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L’invasion noire 2/5

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CHAPITRE V


Le retour du tigre royal. — Concentration et services administratifs. — La Rouïna ou ration de campagne. — Le projet de Zahner. — Dernier vœu. — Enfermés ! — Explosion des torpilles. — Le retour du Tzar. — Meurtre inutile. — Un ennemi de plus.



Maintenant, exactes au rendez-vous, les armées musulmanes arrivaient à la côte suivant de près la Garde noire, et s’y concentraient suivant les ordres très précis qu’Omar leur avait envoyés : elles s’étendirent ainsi en demi-cercle, d’Assab à Zeïla, sur un front d’environ deux cents kilomètres et une profondeur de plus de cent.

Jamais pareille agglomération d’êtres humains ne s’était produite à la surface du globe, même à l’époque lointaine des grandes migrations asiatiques.

C’est sur ce front qu’avait été disposée une partie des immenses approvisionnements préparés par ordre du Sultan ; d’ailleurs, les masses noires en traînaient derrière elles une pareille quantité provenant des greniers, des villages et des moissons rencontrés sur la route.

Un soir, arriva le roi Mounza, traînant derrière lui un nouveau harem dont faisait partie maintenant la reine Taïtou, l’infortunée compagne de Ménélik.

Connaissant son goût pour le panache, Omar s’attendait à le voir revenir de cette campagne victorieuse dans un appareil extraordinaire.

Mais le roi des Monbouttous revenait avec son éternel bonnet garni de plumes, son long burnous blanc et ses molletières en peau de léopard ; il parut insensible aux cris de triomphe qui l’accueillirent, et c’est en vain que ses femmes répandirent du café sous les pas de son cheval pour lui souhaiter la bienvenue.

De larges taches brunes maculaient la peau de ses bras et de ses jambes, et avaient changé la couleur du tapis de cuir jaune qui recouvrait sa selle.

Il avait dû se vautrer dans le sang, tuer par plaisir.

En le voyant, l’œil farouche, les traits durs et le front plissé, en surprenant le regard circulaire qu’il jeta autour de lui à son arrivée au camp, Omar devina que la passion du cannibale n’avait fait que croître par l’absence.

Évidemment il cherchait Nedjma, et les massacres effroyables dont il avait ensanglanté le Choa, étaient le produit d’une surexcitation, d’une fureur jalouse arrivée à son paroxysme.

Le regard haineux qu’il lança au jeune prince fut une nouvelle preuve que ce dernier avait touché juste.

C’est qu’en effet, le seul obstacle qui se dressât devant le farouche monarque n’était pas la volonté de Nedjma, pauvre victime impuissante, ni le bras de l’officier français qu’il eût brisé comme verre ; l’obstacle était ce fils de sultan, qui préférait couvrir un Roumi de sa protection plutôt que de donner satisfaction à l’ami dévoué de son père.

Le jeune prince n’y prit pas garde ; il savait que Mounza plierait toujours sous son regard, et que personnellement il n’avait rien à craindre.

Mais quand il apprit que le roi avait fait mander Zérouk auprès de lui, le lendemain même de son arrivée, il appela de Melval.

— Veille sur elle, dit-il. Le Tigre royal est revenu, et il est aussi altéré qu’au départ.

Et comme l’officier hochait tristement la tête :

— Tu crains, et tu as raison, reprit le jeune prince ; mais ne me quitte pas, près de moi il n’osera rien.

— S’il ne réussit pas aujourd’hui, reprit de Melval, il réussira demain, dans dix jours, dans un mois… Que puis-je contre un ennemi pareil ? Dans tous les indigènes qui m’approchent, je crois voir un de ses affidés. Mazembé, son bourreau, semble avoir à mon sujet une consigne particulière, car il glisse vers moi des regards de fauve, et un beau matin on me retrouvera dans quelque buisson la gorge ouverte d’un coup de couteau. Quant à ma pauvre Nedjma, je n’ose penser à ce qui t’attend…

— Non, dit Omar, sois sans crainte mais ne t’écarte pas du camp. Mounza sait qu’il me répondrait de ta vie, je l’ai prévenu.

— Écoute, Omar, dit l’officier, tu sais ce que je souffre ici. Eh bien ! je t’en prie, obtiens de ton père qu’il nous rende notre parole

— Il ne reviendra pas sur ce qu’il a dit, je le connais : au Rhin seulement.

— Au Rhin ! quand y serons-nous ? Obtiens du moins qu’à Constantinople nous soyons libres. Pourquoi, en somme, nous garde-t-il ? Il l’a dit lui-même : pour que nous ne puissions révéler à l’Europe aucun de ses secrets. Or, en admettant que l’Europe ait encore des illusions, ce qui me parait difficile aujourd’hui, elle n’en aura plus dès que vous aurez forcé sa première porte… Constantinople. Je t’en prie encore une fois, intercède pour nous, et je me sentirai le courage de veiller et d’attendre.

— Ton raisonnement est juste, dit Omar, et j’essaierai de le faire triompher ; mais j’ai grand’peur de n’y point réussir. En attendant, méfie-toi de tout, même de ton ombre.

Presque immédiatement, derrière la Légion du Prophète, était apparue l’armée du Mahdi ; elle était arrivée par Kassala, dont elle n’avait pas laissé pierre sur pierre, et après avoir donné un nouvel assaut infructueux à Massouah, vigoureusement défendue par 12.000 Italiens et Anglais.

Elle se faisait remarquer par son organisation et avait une artillerie, la seule de l’armée musulmane.

Elle se composait de pièces Withworth et Krupp, portées à dos d’éléphant, d’après les procédés employés par les Anglais dans leur campagne contre Théodoros en 1868. Le Mahdi les avait achetées quelques années auparavant aux Anglais et aux Allemands, et tel était l’esprit mercantile des premiers que leurs négociants n’avaient par craint d’armer un empire dans lequel l’Angleterre trouvait son plus redoutable ennemi.

C’est que les finances du Mahdi étaient prospères ; le Sultan l’avait abondamment pourvu d’or, et les souverains qu’il frappait à l’effigie de Marie-Thérèse, suivant la tradition abyssinienne, étaient avidement recherchés sur les marchés de la côte.

Une partie de l’armée madhiste, avec les chameaux, la flotte et les impedimenta, avait descendu le Nil. Le puissant agitateur soudanais lui avait donné rendez-vous à Jérusalem.

Il avait, en effet, obtenu du Sultan la promesse que le sac de cette ville lui serait réservé, non seulement afin qu’il n’y eût plus en Asie qu’une seule ville sainte, La Mecque, mais surtout à cause du riche butin qu’il espérait y trouver.

En effet, depuis plusieurs années, l’ancienne capitale de la Palestine, assoupie pendant des siècles sous le joug des Turcs, reprenait un essor extraordinaire.

Réalisant un vœu longtemps caressé, quelques-uns des plus puissants banquiers de Paris, de Londres, de Francfort et de Vienne avaient racheté à coups de millions la cité qui avait été le berceau de leur race ; profitant des embarras toujours croissants du gouvernement de Constantinople, ils avaient fini par lui arracher, en y mettant le prix, un lambeau de la Syrie avec Jérusalem pour capitale.

