Aller au contenu

L’ombre du beffroi/17

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (17p. 27-29).

CHAPITRE V

LE RÉCIT DE DOLORES


Deux jours après le bal de Mme de Bienencour, Gaétan alla faire une longue promenade à pied. La vie sédentaire ne lui allait guère, habitué qu’il était aux longs cheminements. Il prit donc une des rues de la ville, aboutissant à la banlieue, et il se mit à marcher à grands pas. Le temps était splendide ; une de ces belles journées d’hiver, où le soleil réjouissant semble consteller de diamants la blanche neige.

Soudain, Gaétan ralentit le pas, car il venait d’apercevoir deux jeunes gens, qui marchaient, en sens inverse, et il les reconnut, de loin : c’étaient Dolorès Lecoupret et Gaston Archer.

— Tiens ! M. de Bienencour ! s’exclama Dolorès, quand ils se furent rejoints tous trois.

— Bonjour, Mlle Lecoupret ! dit Gaétan. Comment vous portez-vous ? Vous n’êtes pas trop fatiguée, après le bal de tante Paule ? Comment va, Archer ? ajouta-t-il, en s’adressant à Gaston.

— Je ne suis pas fatiguée du tout, répondit Dolorès. Je disais à M. Archer, tout à l’heure, que je voudrais qu’il y eut un bal tous les soirs !

Gaétan et Gaston sourirent, puis, tous trois reprirent le chemin de la ville.

— Vous en seriez vite lasse, Mlle Lecoupret, dit Gaston, répondant à la remarque que Dolorès venait de faire, à propos de bals.

— Dans tous les cas, je n’ai ressenti aucune fatigue, après le bal de Mme de Bienencour, et jamais je ne me suis tant amusée de ma vie ! s’écria Dolorès. Marcelle, que j’ai vue, encore ce matin, est, elle aussi, enchantée d’avoir fait son début. Chère Marcelle ! ajouta-t-elle. Combien je suis peinée à la pensée qu’elle va partir, si tôt !

Mlle Fauvet est donc toujours résolue de retourner dans le nord d’Ontario, avant la fin de la saison mondaine ?

— Oui, hélas, M. de Bienencour ! Elle part mercredi prochain.

— Son cœur est dans le nord ; elle me l’a dit, répondit Gaétan, en souriant.

— C’est très beau aussi, le Beffroi et ses environs. L’été, on se promène sur la Rivière des Songes. L’hiver… Eh ! bien, je ne sais pas si j’aimerais ces régions, l’hiver… Mais Marcelle et son père font de longues excursions en raquette, ils patinent sur la Rivière des Songes, ils se promènent en carriole, et le reste, dit Dolorès.

— Ah ! À propos ! J’ai maladroitement parlé du Tunnel du Requiem, au bal, et Mlle Fauvet…

— Pour une raison ou pour une autre, M. de Bienencour, ce tunnel, auquel vous avez donné un nom si approprié, ce tunnel, dis-je, il ne faut pas en faire mention devant Marcelle.

— Combien je regrette ma maladresse alors, Mlle Lecoupret ! J’espère que votre amie ne m’en gardera pas rancune ?

— Vous en garder rancune ! Marcelle !… Vous ne pouviez pas savoir… et, d’ailleurs, Marcelle est trop bonne, trop douce, pour en vouloir à qui que ce soit au monde, répondit Dolorès. Moi-même, je ne sais pas ce qui s’est passé au Tunnel du Requiem ; je sais seulement que Marcelle a dû y voir quelque chose qui l’a beaucoup effrayée et énervée ; voilà tout… C’était un jour que M. Fauvet avait quitté le Beffroi, avec son domestique V. P., pour se rendre chez M. Le Briel, son plus proche voisin, nous laissant, Marcelle et moi, avec trois domestiques : Rose, Mme Emmanuel et Cyp, le neveu de V. P. M. Le Briel…

— Pas Raymond Le Briel ! s’écria Gaston Archer.

