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L’invasion noire 2/7

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CHAPITRE VII


Sir James Collington. — Le téléphonographe et le miroir télescopique. — La situation à Aden. — Hilarion reparaît. — Artillerie ancienne et nouvelle. — Pol Kardec. — Le récit d’un torpillé. — Souvenir de Christiane. — Un conseil de guerre sous les obus. — Le roi des sans-patrie. — La balle vengeresse. — Une lettre pour l’Europe. — Seuls dans l’ile. — L’amulette. — Heureuse nouvelle.


Sir James Collington, le commandant de Périm, était un de ces officiers anglais qui ont guerroyé sous toutes les latitudes et dont le flegme naturel s’est mis à hauteur de toutes les situations.

Sa peau tannée, son front plissé de rides petites et nombreuses, son œil d’un bleu clair abrité derrière un grand lorgnon noir, ses moustaches grises tombantes, son long corps sec, droit, osseux, flottant dans la courte tunique écarlate, ses épaules carrées, ses jambes maigres, tout cet ensemble typique faisait de lui une silhouette sur laquelle on aurait mis en pleine nuit le vrai certificat de nationalité.

Il avait commencé sa carrière militaire au Cap, il y avait trente ans de cela, sous les ordres du puissant gouverneur Cécil Rhodes, le roi du Diamant ; mais il avait été renvoyé aux Indes à la suite de la guerre contre les Matabélés, cette peuplade guerrière que l’Angleterre rencontra sur sa route dans sa marche vers le Nord, et à laquelle elle chercha une querelle… d’Anglais, pour avoir un prétexte de guerre.

Il n’avait pu en effet dissimuler son sentiment de réprobation contre de tels procédés coloniaux, et dès lors son sort avait été fixé : la droiture de son caractère ne lui permettrait jamais d’occuper un de ces postes hors d’Europe où l’esprit d’intrigue et la duplicité constituent les principales qualités exigées par la Grande-Bretagne.

S’il eût su, comme tant d’autres, ériger la fourberie à hauteur d’un principe, il fût peut-être devenu un Baring ou un Cromer ; mais il finissait sa carrière comme chef de poste militaire sur une île de deux kilomètres de tour avec le grade de colonel.

Depuis vingt heures, sir Collington répondait de son mieux au bombardement de la flotte turque, et le bras qu’il portait en écharpe et qu’avait éraflé un éclat d’obus-fusée prouvait qu’il avait vaillamment payé de sa personne.

Mais on était tellement loin de s’attendre, dans un poste comme celui-là, à une attaque munie de pièces de marine et à un bombardement en règle, que le fort et ses batteries avaient beaucoup souffert ; bien que ses parapets de seize mètres d’épaisseur fussent recouverts d’une couche de béton calculée d’après les effets les plus récents de l’artillerie de côte, une énorme brèche était ouverte dans le front nord le plus exposé, car la flotte turque était munie des nouveaux engins préconisés à bord des bâtiments depuis quelques années, engins qui consistaient en un formidable projectile lancé sans canon d’après le principe des fusées de guerre.

Cinq de ces monstres d’acier, arrivant sous un angle de 35 degrés sur le rempart, et y faisant détoner une charge de 600 kilogrammes de pyroxiline avaient ébranlé le roc et remplacé la masse couvrante par de véritables entonnoirs.

La garnison de 300 hommes du fort de Périm était déjà réduite de moitié par le feu de l’ennemi ce qui restait d’hommes valides sur pied avait passé la nuit à combler la brèche à l’aide de quartiers de roc, à défaut des sacs à terre qui n’existaient pas.

Heureusement, cette faible garnison s’était trouvée renforcée bien opportunément par plus de deux cents naufragés, victimes du désastre de la nuit précédente.

Ceux-là étaient les heureux qui avaient pu gagner l’île à la nage, et sir James Collington les avait tous armés : marins anglais, allemands, italiens et français se coudoyaient dans les tenues les plus variées, cherchant à se rendre utiles à la défense d’une place qui, au milieu de cette inondation barbare, constituait leur dernier refuge.

Les officiers naufragés étaient peu nombreux : une vingtaine tout au plus, parmi lesquels de Melval remarqua, en entrant chez le commandant avec Nedjma, un lieutenant de vaisseau français dont la physionomie ne lui était pas inconnue.

Son cœur battit violemment à la vue de ce compatriote, le premier qu’il revoyait après un an de solitude au milieu de l’Invasion noire ; il s’arrêta et voulut lui parler. Mais les deux soldats anglais qui conduisaient l’officier et sa compagne les poussèrent assez brusquement dans la casemate du commandant supérieur, et de Melval dut se borner à lui dire en passant :

— Bonjour, mon cher camarade !

Et grand avait été l’ébahissement de l’officier de marine en entendant cette appellation, si connue dans les armées de terre et de me, sortir de la bouche de ce passant qui portait une chéchia rouge et des bottes arabes avec un grand manteau de soldat anglais.

L’interrogatoire de de Melval ne pouvait donner lieu à une méprise prolongée ; le colonel Collington entendait et parlait assez bien le français, de sorte que l’officier n’eut aucune peine à faire la preuve de sa nationalité.

Son odyssée qu’il raconta brièvement, les documents probants qu’il produisit grâce à certains papiers renfermés dans son portefeuille et heureusement sauvés du naufrage, déridèrent rapidement la martiale figure du colonel qui, se levant, lui tendit la main.

Puis, le commandant de Périm se tourna vers la jeune Mauresque qui attendait silencieuse dans un angle de la pièce, et de Melval, qui connaissait le rigorisme anglais en matière de présentation, prit la jeune fille par la main et s’inclinant :

— Miss Nedjma, mon colonel, fille du cheik des Ouled-Delim.

Sir James n’eut pas l’air de remarquer ce qu’avait d’étrange la situation des deux jeunes gens ; la jeune Arabe lui était présentée par un officier, cela suffisait, et il lui avança un siège aussi galamment que s’il se fût trouvé dans un salon de Leicester square.

La jeune Mauresque respira après toutes les émotions par lesquelles elle venait de passer, elle se demandait naïvement si ce qui leur arrivait, leur naufrage dans cette île peuplée de ces Anglais si universellement détestés en Afrique, n’était pas une calamité de plus.

L’aspect rude et rébarbatif de sir James Collington ne l’avait guère rassurée, car elle n’avait rien compris à la conversation des deux officiers mais elle se remit en voyant le sourire plein de bonté du colonel anglais qui avait compris à demi-mot quelle place elle tenait dans la vie du jeune officier, et que d’ailleurs sa rayonnante beauté avait disposé tout d’abord favorablement.

— Je vais vous faire donner des vêtements en attendant que les vôtres aient été remis en état ou qu’on vous en ait trouvé de plus confortables dans nos approvisionnements, fit-il. Nous avons des pièces de drap et d’étoffe de l’Inde dans lesquelles mademoiselle pourra se draper aisément sans avoir besoin de couturière. Pour le reste, mistress Collington, à laquelle je vais avoir l’honneur de vous présenter, y pourvoira.

Il frappa à la porte voisine ; une petite voix décidée répondit « entrez » en anglais et le colonel pénétra dans la casemate qui lui servait de salon, suivi des deux naufragés.

La présentation fut faite dans les règles, et mistress Collington mit de suite la jeune fille à l’aise en l’accueillant comme savent le faire les Anglais aux colonies.

C’était une petite femme blonde, aux yeux à fleur de tête, à la physionomie calme, à la poitrine plate de pensionnaire ; on lui eût donné aussi bien trente ans que quarante-cinq. Habituée à la vie aventureuse dans les solitudes du Bengale et les déserts de Kalahari, elle n’était nullement émue de ce qui lui arrivait et n’avait pas interrompu, pendant le bombardement de la journée, la paire de délicieuses pantoufles qu’elle brodait pour son mari.

La conversation allait s’engager quand une sonnerie se fit entendre dans la casemate que sir James venait de quitter.

— Le téléphonographe, dit le colonel, veuillez m’excuser !

— Le téléphonographe ! répéta de Melval abasourdi.

— Oui : cela vous étonne, capitaine ?

— Certes : il y a longtemps que je n’ai entendu parler de cet instrument-là.

— Nous communiquons d’ici avec Aden par un câble sous-marin que ces mécréants n’arriveront pas à couper, heureusement… J’attends avec impatience la réponse qu’il va me donner… Je vous demande pardon, fit-il.

Puis, se ravisant :

— Mais venez donc, capitaine, reprit-il vous n’êtes nullement de trop, car ces dépêches en un pareil moment n’ont rien de confidentiel, et mistress Collington s’occupera pendant ce temps de la toilette de cette pauvre jeune fille qui en a grand besoin.

Tous deux passèrent dans le bureau du commandant supérieur.

Déjà le cylindre enregistreur, qui avait reçu les vibrations téléphoniques, les répétait seul au milieu de la pièce avec une netteté parfaite, et c’était un des étonnements les plus curieux provoqués par cet étrange instrument que d’entendre une voix humaine articulant merveilleusement, et de ne voir personne.

Cette fois l’appareil s’était mis en mouvement trop tôt ; sans doute le correspondant qui d’Aden provoquait à volonté se rotation était remarquablement pressé.

Sir James s’approcha du cylindre dont la surface était striée de zébrures correspondant aux vibrations de la parole, zébrures que suivaient fidèlement les lamelles sonores chargées de les transformer de nouveau en sons articulés.

Il l’arrêta, le fit tourner en sens inverse pour le ramener à l’origine de la communication commencée, et l’instrument remis en mouvement reprit, d’une voix forte et martelée, dans laquelle le colonel reconnut celle du gouverneur, les paroles qui venaient d’arriver d’Aden.

— Tout va de plus mal en plus mal, disait la voix ; le stationnaire est parti pour Bombay par ordre de Londres ; les nouvelles de l’Inde sont désespérées ; Calcutta est en feu, la révolte a gagné Ceylan et la Birmanie ; quant à nous, nous sommes investis par des milliers d’Arabes ; ils ont profité de la nuit dernière pour gagner les hauteurs de Chamchan et nous dominent de tous côtés ; la population se réfugie dans Steamer-Point. L’aqueduc est coupé et nous sommes réduits à distiller l’eau de mer. Et vous, quelle est votre situation ?

Le colonel se pencha vers une large plaque vibrante en bois de sapin encastrée dans la table.

— Je puis tenir encore quelques heures, répondit-il, mais si je ne suis pas secouru ce soir, Turcs et Arabes auront beau jeu pour entrer dans l’île, car nous sommes inondés d’obus-torpilles et nous n’aurons bientôt plus ni casemate debout ni un canon en batterie. Quels sont vos ordres ?

