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L’invasion noire 2/6

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CHAPITRE VI


Désastre anglais dans l’Inde. — La race jaune. — Prise de Suez par les Mahdistes. — Passage de la Garde noire. — Singulière coutume des Dionis. — Embarquement manqué. — À la merci de Zérouk. — Jetés à la mer. — Les dents de Nedjma. — Un fameux nageur. — Torpille égarée. — Dans l’île de Périm.


Quand le jour se leva, la surface liquide parut couverte de débris, comme si une effroyable bataille navale venait de se livrer là.

Tronçons de mâts, poutres brisées, canots la quille en l’air, fragments de toutes formes, tordus, déchiquetés, erraient ballottés sur une mer que la tempête factice de la nuit semblait avoir secouée dans ses plus intimes profondeurs, et dont les vagues drues et courtes remplaçaient le calme miroir de la veille.

Des centaines de cadavres, marins et soldats de toutes nations, commençaient à remonter gonflés à la surface de l’eau, et peu à peu, poussés par un courant invisible, approchaient du rivage où les nègres les harponnaient et les dépouillaient aussitôt.

À ces noyés européens se mêlaient de nombreux plongeurs Danakils, de ceux qui étaient partis la veille, soit qu’ils eussent été surpris par les explosions dans un rayon trop rapproché des bâtiments, soit qu’un certain nombre d’entre eux eussent poussé l’héroïsme jusqu’à les provoquer eux-mêmes en brisant violemment les jarres contre l’acier des carènes.

La flotte internationale avait disparu.

Seuls les vaisseaux turcs émergeaient au milieu de ce désastre sans nom, tellement inattendu que pendant deux jours, malgré les dépêches des agences, on n’y voulut pas croire en Europe.

Lorsque enfin il ne fut plus possible de douter, une sourde terreur commença à se répandre dans tout le vieux monde.

Ce fut une révélation foudroyante.

Jusque-là les peuples avaient nié le mouvement panislamique ; endormies dans une trompeuse sécurité, les nations civilisées s’étaient efforcées de croire que le grondement déjà perceptible sur toute l’étendue du continent noir n’en franchirait pas les limites.

Et tout d’un coup il éclatait comme un coup de tonnerre réveillant les plus sceptiques.

Ces noirs qu’on s’était habitué à regarder comme une race condamnée, asservie ; ces musulmans qu’on déclarait finis, rebelles à tout progrès, incapables du moindre effort ; ces masses qu’on ne craignait pas parce qu’elles étaient désunies, montraient par deux coups terribles, à quelques mois d’intervalle, en Algérie et sur la mer Rouge, qu’elles étaient de force à tenir tête à leurs oppresseurs de la veille, et qu’elles avaient trouvé l’Élu capable de les diriger.

Grands et petits États eurent alors le sentiment très net que l’union seule était capable de parer le choc qui se préparait.

La destruction de la flotte internationale par des moyens insoupçonnés jusqu’alors, les ressources mises en œuvre par le chef de cette formidable poussée humaine, faisaient suffisamment prévoir que son action ne se bornerait pas à l’Afrique. Il ne se contenterait pas de jeter à la mer les Européens qui s’y étaient fourvoyés ; on sentait qu’il allait marcher, envahir, monter à l’assaut de son éternel vainqueur, le blanc, de son ennemi séculaire, le chrétien.

Aussi de tous côtés les armements se complétèrent, les armées se tinrent prêtes, et une seconde réunion des plénipotentiaires européens fut provoquée.

Ce fut la France qui en prit l’initiative.

Mais, au moment où elle allait se réunir, les plus graves nouvelles arrivèrent de l’Inde.

L’Angleterre à son tour venait d’y éprouver un désastre irréparable.

Trente-cinq mille Anglais venaient de succomber près d’Hydérabad sous les coups de plus de cinq cent mille révoltés, Hindous et musulmans réunis sous les ordres d’All-ed-Din.

Les cipayes s’étaient joints à leurs coreligionnaires, avaient passé à l’ennemi au commencement même de la bataille, massacré leurs officiers, et telle avait été la soudaineté de ce soulèvement que les renforts, envoyés par l’amirauté, n’avaient pu arriver à temps.

Après cette victoire remportée en commun, les disciples de Bouddha et les sectateurs de l’Islam s’étaient séparés, les premiers pour achever la conquête de leur propre pays, les autres pour rejoindre le Sultan, et l’élément musulman, hâtant sa marche, remontait vers le Nord, grossi en route par d’innombrables contingents.

Bombay, Aurangabad, Allahabad et Madras étaient détruites simultanément, et du Gange aux côtes de la mer d’Oman, une véritable émigration armée roulait vers l’Indus.

Puis, ce fut la Perse qui se mit en mouvement.

On apprit que le Schah venait d’être égorgé dans son palais. Lié par un traité secret avec l’Angleterre contre les empiétements de la Russie, il avait cru pouvoir résister à l’élan de ses peuples travaillés par les envoyés du Sultan, et avait payé de sa vie ses compromissions avec les Européens.

Le général Khivaz, commandant sa garde, avait pris la direction du mouvement, et l’armée persane, formée de trois masses principales concentrées à Kaschan, Ispahan et Binder-Abbas, allait s’écouler vers le Tigre et l’Euphrate.

Puis la répercussion des événements africains gagna de proche en proche et à son tour la Chine, cet immense empire de quatre cents millions d’habitants, immobile et recueilli depuis l’inoubliable défaite que lui avait infligée le Japon, remua, ébranlé. Quarante millions de musulmans s’agitèrent au milieu des Mongols, des Mandchous et des Thibétains, et la Russie n’eut que le temps de garnir de troupes ses frontières sibériennes.