Dès que cette nouvelle avait été connue, de tous les coins de l’Europe les Israélites s’étaient mis en marche vers l’ancienne patrie, redevenue pour tous ces errants « la Terre promise ».

Mais c’était surtout de Russie qu’ils étaient venus en grand nombre, traqués par le gouvernement du tzar et obligés, chaque année, d’émigrer en masse vers la France hospitalière.

En dix ans, Jérusalem avait été transformée par eux dans un délire d’enthousiasme où les millions battaient la charge. Des lignes de chemins de fer l’avaient rattachée à Damas, à Jaffa et à Gaza ; les monuments s’étaient élevés comme par enchantement au milieu des masures écroulées de la vieille ville. Une Bourse avait été bâtie près de la maison de David et la mosquée d’Omar avait été rasée.

Maintenant le rêve du syndicat des rois de Palestine était de rebâtir le temple de Salomon, et déjà ses fondations sortaient de terre. Des milliers de travailleurs, musulmans pour la plupart, courbés vers le sol, élevaient de leurs mains à la gloire de leurs anciens esclaves ce monument merveilleux de marbre, de cèdre et d’argent. Les rabbins les plus érudits avaient, dans les plus antiques papyrus, retrouvé les plans du grand roi, et on assistait à ce spectacle digne de clore l’œuvre du XIXe siècle : l’or détruisant l’œuvre du fer et les Juifs réduisant à l’état de captifs les descendants de leurs vainqueurs d’autrefois.

Malheureusement pour eux le spectacle allait être brusquement interrompu.

L’Invasion noire allait mettre fin à ce rêve d’une race dispersée à la surface du globe, rêve malencontreux s’il en fut jamais, puisque, réunissant en un seul point la presque totalité de ses membres errants, il permit à l’islam de les détruire tous d’un seul coup.

Après l’armée mahdiste arriva l’armée de l’Ouganda, conduite par le fils d’Emin-Pacha et déjà solidement organisée à l’égyptienne ; les fatigues du pénible trajet, qui lui avait été dévolu à travers l’Ethiopie, l’avaient moins éprouvée que la faim, car ils avaient trouvé un pays dévasté, sans vivres, sans ressources d’aucune sorte, et s’ils arrivèrent à la côte, ils le durent à leur énergie et à leur extrême frugalité.

L’intendant du Sultan leur partagea aussitôt un lot considérable de poisson salé envoyé par les Somalis.

Puis ce fut l’armée Massaï qui apparut par groupes serrés. Son itinéraire par le lac Victoria avait été tracé à travers le pays boisé des Boramis et des Haouynias.

Ils avaient parcouru ces 900 kilomètres en moins de huit semaines, donnant une preuve de vigueur et d’endurance extraordinaires, dans un pays dont les sentiers eux-mêmes étaient le plus souvent impraticables.

Les « Vaillants », comme ils se nommaient eux-mêmes, avaient juré d’arriver les premiers à La Mecque que, dans leur zèle de néophytes, ils appelaient déjà le nombril du monde, et Boula, le grand sorcier, doté maintenant du titre plus musulman de « marabout », arrivait au milieu d’eux sur son âne blanc.

Les fidèles, qui l’entouraient, avaient fait franchir au M’batian, grand distributeur de sorts, les passages les plus difficiles en le portant lui et sa monture, ce qui, étant donné le poids invraisemblable, non de l’âne, mais du saint homme, exigeait le concours d’une vingtaine de bras vigoureux.

Enfin une partie de l’armée congolaise était signalée. Celle-là allait mettre cinq semaines à se concentrer, car ses directions de marche étaient tellement divergentes à l’origine et traversaient des contrées si difficiles, qu’elle ne parvenait à la côte que par tronçons.

Son chef suprême, Nzigué, arriva au camp avec le corps de Kassongo, le plus riche en éléphants. Ce chef en avait encore plus de quatorze cents, n’en ayant perdu qu’une centaine dans la traversée de la haute chaîne qui domine au Nord le Victoria Nyanza.

Et, de suite, car il tenait à ces précieux auxiliaires, il envoya dans les forêts de l’Haddali des milliers de travailleurs pour construire les puissants radeaux destinés à transporter de l’autre côté de la mer Rouge les énormes pachydermes.

Un torrent, qui se trouvait là, transporta les arbres coupés jusqu’à la mer, et Kassongo put ainsi exécuter rapidement cette besogne renouvelée d’Annibal.

Enfin Makoua, le « Sanglant », chef de la tribu des Koshis, un des plus féroces lieutenants de Nzigué, vint se présenter au Sultan quelques jours à peine après l’arrivée du grand chef congolais.

Le Sultan rayonnait.

Tous ses peuples étaient fidèles au rendez-vous.

Depuis la nouvelle de la victoire de Ben-Amema, il ne doutait plus du succès.

Seul, Omar était inquiet, car le signal tardait à paraître, et quelque considérables que fussent les approvisionnements rassemblés là, ils seraient insuffisants si le séjour dans cet étroit espace se prolongeait encore quelques semaines.

Là, comme dans les armées d’Europe, le succès pouvait dépendre des « services administratifs ».

Or les services administratifs existaient dans l’armée noir : à l’état rudimentaire il est vrai, mais ils existaient et bien mieux fonctionnaient.

Toujours à l’imitation de ce qu’avait fait Abd-el-Kader, le Sultan avait auprès de lui de hauts fonctionnaires qui étaient :

Le « Khaznadar-el-Kébir », premier intendant chargé du service des fonds.

Le « Khaznadar-es-Sghaïr », chargé de la comptabilité des subsistances et des munitions.

Au-dessous d’eux « le Bach-Kummendji » ou chef du magasin des vivres, répartissant les approvisionnements accumulés en des points déterminés.

Ces trois administrateurs étaient eux-mêmes surveillés par l’« Oukil-el-Khalifa », homme de confiance du Sultan, remplissant les fonctions attribuées en France aux « contrôleurs de l’armée ». C’était un vieux marabout d’une intelligence remarquable et dont l’incorruptibilité était proverbiale.

Par ordre d’Abd-ul-M’hamed, chaque armée avait dû être pourvue par ses chefs de fonctionnaires analogues chargés d’assurer l’équitable distribution des denrées.

Mais à l’inverse de ce qui se passe dans les armées européennes, cette immense manipulation n’exigeait aucune comptabilité ; seuls les chefs de service prenaient note approximative des quantités distribuées, pour se rendre compte par expérience de ce qui était journellement nécessaire à de pareilles quantités d’hommes, et être en mesure d’assurer la constitution d’approvisionnements ultérieurs.

Et on eût bien fait rire le prince Omar, qui ne perdait pas de vue cette partie de ses fonctions de chef d’état-major, si on lui eût reparlé des minuties en honneur dans l’armée française, et rappelé à ce sujet son cours d’administration de Saint-Cyr. Les bons, états, carnets à souche et enregistrements de toutes sortes n’existaient plus dans sa mémoire qu’à l’état de souvenir démodé.