Les yeux fixés sur le cylindre, le colonel attendait qu’il se remît en mouvement ; mais rien ne bougea.

Le gouverneur réfléchit, dit sir James : d’ailleurs il est bien facile de nous en rendre compte ; j’aurais même dû y penser plus tôt.

En face du cylindre parleur était une petite armoire en acajou, dont le colonel ouvrit les deux portes.

Une glace circulaire, en forme de miroir concave, en occupait le fond ; elle était formée de secteurs argentés soudés les uns aux autres, de manière à ce que chacun d’eux fit avec le suivant un angle de 178 degrés environ.

Le colonel mit le commutateur sur une borne de cuivre, et à peine le contact avait-il eu lieu que le miroir se mettait en mouvement à une très grande vitesse.

— Ah ! par exemple ! s’écria de Melval.

Dans la surface réfléchissante, il venait d’apercevoir l’image d’un homme assis à une table, et lui faisant face la tête dans ses mains.

— Vous ne connaissez pas ça ? demanda sir James, à qui le mouvement de surprise de l’officier n’avait pas échappé.

— J’en avais entendu parler, répondit l’officier, mais comme d’un projet chimérique et irréalisable dans la pratique.

— Il est pourtant d’un de vos ingénieurs électriciens, reprit le gouverneur de Périm ; et en Angleterre il n’y a plus de station téléphonographique importante qui ne soit munie de son miroir télescopique.

— Merveilleux ! déclara l’officier ; car on pourra se donner un coup de chapeau avant de commencer une causette ; mais dites-moi, mon colonel, votre gouverneur a l’air bien absorbé là-dedans… ou plutôt le voilà qui se démène avec un autre personnage en uniforme rouge : ah ! par exemple, ça c’est curieux !

Très curieux en effet : car dans le miroir on voyait très distinctement réduits à l’échelle du sixième environ, deux personnages, dont l’un le gouverneur, en petite tenue d’officier de marine, faisait force gestes.

Puis il sembla avoir pris une décision, se pencha pendant que son interlocuteur disparaissait, et le cylindre se remit à tourner.

— Je puis disposer encore, reprit la voix, de deux chalands et de deux remorqueurs ; j’espère qu’ils pourront tromper la surveillance des vaisseaux turcs grâce à l’obscurité ; ils arriveront à Aden vers dix heures du soir, et vous commencerez aussitôt l’évacuation… il faut absolument tenir jusque-là.

— Je tiendrai, répondit simplement le colonel.

— Eh bien ! mon brave capitaine, fit-il, quand la conversation fut terminée, après toutes vos aventures vous avez joué de bonheur en tombant ici ; inutile de vous dire que je vous offre une place sur nos chalands, à vous et à votre charmante compagne ; dans un mois vous pouvez être à Paris, car l’évacuation d’Aden, si elle s’impose, ne souffrira aucune difficulté.

De Melval s’inclina et ne répondit rien.

Une douleur aiguë venait de lui traverser le cœur.

Et sa parole ?

Il n’avait pas hésité à la violer la veille lorsqu’il était question du salut de ses compatriotes ; cette fois c’était du sien qu’il s’agissait et il ne pouvait plus hésiter.

Sa parole lui redevenait sacrée.

Oui, mais c’était aussi le salut de Nedjma qui était en jeu.

S’il retournait auprès du Sultan, nul doute que l’odieuse tentative qui, par suite de circonstances extraordinaires, avait échoué deux fois, ne fût renouvelé par Mounza.

Certes, Zérouk n’était plus à craindre ; il avait dû être tué ou noyé par l’explosion de la nuit mais le roi des Monbouttous ne manquerait pas d’affidés pour le remplacer, et Kasenbé, son bourreau, semblait désigné à l’avance pour cette besogne.

Et quand Nedjma serait en son pouvoir, quels regrets n’aurait-il pas d’avoir laissé échapper cette unique occasion de la mettre à l’abri !

Mais ne pouvait-il la faire fuir, l’embarquer sur les bâtiments anglais sans partir avec elle, sans manquer à sa parole ?

La quitter à cette pensée son cœur se serra.

Elle était son seul rayon de soleil dans cette existence étrange que les circonstances lui avaient faite : le temps était loin où il la regardait comme une sœur et la traitait en petite fille ; mille souvenirs voluptueux l’attachaient à elle, et il sentait qu’il tenait à cette ravissante créature par tous les fibres de son être.

Et puis, le voudrait-elle ? certainement non… il lui faudrait la contraindre ; en aurait-il le courage et le pouvoir ?

D’ailleurs il ne pouvait l’abandonner ainsi à elle-même ; que deviendrait-elle seule, dans ce remous qui chassait des côtes la population européenne, dans cette débandade de la civilisation refoulée par la barbarie ?

Il la voyait s’embarquer d’Aden pour Londres, seule, seule avec sa beauté, au milieu de ce flot d’émigrants de tous pays.

— Non, dit-il, c’est insensé ; mieux vaut tout affronter ici.

Puis il pensa qu’il pourrait peut-être lui trouver un appui,

Il ne fallait pas songer à mistress Collington, malgré la gracieuseté de son accueil ; lui demander un pareil service eût été par trop indiscret ; un compatriote seul pouvait le lui rendre, et cette idée évoqua chez l’officier le souvenir de l’officier de marine qu’il avait rencontré dans la cour du fort avant d’entrer chez le commandant.

Certainement il l’avait vu quelque part ; où ? impossible de le préciser.

Il allait le rechercher, et peut-être trouverait-il en lui le camarade à qui il pouvait en toute sécurité confier la jeune fille.

Il se disposait à prendre congé du colonel anglais, lequel s’occupait déjà de rassembler ses archives comme s’il eût dû passer régulièrement son service à un successeur. Soudain, deux coups violents ébranlèrent la porte, et avant que sir Collington eût ébauché un geste de surprise, elle s’ouvrit brusquement, et un corps étrange, demi-nu, vêtu d’un simple caleçon et d’un tricot à raies blanches et bleues en assez mauvais état, apparut, bondissant à quatre pattes.

Derrière lui s’encadra la figure à la fois courroucée et penaude du factionnaire anglais qui l’avait vu passer dans ses jambes comme un sanglier, sans pouvoir l’arrêter.

— Qu’est-ce donc ? fit le colonel.

Mais déjà l’intrus s’était redressé et précipité vers le capitaine de Melval.

— Hilarion ! fit ce dernier dans un cri de joyeuse surprise, car il ne comptait guère revoir le pauvre garçon, dont le dévouement les avait sauvés, Nedjma et lui.

— Moi-même, mon capitaine, et excuse à la compagnie, clama le tirailleur d’une voix enrouée ; mais voilà tout juste que je viens de retrouver ma caboche, et comme on m’a dit que vous étiez là, vous pensez bien que je n’ai pas attendu une permission de vingt-quatre heures pour entrer… Il ne faut pas m’en vouloir, monsieur l’Anglais, dit-il, en se tournant vers le colonel dont un sourire plissait la lèvre à la vue de cet être exubérant si différent du type britannique.

À son tour de Melval excusa son ordonnance en racontant à sir Collington sa conduite de la nuit.

— Brave garçon, dit ce dernier, pendant qu’Hilarion ouvrait des yeux énormes, en entendant donner du colonel à ce grand homme en tunique rouge, et mettait instinctivement les talons sur la même ligne.

— On va l’habiller et le mettre en état de partir ce soir avec vous, ajouta le commandant de Périm.

Mais Hilarion commença à se démener de plus belle.

— Excusez, répéta-t-il mais si j’ai fait une « infraction » de domicile, ce n’est pas seulement, sauf votre honneur, pour le plaisir de vous retrouver, mon capitaine… et d’abord, voilà votre revolver que j’ai eu la veine de ne pas lâcher, bien que cette sacrée gargoulette en sautant m’ait allongé une fameuse tape…

— Tu es un rude gaillard, fit de Melval qui retrouvait avec plaisir son arme de prédilection et s’assurait que cinq coups étaient encore chargés sur six.

— Attendez, s’écria Hilarion avec un geste inimitable de gamin de Paris : je ne vous ai pas dit le plus fort… et c’est pour ça que je viens… figurez-vous que ce brigand de Zérouk est là, à côté…

De Melval sursauta.

— Zérouk ! Il est là ! tu en es sûr ?

— Absolument ; je l’ai vu comme je vous vois…

— Et lui, t’a-t-il vu ?

— Non ; y doit se figurer qu’il en a réchappé tout seul ; il parait qu’on nous avait ramassés ensemble, évanouis tous les deux ; seulement comme j’ai la tête mieux construite que lui, je suis revenu à moi le premier ; je ne l’ai reconnu que quand il a ouvert les yeux et j’ai filé pour qu’il ne m’aperçoive pas… quand il a vu ousqu’il était et que des habits rouges venaient le chercher, il a eu l’air tout bête, et m’est avis que ça doit joliment le talonner… voilà ce que je voulais vous dire.

— Quel est donc ce Zérouk ? fit sir James Collington.

— Ah mon colonel, s’écria l’officier, c’est certainement la justice de Dieu qui le met entre vos mains, car cet homme… cet homme est l’auteur du désastre qui a anéanti vos flottes.

Le commandant de Périm s’était levé, très pâle.

Ce n’est pas tout, reprit le capitaine ; Zérouk est un nom d’emprunt ; j’ignore son vrai nom, et le Sultan qui l’emploie ne le connaît pas plus que moi ; mais ce que je sais c’est qu’il est Anglais, qu’il a été condamné à mort dans votre pays pour meurtre, et qu’il a mis au service de la révolte musulmane ses connaissances extraordinaires en chimie anarchiste.

— Il est de nationalité anglaise, reprit sir James en scandant ses mots ; vous êtes sûr de cela ?

— Aussi sûr qu’on peut l’être d’après son propre aveu.

Et de Melval entrant dans tous les détails qu’il connaissait au sujet du renégat, compléta le récit qu’il avait commencé de sa captivité et de son séjour au camp du Sultan. Il parla de la fabrication de l’explosif, du transport des outres, et de leur immersion nocturne autour des vaisseaux.

Sir James l’avait écouté avec une attention croissante, les yeux fixes derrière les verres de son lorgnon.

— Il est Anglais et sur territoire anglais, répéta-t-il encore… rien ne prouve sa qualité de condamné… inutile d’ailleurs, poursuivit-il se parlant à lui-même, de retenir le fait pour lequel il a déjà passé en justice… mais, c’est un Anglais, il faut faire les choses en règle, je vais réunir le conseil.

Il appuya sur un timbre, un sous-officier entra.