Elle y arriva promptement, grâce au réseau de voies ferrées dont elle avait couvert son empire asiatique après la construction du fameux Transsibérien ; mais cet ébranlement de la race jaune immobilisa une grande partie des forces russes réparties sur une frontière de plusieurs milliers de kilomètres, et le Tzar, obligé de se garder partout à la fois, vit son armée d’Europe affaiblie lorsqu’il lui fallut faire face à l’« Invasion noire » elle-même.

Mais le coup le plus rude pour la Grande-Bretagne fut la nouvelle de la prise de Suez par les troupes du Mahdi, après une marche audacieuse d’Assiout sur cette ville à travers le désert arabique.

Ce jour-là, l’étymologie du mot Arabe qui, en langue berbère « Aaraba », signifie Alacer fuit (il fut prompt), reçut une éclatante justification.

Lorsque des détails sur ce coup de main parvinrent à Londres, on fut atterré de l’audace qu’il témoignait.

Un lieutenant du Mahdi, à la tête d’une colonne de 12.000 soldats noirs montés sur des dromadaires, avait franchi en moins de trois jours les 190 kilomètres de sable qui séparaient les deux villes, et avait surpris la garnison anglaise qui y avait été jetée précipitamment quelques semaines auparavant.

Maître du débouché du canal, il empêchait ainsi la Grande-Bretagne d’envoyer des renforts aux Indes par cette voie si disputée dont, à l’aide de tant d’intrigues, les Anglais semblaient s’être réservé le monopole.

Coïncidant avec la destruction de la flotte de Bab-el-Mandeb, la prise de Suez transformait la mer Rouge en un lac musulman.

En vain les Anglais allaient-ils faire un effort considérable pour ressaisir cette ville ; ils allaient être débordés par les masses senoussistes les rappelant à la défense d’Alexandrie et par la deuxième armée mahdiste forçant de marche sur le Caire.

Pendant que le débouché septentrional de la mer Rouge tombait au pouvoir du Sultan, les vaisseaux turcs en commandaient le débouché méridional, et entreprenaient le bombardement méthodique de la forteresse de Périm.

Toute la journée qui suivit la disparition de la flotte, le canon résonna dans le détroit ; le commandant anglais, d’abord surpris, avait vigoureusement riposté ; mais vers le soir son feu s’était ralenti, et il parut évident au Sultan que le fort ne tiendrait pas devant une reprise du bombardement le lendemain.

Cet ouvrage ne devait pas, d’ailleurs, retarder d’une heure le passage des armées noires, puisque Omar l’avait fixé à quelques kilomètres au nord de Périm, hors de la portée de ses pièces, en un point commode pour l’embarquement.

Ce passage avait donc commencé à la pointe du jour sur les milliers de barques concentrées à cet effet, et dont le nombre allait croître rapidement.

Toutes les chaloupes et les canots à vapeur de l’escadre turque étaient venus renforcer cette flottille de transport, et lorsque le jour parut, la mer était couverte d’embarcations chargées de Noirs, de chevaux, de dromadaires et d’éléphants, glissant rapidement vers la côte d’Asie.

Un cuirassé européen qui fût tombé à ce moment au milieu de ce fourmillement, n’eût eu qu’à tirer de rapides bordées dans tous les sens pour couler des centaines de barques et infliger à l’armée noire des pertes énormes ; mais cette éventualité n’était pas à craindre : le seul cuirassé anglais échappé au désastre parce qu’il se trouvait la nuit précédente en rade d’Aden, à 80 milles de là, avait poussé en vue d’Obock, puis, salué par les salves de deux croiseurs turcs, il avait disparu dans l’Est.

Maintenant, la Garde noire au grand complet achevait de passer.

C’était une élite, vraiment digne de ce nom par la stature de ses guerriers, et son aspect était tout ce qu’on peut imaginer de plus original.

Formée de cent peuples divers, qui tous avaient gardé leurs coutumes et leurs vêtements, elle observait une rigoureuse discipline et marchait par rangs de quatre, encadrée par ses seyâfs, ses raïs-el-saff et ses khalifas.

Elle comptait des hommes de toutes couleurs, depuis les Dinkas noirs comme les alluvions de leur terre natale jusqu’aux Bongos d’un brun rouge comme leur sol, et Darwin eût trouvé dans ces similitudes une confirmation de sa théorie préférée sur la ressemblance protectrice entre l’aspect des animaux et leur refuge.

Les Chillouks, qui bordent le Nil, avaient envoyé à la légion du Prophète leurs plus beaux guerriers ; ils suppléaient à l’absence de vêtement par une couche de graisse et d’huile recouverte de cendres, et se faisaient remarquer par leur langage inarticulé, parce que tout jeunes ils s’étaient arraché les incisives de la mâchoire inférieure.

Les Baggaras rappelaient par la forme de leurs crânes ceux des anciens Egyptiens. Les Nouers, à la chevelure teinte en rouge, peuple guerrier par excellence, se faisaient précéder de musiciens munis de tambours faits d’une bille de tamarinier et grattant une lyre monocorde avec un éclat de roseau.

Les Mittous étaient redoutés pour leur adresse à lancer des flèches empoisonnées et pour leur mépris de la mort ; les Nubiens s’étaient frottés de la sueur du cheval pour se donner des forces, et pendant l’embarquement conservaient les yeux à terre pour ne pas rencontrer un regard chargé de maléfices.

