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L’ombre du beffroi/31

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Édouard Garand (17p. 50-52).

CHAPITRE IX

L’OMBRE GIGANTESQUE


Raymond Le Briel était de retour de son voyage.

Après avoir soupé, il se disposa à aller faire une longue promenade à pied, à travers bois. Il partit donc. Tout à ses pensées (pensées sombres) il ne s’aperçut pas de deux choses : la première, qu’il avait déjà parcouru une longue distance, la seconde, qu’il était suivi. Une ombre gigantesque marchait presque sur ses talons, ralentissant le pas quand le jeune homme ralentissait le sien, accélérant le pas quand Raymond accélérait le sien.

Nous le répétons, Raymond se livrait à de sombres réflexions. Pendant qu’il était à Montréal, durant le voyage qu’il venait de faire, et qu’il dînait à son hôtel, une conversation entre trois voisins de table, qu’il avait entendue, lui avait ouvert les yeux et lui avait fait comprendre bien des choses.

— Mon cher, disait un jeune homme, pour cette partie de chasse et de pêche, pourquoi n’invitons-nous pas de Bienencour ?

— Parce que de Bienencour n’est pas à Québec, par le temps qui court ; il est dans le nord d’Ontario, dans le district du Nipissingue.

— Ah ! En tournée d’inspection, d’excavations, que sais-je ?

— Non. Pas cette fois : Gaétan de Bienencour est allé rendre visite à sa fiancée, qui demeure dans le nord… Une demoiselle Fauvet, je crois.

Raymond n’en entendit pas d’avantage ; il en avait entendu assez pour lui briser le cœur, lui semblait-il.

Tandis qu’il faisait sa promenade solitaire, ce soir, il pensait à Marcelle, si belle, si gentille, si douce, si charmante… Comme il l’aimait ! Il l’avait aimée, en l’apercevant pour la première fois… Et elle était perdue pour lui… Elle aimait Gaétan de Bienencour… Eh ! bien, lui, Raymond, il n’avait qu’à se retirer et céder le pas à un autre… Ce serait dur, très dur ; si dur, qu’il sentit son cœur se contracter. Il s’était proposé de demander Marcelle en mariage à son père, pendant son séjour au Beffroi… Irait-il, quand même, rejoindre les invités des Fauvet maintenant ?… Eh ! bien, oui ; il n’allait pas poser en martyr n’est-ce pas ?

— Allons ! se dit-il soudain. Au train dont je vais, je serai bientôt rendu au Beffroi, et ce n’est certainement pas mon intention d’y aller ce soir… C’est qu’il fait déjà noir ; je vais retourner chez moi… Quel endroit sauvage ! reprit-il, ayant jeté un regard autour de lui. Pas un arbre ! Pas un brin d’herbe même ; seulement d’arides rochers. Je suis plus loin de l’Eden que je ne le soupçonnais ! Retournons !

Raymond fit volte-face, et aussitôt, une exclamation jaillit de sa poitrine. L’ombre, qui le suivait depuis si longtemps, sans qu’il s’en doutât, se dressait devant lui, tout près, à le toucher ; c’était un ours de taille gigantesque… et notre jeune ami n’avait aucune arme pour se défendre, pas même un bâton à sa disposition.

L’ours s’approchait toujours, en dandinant sa grosse tête ; sûr de sa proie, il ne se pressait nullement.

Qu’allait faire Raymond Le Briel ?… Se Sauver ? Courir ? Il prévoyait le résultat ; l’ours, en quelques bonds, serait sur lui.

Mais voilà que l’énorme bête, lasse d’attendre, fond sur Raymond, et celui-ci se compte aussitôt perdu… Déjà, il sent sur ses épaules, les terribles griffes de l’ours… C’est fini !…

Soudain, un coup de feu retentit et l’ours, frappé au cœur, tombe sur le sol.

Qui donc avait tiré ce coup qui lui avait sauvé la vie ?… Il s’était cru seul, bien seul, pourtant, dans cette solitude, en présence du monstre qui allait le dévorer…

À la course, il se dirigea vers l’endroit où il apercevait encore la fumée produite par la poudre du revolver qui venait d’être tiré, et aussitôt, une exclamation de surprise s’échappa de sa poitrine :

Mlle Fauvet ! Ô ciel ! C’est Mlle Fauvet !… Comment vous exprimer ma reconnaissance ?… Jamais je n’oublierai !… Raymond Le Briel n’oublie jamais… Mais, que faites-vous ici, si loin du Beffroi, Mlle Fauvet ?

— Vous vous trompez, M. Le Briel, répondit-elle ; nous ne sommes qu’à une courte distance du Beffroi. Écoutez !

À ce moment, dix coups de cloche retentirent.

— Dix heures qui sonnent dans le clocher du Beffroi ! Adieu, M. Le Briel. Bonne nuit !

