemins de la région, laissa sur sa droite le pic de Tzarara, qui domine de 2.500 mètres le territoire des Mahis, et arriva au-dessus du plateau d’Abomey.

Mais ce fut en vain qu’il chercha cette capitale partout la ruine et l’incendie avaient passé ; la garnison française avait disparu, les baraquements du génie, le fortin entouré de palissades qui servait de réduit, et le palais du nouveau roi, formaient sur le sol des amas de cendres noires que le vent allait bientôt disperser.

Il ne restait plus debout que l’allée de vieux arbres qui joignait Abomey à la ville sainte de Cana.

Un Dahoméen, que l’interprète put enlever sans trop l’endommager, lui apprit que Da-Glé, après ses succès, était parti vers le Nord.

— Qui çà, Da-Glé ? demanda Saladin.

— Da-Glé ! le fils de Béhanzin : il a tué le roi nommé par les Français, et il est maintenant le maître !

— Et le Sultan, le grand Sultan, le connais-tu ?

L’indigène montra le ciel.

Évidemment, pour lui le Sultan était un prophète qui dirigeait tout de là-haut ; à de pareilles distances, son action revêtait une forme surnaturelle.

Du point où il planait, l’interprète voyait la ligne bleue de l’Océan, au delà des marais de Lama, qui séparent la province d’Abomey de celle d’Alladad, car Abomey, en ligne droite, n’est qu’à 100 kilomètres de la côte.

L’Océan l’attirait ; peut-être, d’ailleurs, trouverait-il encore debout Porto-Novo, Kotonou ou Ouidah, ces trois points importants de la côte.

Sur sa gauche, un ruban bleu descendait vers la mer c’était l’Ouéme qu’avait suivi jadis le général Dodds, dans la première partie de sa marche contre Béhanzin, et qui avait si heureusement facilité ses transports et ses évacuations.

Par curiosité, l’interprète prit cette voie, et, successivement, passa au-dessus des lieux qui furent témoins des victoires de Cotopa, de Poguessa et de Dogba.

Près de ce dernier point, il arrêta soudain la marche de l’aérostat, car des détonations et des hurlements s’étaient fait entendre au-dessous de lui.

Il se rapprocha de terre, braqua la longue-vue sur le point d’où ils étaient partis et se mit à observer. Sur la rive gauche du fleuve, une petite redoute circulaire s’élevait sur un mamelon isolé à quelque distance d’une vaste forêt : c’était le fort Faurax, ainsi appelé du nom de l’héroïque commandant qui avait perdu la vie à Dogba.

Sur toutes ses faces il était envahi par plusieurs centaines de Noirs, et, dans un petit réduit de palanques qui tenait encore, un groupe d’hommes, vêtus du costume colonial des soldats français, brûlaient leurs dernières cartouches et se défendaient avec toute l’énergie du désespoir.

Depuis combien de temps étaient-ils là, abandonnés, perdus ?

Qui le saura jamais !

Combien étaient-ils encore ? Une vingtaine au plus, qui, dans ce coin sauvage, à 1.100 lieues de la France, tenaient haut et ferme jusqu’à la dernière heure, le drapeau que cette France leur avait confié.

Silencieux, Saladin assista à leur agonie leur nombre décrut, les coups de feu s’éteignirent et l’étouffement final se produisit sous ses yeux.

Un instant, constatant que les Noirs n’avaient que très peu d’armes à feu, Saladin avait eu l’idée de descendre et de sauver quelques-uns des défenseurs du fortin pour se les attacher par la suite.

Mais, outre le danger qu’il risquait ainsi, une réflexion l’arrêta.

Il ne pouvait se faire d’illusion : pour l’infâme besogne qu’il rêvait, ce n’était pas sur de braves gens comme ceux-là qu’il pouvait compter.

Et quand tout bruit se fut éteint, il repartit.

À Kotonou, où il arriva une demi-heure après, il trouva, comme à Abomey, la dévastation complète : depuis le palais du gouverneur jusqu’au wharf de débarquement, tout avait été détruit, comme si les Dahoméens eussent voulu faire disparaître toute trace de leurs vainqueurs d’autrefois.

Saladin vira de bord, ne sachant plus ni à quel saint se vouer, ni quelle direction prendre.

Vers l’Ouest était Togo, la colonie allemande, et, plus loin, la colonie anglaise de la Côte-d’Or, formant enclave dans les possessions françaises ; mais qu’irait-il faire de ce côté ?