Les Kabachichs trempèrent dans l’eau du rivage des versets du Coran pour se rendre la mer favorable.

Derrière eux passèrent les Golos, reconnaissables à leurs tatouages de dix rayons linéaires partant du nez, et les Tedas, les soldats les plus faciles à nourrir de toute l’armée noire, car tout leur était bon.

L’explorateur Nachtigal, qui les visita, raconte qu’ils profitèrent de son sommeil pour dévorer ses souliers.

Les Niams-Niams, qui s’étaient tigré la peau comme pour une fête avec le suc du nganye, le gardénia de l’Afrique centrale, puis les Monbouttous fermaient la marche.

Très fiers de leurs récents exploits en Abyssinie, ces derniers portaient comme ornements des colliers formés de dents humaines, et à beaucoup d’entre elles récemment arrachées, adhéraient encore des lambeaux de gencives à peine desséchées ; ils étaient revenus peu à peu pendant cette courte campagne à leurs pratiques sauvages, se frottant comme jadis de graisse humaine pour acquérir du courage, et une odeur fétide montait de leurs rangs pressés.

Les cavaliers de l’Adamaoua, munis de leurs cuirasses matelassées, s’embarquèrent avec leurs chevaux bardés du même revêtement sur d’immenses radeaux terminés le matin même.

Mais ce furent les Diours, peuplade du pays des Rivières, qui eurent le privilège d’étonner le plus les Européens qui assistaient à l’embarquement.

Avant de monter dans les barques ou sur les radeaux, ils se crachèrent réciproquement à la figure avec une gravité et une vigueur dignes d’une démonstration moins vulgaire.

Et Zahner fut obligé d’imposer silence au rire inconvenant qui s’empara d’Hilarion à la vue de ces échanges d’un goût douteux.

— En v’là des manières ! s’exclamait le tirailleur avec son inimitable accent ; on voit bien qu’ils n’ont jamais mis les pieds dans des chambrées ous’qu’il y a des crachoirs.

Omar expliqua à de Melval que, dans les tribus de ce nom, les gens se crachaient à la figure en s’abordant pour se souhaiter la bienvenue et surtout pour conjurer le mauvais sort. Il n’était pas rare de voir deux Diours consacrer cinq minutes à cet exercice avant d’avoir échangé un seul mot.

— Après quoi, conclut Omar, ils s’essuient tranquillement.

— Mais ils ne s’essuient pas du tout, reprit l’incorrigible Hilarion ; je les vois bien d’ici, ils gardent ça précieusement comme des grains de beauté.

— Le roi des Diours seul, poursuivit Omar, est dispensé de recevoir ces marques de sympathie, et qui oserait lui manifester ainsi son respect aurait la langue coupée. En revanche, sa cour, ses femmes surtout recherchent avidement ces marques de la faveur royale, et son premier ministre eût cru à une disgrâce, si le Roi, chaque matin, l’eût oublié.

Après ces étranges gentlemen, les Touaregs s’embarquèrent ; ils étaient les derniers de la légion, chacun d’eux conduisant son méhari porteur de la tente de cuir et des ustensiles de cuisine et de campement ; pour eux, les radeaux avaient été recouverts d’une couche de sable pour décider les chameaux à s’y embarquer, car on pouvait craindre que ces animaux, habitués aux apparences sahariennes, et pour lesquels la mer était chose inconnue, fissent de sérieuses difficultés.

Il n’en fut rien : dociles comme des chiens, ils suivirent leur maitre, s’accroupirent lorsque celui-ci leur eut donné sur le genou une petite tape amicale, et immobiles comme les sphinx en granit de Girgeh, disparurent vers la côte d’Asie.

À midi, toute la Garde noire était rendue sur le rivage d’Arabie. Le principal lieutenant de Mounza l’installa au sommet des dunes qui bordent la côte au nord de Périm, et, à l’instar des années européennes, lui fit aussitôt creuser des tranchées pour être en mesure de protéger l’embarquement du reste de l’armée.

À la tombée de la nuit, 160.000 mahdistes avaient rejoint l’armée noire.

Quelques jours plus tard, l’opération allait s’accélérer, car plusieurs milliers de barques, dont quelques-unes de grande dimension, arrivaient de tous les points de la mer Rouge et du golfe d’Aden.

Beaucoup vinrent aussi de Berbera où le sultan de Zanzibar les avait envoyées à l’avance. Quelques-unes de ces dernières naviguaient à la voile et pouvaient contenir cent hommes.

Toute la journée le Sultan, du haut d’une falaise, regarda défiler ses troupes, acclamé avec un enthousiasme extraordinaire par ces hommes aux yeux desquels il devenait l’égal d’un dieu.

Lorsqu’il se décida à s’embarquer lui-même, le soir était arrivé. On lui avait réservé une des grandes mahonnes sur lesquelles les pêcheurs de Bahrein partent à la recherche des perles. Elle contenait à l’avant une cabane fermée dans laquelle le Sultan se mit à l’abri, car, décidément, le temps se gâtait.

Le ciel se voilait d’épais nuages noirs et les vagues plus mauvaises déferlaient contre le petit bâtiment.

Mais un canot du Stamboul le remorquait. Sa grande voile triangulaire hissée allait aider la vapeur ; en moins d’une heure, il allait passer le détroit.

De Melval avait été chercher Nedjma, et l’avait enveloppée avec soin dans un grand haïk brun pour qu’elle ne fût pas remarquée.