— Je ne puis pas vous laisser partir ainsi, Mlle Fauvet ! Permettez-moi d’aller vous reconduire… J’expliquerai à votre père…

— M. Le Briel, dit la jeune fille, si vraiment vous croyez me devoir de la reconnaissance, vous ne sauriez me la prouver mieux qu’en ne mentionnant cet incident ni à mon père, ni à personne, au Beffroi.

— Il sera fait ainsi que vous le désirez, répondit Raymond, en s’inclinant devant celle qui venait de lui sauver la vie.

— Même quand nous serons seuls, vous et moi, reprit-elle, je désire qu’il ne soit jamais question de ce qui vient de se passer. Est-ce promis ?

— C’est promis… Vous m’avez sauvé la vie… Sans arme pour me défendre, c’en était fait de moi… Ô ange bien-aimé ! s’écria le jeune homme.

— Bonne nuit, M. Le Briel !

Elle lui tendit la main, qu’il prit entre les siennes.

— Merci ! Merci, belle Étoile du Nord ! dit-il. Que je vous aime, mon Dieu !

Cédant au sentiment qu’il éprouvait, à la pensée qu’il la perdait pour toujours, il étreignit la jeune fille sur son cœur, puis, se penchant, lui donna un baiser. Un instant, un seul, elle se laissa aller dans ses bras, puis, se dégageant, elle partit, comme un trait, dans la direction du Beffroi.

Resté seul, Raymond s’assit sur un rocher. Il était pâle comme la mort, mais une expression d’étonnement et d’ineffable joie se peignait sur ses traits.

— Ciel ! se dit-il. Peut-être que je suis un parfait idiot, mais je crois… non, je suis certain qu’elle n’a pas repoussé mes caresses, mon baiser !… Marcelle ! Marcelle !… Que je souffre de tant l’aimer !… Et je la reverrai demain ; que Dieu en soit béni !

Il était cinq heures de l’après-midi, le lendemain, quand Raymond arriva au Beffroi, et le premier visage qu’il aperçut, ce fut celui de Marcelle. Appuyée sur une clôture, elle causait avec Gaétan de Bienencour.

M. Le Briel ! s’écria-t-elle. Enfin ! Vous voilà de retour !

Aucune trace d’émotion, excepté celle du plaisir de la revoir, ne se lisait sur les traits de la jeune fille, et, s’il faut tout dire, Raymond en fut fort déçu. Il l’avait tant adorée, la veille, lorsque, légèrement émue, peut-être, elle n’avait pas repoussé ses caresses !

— J’espère que je vous retrouve en excellente santé, Mlle Fauvet ? fit-il d’une voix qui tremblait un peu.

— Merci, je me porte à merveille, répondit-elle. M. Le Briel, ajouta-t-elle, je vous présente M. de Biennencour. M. de Bienencour, M. Le Briel.

— Le Briel ! Nous sommes de vieilles connaissances M. Le Briel et moi, Mlle Marcelle. Je vous l’ai dit, je crois ?

Henri Fauvet s’approchait, accompagné de Mme de Bienencour.

— Le Briel ! s’écria-t-il. Vous êtes le bienvenu.

— Merci, M. Fauvet, répondit Raymond.

Mme de Bienencour, reprit Henri Fauvet, je vous présente M. Le Briel, notre voisin et ami. M. Le Briel, Mme de Bienencour, la marraine de ma fille.

Mme de Bienencour tendit spontanément la main au jeune homme ; c’est qu’elle l’avait aimé tout de suite ce garçon au regard si honnête et si franc.

Les autres invités, voyant qu’il se passait quelque chose, s’approchèrent, et les présentations furent faites, de part et d’autre. Raymond connaissait aussi, pour être allé au collège avec eux, Réal et Léon.

M. Le Briel, dit Yolande, il y a longtemps que nous vous connaissons ; nous avons entendu parler de vous si souvent !

— J’espère que vous n’avez rien entendu qui soit trop à mon détriment, Mlle Brummet ? fit Raymond.

— Bien… répondit Yolande, feignant d’hésiter un peu, c’est Monsieur et Mlle Fauvet, Dolorès, Olga et Wanda qui nous ont parlé de vous et

Raymond sourit.

— Je suis rassuré, alors, dit-il ; entre les mains de ceux que vous venez de nommer, ma réputation n’a pu souffrir.

— Venez, Le Briel, dit Henri Fauvet ; je vais vous conduire à votre chambre tout de suite.

Tout en cheminant, le père de Marcelle annonça ;

— Nous vous attendions pour donner un banquet ; celui des fiançailles de ma…

— Pardon, M. Henri, fit V. P., qui venait de les rejoindre, mais Mme Emmanuel demande si le souper devra être servi à l’heure habituelle ?

— Oui, oui ! Et qu’elle soigne la crème espagnole : c’est le mets favori de M. Le Briel.

— Bien, M. Henri ! répondit V. P. en se retirant.

— Vous parliez d’un banquet de fiançailles ? demanda Raymond, d’une voix tremblante.

— Ah ! oui, et ce sera demain.

— Les fiançailles de ?…

— De ma fille…

— De… de votre… fille, dites-vous, M. Fauvet ?