Et pourtant, entassés dans ce coin d’Afrique, des centaines de mille hommes mangeaient et se débrouillaient, attendant dans un repos relatif le moment de reprendre leur marche.

Il est juste d’ajouter que chacun de ces soldats, si durs à la fatigue pourtant, se contentait pour vivre d’un ordinaire qu’un chien de cantinier eût trouvé insuffisant.

Avec un morceau de dogara séché, du lac Nyanza, soit 100 grammes de poisson environ, une petite écuelle d’huile de sésame, trois poivrons et une banane, un Mahdiste faisait bonne chère.

C’était la « Rouina ou ration de campagne normale.

Deux tiges de sorgho en plus et le repas devenait une vraie noce ; une poignée d’arachides et une kisseré, sorte de galette coriace, semblable à une crêpe, se joignaient-elles à ce menu, c’était une débauche !

Les quarts de vin et les seizièmes d’eau-de-vie qui, à périodes plus ou moins rapprochées, viennent éprouver le gosier des soldats européens, étaient choses inconnues pour tous ces buveurs d’eau dont la seule boisson un peu excitante était le vin de palmier fermenté.

Mais ils étaient si nombreux qu’ils tarissaient les sources en quelques jours, et ce fut avec une satisfaction indéfinissable que le fils du Sultan vit un soir le feu vert s’allumer au sommet du mât du Stamboul.

À peine le fanal attendu venait-il d’apparaître qu’il était signalé au Sultan de cent points à la fois.

Quelques instants après un feu semblable s’allumait sur les autres bateaux turcs.

Les plongeurs Danakils avaient été soigneusement prévenus que les bâtiments munis de feux de cette couleur au sommet de leurs mâts devaient être respectés. Alors sur tout le front de l’armée noire dont les Européens ne soupçonnaient guère l’extraordinaire densité, une rumeur immense se produisit.

Par ordre du Sultan, toutes les troupes qui bordaient immédiatement le rivage avaient pris les armes ; des postes nombreux avaient occupé silencieusement tous les points dominants ayant vue sur la mer.

Les musulmans attendaient l’événement qui allait leur ouvrir l’accès de l’Asie.

La grande œuvre de destruction accomplie, les sentinelles devaient surveiller attentivement tout débarquement de canots ; il était à prévoir, en effet, que de nombreux marins, échappant à l’engloutissement immédiat, pourraient mettre à l’eau les embarcations des navires et essayeraient de gagner la côte.

En prévision de cette tentative, le Sultan avait envoyé des messagers aux tribus des Hadinya, qui bordent le littoral de Massouah à Souakim, et aux Bicharin, tribu féroce qui s’étendait jusqu’à Kosseïr, afin qu’il ne fût fait aucun quartier aux naufragés qui tenteraient d’aborder plus au Nord.

Sur le rivage opposé de la mer Rouge, le cheik de l’Yémen, à qui de vigoureux nageurs avaient pu, de nuit, apporter les ordres du Sultan, avait pris les mêmes dispositions le long de la côte arabique.

Cheik-Saïd, ce territoire français qui, entre les mains d’une nation remuante et ambitieuse comme l’Angleterre, eût été la clef du détroit, puisque son rocher domine Périm de 60 mètres, à 4 kilomètres seulement de distance, Cheik-Saïd avait été enlevé presque sans coup férir par une poignée de fanatiques de la grande tribu de Tehamah et occupait le centre de la ligne gardée par les Arabes. Deux points seulement pouvaient donc servir de refuge aux futurs naufragés : l’ile de Périm elle-même, tenue par une garnison britannique, et Aden, l’importante colonie que l’Angleterre avait attachée au flanc de l’Yémen.

Encore ceux-là seuls qui pourraient se sauver en canot auraient-ils chance de gagner Aden, distant de Périm de plus de 90 milles anglais.

Vers onze heures du soir les feux des vaisseaux s’éteignirent ; seul le fanal tournant du Royal-Severeign projeta sur le rivage un faisceau intermittent.

Cette imprévoyance de la flotte européenne, quelques heures avant sa fin, prouvait que nul soupçon ne s’était fait jour dans l’esprit des alliés, qu’ils n’avaient aucune idée de la puissance des armées accumulées à quelques kilomètres d’eux, et que leur confiance dans leurs voisins turcs restait entière.

De l’observatoire favori, où il était venu ce soir-là attendre l’événement, le Sultan respira en voyant les fanaux s’éteindre l’un après l’autre, car il avait toujours redouté une trahison qui, mettant la flotte sur ses gardes, aurait singulièrement accru les difficultés de l’entreprise et en eût retardé l’échéance.

À minuit et demi le feu du Royal-Severeign s’éteignit à son tour, laissant la mer et la côte plongées dans une épaisse obscurité.

La flotte seule apparaissait maintenant dans le détroit avec une grande netteté ; les nombreux feux de couleur qui émaillaient la mer évoquaient l’idée d’un de ces portiques lumineux dressés aux jours de fête publique, et réfléchissant dans l’eau leurs arceaux colorés.

Alors, dans cette obscurité propice, le mystérieux travail des Noirs commença. Les innombrables barques mises à l’abri des tentatives de la flotte à l’intérieur des terres furent poussées vers le rivage par des milliers de bras ; les radeaux, véritables ponts flottants, construits dans les forêts voisines, et terminés dans les criques de la baie de Tadjoura, furent halés le long du rivage.

Avant même que la flotte eût disparu, les préparatifs du passage s’exécutaient.

 

Non loin de la falaise qui servait d’observatoire au Sultan, deux ombres cachées depuis la tombée de la nuit dans un bouquet de tamaris, sortirent de leur abri lorsque, vers onze heures, s’éteignirent les feux des vaisseaux.

Autour d’eux, également cachés dans l’épaisse broussailles, les plongeurs danakils attendaient l’heure fixée pour se mettre à l’eau : un mot d’ordre circulant rapidement entre les sentinelles de la falaise et jeté à haute voix le long du rivage devait leur servir de signal.

Un étranger qui eût débarqué là par hasard eût cru d’abord tomber sur un rivage désert, alors que tous les fourrés de la plage recélaient des centaines d’indigènes complètement nus, et que, bordant les hautes falaises, des milliers de guerriers attendaient, l’arme prête.

— Je ne puis tarder davantage, fit Zahner, car c’était lui qui, avec de Melval, était à cette heure de nuit sur le rivage. Si je ne prends pas l’avance sur ces mécréants, meilleurs nageurs que moi, jamais je n’arriverai à temps,

— Vous êtes sûr de pouvoir faire un pareil trajet sur cette simple planche ? dit le capitaine mettant le pied sur l’esquif primitif que Zahner venait de tirer du fourré.

— Absolument ; je n’ai pu faire de répétition préliminaire, mais je suis sûr de m’en tirer.

— Et vous êtes certain de ne pas vous tromper de bâtiment ?

— Tout à fait certain ; car la mer est d’huile et je ne les perdrai pas de vue une minute pendant le trajet.

— Vous vous rappelez ce dont nous sommes convenus ?