Mais elle ne put passer inaperçue de Mounza, qui s’embarquait avec le Sultan. La fatalité fit passer près de lui les deux jeunes gens, et reconnaissant immédiatement la Mauresque, le roi des Monbouttous s’arrêta.

Un combat sembla se livrer au fond de lui ; sa figure graisseuse et lippue grimaça hideusement, et il jeta autour de lui le regard circulaire de l’hyène en quête d’une proie puis il se ravisa, et monta dans la mahonne.

Mais de Melval avait rencontré ce regard et, saisi d’un sinistre pressentiment, s’était arrêté lui aussi. Quand il voulut rejoindre Zahner, déjà installé à bord, l’embarcation qui portait le Sultan et le roi des Monbouttous quittait le rivage.

Il chercha des yeux une autre barque.

Le regard féroce du roi, debout contre le mât, le poursuivait et l’officier eut la sensation qu’un malheur était dans l’air.

Il s’assura que son revolver, qui ne le quittait jamais, était garni de cartouches.

— As-tu vu, dit la jeune fille en se serrant fiévreusement contre lui, as-tu vu comme il m’a regardée ?… J’ai peur ! oh ! vois-tu, j’ai peur ! Pourquoi ne fuyons-nous pas ? N’y a-t-il pas près d’ici des soldats de ton pays ? Qui nous verrait dans cette nuit noire ?

— Et ma parole, Nedjma, ne t’en souviens-tu pas ? toi tu pourrais fuir, mais moi…

— Partir sans toi ! mais j’aimerais mieux tout de suite me jeter dans cette eau noire qui me fait trembler pourtant : quelle différence avec le bel océan bleu de mon pays !

— Pourquoi craindre, Nedjma, ne suis-je pas avec toi ?

— Oui, dit-elle, mais tu es seul : que pourrais-tu au milieu de toutes ces bêtes féroces ? Enfin, nous aurons toujours la chance ce soir de ne pas monter dans la même barque que cet horrible Mounza, car le voilà parti.

— Il en faut trouver une autre, dit de Melval ; ce n’est pas cela qui manque : je n’ai qu’un regret, c’est que Zahner ne soit pas avec nous ; par bonheur il nous reste Hilarion.

Et comme il appelait le tirailleur assis philosophiquement à quelques pas, deux soldats de l’escorte du Sultan s’avancèrent vers lui, et comme s’ils eussent deviné son désir, lui montrèrent une sorte de sampan qui venait d’être poussé à l’eau.

C’était une embarcation très basse dont la proue était relevée en col de cygne et qui pouvait contenir une douzaine hommes : son mât supportait une voile en fibres d’ëlaïs, comme celles des naturels de la côte somali.

Deux Danakils, vétus d’un simple pagne, étaient déjà installés à l’avant, appuyés sur leurs rames, et à l’arrière un indigène de haute taille, revêtu d’un épais burnous, tenait la godille qui servait de gouvernail.

— Viens, Hilarion ! dit l’officier.

Il aida la jeune fille à franchir le bordage ; les deux soldats de la garde noire, la carabine en bandoulière, sautèrent lestement près d’eux, et l’un d’eux d’un coup de pied éloigna la barque de terre.

Déjà la haute mahonne du Sultan avait disparu dans la brume : un éclair sillonna la nue et montra au loin sa voile blanche.

Le vent soufflait de l’Ouest à l’Est et l’éloignait rapidement.

Un grand nombre de barques revenaient en sens inverse, après avoir déposé leur chargement sur la cote asiatique : elles allaient se remplir à nouveau et repartir sans perdre de temps, car les ordres d’Omar étaient formels.

À moins de tempête, le va-et-vient d’une côte à l’autre devait se poursuivre jour et nuit.

— Mon capitaine, dit Hilarion, c’est donc sur cette mer là que Pharaon a raté son coup dans le temps, vous savez, lorsque cet imbécile de Joseph a eu peur d’une dame qui s’appelait Putiphar ?

La réflexion inattendue de son ordonnance arracha de Melval aux sombres pensées qui l’avaient assailli tout d’abord.

— Oui, mon brave, répondit-il en riant : seulement ce n’est pas de ce côté-ci, c’est à l’autre bout.

— C’était aussi large qu’ici ?

— À peu près.

— Et la mer s’est défilée comme cela, quand le nommé Moïse lui a fait le signe de la croix ?

— Le signe de la croix ! c’est beaucoup dire, car le passage de la mer Rouge a eu lieu quelque mille ans avant la naissance de Jésus-Christ : et les Juifs du temps de Moïse ne pensaient guère à le crucifier : donc, Hilarion, tu bafouilles.

— Pourtant, reprit le bavard, j’ai appris que ce Pharaon, un particulier pas commode à ce qu’il paraît, avait essayé de rattraper ce Moïse et avait bu un coup.

— C’est bien cela.

— Et vous croyez à toutes ces blagues-là, mon capitaine ? s’exclama Hilarion, qui décidément devenait familier.

De Melval ne répondit pas ; un éclair venait de jaillir du côté de l’Arabie, et au lieu des centaines de barques qui glissaient tout à l’heure dans tous les sens, c’était la solitude, la surface liquide déserte qu’il avait entrevue à sa rapide lueur.

Sous la vigoureuse poussée de la voile et des rameurs qui s’inclinaient en cadence, le frêle esquif bondissait à la surface des vagues de plus en plus fortes ; la côte d’Afrique était déjà loin : on la devinait à la silhouette indécise de ses falaises ; la côte d’Asie encore invisible se fondait dans l’obscurité du ciel.