Vous allez, dit-il, accompagner cet homme, et il montrait Hilarion : il vous désignera dans une casemate voisine l’un des naufragés de cette nuit, mais sans se laisser voir de lui, vous entendez, dit-il au tirailleur.

— « Sufficit », répondit Hilarion à qui la fréquentation d’un sapeur, ancien professeur de séminaire, avait donné quelques teintes de latin.

— Vous garderez à vue ce naufragé, reprit le colonel, sans qu’il puisse remarquer l’attention dont il est l’objet, jusqu’à sa comparution devant le conseil. Voici l’ordre de comparution, allez.

Le sous-officier salua, les yeux fixes, le menton haut, la poitrine bombée, et sortit d’un pas d’automate.

— Quant à vous, mon brave, dit le colonel à Hilarion qui se disposait à le suivre, on va vous vêtir autrement que cela, seulement je crains bien que vous ne sortiez de mes magasins déguisé en soldat anglais.

Hilarion s’était arrêté, il fit un affreuse grimace en regardant son capitaine.

— Les Français ne nous aiment décidément pas, dit le colonel en s’adressant à de Melval : la grimace de votre ordonnance le prouve mieux que vingt articles de journaux.

Et comme de Melval embarrassé cherchait une réponse polie :

— Je comprends un peu ce sentiment-là, reprit sir James, vous avez toujours trouvé notre hostilité partout, aux quatre coins du monde. Au Siam où nous n’avions que faire ; dans la guerre sino-japonaise où d’ailleurs nos offres de médiation n’ont eu aucun succès ; à Madagascar, où des officiers anglais n’ont pas craint de combattre contre vous dans les rangs malgaches ; en Tunisie, à Suez, au Maroc, partout vous dis-je : que voulez-vous ? c’est la manie et aussi l’un des titres de gloire de mon pays de s’occuper de tout ce qui ne le regarde pas. Voici, par exception, une occasion où j’espère bien nous voir tous d’accord ; si nous ne voulons pas être mangés, il faudra bien nous unir.

De Melval allait répondre : une formidable explosion suivie d’un effondrement de murailles lui coupa la parole.

Le jour se levait, et le bombardement de l’île par les navires turcs venait de reprendre avec rage.

Après cette première torpille, les obus ordinaires se mirent à tomber par vingt à la fois dans les deux cours du fort et le bruit de leurs sourdes explosions remplit la casemate d’un écho presque continu.

Un officier anglais entra, portant la main à son casque, et de Melval comprit qu’il rendait compte d’un nouvel éboulement. Un bastion, donnant à pic sur la mer et déjà bouleversé par le bombardement de la veille, venait de s’écrouler, formant un pont praticable, et donnant une issue à l’ennemi en cas de débarquement.

— Qu’on attende le premier ralentissement du feu, dit le colonel, puis, avec les débris existants, on construira un mur entre les deux courtines battant le bastion écroulé ; il sera commandé cent hommes pour cette corvée.

L’officier sortit, et de Melval, laissant sir James à ses préoccupations, sortit derrière lui.

Il avait ôté sa chéchia, rabattu sur ses yeux le capuchon de son manteau d’occasion, et, dans cette tenue, il eût pu passer à deux pas de Zérouk sans être reconnu de lui.

Car, à lui aussi, le colonel avait recommandé de dissimuler sa présence, tenant aux effets de confrontation que ménage si habilement, en toute occasion, la justice anglaise.

Dans un des réduits du fort intérieur, le capitaine retrouva enfin celui qu’il cherchait, non sans avoir dû plus d’une fois s’abriter en traversant la cour pour éviter les éclats d’obus.

C’était un lieutenant de vaisseau d’une trentaine d’années, au type méridional très accusé ; il examinait attentivement la manœuvre d’une pièce sous casemate par des canonniers anglais.

C’étaient deux canons de l’ancien système Wolwich, de cent onze tonnes, fabriqués jadis par l’usine Armstrong, pour armer les cuirassés de la classe Admiral ; en 1898, l’Angleterre les avait relégués dans ses batteries de côte pour adopter les nouveaux engins qui, d’après les idées nouvelles, devaient constituer l’artillerie des bâtiments dotés d’une vitesse supérieure.

Depuis quinze ans, en effet, on s’était aperçu que la qualité première des bâtiments était la vitesse. La guerre du Japon contre la Chine avait été à ce sujet une véritable révélation ; les cuirassés chinois, fabriqués cependant dans l’usine anglaise de la Clyde et que leur défaut de mobilité transformait en citadelles flottantes incapables de manœuvrer, n’avaient pu tenir devant les bâtiments rapides et manœuvriers des Japonais.

D’ailleurs, les vaisseaux évoluant lentement offraient un but trop facile à atteindre, non seulement aux torpilles automobiles, mais surtout aux bâtiments sous-marins qui venaient d’être introduits définitivement dans toutes les marines de guerre.

Dès lors l’Amirauté anglaise, dont la devise est de toujours devancer dans la voie du progrès les autres puissances navales, avait cessé la construction des cuirassés d’escadre à tourelles barbettes du type Royal Sovereing, dont la vitesse ne dépassait pas 17 nœuds 1/2, pour lancer exclusivement de puissants croiseurs à grande vitesse.

Ces navires, n’étant plus alourdis par le poids fantastique d’une cuirasse d’acier de 0m, 50 d’épaisseur, remplacée par une ceinture de nickel-aluminium de poids cinq fois moins grand, atteignaient des vitesses de 30 et 32 nœuds. Leur artillerie, ne pouvant plus comporter les pièces monstres d’autrefois dont chaque décharge ébranlait toute la coque, consistait soit en tubes lançant à l’aide de l’air comprimé, sans bruit et sans recul, de véritables mines d’explosifs à une distance de 4 kilomètres, soit en obus-fusées dont le principe, exposé jadis par Turpin, avait enfin trouvé une application pratique, et offrait l’avantage énorme de supprimer la pièce.

Ces derniers engins, moins précis que les précédents, mais d’une portée cinq fois supérieure, puisque leur vitesse initiale allait croissant, servaient au bombardement des villes et des ouvrages fortifiés. Les autres étaient réservés pour les combats navals, et lorsqu’un de leurs projectiles s’abattait sur le pont d’un bâtiment, il l’entr’ouvrait sans rémission.

La marine française avait suivi peu à peu l’exemple de l’Angleterre, et c’est pourquoi le lieutenant de vaisseau regardait avec une certaine curiosité ces grosses pièces assez démodées, mais dont la puissance était encore largement suffisante pour riposter aux canons Krupp de même époque qui armaient en partie les cuirassés turcs.

De Melval l’aborda par la phrase qui l’avait déjà surpris tout à l’heure ;

— Bonjour, mon cher camarade

Et la connaissance fut vite faite.

Deux Français, qui se retrouvent à l’étranger, sont presque parents ; dans les circonstances où ils se rencontraient, deux officiers français étaient deux frères, et chaleureusement ils se serrèrent la main.

— Pol Kardec, avait dit l’officier de marine en se nommant, capitaine du pavillon du commandant de la 1re division de l’escadre du Levant à bord du Surcouf.

— N’êtes-vous jamais allé à Alger ? demanda de Melval, qui regardait l’officier de marine avec attention en essayant de rassembler ses souvenirs.

— Si, il y a deux ans, j’appartenais alors à l’escadre de la Méditerranée.

— N’avez-vous pas assisté cette année-là au bal du Général gouverneur ?

— Je le crois bien, les bals donnés au Palais d’Été de Mustapha sont toujours des plus brillants, et je n’aurais eu garde d’y manquer.

— Eh bien, c’est là que j’ai dû vous rencontrer, car votre physionomie ne m’est pas inconnue, et nous avons dû être présentés l’un à l’autre.

— C’est bien possible, dit le lieutenant de vaisseau, mais j’ai la mémoire au diable depuis l’histoire de cette nuit, et je n’ai pas les souvenirs aussi frais que les vôtres.

Alors les questions se pressèrent sur leurs lèvres.

Et d’abord comment l’officier de marine avait-il pu survivre au désastre ?

Mais un coup de canon, tiré près d’eux par une pièce de cent onze tonnes, ébranla la casemate et les assourdit complètement.

Les deux officiers regardèrent un instant les artilleurs anglais manœuvrant comme à la parade.

— Ne restons pas ici, dit le lieutenant de vaisseau, il nous serait impossible de nous entendre.

Ils cherchèrent et trouvèrent une casemate de troupe vide et encore intacte.

Alors brièvement Pol Kardec raconta ses impressions de la nuit.

C’était vrai, on ne se gardait plus à bord ; autant on prenait de minutieuses précautions pour opérer des débarquements, faire des reconnaissances dans les baies et les îles, autant on se croyait en sûreté à bord des vaisseaux.

Qui pouvait supposer entre les mains de ces sauvages une matière produisant des effets aussi foudroyants que les picrates les plus actifs ?

Tout au plus avait-on recommandé aux hommes de vigie de surveiller pendant la nuit les petites embarcations qui viendraient roder dans les eaux des navires, et des canots à vapeur étaient toujours prêts à leur donner la chasse.

Cette nuit-là, rien d’anormal n’avait été signalé.

— Comment ! et vous n’aviez aucune défiance vis-à-vis des vaisseaux turcs ?

— Aucune. Nous les trouvions même très zélés pour la cause commune ; mais ce zèle ne pouvait nous surprendre étant donnée la rivalité bien connue entre Turcs et Arabes.

Et puis la Turquie est devenue si européenne pendant ces dernières années. Elle a demandé des instructeurs militaires à la France, des officiers de marine à l’Angleterre, des ingénieurs à l’Autriche. À l’Allemagne enfin elle a emprunté la musique de Wagner. Quant au sultan de Constantinople, il avait un intérêt si direct à nous suivre dans cette croisade, que, pas une minute, nous n’avons songé à une volonté supérieure à la sienne pouvant détourner de leurs devoirs officiers et marins.

Elle est donc bien puissante, poursuivit l’officier de marine, l’influence de ce nouveau Mahdi ?

— Un Mahdi ! fit de Melval. Laissez là ce terme suranné, bon tout au plus pour un de ses lieutenants, et bien que le fanatisme des Noirs donne encore quelquefois ce nom à Abd-ul-M’hamed. La vérité est que vous avez devant vous une race entière qui se lève et à sa tête un homme de génie. Mais poursuivez l’histoire de cette nuit.

— Eh bien ! j’étais de quart vers trois heures. Rien, je vous le répète, rien n’avait signalé l’approche de l’ennemi, et je me demande encore comment ont été posées les torpilles qui nous ont coulés.

De Melval le lui expliqua en ajoutant quelques mots sur la tentative désespérée qu’ils avaient faite pour sauver les bateaux français.