— Parfaitement : aborder le commandant, me nommer, lui prouver d’abord que je ne suis pas fou, lui demander sa parole de garder pour lui seul et son collègue de l’autre bâtiment français ma révélation, et, sans autre détail, le supplier de disposer ses filets autour de son bâtiment.

— C’est cela ; et comment espérez-vous aborder ?

— Ma foi, tout simplement en appelant à l’aide en français et en me faisant repêcher comme un marin tombé à l’eau.

Zahner avait ôté le burnous brun qui le recouvrait et l’empêchait d’être vu de loin ; il apparut nu comme un ver, semblable, avec sa longue barbe blonde, à ces majestueuses divinités qui personnifient le Rhin ou le Danube dans les tableaux d’hôtel de ville.

— C’est une rude expédition que vous allez tenter là, mon brave ami, dit le capitaine, et je vous assure que si j’avais été aussi vigoureux nageur que vous, je ne vous en aurais pas laissé l’honneur…

— Bah ! mon capitaine, ces corvées-là sont l’affaire de l’officier de semaine et je suis le seul officier disponible à votre pauvre compagnie. Il est vrai, poursuivit-il en riant, que pour un officier de service je ne suis pas dans une tenue des plus correctes.

— Voyons, mon brave Zahner, fit de Melval, que les plaisanteries de son lieutenant ne parvenaient pas à dérider, si… par hasard, vous ne reveniez point, n’avez-vous pas quelque dernière… quelque volonté à exprimer ?

— Ma foi non, dit le brave garçon ; faute de papier dans ce maudit camp, je n’ai pas pu faire mon testament ; à quoi bon, d’ailleurs, je ne possède guère en toute propriété que mon grade : loi du 19 mai 1834, ajouta-t-il en riant, et je crains même de m’illusionner là-dessus, car il y a beaucoup de chance pour que vous et moi soyons déjà remplacés sur l’Annuaire… Ah ! pourtant, fit-il se ravisant, j’allais oublier ma petite Hourida ; pauvre petite innocente ! celle-là me regrettera pour sûr, car je puis bien me vanter…

— Voyons, Zahner, reprit de Melval, répondez-moi sérieusement ; si plus tard je m’en tirais, sans vous, si je revoyais les vôtres, par exemple ?

— Je suis orphelin, répondit l’officier, dont le rire tomba aussitôt ; c’est encore une raison pour laquelle il vaut mieux que je me charge de l’opération ; moi, voyez-vous, mon capitaine, personne ne me regrettera.

— Taisez-vous, fit de Melval ; si cette raison seule avait dû décider du choix entre nous, aucune hésitation n’aurait été permise ; vous savez maintenant, par ce que vous avez entendu à Khartoum, combien j’ai peu de raisons de tenir à la vie ; moi non plus je n’espère plus être regretté…

— Attendez, mon capitaine, dit Zahner, dont la physionomie était subitement devenue grave, j’allais oublier le seul vœu qui me tienne au cœur.

— Dites.

— Vous vous rappelez les salles de jeux à Saint-Cyr, ces deux petits bâtiments qui bordent la cour Wagram ?

— Oui, mais pourquoi…

— Vous vous souvenez que dans l’une d’elles, celle des anciens, on a disposé pour chaque promotion des tables de marbre portant les noms des officiers tués à l’ennemi ?

— Oui, je me rappelle c’est le général de Monard qui, autrefois, les inaugura.

— Eh bien, si vous en réchappez seul, mon capitaine, faites ajouter le mien sur la table de la promotion Canrobert.

— C’est entendu, mon brave ami, répondit de Melval qui serra fiévreusement la main de l’officier.

— Chut ! fit Zahner, voici deux pirates de nos voisins qui approchent ; je remets mon burnous et ne m’en débarrasserai qu’en entrant à l’eau ; comparée à la leur, ma peau fait l’effet d’un clair de lune et pourrait leur donner des soupçons.

Plusieurs ombres en effet s’étaient rapprochées, mais aucune ne traînait derrière elle son esquif personnel.

De Melval en fit la remarque.

— Sans doute ils l’auront déjà disposé au bord de l’eau, répondit Zahner ; cela prouve qu’ils ne vont pas tarder à partir… allons, mon capitaine, bonne chance… il est temps…

Les deux hommes se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et très émus tous deux s’embrassèrent silencieusement.

Puis Zahner poussa sa planche de liège jusqu’à l’eau, jeta un dernier coup d’œil sur la lumière rouge du bâtiment français qui devenait son objectif et se débarrassa de son burnous.

Il se pencha. Il allait s’étendre ; deux bras vigoureux le saisirent, l’étreignirent, lui coupant la respiration, et le rejetèrent en arrière ; puis, quand il fut réduit à l’état de masse inerte, un géant noir le jeta sur ses épaules et l’emporta.

Du buisson où il venait de se dissimuler pour voir partir son ami, de Melval avait assisté à cette scène rapide ; mais au moment où il s’élançait vers les agresseurs, deux autres ombres bondissaient sur lui.

Saisi brusquement par derrière, il recevait sur la tête un coup qui l’étourdissait et, comme Zahner, était emporté rapidement.

Quand tous deux revinrent à eux, ils se trouvaient dans une obscurité complète. Zahner, le premier réveillé par l’humidité de la nuit, recouvra l’usage de ses sens, étendit les bras autour de lui, sentit sous sa main le burnous qu’une main compatissante y avait placé et se couvrit.

Puis il perçut à côté de lui des soupirs prolongés : de Melval à son tour revenait à lui.

— C’est vous, Zahner ?

— Oui, mon capitaine ; vous n’êtes pas blessé ?

De Melval porta la main à sa tête ; il n’avait reçu qu’un simple coup de bâton ; l’os était intact ; seule une douleur sourde lui rappelait l’agression de la nuit.

— Nous étions suivis, fit Zahner au bout d’un instant.

— Et nous sommes peut être épiés en ce moment, dit le capitaine.

Zahner se leva en tâtonnant ; sa main rencontra la roche, et en quelques pas il eut fait le tour de leur prison commune ; puis ses yeux, habitués à l’obscurité, virent filtrer une faible lueur ; il s’approcha de l’ouverture et comprit enfin.

— Nous sommes dans un de ces postes de guetteurs, comme les Arabes en ont creusé partout dans la falaise, dit-il, mais l’orifice est bouché par un énorme bloc que je n’arriverai jamais à déplacer seul.

— Attendez, je vais vous aider.

Ils s’arc-boutèrent, unissant leurs efforts en cadence, mais en vain.

— Inutile de lutter, fit de Melval ; attendons ; dans tous les cas, nous sommes seuls.

Et se remémorant ce qui leur était arrivé, ils commençaient à échafauder les hypothèses les plus extraordinaires, lorsque ce Melval poussa un cri.

— Et Nedjma ! fit-il en se redressant comme un ressort.

Une angoisse affreuse l’empoigna.

Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ?

Le coup venait de Mounza ; il ne pouvait en douter ; il en doutait d’autant moins maintenant que sa vie avait été respectée, comme Omar l’avait exigé ; il n’avait reçu juste que ce qu’il fallait pour être hors d’état de se défendre, puis on l’avait enfermé, et à cette heure le cannibale avait la place libre.