De Melval se leva.

— Tu diriges mal, fit-il à l’Arabe qui, immobile, se tenait au gouvernail.

Pas de réponse.

— Nous sommes fortement sur la gauche : pourquoi t’éloigner ainsi ?

Mais l’indigène, immobile, sembla ne rien entendre.

— Quelle langue parle donc ce mécréant pour ne pas me comprendre ? fit l’officier qui s’était exprimé en arabe.

— Moi, je crois qu’il fait semblant de ne pas entendre, dit Hilarion en se levant à son tour ; attendez, mon capitaine, je vais aller lui secouer le poil.

Déjà, leste comme un chat, l’ordonnance enjambait l’un des bancs.

Mais le Soudanais le plus voisin lui posa la main sur l’épaule, l’obligeant à s’asseoir.

— Lioune Lioune j’ai peur, dit la jeune fille qui se blottit contre lui.

— Laisse, Hilarion, dit l’officier.

Et tout bas il ajouta :

— Si seulement Zahner était avec nous mais quelle malchance d’être séparés pour une traversée pareille !

Puis, sentant la jeune Arabe trembler contre lui :

— N’aie pas peur, Nedjma, fit-il : il faudra bien que nous arrivions de l’autre côté, ce n’est pas large.

Il se tut ; une légère secousse venait de se faire sentir ; le sampan avait heurté quelque chose ; puis un deuxième choc un peu plus fort se produisit, et de Melval distingua confusément des pièces de bois s’entre-choquant au milieu des vagues clapotantes.

La barque arrivait au milieu des débris des bâtiments torpillés la veille. À leur gauche, les fanaux verts et rouges des vaisseaux turcs formaient comme un demi-cercle autour d’eux à une distance d’un kilomètre environ.

Une nouvelle heure se passa : les Danakils avaient quitté leurs rames et laissaient agir la voile. Le vent fraîchissait : la côte d’Asie ne devait plus être éloignée.

Un éclair plus violent que les autres déchira la nue et Nedjma eut un frémissement.

— Lioune, dit-elle très bas, regarde donc bien celui qui tient le gouvernail.

— Cette brute qui fait semblant de ne pas m’entendre ?

— Oui, il me semble que je le reconnais. Oh ! vois-tu, je tremble, moi qui n’ai jamais peur.

— Et qui donc crois-tu reconnaître ?

— Celui qui était avec les nègres quand j’ai été enlevée à Atougha !

— Celui qui avait un burnous et sur qui j’ai tiré ?

— Oui… c’est lui, vois-tu, quelque chose me dit que c’est lui !

L’appréhension qui avait quitté l’officier le reprit : il savait avec quelle finesse, avec quelle sûreté d’instinct les Arabes se reconnaissent entre eux.

— Hilarion, dit-il en français, as-tu une arme ?

— J’ai mon couteau, dit le tirailleur.

— Alors, méfie-toi !

— C’est ce que j’étais en train de me dire, répondit Hilarion, mais…

Il n’acheva pas. L’homme du gouvernail avait compris la demande et la réponse : il venait de se retourner soudain et avait lancé un sifflement aigu.

Comme deux jaguars, les deux nègres qui étaient près d’Hilarion s’étaient jetés sur lui et l’avaient renversé au fond de la barque : puis, l’empoignant par les pieds et par les mains, sans se préoccuper des coups de talon formidables qu’il envoyait avec une furie désespérée, ils le balançaient et le jetaient à la mer.

Au même moment, un aviron s’élevait au-dessus du crâne de de Melval qui, tenu en éveil, se détourna et reçut le coup sur l’épaule.

Mais avant qu’il eût pu tirer son revolver, il était saisi par deux bras de fer et mis dans l’impossibilité de faire un mouvement.

Une main rabattit son burnous sur ses yeux ; il se sentit ficeler les mains derrière le dos et quelques secondes après, tout étourdi, il était précipité par-dessus le bordage.

La vague se referma sur lui et il disparut dans un éclair plus fulgurant que les autres.

Tout cela s’était fait si rapidement que Nedjma, immobilisée par l’épouvante, n’avait pas eu le temps de faire un mouvement.

Mais quand, à la lueur de l’orage, elle vit le bien-aimé disparaître dans une lame, une secousse la galvanisa.

Elle se dressa, prête à se jeter, mais deux bras vigoureux l’enlacèrent, et une voix lui dit en anglais :

— Allons, la belle, cette fois tu es bien à moi !

Ses reins fléchirent sous la pression d’un corps pesant ; elle s’abattit au fond de la barque, muette, anéantie d’horreur.

Au-dessus d’elle, Zérouk, car c’était bien lui, venait de se débarrasser du litzâm qui couvrait le bas de sa figure : ses yeux brillaient phosphorescents, allumés d’un désir longtemps contenu : sa barbe fauve se hérissait semblable à une crinière.

Les lèvres entr’ouvertes il se pencha.

Il l’avait donc en sa possession, cette perle du désert, cette fille superbe qui l’avait affolé, à laquelle il devait tant de nuits sans sommeil.

Il l’avait jadis promise à Mounza, mais avec le secret espoir de la prendre pour lui d’abord.

Cet espoir, il était réalisé : il la tenait sous sa griffe puissante.

Pour obtenir le concours aveugle des noirs qui venaient de l’aider, il n’avait eu qu’à leur montrer, quelques instants avant d’embarquer, l’amulette qu’autrefois Mounza lui-même lui avait confiée.

À cette heure il n’eût pas donné sa place au Sultan.