— De ma seconde fille ; de Dolorès, je devrais dire, répondit Henri Fauvet en souriant. Elle épousera, à l’automne, le fils de mon meilleur ami, Gaston Archer.

— Ah ! s’exclama Raymond, avec un soupir de soulagement.

— Je vous l’ai dit déjà, Le Briel, le père de Dolorès, le père de Gaston, et moi, nous formions, jadis, un inséparable trio… Ah ! Mlle Claudier ! fit Henri Fauvet, car cette demoiselle descendait l’escalier en spirale, au moment où les deux hommes se préparaient à monter à l’étage supérieur. Mlle Claudier, je vous présente M. Le Briel, M. Le Briel, Mlle Claudier, la jeune parente de Mme de Bienencour.

Iris leva les yeux au plafond, puis les ferma complètement.

— Quel laideron ! se dit Raymond. Et pourquoi ferme-t-elle les yeux ainsi ?… Désagréable et prétentieuse, pardessus le marché, pauvre fille !

— Un des admirateurs de Marcelle Fauvet, se disait Iris. Mais, patience ! Bientôt, je changerai tout cela !

Durant la veillée, on dansa, et Raymond eut l’heureuse chance de valser avec Marcelle, puis de la conduire sur la terrasse.

— Quelle admirable soirée, n’est-ce pas, M. Le Briel ? s’écria t-elle. La lune éclaire comme en plein jour. Voyez : le Beffroi projette ses rayons sur toute la terrasse.

Mlle Marcelle, dit gravement Raymond, vous m’avez défendu de…

Mais elle ne l’écoutait pas ; pâle, les yeux démesurément ouverts, elle désignait du doigt le clocher du Beffroi, dont l’ombre se clairement.

— L’Ombre du Beffroi !. L’Ombre du Beffroi ! balbutia-t-elle.

Suivant la direction de ses yeux, Raymond vit, dans l’ombre projeté par le clocher du Beffroi, une chose qui le cloua sur place d’étonnement et de superstitieuse terreur ; un moine était là, debout. On distinguait parfaitement sa robe de bure, retenue à la taille par un cordon, dont les bouts flottaient au vent. La tête du moine était entièrement recouverte d’un capuchon.

— L’Ombre du Beffroi ! répéta-t-il, sans trop s’en rendre compte.

M. Le Briel, j’ai peur ! s’exclama Marcelle, en se cramponnant au bras du jeune homme.

Leurs yeux, à tous deux, se portèrent sur le clocher ; mais l’Ombre avait disparu.

— Entrons, dit Marcelle, avant qu’elle apparaisse encore !

Sans attendre Raymond, elle partit à la course, vers le salon. Gaétan s’empressa de venir à sa rencontre.

— Qu’y a-t-il, Marcelle ? s’écria-t-il. Vous êtes bien pâle ? Quelque chose a dû vous effrayer ?

— Qu’y a-t-il, ma chérie ? demanda Henri Fauvet.

Mais la jeune fille, ne voulant pas causer une panique parmi leurs invités, refusa de dire ce qui l’avait effrayée.

— Ma frayeur est passée maintenant, père, dit-elle, essayant de sourire. Je vous raconterai tout… plus tard… quand nous serons seuls, tous deux, ajouta-t-elle, tout bas.

— Ah ! je crois comprendre ! murmura Henri Fauvet.

En effet, il se rappela avoir vu, certaine nuit, l’Ombre du Beffroi. Peut-être cette ombre était-elle apparue à sa fille… Comme elle avait dû être effrayée !

Mais, cette frayeur, sans raison connue, de Marcelle, et la réponse plus ou moins équivoque de son père, devaient revenir, un jour, plus tard, à l’esprit de Gaétan et lui causer une indicible souffrance.

— Vraiment, dit Iris Claudier à l’oreille de Yolande Brummet, près de laquelle elle était assise, elle est, pour le moins,… étrange Mlle Fauvet, ne trouvez-vous pas ? Il y a quelques instants, elle était gaie comme pinson, jouant du piano ou dansant avec tous ; maintenant, la voilà triste, nerveuse et effrayée, à propos de… rien… Ces changements subits et sans causes apparentes, c’est très singulier… et il serait à croire…

— Que voulez-vous dire ? demanda Yolande. Vous avez l’air d’insinuer quelque chose contre Mlle Fauvet ? Qu’est-ce donc ?

— Oh ! peu de choses ! fit Iris, en haussant les épaules. Je la trouve… étrange, je le répète… comme si elle agissait sous l’effet de…

— C’est vous qui êtes étrange. Mlle Claudier ! dit Yolande, fort mécontente assurément. Tenez, je n’aime pas votre genre ; ayez donc la bonté de ne plus m’adresser la parole !

Gaétan, témoin invisible de cette conversation, se sentit envahi soudain d’un sinistre pressentiment et d’un horrible soupçon, et, cette nuit-là, il ne dormit guère, car, sans cesse se présentait à sa mémoire le contenu de la lettre anonyme qu’il avait reçue, il y avait quelques semaines.