Pol Kardec ne revenait pas de sa surprise en écoutant les détails relatifs aux plongeurs et aux outres noyées qu’ils poussaient devant eux.

— Rien à faire, dit-il, il n’y avait rien à faire contre ces ennemis invisibles. Et pourtant, si nous avions mis nos filets, ces filets si décriés : ils ralentissent la manœuvre, c’est vrai, aussi ne faut-il pas s’en embarrasser en marche ; mais là, en station, à l’ancre, jamais nous n’aurions dû négliger cette précaution, même contre les Arabes.

Enfin, rien ne sert de récriminer ; mais quel terrible réveil ! Je me souviens que j’observais des lumières nombreuses sur la côte d’Asie beaucoup plus rapprochée de nous ; on eût dit qu’un camp tout entier venait de s’installer là.

— C’était une diversion pour attirer votre attention de ce côté.

— Sans doute ; je me rappelle encore ma dernière réflexion : je me disais que le lendemain il serait divertissant de leur envoyer quelques coups de canon pour les faire déguerpir. À ce moment, des explosions subites, sourdes et très rapprochées se firent entendre sur notre droite, du côté des navires anglais. Et comme je me retournais très surpris, une espèce de cratère s’ouvrit autour du bâtiment, des trombes d’eau d’une violence incomparable s’abattirent sur le pont du Surcouf en même temps que des jets de flammes s’élevaient tout autour de nous. J’étais sur la passerelle… une seconde après je sentis le navire s’incliner à bâbord. L’affolement était grand parmi les hommes, car jamais on n’avait eu l’impression d’un pareil cataclysme. L’ordre fut donné de mettre les embarcations à la mer ; mais elles y étaient à peine que l’eau envahit le pont. Le navire avait dû s’ouvrir sur tout son pourtour à la fois, et dès lors l’immersion ne demanda que quelques minutes.

Je distinguai confusément les embarcations au milieu du remous qui se produisait ; j’en remarquai une, chargée d’hommes, tenant encore par une corde au palan qui la supportait, entraînée avec lui ; les autres ont dû être englouties dans le cercle giratoire formé par les eaux.

— Et vous ?

— Moi, je sentis l’eau me monter à la ceinture. Le pont avait disparu, les cris diminuaient ; je songeais à ma confession dernière, lorsqu’un jet de lumière, sans doute parti d’un vaisseau turc, vint illuminer la scène. Ce n’était pas beau ; des têtes, des bras émergeant des vagues, puis la chaudière faisant explosion au contact de l’eau, car l’une d’elles était toujours sous pression.

Sur notre gauche les explosions continuaient comme un feu de file, la mer paraissait embrasée ; ce sont des sensations rapides comme une série d’éclairs, mais qu’on n’oublie pas. À deux pas de moi, je vis une bouée ; je sautai sur elle, elle était attachée au bordage de cuivre. Trouver le nœud, le dénouer dans l’obscurité qui venait de retomber, c’était impossible, et puis je n’avais pas le temps, je sentais le pont se dérober sous mes pieds. Par bonheur, étant de service, j’avais mon sabre au côté, et mon ordonnance en avait aiguisé la lame quelques jours auparavant, en prévision d’un débarquement que j’avais conduit dans la baie d’Adulis.

Je pus trancher le filin.

Il était temps, l’eau m’atteignait la bouche. Je me sentis entraîner dans un tourbillon, mais j’avais emmagasiné une sérieuse provision d’air ; je ne lâchai pas la bouée et, après un temps qui me parut bigrement long je revins à la surface.

Bien peu certainement ont pu en faire autant.

Je me soutins ainsi plusieurs heures et, toujours nageant, j’abordai ici au moment où les premiers obus turcs y rappliquaient, de sorte qu’après avoir échappé à l’eau, je faillis tomber sous le feu.

Enfin, me voilà : mais vous, fit l’officier de marine, par quelle suite de hasards extraordinaires avez-vous échoué ici ?

Il fallut que de Melval recommençât le récit de ses aventures et de son séjour dans le camp du Sultan.

— Mais c’est un vrai roman, s’écria Pol Kardec.

— Un roman, vous dites vrai, répondit mélancoliquement de Melval, car la femme elle-même n’y manque pas.

Alors il parla de Nedjma, dont il voulait assurer le départ, puisque c’était le seul moyen de la sauver, et que, tôt ou tard, elle tomberait dans les griffes du monstre noir qui la guettait. Et sans périphrase, il demanda à son nouvel ami s’il voudrait bien assumer la charge de la conduire en lieu sûr.

— Mais certainement, reprit Pol Kardec, je l’accompagnerai jusqu’à Paris, si vous voulez ; mais vous ? Pourquoi pas vous ?

— C’est vrai, fit tristement de Melval, je ne vous ai pas dit… j’ai donné au Sultan ma parole d’honneur de ne pas quitter son camp.

— Ah ! fit l’officier de marine.

Et il n’insista plus, du moment que le capitaine avait donné sa parole.

— Seulement, reprit-il au bout d’un instant, vous en parlez comme si vous saviez de quelle manière nous sortirons d’ici.

De Melval lui apprit alors que des navires anglais, envoyés d’Aden, allaient arriver la nuit pour recueillir toute la garnison.

— Alors, vous resterez là tout seul, demanda Pol Kardec.

— Oui.

— C’est dur… mais je vous comprends.

Et, très ému, le lieutenant de vaisseau prit dans ses mains la main du jeune officier et la garda étroitement serrée.

Un instant de Melval eut la pensée de lui parler de Christiane, de le prier d’aller la trouver à son retour en France, de lui dire qu’il l’avait rencontré, de lui apprendre qu’il était vivant et qu’il comptait bien revoir son pays.

À la pensée qu’il évoquerait en elle un remords, une terreur qui empoisonnerait son amour pour Saladin, il ressentit une amère jouissance.

Mais après ce qu’il venait de confier à son nouvel ami au sujet de Nedjma, il éprouva une certaine honte à parler d’une autre, et le souvenir de ses parents et des amis auxquels il pouvait, par cet intermédiaire inespéré, donner signe de vie, lui fit oublier son intention mauvaise.

D’ailleurs n’apprendrait-elle pas indirectement qu’il vivait encore. L’aventure était assez étrange pour que la presse en parlât. Christiane ne pouvait manquer de lire la nouvelle dans les journaux.

Cela valait mieux : Alors ce fut un déluge de missions de toutes sortes, auprès des siens, d’abord, puis auprès de celui-ci, de cet autre dont les noms et les adresses lui revenaient.

Comme ils seraient surpris !

Sans y songer, dans la chaleur de l’énumération, il nomma M. Fortier.

— L’ingénieur du Transsaharien demanda Pol Kardec.

— Oui, vous le connaissez ?

— Un peu. Précisément, en passant à Alger, j’ai fait sa connaissance. On m’a présenté à lui au bal dont vous parliez tout à l’heure. Son œuvre me transportait, il m’en a parlé pendant plus d’une heure.

De Melval eut sur les lèvres ;

— Alors vous avez connu sa fille ?

Mais il se retint. Non, mille fois non, rien pour elle. rien !

Mais de nouveau Christiane venait de faire irruption dans son souvenir avec une violence inattendue, et ce qu’il avait ressenti, en pensant à elle, lui prouva que, malgré tous ses efforts, il n’avait pu l’oublier.

Nedjma, il est vrai, s’était dressée entre elle et lui, s’était emparée de ses sens et de son cœur même, au point de lui tenir lieu de tout à cette heure ; elle était la beauté dans tout son épanouissement, la douceur dans sa plus idéale expression, et à la seule pensée de la quitter il voyait tout en noir.

Mais au fond du tableau dont la jeune Mauresque occupait le premier plan, il vit s’estomper dans le lointain de ses souvenirs la blanche apparition de la fière jeune fille qu’il avait tant admirée, tant aimée jadis. Il revit sa tête virginale, ses yeux bleus sur lesquels il avait essuyé dans un baiser les larmes de l’adieu ; il entendit son dernier serment… Quelle voix avait la douceur de la sienne ?

Cette langue maternelle qu’il n’entendait plus autour de lui depuis une année, quel charme elle avait dans la bouche de Christiane ?

Mais il eut un soubresaut : pourquoi s’attardait-il à ces retours vers un passé mort ? Avait-il donc oublié Saladin et les preuves de l’irréparable oubli ?

Ses poings se serrèrent ; la jalousie hurlait en lui ; l’amour ancien n’était donc pas mort !

Mais il se ressaisit, et puisque le nom de ce Saladin lui revenait à l’esprit, il parla du ballon qui était passé à Khartoum six semaines auparavant.

— Un ballon ! dit l’officier de marine.

— Oui, un dirigeable, de forme originale dont on a beaucoup parlé jadis : forme de lentille ; je ne le savais pas réalisé ; il est en métal.

— En aluminium ?

— Oui, je crois, car il est d’un blanc éclatant ; vous le connaissez ?

— Mais c’est du Tzar que vous parlez là !

— C’est possible ; j’ignore son nom, mais je sais qu’il doit être l’œuvre d’un ingénieur nommé Durville, dont j’avais entendu beaucoup parler au dernier congé que j’ai passé à Paris.

— Il n’y a pas d’erreur possible ; il n’existe encore qu’un modèle de ce genre fabriqué par l’ingénieur dont vous parlez, M. Durville ; c’est d’ailleurs lui qui est parti de Paris il y a environ trois mois et demi, à destination de Tambouctou ; on a beaucoup parlé de son voyage de Paris à Marseille, un événement scientifique, et plus encore de son arrivée à Alger, car c’était la première fois qu’un dirigeable faisait la traversée de la Méditerranée.

— Depuis, poursuivit l’officier de marine, je n’en ai plus entendu parler ; il est vrai que j’ai quitté la France quelques jours après pour partir en croisière dans le canal de Mozambique, d’où j’ai été rappelé il y a quinze jours a peine pour embarquer sur le Surcouf ; et, comme je n’ai lu ici que des journaux anglais tout remplis des nouvelles de ce soulèvement d’Afrique, je n’ai plus retrouvé l’occasion de m’en occuper. Alors, vous l’avez vu ?

De Melval réfléchissait.

— Vous êtes sûr, demanda-t-il encore, qu’il n’existe qu’un ballon de cette forme ?

— Oui, à moins qu’on en ait construit d’autres depuis, ce qui est fort possible ; mais il me parait difficile que l’un d’eux puisse déjà voguer à cette heure au-dessus du Nil.