L’orage redoublait les vagues se soulevaient, le ciel s’irradia, lui montrant une terre assez proche, trop proche même pour l’infernal projet qu’il venait de concevoir.

Car il voulait la tenir entre ses bras, au-dessus de cette mer qui venait d’engloutir l’homme qu’elle aimait, le Français maudit qui l’avait cinglé de son mépris le jour même de son arrivée.

Vengeance et amour en même temps ! quelle jouissance suprême pour ce criminel qui, mis au ban de la civilisation, n’avait trouvé hors d’elle que le mépris de ceux qui l’employaient.

Il se retourna vers les rameurs et les soldats groupés à l’autre extrémité de la barque.

— Amène la voile ! commanda Zérouk.

Le grand carré de toile fut descendu et s’étala au fond de la barque. Zérouk souleva la jeune fille et l’étendit sur cette couche improvisée.

Elle ne faisait plus un mouvement : évanouie, sans défense, elle était perdue.

La barque n’avançait plus. Elle se balançait rudement au gré de la lame, rejetée au contraire loin des terres par le courant qui, chaque nuit, vient du golfe d’Aden pour compenser à la mer Rouge les millions de mètres cubes d’eau vaporisés pendant le jour.

Un instant Zérouk la contempla, attendant un éclair qui la lui montrât dans sa radieuse beauté.

Il la vit, les yeux clos, la gorge découverte : il eut un mouvement de fauve ; d’une main fébrile il déchira le fin burnous qui enveloppait la jeune fille et frôla son sein nu.

Dans ce milieu électrisé par l’orage, ce fut pour lui comme une décharge électrique : mais si ce contact l’affola, il réveilla soudain la jeune Arabe.

Ses yeux s’ouvrirent agrandis par l’horreur, et au moment où les doigts de Zérouk s’égaraient dans sa chevelure, elle se détendit comme un arc.

Prompte comme l’éclair, elle saisit un de ses doigts entre ses dents nacrées et aiguës comme celles du chacal et le coupa net.

Il sauta en arrière, poussant un horrible juron : son index pendait sanglant, retenu seulement par un lambeau de chair.

Fou de rage et de douleur, il s’élança : mais il ne trouva plus que le vide.

Au même moment, l’eau jaillit contre le bordage.

Souple comme une couleuvre, débarrassée du burnous qui paralysait ses mouvements, Nedjma venait de se jeter à la mer.

Zérouk lança dans la nuit un rugissement formidable, cria un nom, tendit le bras… et l’un des Danakils se précipita derrière elle, plongeant les mains crispées, croyant la trouver et la prendre lorsqu’elle réapparaîtrait à la surface.

Mais Nedjma appartenait à ces tribus maures qui côtoient les rivages inhospitaliers du Rio-del-Oro : elle nageait comme un poisson ; elle était passée sous la poupe recourbée de l’embarcation et filait entre deux eaux dans la direction où son instinct lui disait qu’était tombé le bien-aimé.

Malheureusement, sa tête reparut à la surface au moment où un éclair venait illuminer la crête des vagues.

Zérouk, dont l’œil agrandi sondait la surface liquide, l’aperçut, fit un nouveau signe, et le second Danakil, prompt comme une flèche, s’élança à la nage vers la fugitive.

— Je te donnerai tout, tout ce que tu voudras si tu la ramènes ! s’écria Zérouk… tu auras de l’or, beaucoup d’or ! cria-t-il, haletant… et vous, dit-il aux deux Soudanais, prenez les avirons et nagez là-bas.

Maintenant c’était la poursuite dans l’obscurité : on n’entendait que le souffle haletant de l’indigène se détendant dans de larges brassées et les cris de Zérouk pestant contre les Soudanais qui n’ajustaient pas assez vite les avirons, découverts à grand’peine sous la voile abattue.

Puis un cri perçant déchira la nuit : Nedjma, sur le point d’être atteinte, jetait aux échos de la mer Rouge le nom de celui qu’elle n’espérait plus revoir.

 

À quelque distance du théâtre de ce drame, un autre drame se déroulait.

— Mon capitaine, mon capitaine ! cramponnez-vous là.

Et Hilarion soutenant d’une main de Melval et nageant de l’autre, abordait le tronçon de mât qui lui avait servi de refuge inespéré au moment où il avait été jeté à la mer.

Soudain, il s’aperçut que de Melval avait les bras liés derrière le dos : saisir son couteau, l’ouvrir avec les dents et délivrer l’officier fut, pour l’adroit garçon, l’affaire d’un instant.

De Melval reprenait ses sens ; ses deux mains crispées serraient maintenant le débris sauveur.

Un cri s’échappa de ses lèvres.

— Où est-elle ?

Hilarion ne répondit pas, mais il étendit le bras : à deux cents mètres déjà la barque venait d’apparaître filant rapidement.

— Suivons-là, dit l’officier d’une voix étranglée.

Et il se mit à la nage.

Mais il sentit qu’il allait couler sous le poids des effets pesants qui embarrassaient ses mouvements : de nouveau il se cramponna à l’épave, et fébrilement, se débarrassa du burnous, du haïk, de la veste et de la souria qui le paralysaient.

Ce fut l’affaire d’un instant, et de nouveau il s’élança à la nage.

— Mon capitaine, mon capitaine, jamais vous ne les rattraperez ; ne quittons pas cette poutre-là… vous ne nagerez jamais jusqu’au bout.

Mais de Melval, sans répondre, accélérait ses mouvements, et Hilarion dut le suivre, poussant d’une main l’épave qui allait leur redevenir si utile tout à l’heure.