Il tourna vers l’Est, longea la côte, et, de loin, aperçut au bord des lagunes un épais rideau de flammes et de fumée.

C’était Lagos, ville anglaise du golfe du Bénin.

Quand il y arriva elle achevait de brûler.

Chose étrange, on ne voyait personne dans les rues que dominaient des pans calcinés ; quand l’incendie eut achevé son œuvre, Saladin descendit 100 mètres du sol.

Quelques nègres qui portaient des torches, à la recherche, sans doute, des maisons épargnées par les flammes, s’enfuirent à son apparition.

Sur le seuil des maisons gisaient quelques cadavres : des chiens errants aboyaient ; dans le havre au fond duquel était bâtie la ville et qui lui servait de port, on ne voyait plus une barque.

Saladin comprit que cette ville ouverte, terrorisée par les nouvelles de l’intérieur, n’avait pas attendu l’arrivée des Noirs ; ses habitants avaient fui sur les vaisseaux anglais, et les vainqueurs, dans leur hâte de repartir vers le Nord, n’y avaient laissé, le pillage terminé, que quelques incendiaires chargés d’achever leur besogne.

Tout d’un coup il poussa un cri de la faible hauteur où il était, il venait de distinguer des isolateurs en porcelaine au sommet d’une maison.

— Le télégraphe !

Depuis qu’il était seul, il avait pris l’habitude de se parler haut à lui-même.

— Le télégraphe ! sans doute le câble sous-marin… La maison est encore debout !… Qui sait !…

Il descendit résolument : une occasion s’offrait à lui d’avoir des nouvelles, de trouver peut-être l’indice qu’il cherchait en vain depuis trop longtemps.

L’échelle s’abattit sur la terrasse, mordit dans une ouverture grillée et le ballon s’arrêta.

Saladin prit une carabine, l’arma, car il ne savait ce qu’il allait rencontrer, et descendit, après avoir recommandé aux deux Berbères de veiller à la solidité de l’ancrage.

Il trouva aisément l’escalier qui débouchait sur la terrasse toutes les pièces étaient dans un désordre épouvantable lits, meubles, étaient brisés, éventrés ; au premier étage, un cadavre de femme, demi-nu, gisait au milieu des couvertures éparses.

Il arriva au rez-de-chaussée, lut au sommet d’une porte Telegraph, et entra.

Un nouveau cadavre était étendu dans cette pièce : c’était celui d’un homme d’une cinquantaine d’années, déjà gris, au type anglais très accentué ; sa main serrait encore un revolver c’était sans doute le télégraphiste, surpris et tué à son poste.

Les appareils de réception et de transmission couvraient le sol de leurs débris les Noirs avaient détruit, avec une fureur sauvage, ces instruments qu’ils ne connaissaient pas, mais qui réalisaient à leurs yeux l’expression la plus complète de la supériorité d’une civilisation maudite.

Au milieu d’eux, des monceaux de papier rouge et jaune, des rouleaux de dépêches, des télégrammes, datés de quelques jours à peine, attirèrent immédiatement l’attention de Saladin.

À la légion étrangère, il avait appris assez d’anglais pour le comprendre, et voilà ce qu’il lut en rassemblant plusieurs dépêches, datées du même jour :

Amirauté à Rear admiral (contre-amiral) Scout, commandant l’escadre du golfe de Guinée.

« Donnez ordre canonnières évacuer promptement Niger.

« Faites embarquer immédiatement sur transports et sur toutes embarcations utilisables population européenne du Bénin.

« En passant rapatriez garnison Freetown bloquée.

« Déposez émigrants et soldats à Gibraltar et ralliez au plus tôt Chypre.

« Rassemblements considérables sont signalés sur tout le cours du Nil venant de l’intérieur et des lacs.

« Assouan pris. — Assiout menacé. — Derviches ont brûlé Souakim. — Toutes forces navales concentrées Méditerranée, mer Rouge et mer d’Oman.

« Mouvement islamique s’étend. — Perse lui est favorable. — L’Inde s’agite.

« Situation devenue très grave. »


— Imbécile que je suis ! s’écria l’interprète en se frappant le front, et moi qui cherchais par ici la tête du mouvement !… Elle est par là, du côté du Nil… Allons ! je n’ai perdu que trop de temps déjà !

En route !

  1. Duveyrier.