De Melval fit un bond vers le bloc rocheux qui barrait l’entrée.

— Zahner ! cria-t-il d’une voix étranglée, essayons, essayons encore !…

Ses forces étaient décuplées, mais l’obstacle ne bougea pas.

Des bourdonnements remplirent ses oreilles ; il lui sembla entendre crier :

— Lioune ! Lioune !

Une sueur froide l’inonda tout entier ; il se représentait le roi barbare, un rictus aux lèvres, les yeux allumés, se penchant sur la jeune fille.

Et de nouveau il se jeta sur la pierre inerte, s’y meurtrissant les mains, s’y brisant les ongles.

Il écumait, fou de rage impuissante.

Il allait crier, la poitrine haletante, pour se soulager, Zahner le saisit par le bras :

— Écoutez, fit-il, écoutez !

Une crépitation lointaine venait de se faire entendre, elle s’accentua, grandit, se transforma en une série rapide de coups sourds, se déchaîna enfin en mugissements de tempête.

On eut dit la fin d’un formidable feu d’artifice tiré dans une nuit d’orage, ou plutôt l’inflammation de milliers de fusées tombant soudain dans un incendie.

La faible lueur qui filtrait de l’extérieur était devenue un rayon rouge d’une effrayante intensité.

— Les torpilles ! fit Zahner, la gorge sèche.

Et tous deux restèrent là, respirant à peine, suffoqués par l’angoisse, attendant la fin de l’horrible drame qui se jouait là-bas.

Pendant qu’ils étaient là, impuissants, un cataclysme unique dans l’histoire précipitait dans l’Océan des milliers de leurs compatriotes, anéantissait une des plus belles flottes du monde, ouvrait la porte au torrent noir.

De Melval avait oublié son emportement frénétique de tout à l’heure ; sa douleur, sa rage à la pensée de Nedjma emportée, l’appelant en vain, avaient fait place à quelque chose de cent fois plus poignant.

Il se représenta les deux vaisseaux français entr’ouverts, le pavillon englouti, et en lui-même quelque chose s’effondra.

— Oh ! mon Dieu, fit-il.

Maintenant le drame était consommé : quelques explosions partielles se firent entendre encore comme des fusées partent isolées dans la nuit, après le fulgurant embrasement du bouquet final, puis le silence retomba pesant comme l’obscurité.

Une heure au moins s’écoula : le jour n’était pas loin, car une légère lueur éclairait maintenant la paroi rocheuse de leur prison.

Des pas se firent entendre et des leviers glissèrent sous la masse granitique qui obstruait l’entrée de la grotte ; elle roula découvrant l’entrée, et une ombre s’encadra dans l’ouverture.

— Eh bien ! dit une voix en français, que t’avais-je dit, de Melval ?

— Omar ! c’est toi ?

— Oui, c’est moi, moi qui sentais bien que tu ne voudrais pas tenir la parole que j’avais exigée de toi, moi qui vous ai fait surveiller minute par minute, et qui vous ai évité à tous deux une folie.

Melval se dressa.

— Une folie !

— Je veux dire une chose irréalisable ; ne te l’avais-je pas dit ? « des milliers d’yeux vous observent… vous ne pouvez rien… » et en effet vous n’avez rien pu !

Il avait parlé sèchement, presque durement ; sa voix s’adoucit, il fit un pas vers de Melval.

— Oui, dit-il, je comprends ce que vous souffrez ; moi-même, tu peux m’en croire, j’ai senti quelque chose là en songeant à ces deux bâtiments français sacrifiés. Allah m’est témoin que si j’avais pu les sauver, les épargner sans désobéir à mon père, sans compromettre ses projets, je l’aurais fait… la fatalité ne l’a pas voulu.

— Alors c’est fini ? tous sont engloutis ? demanda le capitaine.

— Oui, tous ; on ne voit plus au-dessus de l’eau que les feux verts des bâtiments turcs ; les autres ont disparu, je t’ai évité ce spectacle ; il a été grandiose ; maintenant la voie est libre… préparez-vous à partir demain soir avec nous.

— Demain soir ?

— Oui, mon père veut voir s’écouler, pendant toute la journée de demain, la légion du Prophète et l’armée du Mahdi ; le reste passera les jours suivants.

Et maintenant, poursuivit-il, vous êtes libres : rentrez dans vos tentes ; je n’ai pas besoin de vous dire que ce qui s’est passé n’est connu que de moi ; mon père ne l’aurait jamais pardonné ; qu’il n’en soit plus question.

Lourdement, la tête bourdonnante, ils s’acheminèrent vers le camp.

Toutes ces émotions successives les avaient brisés.

Et quand ils eurent franchi la chaine des falaises, tous deux s’arrêtèrent en même temps.

Dans la buée légère du jour qui montait, à cinquante mètres à peine de la tente du Sultan, le Tzar se balançait au souffle du matin.

C’était la première fois qu’ils le retrouvaient à l’ancre, si près du camp.

Plus d’une fois depuis la rencontre de Khartoum ils l’avaient vu paraître subitement, rasant le sol ou dissimulé dans des bouquets d’arbres pendant quelques courts instants ; mais on eût dit que son maître était d’une misanthropie extraordinaire ou d’une méfiance excessive à l’égard de cette armée dont il était l’avant-garde, car il n’était jamais resté au camp plus d’une heure, et souvent on l’avait vu repartir à la tombée de la nuit pour aller s’ancrer solitaire quelques lieues plus loin.

La vérité est que plus détérioré encore qu’il ne l’avait cru, Saladin avait dû retarder l’heure de sa vengeance au-delà des limites qu’il s’était fixées lui-même.

La première fois qu’il s’était présenté devant le prince Omar dans l’état lamentable où l’avaient mis les vigoureux poings du lieutenant, aucune question ne lui avait été adressée, mais il avait bien senti à certain regard ironique que le fils du Sultan, devinant la vérité, était loin de faire un crime à l’officier français de cette exécution sommaire.

Sentant en celui-ci un ennemi puissant, il avait résolu d’attendre une occasion favorable, et ce soir-là il avait serré nerveusement sa carabine et l’avait disposée à sa portée contre le bordage de la nacelle, cherchant des yeux les tentes des officiers français qu’il savait être les plus voisines de celle du Sultan.

La nuit était arrivée quand il jeta l’ancre sur un bouquet de palmiers nains. Peu rassuré sur la solidité de son point d’attache, il fit descendre Mata, dont il avait plusieurs fois mis à l’épreuve l’extrême docilité et la soumission silencieuse.

— Tiens-toi là, lui dit-il, et veille avec soin !

Le nègre s’accroupit immobile, jetant un regard de regret vers un petit groupe de tentes qui, au milieu de l’obscurité, se distinguaient de toutes les autres. De forme quadrangulaire, elles dominaient la foule des « guétoun » qui, aplaties contre le sol, comme des toits de maisons enterrées, abritaient par vingt à la fois les soldats de la garde.

Ces deux tentes, Mata les connaissait bien, car dans l’une d’elles, celle du capitaine de Melval, reposait près de Nedjma, sa petite Alima, la pauvre esclave délivrée dont il avait fait sa compagne et qu’il aimait d’autant plus tendrement, lui le colosse, qu’elle était douce et frêle.