Soudain un cri traversa l’espace, décuplant les forces de l’officier.

— C’est elle ! fit-il d’une voix rauque, entends-tu ?

— Ne criez pas, de grâce, mon capitaine, car s’ils nous savaient encore là, ils reviendraient nous assommer.

— Suis-moi, dit l’officier d’une voix brève en se remettant à nager.

Ils gagnaient du terrain ; la barque leur apparut de nouveau à cent mètres à peine ; c’était le moment où Zérouk avait fait amener la voile.

Puis, le bruit de la chute d’un corps dans l’eau leur parvint.

— Non, pas par ici, mon capitaine, fit a voix basse Hilarion, quelqu’un nage vers nous ; il faut nous défiler.

— Veux-tu me suivre ? fit avec autorité l’officier, et il obliqua du côté où il entendait les mouvements précipités de deux nageurs.

Que se passait-il dans cette mystérieuse obscurité ?

Quels étaient ces nageurs qui n’étaient plus qu’à quelques brasses d’eux ?

Le cri de Nedjma le lui apprit.

De Melval allait répondre… Mais cette fois Hilarion passa près de lui : sa main gauche hors de l’eau tenait un couteau ouvert.

— De grâce, dit-il, du silence, je les vois, laissez-moi faire.

De Melval le vit plonger et disparaître.

Un instant se passa, puis un râle d’agonie se fit entendre à quelques mètres.

Le Soudanais qui poursuivait la jeune fille coulait, le ventre ouvert, dans les noires profondeurs.

Moins d’une minute après, Hilarion reparut.

D’une main il soutenait Nedjma à bout de forces.

De Melval étouffa le cri qui lui montait aux lèvres, se précipita, la serra contre lui, cramponné vigoureusement à l’une des extrémités du mat qui, par bonheur, se trouvait encore là.

Hilarion avait disparu de nouveau, car il avait perçu à peu de distance la respiration bruyante d’un second nageur ; le même râle se fit entendre une seconde fois et, quelques instants après, le tirailleur revenait, poussant devant lui une nouvelle épave.

Je leur ai ouvert le ventre comme à des requins, dit-il, son couteau aux dents ; ceux-là, au moins, n’iront rien reporter… Mon capitaine, fit-il, voyez donc cette outre.

Il soulevait au-dessus de l’eau la partie supérieure d’une jarre de grès, et de Melval n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître dans cette trouvaille l’une des nombreuses torpilles fabriquées par Zérouk et fermées hermétiquement à leur partie supérieure.

Beaucoup d’entre elles n’avaient pas éclaté et, abandonnées maintenant au gré des vents et des vagues, revenaient se promener comme celle-là à la surface de la mer Rouge.

— Une torpille ! fit-il… si on pouvait…

— Ah ! mon capitaine, oui, si on pouvait…

La même pensée leur était venue à tous deux.

Mais un cri venait de retentir et Nedjma épuisée, eut un frémissement en reconnaissant la voix de Zérouk.

Aucun doute n’était possible, ils étaient découverts et le bruit de deux avirons battant l’eau leur prouva que la barque revenait à leur poursuite.

— Ils nous ont vus, dit le capitaine ; c’est fini… mais s’ils se figurent qu’ils nous auront vivants !

Il reprit son revolver qu’il avait repassé à sa ceinture ; grâce à lui, il était maître de la vie de Nedjma et de la sienne.

Soudain, une idée le traversa.

Grâce à cette arme aussi, il pouvait faire détoner la torpille ; assez souvent il avait entendu citer cette particularité de l’explosif du renégat, et la tentative insensée de Zahner la lui rappelait d’une façon saisissante.

Pourquoi n’attendrait-il pas la barque et ne ferait-il pas détoner sous ses flancs la mine qu’Hilarion venait de découvrir si à propos ?

Évidemment ils se trouveraient tous trois dans le rayon de l’explosion et aucun d’eux n’en reviendrait, mais l’ennemi féroce qui les poursuivait s’abîmerait avec eux dans cette mer profonde.

Toutes ces pensées se précipitaient dans la tête de l’officier comme une pluie d’étoiles filantes.

La barque n’était plus qu’à cinquante mètres, et les cris de Zérouk excitant les rameurs se rapprochaient de plus en plus.

Soudain de Melval poussa un cri étouffé, un lambeau de la conversation qu’il avait eue avec Omar, au sujet de la répartition de l’effort exercé par les gaz de l’explosion, venait de se présenter à son esprit avec une netteté incomparable.

La torpille, en éclatant, produit des effets latéraux assez sérieux, mais la presque totalité de son action s’exerce verticalement de bas en haut.

Quant à son action de haut en bas, l’eau étant incompressible, elle est presque nulle.

Si donc on pouvait tirer sur la partie inférieure de la jarre en plongeant au-dessous d’elle, on ne risquerait rien, ou presque rien.

Nageur incomparable, Hilarion seul pouvait mener à bien cette tentative désespérée.

Mais il fallait qu’il comprit.

— Écoute, fit de Melval, il n’y a qu’un moyen de nous sauver : voilà mon revolver ; tu vas coller l’outre contre la barque quand elle arrivera ; tu l’attacheras, si tu peux, pour être plus sur, puis tu plongeras, et c’est là le difficile, comprends-moi bien, tu tireras sur la jarre par en dessous !

— Par en dessous ? fit le tirailleur.