— J’en ferais le dessin les yeux fermés, dit de Melval, la nacelle est de forme conique, un soufflet réunit la calotte supérieure à…

— Il n’y a pas d’erreur possible, reprit l’officier de marine, sans l’avoir vu je le connais aussi bien que vous, car les journaux illustrés en ont donné des vues, coupes et profils ; c’est donc bien le Tzar qui se promenait à Khartoum : voilà qui est étrange.

— Et vous dites qu’au départ c’était son constructeur, M. Durville, qui était à bord ? reprit de Melval intrigué au plus haut point.

— Lui-même, avec un équipage de sept à huit hommes, dont les journaux ont donné les noms et même les biographies mais vous pensez bien que je n’ai plus de tous ces détails qu’un souvenir assez vague.

La surprise du capitaine était extrême.

Il était bien sûr de n’avoir vu sur la nacelle que Saladin et deux de ces figures de Berbères dont il ne connaissait que trop le type.

Qu’étaient donc devenus l’ingénieur et son équipage ?

Alors il se rappela le récit de Saladin.

Il avait, disait-il, consacré sa fortune personnelle à l’achat d’un des ballons construits par M. Durville.

En existait-il réellement plusieurs ?

— Ce ballon était parti pour Tambouctou ? demanda encore le capitaine.

— Oui, j’ai lu le compte rendu de la séance du comité de l’Afrique française relatif au projet de cet ingénieur ; il s’agissait de pousser jusqu’au Soudan, d’y recueillir des renseignements sur le soulèvement islamique, d’en connaître surtout l’origine et la direction.

— Vous m’avez dit qu’on avait publié les noms de ceux qui étaient partis avec M. Durville ?

— Oui, mais je ne puis m’en souvenir… il y avait des mécaniciens, des électriciens…

— N’y avait-il pas un interprète ?

— Oui, on avait même insisté sur l’importance de son rôle et sa parfaite connaissance des dialectes sahariens.

— Ne se nommait-il pas Saladin ?

— Oui, répondit vivement le lieutenant de vaisseau, je me souviens maintenant de ce nom, il m’a alors frappé.

— Eh bien ! dit de Melval, c’est ce Saladin que j’ai revu à bord, mais seul ; l’équipage avait disparu, et comme le ballon a passé une nuit à terre, au milieu du camp, je suis bien certain qu’il n’avait pas à bord d’autres passagers.

— Au milieu du camp musulman ?

— Oui.

— Mais qui venait-il faire ?

— Offrir ses services au Sultan.

— Un traître alors ! mais c’est incompréhensible !

— À moins que Saladin qui, pour jouer ce rôle, est le dernier des misérables, n’ait supprimé l’équipage.

— On ne supprime pas un équipage de huit hommes.

— On l’abandonne…

— Pour manœuvrer seul une pareille machine ?

— C’est chose possible puisque je l’ai vu seul avec deux indigènes pour tout équipage.

— Ainsi, ce ballon est passé à l’ennemi ? demanda le lieutenant de vaisseau.

— Oui.

— Et quel rôle y joue-t-il ? y

— Je l’ignore, il est reparti le lendemain dans la direction de l’Est, et depuis n’a fait que de rares et courtes apparitions la dernière n’est pas vieille, par exemple, elle est d’hier.

— Hier, dites-vous ? mais s’il venait de l’Est, il a dû passer au-dessus de nos bâtiments, nous l’aurions vu.

— C’était à la nuit tombante et, par précaution, il a dû passer à une très grande hauteur au-dessus du détroit.

— Tout cela est bien étrange.

Mille réflexions assaillaient maintenant de Melval.

Il lui semblait qu’il était environné d’un voile épais où était la vérité ?

Ce qui lui paraissait maintenant d’une évidence absolue, c’est que Saladin n’était pas le possesseur de l’aérostat comme il s’en était vanté, mais qu’il s’en était emparé d’une manière quelconque.

C’était un pirate de l’air, et s’étant mis de lui-même au ban des nations civilisées, il venait se réfugier dans l’armée barbare pour y être à l’abri du châtiment prévu.

Mais ce qui, chez de Melval, protestait plus haut que tout le reste, c’était la pensée que Christiane eût pu donner son amour à un pareil monstre.

— Elle m’approuve et elle m’attend, avait dit ce dernier.

C’était impossible : le misérable avait menti sur ce point comme sur les autres.

Le jeune officier la connaissait bien.

Qu’elle l’eût oublié, il le croyait ; qu’elle en eût aimé un autre, cela ne paraissait que trop certain, car il y avait la lettre, cette lettre maudite qu’il ne pouvait relire sans que son cœur s’arrêtât, cette lettre qu’il gardait comme un témoignage irréfutable pour le jour où, peut-être, il se dresserait devant elle.

Comment eût-il pu supposer que cette lettre lui était adressée à lui-même et que Saladin l’avait volée ?

Son esprit s’était égaré en mille suppositions c’était la seule qu’il n’eût pas faite.

Car il y avait lu cette phrase qui lui avait fait verser des larmes de sang :

« J’avais cru aimer autrefois : c’est aujourd’hui seulement que je sens la « puissance de mon amour pour vous »

Cette phrase maudite ne disait-elle pas assez qu’elle avait reconnu le vide de son premier amour, de celui dont l’officier avait emporté les serments si vite oubliés ; ne montrait-elle pas qu’une passion nouvelle s’était substituée à cet « amour de pensionnaire » comme l’avait appelé Saladin.

Il en était là de ses réflexions lorsqu’un sous-officier anglais s’arrêta à quelques pas de lui, le salua militairement et le nomma.

— Monsieur le capitaine de Melval ?

— C’est moi.

— M. le gouverneur vous prie de venir pour le conseil.

Il n’y songeait plus à ce conseil ; il ne songeait pas davantage au bombardement qui redoublait pourtant, car pendant cette conversation si passionnante pour lui, des débris de plaquage et des morceaux de pierre étaient tombés dans la casemate où les deux officiers s’étaient réfugiés.

De Melval serra la main de son nouvel ami.

— À ce soir, dit-il.

Puis il traversa la cour sans s’émouvoir des projectiles qui tombaient ; dans l’état d’esprit où il se trouvait il eût peut-être béni l’obus qui l’eût coupé en deux.

Le conseil était rassemblé dans une grande salle où avait lieu les réunions d’officiers, local analogue aux salles d’honneur des régiments français.

Derrière la table du conseil, une vaste carte murale montait jusqu’au cintre, représentant la Méditerranée, la mer Rouge, le golfe d’Aden et l’océan Indien jusqu’à l’île de Ceylan.

Les côtes en étaient dessinées couleur d’ocre pâle, faisant mieux ressortir le bleu cru de la mer et, comme des taches de sang jetées sur tout le parcours de ces vastes étendues, l’artiste avait mis en relief les possessions anglaises qui jalonnent la route des Indes : Gibraltar, Malte, Chypre, Suez, Souakim, Périm, Zeila, Aden.

À l’extrémité de cette ligne, l’Inde apparaissait avec ses proportions de continent.

En face de cette carte, sur un socle de velours, trônait le buste du roi d’Angleterre ; mais c’était le buste de commande dans lequel le statuaire avait voulu rendre avant tout la majesté royale, et personne n’eût reconnu dans cette figure, austère et grave, le facies tourmenté du viveur qu’avait été le prince de Galles.

Derrière une table recouverte d’un vaste tapis rouge à bordure jaune, le conseil était réuni ; il se composait de cinq officiers anglais, capitaines ou lieutenants, sanglés dans leur tunique écarlate, le sabre au côté, les gants blancs à la main, aussi soignés, aussi corrects que s’ils eussent été à la parade sur la place principale de Gibraltar.

À leur gauche était assis un homme d’un certain âge, en uniforme sombre : c’était le docteur qui assistait le conseil.

Sur la table, devant le président, le code de justice militaire anglais avait été ouvert d’avance à une page déterminée.

Seul le fauteuil de sir James Collington était encore vide ; il attendait de Melval dans son bureau.

— Vous allez, lui dit-il, rester derrière cette porte pendant l’interrogatoire ; je la laisse entr’ouverte pour que vous entendiez les réponses de l’accusé ; au besoin vous pourrez le voir sans qu’il soupçonne votre présence. Vous ne vous montrerez que quand je vous appellerai ; il est inutile de faire comparaître votre jeune compagne, à moins que son témoignage ne devienne nécessaire.

— Et vous, mon ami, dit-il à Hilarion qui, bizarrement vêtu d’une capote de guérite en drap gris, ne cessait de se frotter les mains à la pensée que « ce gueux de Zérouk allait faire une sacrée tête », vous allez rester près de votre officier et vous ne répondrez qu’à l’appel de votre nom.

Quelques instants après, de Melval entendait sir James dire d’une voix grave :

— Le conseil est au complet, la séance est ouverte ; que l’accusé soit introduit.

Le capitaine entre-bâilla la porte ; il voulait voir ; au moins, vis-à-vis de celui-là, il tenait sa vengeance, et il avait bien gagné de l’avoir entière, raffinée…

Et il pensa à l’autre, à ce Saladin traître aussi… Il se jura que de lui aussi, de lui surtout il se vengerait !

Zérouk entra, drapé dans son burnous encore humide ; il avait les mains et les pieds libres ; mais aussitôt qu’il fut entré dans la salle, quatre soldats armés, baïonnette au canon, l’entourèrent, lui faisant face.

Bien qu’il fût très maître de lui, il tressaillit ; on l’avait mandé chez le gouverneur, ce qui n’avait rien d’anormal, et il tombait au milieu d’une réunion qui avait des allures de tribunal.

Son regard surpris alla successivement des juges aux soldats qui l’entouraient, cherchant une figure connue, craignant de la rencontrer.

Deux autres factionnaires étaient venus se placer contre la porte.

Que signifiait toute cette mise en scène ?

Un profond silence, troublé seulement par le bruit des explosions qui redoublaient au dehors, avait accueilli le renégat.

Il sentit que tous les yeux étaient rivés sur lui : un danger était dans l’air ; il se raidit et parvint à donner à sa physionomie une expression de parfaite indifférence.

D’un coup d’œil circulaire il embrassa la salle ; il ne rencontra que des figures étrangères : aucun des officiers ou soldats qui étaient là ne pouvait le connaître ; il pouvait donc être tranquille.

Sir James se leva.

— Quel est votre nom ? demanda-t-il en anglais.

Zérouk ne répondit pas.

— Je vous demande votre nom, répéta d’une voix lente le commandant de Périm.

Pas de réponse : pour un homme aussi fort que Zérouk, c’était une première maladresse.

— Vous ne savez pas l’anglais ? réitéra le président.

Zérouk fit un signe de tête qui voulait dire : « Je ne comprends pas ».