Sans doute elle dormait, ne se doutant guère qu’il était là, tout près, revenu de ce long voyage, dont il avait encore les yeux éblouis.

Depuis quinze jours, le nègre croyait marcher dans un rêve : les premiers parcours faits sur le Tzar, en Perse et au bord de « l’Indus » l’avaient moins surpris que ce dernier voyage dont il revenait ; car il venait de voir La Mecque, la ville sainte entre les saintes, dont il se croyait si loin, dont il avait entendu faire de si ardentes descriptions depuis qu’elle était devenue l’objectif de tous les musulmans d’Afrique.

A sa grande stupéfaction, le ballon s’était arrêté au-dessus de la Grande Mosquée, puis l’un des Soudanais avait, du haut de l’échelle, harangué la foule assemblée autour du temple, et pendant que Saladin descendait sur les terrasses émaillées de dômes, ses deux compagnons lui avaient montré, au milieu de la vaste cour entourée de cotonnades, la Kaâba, la maison d’Abraham, recouverte de son voile noir brodé d’argent.

La Kaâba, ce mot que tout musulman prononce avec un religieux respect

Dans son esprit simple, où le Coran seul avait jeté les germes de quelques connaissances, le centre du monde était là.

C’était là que l’ange Azrayl avait déposé la double poignée de limons de qualités et couleurs diverses dont le Tout-Puissant avait pétri le premier homme ; là que cette statue d’Adam s’était animée, et qu’une âme était entrée en elle sur l’ordre de Dieu, qui avait dit :

« Tu entres dans ce corps sans le vouloir, parce que tu le trouves trop grossier pour toi ; tu le quitteras aussi sans le vouloir. »

Et parcourant des yeux l’horizon, les deux Soudanais avaient cherché le Paradis, où le premier homme avait été transporté après la création.

Car la tradition le plaçait près de La Mecque.

Comme eux, le pauvre nègre avait cherché ce paradis, dont les marabouts avaient fait luire aux yeux des croyants les éblouissantes descriptions. Son imagination s’était éveillée à mille idées nouvelles sur ce sol fabuleux où il avait été transporté d’une façon surnaturelle.

Puis l’aérostat était arrivé au-dessus de Médine, ville sanctifiée par la mort de Mahomet, et Saladin avait jeté l’ancre sur le dôme même de la mosquée où reposait la dépouille du Prophète.

Et, de ce jour-là, datait pour Mata l’émotion la plus vive qu’il eût jamais ressentie, car plusieurs nuits de suite, il avait vu Saladin descendre sur la coupole emportant des fils supendus à la nacelle et se livrer autour de la flèche, qui la surmontait, à une besogne mystérieuse. L’interprète n’interrompait son travail que pour appeler, et une voix sourde lui répondait de l’intérieur de la coupole.

Était-ce celle du grand Prophète revenant à la vie pour assister au pèlerinage fantastique qui se préparait ?

Mata n’était pas éloigné de le croire.

En même temps et pour ajouter au mystère de ces entrevues nocturnes, une trépidation s’était fait sentir sous les pieds des passagers, comme si la nacelle elle-même eût été agitée d’un tremblement religieux.

Et le nègre qui ignorait la présence à bord d’une puissante machine électrique, et attribuait ce phénomène vibratoire à l’influence de Mahomet, avait conçu, pour l’homme capable d’évoquer cette ombre trois fois sainte, une superstitieuse admiration.

Mais dès la première heure de son retour au camp du Sultan, son désir de revoir Alima avait chassé toutes ces secrètes terreurs ; avec quelle ardeur il aspirait au moment où il entourerait de ses bras nerveux sa douce compagne ; mais, toujours fidèle esclave de sa consigne, le nègre ne songea pas un instant à abandonner la garde de l’ancre pour courir à la tente d’Alima ; il attendait que le Maître le relevât.

Ce serait à la fin de la nuit sans doute, et immobile comme une statue de bronze, les yeux dirigés vers la tente de l’officier français, Mata ne bougea plus.

Saladin, ayant tout mis en ordre à bord de la nacelle, descendit, et le nègre le vit entrer dans la tante la plus proche, celle du prince Omar.

Elle était vide : le traître n’y trouva que le Soudanais de confiance du jeune prince, espèce de géant porteur d’un sabre toujours nu, et qui couchait la nuit en travers de la porte intérieure de la tente.

Sans dire un seul mot, le farouche gardien fit signe que son maître était parti dans la direction du rivage, avec le Sultan.

Que se passait-il donc de si grave, que le Commandeur des Croyants allât passer la nuit sur les falaises ?

À tout hasard, Saladin se dirigea vers la tente de Selim, le commandant du noyau principal de la Garde noire, et le trouva équipé, sa riche carabine entre ses jambes, le chibouk aux lèvres.

En l’interrogeant adroitement en arabe, Saladin apprit que l’attaque de la flotte par les torpilleurs improvisés de Zérouk allait avoir lieu cette nuit même, et que la garde avait reçu l’ordre de se tenir prête pour courir au rivage au premier signal.

— Alors, dit Saladin, revenant à l’idée fixe qui l’obsédait nuit et jour, les deux officiers français sont avec le Maitre ?

— Je ne le crois pas, répondit Selim, car le capitaine se garderait bien de laisser seule, la nuit, la jolie Nedjma… ce serait dommage !

Et il appuya cette réflexion d’un gros rire accompagné d’une mimique qui, chez tous les peuples du monde, voulait dire « Ah ! elle en vaut la peine, et lui est un heureux gaillard ! »

L’ancien commandant du bataillon de la garde ne demandait qu’à jaser ; Saladin s’en aperçut et par d’adroites questions, feignant de connaitre les deux jeunes gens, il apprit rapidement tout ce qu’il voulait savoir.

Selim représenta le capitaine de Melval comme éperdument épris de la jeune Mauresque, ne la quittant jamais, l’entourant de soins et de tendresses aux yeux de tous, ne la laissant jamais seule dans sa tente, jaloux comme un tigre.

Quant à elle, elle était attachée au jeune homme comme le parfum du musc au flacon qui le recèle.

Saladin savait à quoi s’en tenir sur cette passion dont il entendait parler pour la première fois ; elle ne pouvait être que très récente, car le désespoir de l’officier lors de la rencontre de Khartoum prouvait bien qu’alors le souvenir de Christiane dominait tout en lui.

Sans doute, après l’affreuse désillusion subie ce jour-là, il s’était rejeté sur un amour qui pût lui faire oublier l’autre, et d’après les descriptions et les récits emphatiques du Sénégalais, de Melval avait dû s’y livrer avec emportement, avec frénésie.

Alors une idée qui parut douce à son âme ulcérée germa chez Saladin : ne pouvait-il frapper son ennemi dans cette nouvelle affection, briser cet amour consolateur comme il avait brisé l’autre ? Ne pouvait-il dédoubler sa vengeance, la tuer, elle, cette inconnue qui faisait oublier à l’exilé Christiane absente, le tuer lui ensuite pour que jamais il ne pût retrouver cette absente et avec elle le bonheur perdu ?