— Oui, par en dessous et à bout portant : elle sautera, mais ne te fera aucun mal, si tu as bien soin de ne pas remonter trop tôt.

— Votre revolver partira donc dans l’eau ?

— Certainement, as-tu bien saisi au moins ?

— Oui, je crois que j’y suis mais vous, mon capitaine, il ne faut pas non plus que vous soyez là ?

— Je vais m’éloigner, mais donne-moi ton couteau.

— Le voici ; tenez, il m’a semblé voir une terre pas loin d’ici, fuyez par-là.

Et quand il eut vu l’épave s’éloigner, vigoureusement poussée par de Melval et Nedjma nageant ensemble :

— Maintenant, fit-il, se parlant à lui-même, il s’agit de ne pas se faire voir.

C’était difficile ; les éclairs zébraient maintenant le ciel presque sans interruption.

il avait autour des reins une ceinture de cuir étroite, il la détacha, la passa dans l’anse de la torpille.

La barque n’était plus qu’à quelques mètres ; les cris de Zérouk éclatèrent plus furieux encore, car il voyait la terre et pouvait craindre maintenant que les fuyards y prissent pied.

L’embarcation rasa Hilarion qui s’était laissé couler verticalement pour n’être pas aperçu.

Le tirailleur évita l’avant où il n’eût pu se maintenir, laissa filer le bordage, sentit à l’arrière un anneau métallique qui devait servir à l’axe du gouvernail et le saisit, masqué à la vue par la convexité même de la poupe.

Il n’y avait plus de temps à perdre pour éviter à de Melval et à sa compagne les effets de l’explosion.

En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il passa la ceinture de cuir dans l’anneau qu’il tenait.

Maintenant la torpille était attachée au flanc de l’embarcation.

— Tire par en dessous ! avait dit le capitaine.

Hilarion n’était pas homme à comprendre le principe de l’incompressibilité des liquides, mais il avait une confiance aveugle dans son officier : il eût tiré à bout portant et sans plonger si celui-ci l’eut ordonné ; il allait essayer de faire autrement.

Il aspira une longue bouffée d’air frais, se laissa glisser le long de la jarre sans perdre son contact, glissa plus bas encore ; puis, quand il sentit que du bout du canon il touchait l’extrémité de l’outre, il lâcha la détente.

Instinctivement il s’était laissé couler plus bas mais rien ne s’était produit, la cartouche avait raté.

De Melval n’avait pas réfléchi que l’eau ôterait au chien une partie de sa force, et que le choc du percuteur sur l’amorce ne serait pas suffisant pour enflammer le fulminate.

Cette idée vint immédiatement à Hilarion : assez souvent il avait nettoyé le revolver de son officier pour en connaître le mécanisme ; il comprit qu’il avait un raté le premier coup et qu’il en aurait inévitablement six de suite.

Avec une présence d’esprit extraordinaire dans une pareille situation, il donna un vigoureux coup de pied pour remonter à la surface, sentit de nouveau la jarre sous ses doigts, respira longuement, fit jouer cinq fois dans l’eau le mécanisme de percussion, puis, se laissant couler comme tout à l’heure, lâcha la détente.

… Soudain, le cri de triomphe que poussait Zérouk, en apercevant les fugitifs à quelques encablures, s’arrêta dans sa gorge.

Soulevé par une trombe d’eau d’une violence inouïe, le sampan venait de se briser par le milieu, projetant son équipage dans un nuage d’écume.

À la lueur d’un dernier éclair, une côte rocheuse apparut, bordée d’un mur bas formé de blocs énormes.

Deux cris retentirent, et quand de Melval, soutenant toujours sa compagne exténuée, aborda, se cramponnant à l’une des saillies du parapet, un coup de feu partit, l’effleurant.

— France ! ami ! cria-t-il en français, retrouvant dans cette circonstance critique l’usage de sa langue maternelle.

— French ! répéta une voix gutturale.

Quelques instants après, les deux jeunes gens étaient recueillis par des hommes de garde sanglés dans des tuniques écarlates, et de Melval apprenait qu’il était aux mains des Anglais dans le fort de Périm.

Quelques heures après, à l’aube, une patrouille de soldats ramassait sur la grève Hilarion et Zérouk évanouis tous deux.

Le brave ordonnance avait bénéficié, en effet, de l’incompressibilité de l’eau ; mais il avait reçu dans le bras un tel choc qu’il en avait été étourdi et paralysé ; il ne s’expliquait pas comment il se retrouvait là ; sans doute il y avait été poussé par les remous de l’explosion.

Pour Zérouk, il n’y avait aucun doute ; c’était l’explosion même qui l’avait projeté sur le rocher, n’épargnant d’ailleurs que lui de tout son équipage.

Quand il revint à lui, entouré d’habits rouges, quand il entendit parler anglais surtout, ses yeux s’ouvrirent démesurément.

Mais ignorant que Nedjma et de Melval fussent comme lui sur cet étroit morceau du territoire britannique, il se remit vite.

Qui diable pourrait reconnaître en lui l’homme que les tribunaux anglais avaient condamné à mort par contumace ?

Qui pourrait deviner, dans ce naufragé au teint bronzé, à la tête rase, au costume arabe, le traître responsable du désastre de la veille ?

Avec de l’aplomb, du sang-froid et de l’audace, il s’en tirerait.

Quelques heures après leur sauvetage, de Melval ayant obtenu pour Nedjma une pièce de coton bleu destinée à remplacer son haïk perdu et pour lui-même un manteau de sentinelle qui le métamorphosait complètement, était introduit auprès du commandant de la forteresse.