Sir James se tut, puis au bout d’un instant il esquissa un sourire et se retournant vers les membres du conseil :

— Après tout, dit-il à haute voix, je ne sais pourquoi monsieur le secrétaire a fait comparaître cet homme devant nous : sa participation à l’insurrection n’est prouvée que par le costume qu’il porte, et comme nous n’avons pas d’interprète arabe, il sera jugé à Aden.

Et se tournant vers Zérouk :

— Vous pouvez vous retirer, lui dit-il, toujours en anglais, vous êtes libre, à la condition de ne pas quitter l’île.

Déjà le renégat avait fait un pas vers la porte ; il se ravisa, se mordit les lèvres, sentant qu’il venait de se trahir mais il était trop tard.

Le sourire de sir James s’était épanoui, satisfait.

— Vous savez l’anglais, dit-il, inutile de feindre plus longtemps.

— Ça prend toujours, murmura Hilarion derrière la porte : v’là un président qui la connaît dans les coins… ça me rappelle le docteur Huguet quand on voulait tirer une carotte : il nous faisait avaler une sacrée drogue qui…

— Veux-tu te taire ? fit de Melval en envoyant une bourrade à l’incorrigible blagueur.

— Eh bien ! oui, je sais l’anglais, et après ? dit Zérouk qui sembla prendre résolument son parti du résultat de sa maladresse, bien décidé à n’en pas commettre une seconde.

Après ? répondit sir James, vous allez le savoir : veuillez lire l’acte d’accusation.

Le plus jeune des membres du conseil se leva : c’était un tout jeune lieutenant, à la raie irréprochable, au monocle solidement ajusté.

Et à sa profonde stupeur, le renégat entendit « qu’il était, lui, Zérouk, chef « du service des poudres de l’armée révoltée, sujet anglais, de nom inconnu, « accusé d’avoir pris une part active et prépondérante à l’attaque nocturne qui « avait abouti à la destruction de quatorze navires de Sa Majesté le roi « d’Angleterre, empereur des Indes, crime de basse trahison puni de la peine « de mort ».

Un silence écrasant avait suivi cette lecture, et les soldats présents dans la salle avaient regardé avec stupeur l’homme sur qui pesait une charge aussi infamante qu’inattendue.

— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? reprit le colonel redevenant grave.

Le renégat avait pâli affreusement : qui donc avait pu le nommer, le désigner aussi clairement ? et de nouveau son regard fit rapidement le tour de la salle comme celui d’un fauve pris au piège.

— Ça te la coupe, mon vieux, fit derrière la porte l’incorrigible Hilarion.

Et Comme Zérouk ne répondait point :

— Docteur, dit le colonel Collington, voulez-vous examiner cet homme, et reconnaître s’il n’a pas quelque tatouage qui réponde de lui.

Zérouk devint blême : cette fois il se sentit perdu.

Il se laissa faire machinalement, ne se sentant plus de force à lutter contre la destinée ; il avait espéré échapper à la civilisation, et la civilisation le reprenait dans ses puissants engrenages.

Sa chemise fut écartée, et sur sa poitrine velue s’étala le mot Centaur, que coupaient deux sabres d’abordage placés en croix.

Vous avez servi dans la marine royale, reprit le colonel Centaur est le nom de votre bâtiment : ne niez pas ; c’est une habitude très répandue chez nos marins de conserver ainsi le souvenir de leur navire : donc vous avez servi, en quelle année ?… en quelle qualité ?… encore une fois, quel est votre vrai nom ?

— Vous persistez à ne point répondre ?

Cependant le médecin avait relevé la manche du bras droit et il allait passer au bras gauche, lorsqu’une contraction des muscles de Zérouk le mit en méfiance.

Il l’examina avec attention et ne vit rien sur le bras, mais il éprouva une résistance instinctive lorsqu’il voulut le soulever, et dirigé par ces contractions révélatrices, examina l’aisselle.

Sur cette partie du corps que les tatouages respectent généralement, un dessin à peine visible se détachait en bleu pâle sur la peau restée très blanche.

Le docteur assujettit ses lunettes pour mieux le déchiffrer et recula soudain.

— Qu’y a-t-il donc, docteur ? demanda le colonel. Avez-vous découvert un autre indice ?… le premier nous suffit à la rigueur.

Le médecin examina de nouveau l’empreinte qui venait de le frapper aussi vivement, regarda dans les yeux le pseudo-Arabe, puis raffermissant sa voix, il se tourna vers le tribunal :

— Monsieur le Président, dit-il, cet homme porte les lettres W F., surmontées d’une couronne fermée ; je connais la signification de ces initiales, ayant assisté comme expert au dernier procès des anarchistes de Londres. Elles signifient : Without fatherland (sans patrie).

Vous connaissez les sans-patrie, et leurs effroyables doctrines. Eh bien ! cet homme est leur chef.

La couronne fermée tatouée là est un signe de royauté : lui-même ne le niera pas.

Il est ce malfaiteur extraordinaire auquel on a imputé les explosions de Trafalgar square et de Westminster, les assassinats de Chatam, les noyades de Glasgow.

— Leur chef !… fit sir James Collington en se levant, leur chef ? Vous êtes Smith Elton !

À ce nom redouté qui avait rempli pendant plusieurs mois tant de colonnes dans la presse anglaise, une sorte de décharge électrique avait rempli la salle.

Ce malfaiteur qui avait échappé non seulement aux détectives anglais, mais à toutes les polices du continent, qui commandait à une véritable armée de criminels répartis sur toute la surface de l’Europe, cet audacieux qui avait fait graver la nuit au fronton du palais de Westminster : « Haine mortelle à la patrie anglaise ».

Cet être insaisissable qui avait rêvé un soulèvement général des peuples contre l’impôt du sang, et dont les « compagnons » avaient favorisé la fuite à travers la France et l’Espagne, il était là, devant un tribunal anglais.

Il était venu se faire prendre sur un territoire anglais, large comme la main, alors qu’autour de lui il avait l’espace, et que dans l’armée noire l’attendaient la gloire et les douceurs de la vengeance contre ces patries d’Europe qu’il haïssait toutes également.

Il y eut un nouveau silence.

Et Zérouk lui aussi se disait que c’était pour une femme qu’il avait risqué et perdu cette partie.

Une effroyable rage contre elle et contre celui qu’elle aimait jeta à son cerveau un afflux de sang : son visage s’empourpra ; ses yeux lancèrent des éclairs.

Puis une bouffée d’orgueil le grisa : il avait vu quel effet avait produit sur ces hommes le nom retentissant qu’il portait.

Il dédaigna de feindre plus longtemps, et se redressant il parla :

— Oui, dit-il les bras croisés, fièrement campé, la tête haute et le regard méprisant, oui, je suis Smith Elton…

Vous êtes les plus forts et vous allez me tuer : c’est la loi humaine.

Mais sachez que je ne vous crains pas, que je vous méprise, vous surtout soldats, séides exécrés d’une société maudite, représentants imbéciles de cette utopie séculaire, « la Patrie ».

La patrie, reprit-il, j’espérais bien en détruire jusqu’au nom parmi vous ; c’est au nom de la patrie que des barrières s’élèvent entre des peuples, que des tyrans ou des assemblées font massacrer des millions d’êtres humains ; c’est en son nom que les nations se ruinent en armements, au lieu d’alléger les misères et d’éteindre le paupérisme ; enfin, c’est au nom de la patrie que vous avez asservi ces noirs qui aujourd’hui se vengent.

Faites de moi ce que vous voudrez : une partie de mon œuvre est accomplie : je leur ai ouvert la route et vous ne les arrêterez plus !

Je leur lègue ma vengeance.

Qu’elle retombe en pluie de sang sur vous tous ; que l’Angleterre, l’exécrable despote des mers et des continents, que l’Angleterre, où j’ai eu le malheur de naître, meure de ma malédiction dernière.

Ses vaisseaux ne la sauveront pas : j’ai légué à deux de mes fidèles le secret de l’explosif qui vient d’abîmer votre flotte.

Ah ! vous ne riez plus, mes maitres !… je n’ai qu’un regret je ne verrai pas tout cela, mais vous le verrez, vous, et quand vous serez étouffés entre les sans-patrie de l’ancien monde et la barbarie que je vous amène, le fantôme de Smith Elton vous apparaîtra trépignant sur l’Angleterre agonisante.

Il s’était animé et sa voix tonitruait : il était à la fois superbe et hideux.

Nul ne songeait à l’interrompre, et Hilarion lui-même avait cessé de rire.

Quant à de Melval, il eut un frisson en pensant que sa Nedjma avait failli tomber entre les mains d’un pareil monstre.

Et il regretta de ne pas l’avoir abattu comme un chien enragé lorsqu’il l’avait tenu au bout de son revolver avant la destruction de la flotte, avant surtout qu’il eût confié à d’autres son redoutable secret.

Il venait d’entr’ouvrir la porte pour mieux voir, lorsque derrière lui un bruit sourd se produisit.

Il n’eut que le temps de se retourner : tout un pan de mur venait de s’effondrer à ses pieds sous les coups de bélier de plusieurs projectiles, et le bureau du colonel, éventré, s’emplit de fumée.

En même temps, de la pièce voisine, Nedjma affolée se précipitait vers l’officier et l’entourait de ses bras, plus charmante que jamais dans le costume semi-indien qu’elle avait drapé harmonieusement autour d’elle.

— Tu n’es pas blessé ? dit-elle.

— Non, fit-il en lui rendant son étreinte.

Un officier entra dans la salle du conseil.

— Mon colonel, dit-il, les vaisseaux turcs viennent de se rapprocher et mettent à l’eau des chaloupes.

— Un débarquement ? fit sir James.

— Oui, dans un quart d’heure ils seront ici… nous n’avons plus que deux pièces en état de répondre.

— Bien que la réserve se porte aux parapets ; qu’on mette devant les hommes des caisses pleines de cartouches et que le commandant Velings prenne toutes les dispositions convenues. Dites-lui que la séance du conseil va prendre fin et que je le rejoins.

Et il se leva calme et grave, les deux mains sur le tapis, se tourna vers les juges, recueillit leur avis qu’un seul mot exprima unanime

— Death ! « la mort ».

— Smith Elton, dit le colonel, vous êtes sujet anglais, et comme tel vous avez été jugé régulièrement par la justice de votre pays.

Elle vous condamne à mort !

Un sourire méprisant passa sur les lèvres du bandit.

L’exécution, reprit le colonel, va avoir lieu immédiatement sur le front sud ; le condamné aura les yeux bandés et sera fusillé dans le dos… qu’on l’attache !

Mais Zérouk n’écoutait plus.

À sa droite une porte venait de s’ouvrir et dans son encadrement il avait aperçu de Melval et Nedjma serrés l’un contre l’autre.