— M. Le Briel, son prénom c’est Raymond, répondit Dolorès. Le connaissez-vous, M. Archer ?

— Si je le connais ! Certes oui, je le connais, et de Bienencour le connaît bien, lui aussi.

— Un excellent garçon Raymond Le Briel ! fit Gaétan. N’est-il pas en très bons termes avec M. et Mlle Fauvet ?

— M. Le Briel a donné à Marcelle et à son père plus d’une preuve de son amitié et de son dévouement, M. de Bienencour. Sa résidence, l’Eden, est la propriété la plus rapprochée du Beffroi ; elle n’en est qu’à cinq milles.

— Mais, pardon, Mlle Lecoupret, fit Gaston ; je vous ai interrompue, tout à l’heure.

— Oh ! Ça ne fait rien, répondit simplement Dolorès. Cette simplicité si douce fut très admirée par Gaston… Il l’aimait déjà, depuis la première fois qu’il l’avait aperçue, l’avant-veille. Je disais donc que Marcelle et moi, nous étions seules au Beffroi, avec trois des domestiques. Après le repas du midi, Marcelle me proposa d’aller faire une petite promenade dans la forêt. Je savais à quoi m’en tenir sur les « petites » promenades de mon amie, et je ne me sentis pas le courage de l’accompagner. Installée confortablement dans un hamac, je préférais cela de beaucoup à courir les bois.

— Paresseuse va ! s’écria Marcelle, en riant. Eh ! bien, j’irai seule. Au revoir !

— Emmènes-tu Rose ? lui demandai-je.

Marcelle fit une petite moue et répondit ;

— Non, je n’emmènerai pas Rose, Dolorès. Cette pauvre fille est toujours fatiguée et à bout d’haleine ; je préfère me passer d’elle. Mousse m’accompagnera. Mousse, M. de Bienencour, c’est un magnifique chien collie que Marcelle a reçu en cadeau de son parrain M. de Lafeuillée.

— Ne t’aventure pas trop loin, dis-je à Marcelle. Tu sais que ton père n’aime pas que tu t’éloignes trop du Beffroi !

M. Fauvet, sans vouloir priver Marcelle de faire des excursions aux environs, était toujours inquiet quand sa fille s’absentait. Certes, celle-ci n’aurait jamais même été tentée, de désobéir à son père ; mais, elle aime tant la nature agreste, qu’elle prolonge parfois ses promenades, sans s’en apercevoir.

Eh ! bien, reprit Dolorès, après le départ de mon amie, je me mis à lire et, finalement, je m’endormis…

Quand je m’éveillai, la cloche, dans le beffroi, sonnait cinq heures ; je fus donc, à la fois, étonnée et inquiète, en constatant que Marcelle n’était pas encore de retour. Je craignais que M. Fauvet revint au Beffroi avant elle ; quelle aurait été son inquiétude alors ! Car, vous le pensez bien, Messieurs, M. Fauvet adore sa fille ; elle est son seul et son plus précieux trésor en ce monde.

Soudain, j’entendis aboyer Mousse, et presqu’aussitôt parut mon amie. Je lui fis un signe, de la main, auquel elle répondit ; mais, quand elle fut tout près de moi, je vis qu’elle était très pâle, et qu’elle avait pleuré ; de plus, je lus, dans ses yeux, une expression de… frayeur, je crois.

— Enfin, te voilà ! lui dis-je.

— Père est-il de retour, Dolorès ?

— Pas encore… As-tu fait une belle promenade ?

Pour toute réponse, Marcelle se laissa tomber sur un banc et éclata en sanglots.

— Qu’y a-t-il, Marcelle ? m’écriai-je. Tu as dû t’aventurer trop loin, et tu es fatiguée.

— C’est vrai, Dolorès, sanglota-t-elle, je me suis, en effet, aventurée trop loin. Sans le vouloir, j’ai désobéi à petit père et… j’en ai été punie.

Je n’en sus pas plus long, car nous entendions le roulement d’une voiture sur la route.