De nouveau il songea à l’arme terrible qu’il avait en main, « l’arme de l’assassinat », avait dit Guy de Brantane quelques heures avant qu’elle justifiât ce titre. Grâce à elle il était sûr de tuer sans bruit, sans fumée, sans éclair. Le jet d’hydrogène chassait la balle avec une vitesse supérieure à celle que jadis lui imprimait la poudre.

Pourquoi avait-il tant tardé ? ce Zahner, d’ailleurs, n’aurait-il pas dû depuis longtemps déjà payer de sa vie ses brutalités de soudard ?

Dès lors Saladin résolut d’attendre l’occasion, de ne plus quitter le camp sans avoir rempli au moins la première partie de sa tâche, priver de Melval de son ami et de sa maîtresse.

Après quoi, il s’occuperait du capitaine.

L’attaque de la flotte, le passage du détroit s’il se réalisait, la levée du camp si l’armée noire, changeant de direction, se dirigeait vers le Nord, lui fourniraient certainement l’occasion cherchée : désordre, prise d’armes inopinée, mouvements quelconques pendant lesquels, posté derrière le bordage de la nacelle, il verrait bien passer à portée de sa carabine Zahner et Nedjma.

Quant à ce qui pourrait en résulter, il n’y voulait point songer, tant la haine en lui parlait plus haut que tout le reste.

Elle lui pesait comme un fardeau trop lourd il ne se trouvait pas suffisamment vengé des dédains de Christiane par le tourment qu’il avait infligé à celui qu’elle aimait. — Et d’ailleurs ce tourment avait été de trop courte durée : il fallait étouffer sans retard le bonheur naissant qui l’avait suivi.

Il remonta dans la nacelle après avoir recommandé de nouveau à Mata de faire bonne garde, car l’ancre retenue seulement par de jeunes pousses de palmier « doum » ne lui semblait pas aussi solidement fixée que d’habitude.

Mais il ne put trouver le sommeil, et déchargeant l’un des Soudanais de son équipage du service de garde qu’il répartissait entre eux chaque nuit, il s’accouda le front brûlant contre le bastingage.

Son regard errait sur le camp, mais il ne pouvait se détacher de la tente de de Melval, que Selim lui avait désignée en le quittant avec un geste qui signifiait :

— Ils ne s’embêtent pas là-dedans !

Elle était à cinquante mètres à peine, et soudain le traître se redressa, saisit sa carabine, en disposa I"index à la position du tir et la mit en joue.

Il allait y jeter quarante balles en moins d’une minute sans que personne s’en doutât.

il ne pouvait manquer de les atteindre à travers la muraille en peau de chameau qui les masquait à sa vue.

La même balle les traverserait tous les deux peut-être ! Mais il abaissa son arme ; une réflexion rapide venait de lui montrer les dangers de cet assassinat à l’aveuglette : ils pouvaient n’être que blessés ; leurs cris mettraient le camp en rumeur, et Zahner ne serait pas long à deviner le meurtrier.

Or, le prince Omar ne pardonnerait pas.

Et puis, il manquerait ainsi la partie la plus attrayante de son programme de tout à l’heure.

Avant d’être atteint lui-même de la balle anonyme, il fallait que de Melval pleurât ses dernières larmes sur le corps de celle qui semblait l’avoir rattaché à la vie.

La nuit s’avançait ; un bourdonnement de ruche se faisait entendre du côté du rivage dans l’obscurité : des milliers de bras poussaient à l’eau les barques qui allaient servir au passage du lendemain.

Tout à coup Saladin tressaillit : une série d’explosions sourdes, semblant provenir d’une canonnade lointaine, se faisaient entendre dans la direction de l’Est.

Il tourna les yeux de ce côté. L’horizon s’empourprait, Une lueur incendie montait au-dessus des falaises et les détonations se suivaient avec une effarante rapidité.

Le regard du traître s’illumina ; il ne pouvait s’y tromper : ce n’était pas là l’écho des canons de la flotte. C’était l’embrasement du chapelet de torpilles dont Selim lui avait parlé tout à l’heure et Saladin, rempli d’une admiration superstitieuse pour ce Sultan qui attaquait l’Europe avec ses propres armes, sentit pour la seconde fois monter à son cerveau l’ivresse du triomphe.

Après l’armée française du Sahara, la flotte européenne cessait d’être un obstacle à la marche de l’Invasion noire.

Car il n’avait aucun doute sur le résultat de la formidable éruption sons-marine qui plaquait de teintes carminées les contreforts de l’Haddali.

À la tombée de la nuit, en arrivant, il avait, des hauteurs de l’atmosphère, vu la flotte à l’ancre, insouciante du danger. À cette heure elle devait s’abîmer dans les profondeurs de la mer Rouge.

Au-dessous de lui, le camp était en pleine rumeur. Des appels rauques et précipités traversaient l’air, les noirs sortaient des tentes, se rangeaient au milieu des espaces laissés vides pour chaque bataillon, et à peine rassemblés se mettaient au pas de course en route vers le rivage.

La voix de Selim, une voix formidable à laquelle il devait d’ailleurs le plus clair de son autorité, dominait toutes les autres, appelant les raïs, insultant les retardataires.

Puis avec une rapidité que n’eût pas désavouée une troupe européenne, le camp se vida comme des serpents noirs se glissant dans le creux des roches, les compagnies s’engagèrent dans les dunes des falaises, bondissant au milieu des rochers, et le bourdonnement de cette ruche humaine décrut et s’éteignit.

Saladin n’avait pas quitté des yeux la tente de de Melval. Il s’attendait à le voir sortir, éveillé par cette rumeur soudaine, voulant se rendre compte du pourquoi de cette prise d’armes nocturne, et il se disait que, derrière lui, il allait voir une silhouette de femme s’encadrer dans la porte, s’offrir à ses coups.

Comme le félin prêt à s’élancer, il se baissa, se ramassa sur lui-même derrière le bordage, l’arme prête.

Mais la porte resta close.

À cette heure le pauvre de Melval joignait ses efforts désespérés à ceux de Zahner pour ébranler le rocher qui fermait sa prison.

Et Nedjma, pleine d’angoisses de ne pas le voir revenir, lui qui craignait tant de la laisser seule, Nedjma assise sur son lit, frémissait, silencieuse, n’osant parler à la pauvre Alima, étendue à ses pieds sur une peau de léopard, de peur que le son de sa voix ne trahît sa solitude.

Une demi-heure se passa coupée de détonations rapprochées, partant du rivage, et Saladin revenant à sa première idée se demandait s’il n’allait pas profiter du vide partiel de cette partie du camp pour cribler de balles la tente qui l’hypnotisait, lorsque la portière de la tente se souleva et une forme blanche apparut sur le seuil.

La nuit tirait à sa fin : une légère lueur montait du côté des falaises et les milliers de tentes qui s’étendaient à perte de vue dans l’étroite vallée sortaient de l’ombre.