Un nouvel éboulement venait de se produire dans la pièce où tous deux se trouvaient, et instinctivement la jeune fille avait poussé la porte qui donnait issue dans la salle du conseil.

À sa vue, Zérouk fit un bond de jaguar.

Son regard s’abattit sur elle avec une fixité effrayante, tous ses muscles frémirent.

— Comment ! elle était là et il allait mourir la laissant entre les mains de ce rival heureux qu’il avait si souvent essayé de surprendre dans sa tente et guetté dans les bois.

Elle, cette adorable créature au souvenir de laquelle il s’était tordu solitaire sur sa couche, elle pour qui il allait mourir.

Et il la laisserait heureuse entre les bras de ce Français, cause première de sa perte.

Car il le devinait maintenant, de ce dernier seul avait pu venir la divulgation de sa nationalité.

La fureur décupla ses forces de deux coups de poing terribles en pleine figure il abattit les deux soldats qui s’interposaient entre lui et la porte au milieu de laquelle Nedjma, les yeux agrandis par l’épouvante, se serrait contre l’officier.

Hypnotisée par ce regard sauvage, elle entoura fiévreusement de Melval de ses deux bras, paralysant ses mouvements.

L’un des soldats, jetés à terre par cette soudaine et formidable attaque, avait laissé tomber son fusil qui rebondissait sur les dalles en faisant sauter la baïonnette.

Prompt comme la foudre, Zérouk se précipita, la saisit et muni de cette arme terrible il bondit en poussant un cri sauvage.

L’autre soldat se relevant essaya de l’arrêter ; d’un coup en plein cœur Zérouk le cloua au sol et reprit son élan.

Mais il n’atteignit pas la porte ; Hilarion exécutant un des exercices qui lui étaient familiers, s’était jeté au-devant de lui à quatre pattes, et rapide comme un chat avait saisi une de ses jambes.

Smith Elton trébucha et s’abattit.

Mais lorsque les officiers, sautant par-dessus la table, et les soldats de garde à la porte arrivèrent pour le saisir, il s’était déjà relevé, et envoyant dans la figure d’Hilarion un coup de pied qui le laissa sans mouvement, la mâchoire à demi-fracassée, il fit de son arme ensanglantée un moulinet effrayant.

Puis s’étant ouvert ainsi un passage vers le groupe qu’il visait, il bondit de nouveau.

Certes, il faisait bon marché de sa vie ; mais les tuer, lui et elle, avant de partir dans le néant, elle surtout pour qu’elle le suivit morte, l’ayant dédaigné vivante… se donner cette suprême joie de percer d’outre en outre cette admirable poitrine qu’il avait à peine effleurée la nuit précédente… cette pensée lui donna une force irrésistible.

Rien ne s’interposait plus entre lui et ses victimes.

Mais l’intervention d’Hilarion avait donné à l’officier le temps de se débarrasser de Nedjma.

Brusquement, brutalement même, de Melval l’avait rejetée derrière lui, et de la main restée libre avait retrouvé à sa ceinture le revolver que tout à l’heure son ordonnance lui avait rendu.

Cinq coups encore, avait dit le tirailleur.

Si le percuteur tombait par malheur sur la douille vide, il serait trop tard.

C’était une loterie dans laquelle il y avait un mauvais billet sur six.

En retrouvant dans sa main son arme favorite, de Melval sentit ses nerfs se détendre ; il étendit le bras.

Et quand il lâcha le coup, risquant s’il le manquait d’atteindre un de ceux qui étaient derrière, le roi des « sans patrie » n’était plus qu’à un mètre de lui, la baïonnette haute, les yeux fulgurants.

Nejdma poussa un cri, ferma les yeux.

Un autre cri rauque et terrifiant lui répondit.

Le front troué, Smith Elton venait de s’abattre aux pieds de l’officier français.

La scène tout entière n’avait pas duré dix secondes.

Le colonel s’avança vers de Melval, pendant que deux hommes emportaient Hilarion, toujours, évanoui.

Et lui serrant la main, plus ému qu’il ne voulait le paraître.

— Splendide ! fit-il, ah ! les officiers français ! quels hommes !… coup splendide en vérité ! merci, capitaine, sans vous les choses allaient mal.

Déjà de Melval avait repris son sourire.

— Mal, pour moi surtout, mon colonel ; je n’ai fait que défendre ma peau et aussi celle de cette enfant, dit-il, en allant déposer sur une chaise Nedjma que l’émotion avait brisée.

— Vous avez débarrassé la civilisation et en particulier l’Angleterre d’un de ses plus terribles ennemis, reprit le colonel ; vous avez frappé à la tête cet adieux parti, négation de l’honneur et du patriotisme : au nom de mon pays, je vous remercie.

Et de Melval dut subir les vigoureux « shake hands » de tous les témoins de cette scène, pendant que le soldat survivant, surpris le premier par l’attaque de Zérouk, regardait, hébété, le cadavre de son camarade étendu les bras en croix au milieu d’une mare de sang.

Le crépitement d’une fusillade nourrie rappela chacun au danger le plus menaçant.

Maintenant c’étaient les Turcs qui débarquaient sur l’île et allaient essayer d’emporter l’ouvrage de vive force.

— Tout le monde aux remparts ! s’écria le colonel en se précipitant au dehors.

 

Quand vint le soir, Périm tenait encore ; son héroïque garnison avait repoussé l’assaut de la journée ; mais à peine rembarqués les Turcs en avaient repris le bombardement acharné, et les remparts troués, les casemates effondrées, les batteries éteintes mettaient la forteresse à la merci d’un nouveau coup de main.

La salle du conseil où avait eu lieu la scène du matin n’était plus qu’un monceau de décombres, et la garnison, encore réduite et entassée dans un souterrain servant de poudrière, attendait avec anxiété l’arrivée des bateaux promis.

Le téléphonographe avait annoncé leur départ à trois heures, et la distance entre Périm et Aden étant de 90 milles anglais, ils devaient, d’après les calculs de sir James Collington, arriver vers 10 heures du soir.

Le feu des vaisseaux turcs avait cessé ; mais ils s’étaient rapprochés de l’ile, sentant que l’artillerie en était impuissante, et leurs feux apparaissaient à six cents mètres à peine au Sud, au Nord et à l’Ouest, formant un demi-cercle autour de la forteresse.

Seul, le petit bras de mer entre l’île et la côte d’Asie était libre, et sir James Collington avait eu soin de signaler cette particularité au gouverneur d’Aden.

Il était donc certain que les remorqueurs anglais prévenus raseraient la côte arabique et aborderaient par le front oriental.

Le restant du jour avait été employé à noyer les poudres, à jeter à la mer les culasses des pièces, à détruire enfin tout ce qu’on ne pouvait emporter.

Le colonel avait fait cadeau à de Melval d’un magnifique revolver et de deux cents cartouches.

— C’est le plus beau cadeau que vous puissiez me faire, dit l’officier, car ma provision de cartouches tirait à sa fin, et il m’était bien impossible de m’en procurer d’autres ; dans fort peu de temps donc mon pauvre revolver, un prix de tir du camp de Châlons, fût devenu inutile.

— Et c’eût été dommage, reprit le colonel, car c’est une rude arme dans votre main.

Tous les feux avaient été éteints, et sur les débris du parapet les vigies veillaient, prêtes à signaler les bâtiments.

Dans l’ombre d’un bastion, trois ombres causaient à voix basse.

— Ma Nedjma, je t’en prie, disait de Melval, obéis-moi, écoute-moi, profite de cette occasion unique puisque tu seras accompagnée et protégée ; mon ami, un Français comme moi, un officier comme moi, te conduira chez les miens où tu m’attendras.

– Non, non, mille fois non, répéta Nedjma ; où tu iras, j’irai, où tu restes, je reste ; pourquoi ne viens-tu pas, toi ?

— Ma parole ! Nedjma, tu le sais bien.

— Ta parole ! toujours !

— Oui, à la pensée qu’en ce moment, Omar ne me voyant pas, se figure que je l’ai violée, que j’ai profité de cette traversée pour me dérober, à cette pensée qui me pèse lourdement, j’éprouve un malaise indéfinissable : je voudrais être déjà de retour à son camp et lui dire : me voilà.

— Eh bien ! tu lui diras nous voilà, car je ne te quitterai point.

Et tendrement elle entoura son cou de ses deux bras nus.

— Que ta volonté soit faite, ma petite étoile !

— Et d’ailleurs, reprit-elle joyeusement, voilà déjà un ennemi de moins, ce vilain Zérouk ; Dieu que ses yeux m’ont fait peur… où est-il maintenant ?

— Il est sans doute resté à la place où il est tombé.

— Dans la grande pièce, là, tout près ?

— Oui, il doit être enseveli sous les décombres ; pourquoi toutes ces questions ?

— Il est bien mort, n’est-ce pas ?

— Pour cela, oui, sois sans crainte, j’ai eu la curiosité de m’en assurer ; mais encore une fois pourquoi ces questions ?

— Pour être bien sûre moi-même qu’il n’est plus à craindre.

Elle s’interrompit ; un bourdonnement se faisait entendre dans les casemates où la garnison s’était réfugiée.

Les bateaux anglais venaient d’être signalés et une grande hâte d’embarquer avait pris tout le monde.

Il semblait qu’on quittât une maison en flammes.

— Nous reverrons-nous jamais ? dit à de Melval le lieutenant de vaisseau, je veux l’espérer et vous vous rappellerez, n’est-ce pas, que vous avez en moi un ami, un ami vrai.

— Merci, merci, répondit de Melval, s’emparant de la main qui lui était tendue et la conservant dans la sienne, je vais vous accompagner jusqu’à bord.

Un combat violent se livrait dans l’âme du jeune officier.

Après l’assaut il avait rapidement écrit plusieurs lettres dont il voulait charger Pol Kardec et dans lesquelles il assurait aux siens qu’il reviendrait.

Puis il en avait écrit une dernière, celle-là adressée à Christiane.

Voici ce qu’elle disait :

« Mademoiselle,

« Que se passera-t-il dans votre cœur quand vous apprendrez que je vis, et qu’un hasard a fait tomber entre mes mains le secret de votre oubli pour moi et de votre nouvel amour pour un autre.

« Et quel autre ? un misérable, un traître à son pays, un homme qu’autrefois vous estimiez peu et qu’aujourd’hui vous mépriseriez ?

« Par quel philtre vous a-t-il donc ensorcelée ?

« Malgré moi j’essaie encore de ne pas me rendre à l’évidence je voudrais me dire que j’ai eu un cauchemar ; mais votre lettre est là, sous mes yeux, et on n’imite pas votre écriture, cette écriture fine et très penchée, dans laquelle j’avais cru lire autrefois la suprême distinction et l’idéale douceur.