— Voilà M. Fauvet ! m’écriai-je. Tu ferais mieux de monter à ta chambre et d’effacer les traces de tes larmes, Marcelle.

— Oui, répondit mon amie.

Lorsqu’elle revint sur la terrasse, quoiqu’elle fut pâle encore, personne n’eut pu deviner qu’elle avait pleuré. Mais, au dîner, elle mangea à peine, et durant la veillée, je vis souvent ses yeux devenir humides de larmes.

À l’heure habituelle, nous nous couchâmes, et bientôt, tout dormait, au Beffroi ; mais, au milieu de la nuit, je m’éveillai et j’écoutai… Marcelle parlait et se plaignait, et je compris qu’elle avait le cauchemar. À la hâte, je me levai et me rendis à la chambre de mon amie, qui faisait suite à la mienne.

Oui, Marcelle rêvait, et elle sanglotait, dans son rêve…

— Le tunnel ! Le tunnel ! disait-elle. Oh ! Quel endroit épouvantable ! Le train ! Voici le train ! Il vient si rapidement !… Que faire, mon Dieu, que faire ?… Ô ciel, que c’est affreux !

Bien vite, je l’éveillai, puis je lui demandai de me dire ce qui l’avait tant effrayée, durant sa promenade dans la forêt.

— Tu parlais d’un tunnel, lui dis-je, puis d’un train, qui venait rapidement… Dis-moi, Marcelle…

— Dolorès, interrompit-elle, je te prie de ne jamais mentionner le tunnel ; ça m’énerve horriblement, et père… Tiens, mon amie, si tu le veux bien, il ne sera plus question de ma promenade d’hier, dans la forêt. Je… Je… et elle fondit en larmes, pauvre Marcelle.

Voilà tout ce que je sais, à propos du Tunnel du Requiem, M. de Bienencour. C’est un sujet tabou entre Marcelle et moi, acheva Dolorès, en souriant.

— Je m’en souviendrai ! dit Gaétan, souriant à son tour. Ah ! voilà déjà la ville, et voici la rue où j’ai affaire, ajouta-t-il, désireux de quitter Dolorès et Gaston, car il craignait d’être de trop.

— Nous nous reverrons chez M. et Mlle Fauvet, dimanche, c’est-à-dire après demain, n’est-ce pas, M. de Bienencour ?

— Certainement ! répondit Gaétan. N’oublie pas que je t’attends, ce soir, Archer, ajouta-t-il. Au revoir, Mlle Lecoupret !

Tout en cheminant, Gaétan repassait dans sa mémoire le récit que Dolorès venait de lui faire, et, plus que jamais, il était résolu d’attendre qu’il eut connu Marcelle plus intimement, pour aborder le sujet du tunnel. Un jour… plus tard, ils en causeraient ensemble ; car Gaétan espérait bien que leur connaissance, à tous deux, n’en resterait pas où elle en était alors. Il aimait Marcelle et, si Iris Claudier avait menti, en affirmant que la filleule de Mme de Bienencour était fiancée avec Raymond Le Briel, il essayerait de se faire aimer. Quelle femme exquise elle ferait ! Il serait heureux, vraiment, celui qui parviendrait à toucher le cœur de cette douce et admirable enfant !

De retour aux Terrasses, Gaétan rencontra Iris Claudier dans le corridor ; il la salua gravement et silencieusement, ce qui fit que la jeune fille porta la main à son cœur, et une expression de réelle douleur se peignit sur son visage. Ah ! combien elle regrettait d’avoir parlé de Marcelle comme elle l’avait fait, le soir du bal ! Gaétan ne lui pardonnerait jamais !

Mais, nous nous occuperons, plus tard, de la secrétaire de Mme de Bienencour.

Deux jours se sont écoulés, depuis les événements racontés plus haut, et quand nous retrouvons ceux qui nous intéressent, ils s’acheminent tous, quoique séparément, vers l’hôtel L…, pour le thé, auquel ils avaient été invités, par Henri Fauvet.