Le cœur de Saladin battit à coups précipités ; il n’avait donc pas attendu en vain, car cette silhouette enveloppée dans un grand haïk blanc était bien celle d’une femme, il n’en pouvait douter.

Et cette femme ne pouvait être que cette Nedjma dont il ignorait l’existence quelques heures auparavant, mais qu’il haïssait déjà pour le bonheur qu’elle donnait à son ennemi, pour l’oubli qu’elle avait versé dans son cœur.

Il la mit en joue, cherchant à l’atteindre en pleine tête pour qu’en la pleurant morte, de Melval eût encore l’atroce douleur de la trouver défigurée.

Mais comme il allait lâcher la détente, la forme blanche prit sa course, se dirigeait vers le ballon qu’elle venait d’apercevoir.

Saladin perçut un cri de joie auquel il lui sembla qu’un écho répondait au-dessous de la nacelle ; de son arme qui n’avait pas quitté l’épaule, il avait suivi son objectif approchant rapidement.

Quand il ne fut plus qu’à vingt pas, Saladin appuya sur la détente : un jet d’hydrogène fusa.

La blanche apparition étendit les bras et s’abattit foudroyée, sans un cri.

Personne ne l’avait suivie.

Aucun témoin ne pouvait se lever contre le meurtrier ; la justice sommaire et expéditive du Sultan, si elle était mise en mouvement, n’irait pas jusqu’à rechercher la trace de la balle homicide, et d’ailleurs cette balle, dont le calibre minuscule pouvait devenir une révélation, était maintenant enfoncée profondément dans le sol après un rapide parcours dans le corps étendu là.

Seul, de Melval, en voyant le Tzar, devinerait l’origine du coup.

Soudain un cri déchirant traversa l’espace. Et Saladin se penchant aperçut Mata courbé sur le cadavre, le relevant, l’étreignant, hébété, stupide.

Des sons rauques sortaient de la gorge du nègre il se redressa, les bras étendus, regarda autour de lui, puis il se mit à courir comme un fou de tous côtés, cherchant derrière les tentes, scrutant les touffes de palmier doum.

Ses cris tournèrent au rugissement : il revint au cadavre, et essaya de le remettre debout, l’appelant d’un nom sans cesse répété.

Alima ? Alima !

Et Saladin, au milieu d’un haïk blanc, aperçut se renversant en arrière sous le jour qui montait, la tête crêpelée d’une négresse.

Il n’eut pas besoin de longues réflexions pour comprendre qu’il venait d’accomplir un meurtre inutile.

Selim lui avait dépeint Nedjma comme une Arabe blanche, au teint chaud, légèrement bronzé : il avait pris pour elle une femme de race noire, une servante sans doute, et aux démonstrations de tendresse que lui prodiguait le nègre, il devina que ce meurtre était non seulement inutile, mais singulièrement inopportun.

Il allait perdre son meilleur, son plus docile serviteur à bord du Tzar : bien plus s’en faire un ennemi acharné si le nègre apprenait d’où venait le coup.

— Jolie gaffe, murmura-t-il.

Prudemment il déposa sa carabine et quitta le bordage afin de n’être pas remarqué du malheureux noir qui, désespéré, avait repris sa course ululante, après avoir déposé près de l’ancre le corps inanimé de sa compagne.

Mais le camp était désert ; et comme le tigre en cage, après avoir longuement erré autour des barreaux sans issue se couche l’œil hagard et la langue pendante, Mata revint s’étendre auprès d’Alima.

Alors, au milieu des grands sanglots qui soulevaient sa large poitrine, il se mit à lui parler comme si elle eût pu l’entendre.

Il lui rappela leurs courses dans les grands bois, la douceur de leurs longs repos dans les fourrés d’alclépias et la supplia de se réveiller de ce sommeil subit qui lui faisait peur.

Et comme elle ne répondait pas, il se rappela ses croyances aux fétiches puissants du pays des Achantis ; il invoqua les esprits qui flottent dans l’air, dans les eaux, dans les vapeurs nocturnes ; il supplia le génie des palmes et le bloc de diorite que l’on révère à Coumassi de lui rendre Alima, son Alima, dont le nom revenait à chaque phrase lugubrement modulé.

Soudain, comme il venait de soulever la tête de la morte, il poussa un grand cri : le sang, qu’il n’avait pas vu jusqu’à présent, traversait le haïk et s’étalait en une large tache que l’aurore commençait à teinter d’écarlate. Il comprit que tous les fétiches du monde ne pourraient la rappeler à la vie, et dès lors Saladin l’entendit gémir comme un enfant la face contre terre.

Tout à coup, il sembla à l’interprète que des voix connues se mêlaient aux gémissements du noir. Il chercha à voir quels consolateurs parlaient à Mata, mais il ne pouvait y arriver sans se pencher, c’est-à-dire au risque de se montrer, car ils étaient exactement au-dessous de la nacelle, et, si près de terre, il était impossible d’apercevoir la partie du terrain située exactement sur l’axe de l’aérostat.

Les plaintes de Mata cessèrent brusquement : le murmure des voix continua, causant à l’interprète un vague malaise, puis un cri qui n’avait plus rien d’humain monta vers la nacelle en même temps qu’une secousse ébranlait la corde de l’ancre.

Saladin eut la sensation qu’un danger montait vers lui : il se redressa vivement, se pencha et, à quelques mètres au-dessous de la balustrade, il aperçut le nègre qui grimpait comme un singe à la corde de l’ancre, le couteau aux dents.

Plus de doute : Mata connaissait le meurtrier silencieux de sa petite Alima.

Et ceux qui l’avaient fixé à cet égard n’étaient autres que les deux officiers français dont ses gémissements avaient attiré rétention au moment où ils rentraient tristement au camp.

Il leur avait suffi d’examiner la blessure, de voir le trou d’entrée de la balle, pour être certains que les nouvelles armes françaises seules étaient capables de donner une semblable empreinte.

Or, il n’y avait pas dans toute l’armée noire un seul fusil au calibre de cinq millimètres.

D’ailleurs, quel autre que l’interprète avait intérêt à commettre ce meurtre ?

Alima avait été frappée en sortant de la tente de Nedjma, avait dit le noir : de Melval n’avait pas eu besoin de longues réflexions pour deviner que le misérable s’était, dans l’obscurité, trompé de victime.

Mata n’avait pas voulu croire tout d’abord ; Saladin lui inspirait à la fois une religieuse admiration et une mystérieuse terreur mais il se rappela l’avoir vu à Khartoum rôdant près des tentes, à l’aube, une carabine à la main.

Et ce souvenir lui ouvrant les yeux, il s’élança.

Il n’eut pas le temps d’atteindre la balustrade Saladin, d’un coup de hache, trancha la corde de l’ancre, et l’aérostat fit un bond dans les airs.

Lourdement, le nègre retomba à terre, meurtri, hurlant, montrant le poing au monstre qui s’enfuyait. Mais si Saladin eût pu voir dans l’avenir quelle vengeance atroce et raffinée tirerait plus tard de lui le désespéré qu’il venait de faire, il eût renoncé à ses rêves de grandeur et s’en fût retourné en Europe pour y jouir, loin de Mata, des millions de Bir-Gharama.