« Dix fois j’ai comparé cette lettre aux autres, à celles du beau temps où je croyais en vous, et il n’y a pas de doute possible ; c’est bien vous qui avez écrit à ce misérable Saladin « J’avais cru aimer autrefois… c’est aujourd’hui « seulement que je sens la puissance de mon amour pour vous. »

« Oh ! Christiane ! est-ce vous qui avez écrit cette phrase qui a brisé en moi tout bonheur et tout espoir ? est-ce vous, en qui j’avais mis toute ma foi, vous qui avez si vite envoyé rouler dans les profondeurs de l’oubli le tendre passé et le triste absent ?

« Je ne m’attarderai pas à vous rappeler à vos serments violés ; tout est fini entre nous, et à l’heure où je vous écris, j’ai repris moi-même ma liberté.

« Mais je veux, vous entendez bien, je veux, j’exige que vous repoussiez le méprisable traître qui a osé aspirer jusqu’à vous.

« Il a prétendu que vous connaissiez ses desseins, que vous les approuviez !

« Cela, je ne l’ai pas cru.

« Et quand vous aurez appris de ma bouche, car je suis sur le chemin du retour, entre quelles mains vous avez placé votre nouvelle affection, vous frémirez…

« Peut-être alors regretterez-vous d’avoir anéanti aussi vite un bonheur que la mort avait renoncé à briser.

« Léon de Melval,
« Prisonnier sur parole au camp du Sultan
(Île de Périm).
 

Cette lettre, il avait été tenté dix fois de l’arracher.

Pourquoi lui écrire ? que lui importait cette femme, maintenant ?

Pourquoi ce regret vers l’irréparable ?

Ne valait-il pas mieux lui laisser croire qu’il n’avait pas eu une pensée pour elle ?

Il essayait de se représenter la scène, le jour où elle apprendrait son miraculeux sauvetage et où elle rencontrerait quelque part Pol Kardec.

Il l’entendait, interrogeant d’une voix tremblante :

— Vous avez rencontré là-bas M. de Melval, je crois, prisonnier des musulmans ?

— Oui, mademoiselle ; il m’a même chargé de lettres pour ses parents, pour ses amis, et je me suis acquitté de toutes ses commissions.

— Je l’ai beaucoup connu, il ne vous a pas parlé de moi ?

— Non, mademoiselle.

— Que penserait-elle alors ? elle souffrirait… oh ! oui, elle souffrirait, il le sentait bien.

Comme il serait bon de la faire souffrir après ce qu’il avait enduré, lui !

Mais il se dit :

« Je veux qu’elle sache que je connais la vérité et que je lui défends de penser à ce misérable. »

Et cette pensée le décida.

L’embarquement des hommes de troupe était presque terminé ; les officiers avaient quitté le fort les derniers, comme il est de règle à bord d’un navire qui coule.

— Tenez, mon ami, dit de Melval à l’officier de marine, voici encore une lettre ; j’ai beaucoup hésité à vous la remettre, mais je m’y suis décidé au dernier moment. Elle est pour la fille de M. Fortier, l’ingénieur du Transsaharien dont vous parliez ce matin.

— Mlle Fortier ! une bien jolie jeune fille ; elle éclipsait toutes les autres au bal d’Alger ! Je m’en souviens à merveille… Faut-il que cette lettre passe par les mains paternelles d’abord ?

— Non pas… elle est pour elle seule !

— J’ai compris ; vous savez bien que le moindre de vos désirs est sacré pour moi.

L’embarquement s’achevait au milieu du plus profond silence.

Nedjma venait de revenir ; elle avait pris le bras du jeune officier, comme si elle eût craint qu’au dernier moment on ne vint le lui enlever.

Elle ne songea pas un instant à le prier de partir avec elle, non pas qu’elle connût la valeur de la parole d’honneur, mais il avait déclaré qu’il devait rester et elle n’en demandait pas davantage pourvu qu’il la gardât.

— J’ai le cœur serré, murmura Pol Kardec.

Il ouvrit les bras, de Melval s’y jeta avec effusion.

Deux grosses larmes roulèrent dans ses yeux.

Non, il n’avait pas oublié Christiane ; car à cette heure et sans qu’il osât se l’avouer, c’était à elle, à elle seule qu’allait sa pensée.

— Capitaine, dit à son tour le colonel Collington, à qui l’officier avait fait part dans la journée de sa décision, ce que vous faites là est beau et grand : respecter sa parole d’honneur dans une guerre entre peuples civilisés, c’est faire son devoir, rien de plus. La tenir vis-à-vis de barbares comme ceux-là, c’est être héroïque. Je vous admire, et si Dieu vous sauve, rappelez-vous que vous honorerez grandement ma maison en venant me voir en Irlande, à Limerick, où j’espère bientôt me retirer.

Après lui mistress Collington embrassa Nedjma, et plusieurs officiers, au courant de la situation, vinrent adresser aux deux jeunes gens un muet adieu. On eût dit un défilé de parents devant une tombe ouverte.

L’embarquement n’avait pas duré plus d’une heure. Il s’était effectué dans une telle obscurité que les navires turcs n’avaient pu s’en douter.

Il était temps d’ailleurs qu’il se terminât, car il fallait que les embarcations fussent hors de vue avant la pointe du jour.

Debout sur un rocher à fleur d’eau, de Melval les vit s’éloigner, et quand elles eurent disparu dans la nuit, une larme jaillit de ses yeux.

Il ressemblait à ce prisonnier qui, après de longs mois de réclusion douloureuse, a obtenu par exception de regarder quelques heures par une fenêtre la vie bruyante et joyeuse de l’extérieur.

Il avait regardé, il s’était souvenu, et maintenant la fenêtre se refermait.

Il retombait dans sa morne solitude pour combien de temps ?

— Lioune, fit auprès de lui la voix douce de Nedjma… je suis là, moi !

On eût dit qu’elle lisait au fond de son âme. Toujours aux heures tristes il la retrouvait fidèle à ses côtés.

Comment ne l’aurait-il pas aimée ?

Et pourtant il venait d’en faire l’épreuve, le souvenir de Christiane était toujours là impérieux, cuisant, ineffaçable.

Il emporta la jeune fille pour passer avec elle, à l’abri, les quelques heures qui le séparaient du jour. Il avait hâte, d’ailleurs, de retrouver le pauvre Hilarion qu’il avait laissé étendu dans une des rares casemates encore debout, très éprouvé par le violent coup de pied qu’il avait reçu.

Sa mâchoire inférieure disparaissait au milieu des bandages dont le docteur de Périm avait entouré sa tête ; il avait craché six dents, et une abondante hémorragie l’avait sérieusement affaibli.

Mais en revoyant son capitaine, son esprit gouailleur reprit le dessus, et comme ce dernier le remerciait encore des deux preuves de dévouement qu’il venait de lui donner :

— Pas la peine, allez, mon capitaine, de me remercier, dit-il d’une voix mal articulée : seulement quand nous arriverons dans un pays ousqu’il y aura un bon dentiste, vous m’achèterez un râtelier.

Il n’y avait plus qu’à attendre l’arrivée des Turcs. De Melval et Hilarion avaient soigneusement dépouillé, dans leur costume, tout ce qui pouvait les faire prendre pour des soldats anglais.

Ils n’avaient rien à craindre des futurs maîtres de Périm ; connaissant leur langue, ils leur demanderaient comme unique faveur d’être reconduits sur la cote d’Asie et de regagner le camp du Sultan.

Nedjma était redevenue aussi joyeuse que si elle n’eût pas éprouvé depuis vingt-quatre heures les émotions les plus extraordinaires.

— Tiens, dit-elle, regarde ce que j’ai trouvé.

Elle lui montrait un morceau de gris-gris suspendu à une lanière de cuir jaune.

— Qu’est-ce cela ? fit de Melval.

— Quelque chose de précieux, de très précieux : un fétiche que tous les gens de Mounza salueront bien bas, bien bas.

— Et où as-tu trouvé cela ?

— À côté de ce Zérouk ; je l’avais remarqué près de lui quand nous l’avons laissé là… alors, malgré ma peur, je suis retournée le chercher, parce que, vois-tu, je veux que tu le portes. Quand tu l’auras, jamais un Monbouttou n’osera te toucher, crois-moi.

— Tu connais donc cela ?

— Oui, je sais que ce Mounza en a un semblable et qu’il n’y a que lui.

— Alors c’est lui qui a dû en faire cadeau à ce Zérouk pour lui donner tout pouvoir sur nous. Eh bien, ma petite Nedjma, tu vas le mettre à ton cou : moi je n’ai pas besoin d’être préservé, j’ai ce petit outil-là, et il montrait son revolver, tandis que toi tu peux en avoir besoin.

Et la jeune fille avait passé l’amulette à son cou.

 

Cinq jours après, de Melval et Nedjma rentraient au camp de la Garde noire.

Le quartier général avait été transporté à Moka.

Rien ne pourrait rendre l’effusion avec laquelle Zahner se jeta dans les bras de son capitaine, qu’il avait cru perdu. La joie d’Omar ne fut pas moins vive et, après avoir serré vigoureusement la main de son camarade de promotion, il le conduisit aussitôt près du Sultan.

— Mon père, tu as fait un jugement téméraire, dit-il. Un officier français ne manque pas à sa parole : voilà de Melval !

— Je vous fais amende honorable, jeune homme, dit Abd-ul-M’hamed, dont la figure sévère s’éclaira d’une lueur bienveillante. J’avais craint, en effet, que cédant à la tentation… Notre chef du service des poudres m’a bien l’air, lui, d’avoir pris la clef des champs : depuis le passage, personne ne l’a revu.

— Il fabrique probablement de la poudre… d’escampette, fit le jeune prince, pour qui la langue française n’avait pas de secrets.

— Nous essaierons de nous passer de lui. Aujourd’hui le plus fort est fait, dit le Sultan.

— Je ne te demande pas si tu t’en passeras avec plaisir, dit Omar au capitaine qui ne disait mot ; ce gaillard-là aurait fini par te jouer un mauvais tour. Maintenant laisse-moi t’annoncer une nouvelle qui te réjouira.

— Laquelle ?

— J’ai profité de ton absence pour obtenir de mon père la promesse que, si tu revenais, il vous rendrait, à tous les quatre, la liberté à Constantinople. Comprends-tu ?

— Est-ce possible ? fit de Melval dont la figure s’illumina.

— Non seulement possible, mais certain. Te voilà revenu, et comme mon père…

— N’a qu’une parole, lui aussi, acheva le Sultan, vous serez libres le jour où je rentrerai dans ma capitale.